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L'odyssée d'un transport torpillé

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Cardiff, 15 novembre 1914.

Mon cher ami,

Tu ne te doutes pas que j’ai presque vu ton cuirassé. C’est quand nous sommes entrés dans l’Adriatique, au sud de Leuca. Au petit jour, j’étais de quart ; dans le Nord, j’ai vu de la fumée comme il n’y a que les navires de guerre qui savent en faire. Après, j’ai vu les mâtures et les cheminées de trois grandes barques qui allaient l’une derrière l’autre. Fourgues a pensé que c’était une division des gros qui allait charbonner à Malte. Il a l’œil, Fourgues, puisque j’ai reçu à Liverpool ta lettre datée de Malte, cinq jours après la rencontre. Je t’en reparlerai de ta lettre, mais avant, je vais te raconter les affaires du Pamir.

J’ai cru qu’on n’en finirait point d’embarquer le charbon à K***. Quinze cents tonnes, ça n’est pourtant pas gros, il n’aurait pas fallu beaucoup plus d’une matinée en Angleterre ou en Amérique. On te colle à quai, les wagons arrivent, on les chavire dans la cale, et quand le train est vidé, un autre arrive.

A K***, nous avons mis trois jours pleins. Autant dire d’ailleurs qu’on l’embarquait à la cuiller. D’abord, on nous a laissés sur un coffre en pleine rade, et les chalands sont arrivés à la va-comme-je-te-pousse. Il y avait dedans des corvées d’hommes qui n’attraperont pas d’ampoules ; ils fourraient le charbon dans des sacs avec la pelle, et puis on les montait à bord au bout du treuil, dix par dix. Il y avait d’autres hommes dans la cale, qui décrochaient les sacs, les vidaient en les basculant, les raccrochaient au croc, les renvoyaient dehors. Pendant ce temps, le treuil travaillait à vide. Je comprends que le charbon lui coûte cher à la marine de guerre.

Ce n’est pas tout. Le port nous avait dit qu’on emporterait du charbon spécial en briquettes, pour torpilleurs. J’attendais les briquettes. Pas du tout, il arrive dix chalands chargés de charbon en roche. Quand je dis en roche, autant dire du poussier ; il devait être là depuis quelques années, à pourrir dans le parc. Je crie au patron du remorqueur qu’il y a maldonne, que j’attends des briquettes, et que sa poussière doit être pour un autre bateau.

Il me demande si je suis bien le Pamir. Oui, parbleu, que je dis, vous pouvez lire le nom. Alors il répond que c’est bien pour le Pamir qu’il a son papier. Il ajoute que les briquettes arriveront plus tard.

Du moment qu’il y a un papier, moi j’embarque : briquettes ou poussier, c’est toujours de la marchandise. Ça a duré deux jours pour mille tonnes. Le chef de la corvée trouvait que ça allait vite. Qu’est-ce qu’il aurait pris avec le patron, si le Pamir avait dû payer deux jours de droit d’ancrage pour quatre pelletées de charbon.

— Alors, — je lui demande, — ce n’est pas pour des torpilleurs, ce charbon, puisque les torpilleurs ne consomment que des briquettes ?

— Vous trouverez bien, là-bas, des croiseurs ou des cuirassés. Ils mangent n’importe quoi. Et puis, ces dix chalands-là étaient en dehors, et comme on devait vous envoyer mille tonnes aujourd’hui, on a pris au plus tôt paré.

Ils ne se font pas de bile, à K***, ça, tu peux le croire. Les briquettes sont arrivées le troisième jour. Seulement, il a fallu aplatir le charbon en roche qui faisait pain de sucre, pour que les briquettes ne dégringolent pas à fond de cale. « Il ne faut pas les casser, disait le chef de corvée, ça les abîme. » Seulement, le dessus des chalands de briquettes était bien arrimé, tout droit, bien propre, avec des briquettes entières. D’ailleurs, c’était du beau charbon, Grand-Combe, Lens, le dessus du panier. Mais après deux ou trois rangées, rien que des épluchures, des morceaux gros comme le poing ; dans le fond, de la vase, qu’il a fallu embarquer tout de même, parce que l’ordre est de renvoyer les chalands bien raclés. Si tout le monde les racle, pourquoi y a-t-il un fond de vase ? Ça fera du propre dans les chaudières de torpilleurs. Tu te rappelles les caisses d’oranges qu’on avait achetées à Carthagène : le dessus épatant, le dessous pourri ? C’était pareil pour leur charbon.

Fourgues est arrivé à sept heures du soir, et l’on est parti à huit. Maintenant, il s’en fiche. Il a vu son monde à Orange et trouve que tout va bien. Il a rapporté des calissons d’Aix, des confitures d’Apt, et un baril de marc. Pendant tout le voyage, il ne s’est presque pas mis en colère ; et puis, il m’a promis, parole d’honneur, que ce serait mon tour la prochaine fois. Avec ses défauts, ce n’est pas un menteur. Avant trois ou quatre mois, j’irai faire un tour au pays. J’aurai peut-être mis de côté de quoi me marier. Enfin, on verra.

Ça va mieux tout de même. A K***, la marine nous a passé un quartier-maître de timonerie réserviste. C’est un patron des bateaux de la Seine, et il s’est vite mis à la coule. Jusqu’à Liverpool, on a fait le quart à trois, et l’on a pu souffler. Pendant ce temps j’apprenais au contrôleur de tramway les règles de navigation, les feux, les sifflets.

De Liverpool à Cardiff, il a fait le quart sous la surveillance de Fourgues. Il est assez débrouillé. On va lui donner le quart en chef pour le retour et tu pourras dire que ton vieux copain commence à souffler.

A K***, il y a un ingénieur qui est venu voir notre arbre cassé et la réparation. Il a trouvé que c’était un peu rustique, c’est son mot, et nous a fait faire un beau collier bien poli, bien tourné, avec butoir et vis-frein. C’est bien trop fignolé pour être solide. Tout ça commence à jouer. Au premier coup de tabac, les deux morceaux d’arbre se remettront à tourner à part. Heureusement, j’ai gardé les manchons de Muriac.

Le Pamir avait ordre de faire route pour Anti-Paxo. Il a fait ses bons dix nœuds et l’on est arrivé sans trop de peine. Les réservistes commencent à s’y faire. J’ai oublié de te dire qu’on avait changé les tubes crevés de la chaudière 3. Elle n’est encore pas fameuse, mais si l’on ne tire pas trop sur la ficelle, elle pourra attendre le retubage. On est arrivé à deux heures du matin à Anti-Paxo. Pourquoi nous fait-on naviguer avec les feux clairs, pendant que les navires de guerre sont tous feux éteints ? Nous sommes du gibier aussi bien qu’eux, et puis on ne sait pas dans quoi on marche. Pendant la dernière nuit, un temps bouché à ne pas voir l’avant du navire, j’ai senti tout à coup de la fumée qui me venait en plein visage, par tribord devant. Eh bien ! mon vieux, c’était un de vos croiseurs à trente-six cheminées qui venait de me couper la route à cinquante mètres, et qui m’envoyait ses escarbilles dans l’œil. Je n’avais rien vu. Je suis resté aplati. Sans blaguer, ils pourraient bien allumer un quinquet quand ils font des coups pareils. Je sais bien que leurs officiers veillent, mais un de ces jours il y aura carambolage.

Devant Anti-Paxo, un contre-torpilleur nous a couru dessus, full speed. Nous avions hissé notre numéro. Il s’arrête à bâbord, à dix mètres. Son commandant avait l’air furieux.

— C’est vous le Pamir ? Vous deviez aller à Fano.

— A K***, — répond Fourgues, — on m’a dit Anti-Paxo !

— C’est la Marguerite qui doit venir à Anti-Paxo. On vous a appelé toute la nuit.

— Regardez, commandant, je n’ai pas de T. S. F.

— Eh ! je vois bien ! Tous les mêmes ces patouillards. Enfin, venez toujours, suivez-moi. Combien avez-vous de charbon ?

— Quinze cents tonnes.

— Bien ! vous allez charbonner le croiseur Lamartine, derrière la pointe.

— Attention ! c’est que le dessus de ma cale est en briquettes pour torpilleurs.

Ça n’a pas rasséréné le commandant du contre-torpilleur. Il a réfléchi et juré.

— Ah ! et puis tant pis. Le Lamartine attend depuis hier, et il faut qu’il reparte aujourd’hui pour le Nord. Il prendra vos briquettes. Demain vous passerez votre charbon en roche à un autre.

— All right ! — dit Fourgues.

Et l’on se met en route pour accoster le Lamartine qui attendait sous la pointe, en dérive, sans même avoir jeté un pied d’ancre.

A mille mètres, il nous oblige à stopper, parce qu’un officier du bord venait en vapeur sur le Pamir pour aider à la manœuvre. Ils auraient pu le garder. Nous n’avons qu’une hélice, nous, et pas trois comme les croiseurs ; le Pamir avec ses trois mille tonnes dans le ventre ne tourne pas comme un toton. L’officier a voulu s’en mêler. Fourgues a commencé par chanter, et puis il s’est dit qu’en temps de guerre la marine marchande doit se ramasser. Quand il a vu que ce ne serait pas grave, il a laissé faire l’autre.

— En avant ! en arrière ! à droite toute ! Mais il n’obéit pas votre bateau… Le voilà qui se met en travers… à gauche ! Encore ! En arrière ! en arrière ! Bon Dieu !

Baoum ! Tu parles qu’il s’est arrêté, le Pamir. Il a de la veine d’avoir une cuirasse, le Lamartine. On lui serait rentré dedans jusqu’à l’emplanture des mâts. Et puis ça s’est tassé ; on a cassé les deux premières aussières, des neuves en acier, on a raclé un peu. En ont-ils des histoires qui débordent, tes bateaux : tourelles, canons, bossoirs, passerelles !

Le Pamir a tout ramassé avec son canot de sauvetage, à tribord. Il est tombé entre nous et lui et il a éclaté comme une noix. Ça a amorti le choc, mais nos deux supports d’embarcation ont été tordus, et nous ne sommes pas près d’avoir un autre canot à cet endroit-là.

Le croiseur a commencé à embarquer son charbon à sept heures du matin, et à trois heures du soir il avait avalé ses mille tonnes, briquettes d’abord, roche ensuite, intervalle du repas compris. Comment ont-ils pu faire, les matelots de l’équipage, je me le demande encore. Tu peux dire que ce sont des merles. Dire qu’ils avaient trente jours de croisière dans les jambes et qu’ils ont arraché cela en sept heures ! S’ils sont comme cela sur l’Auvergne, tu peux te vanter d’avoir quelque chose de bien comme équipage. Ce que je voudrais savoir, c’est si sur ton bateau les ingénieurs ont passé leur temps à compliquer l’entrée du charbon. Ils n’ont pas dû en passer souvent des briquettes avec leurs mains, sans quoi ils se seraient arrangés pour faire autrement que si l’on voulait emménager des meubles par les tuyaux de cheminée.

J’ai voulu suivre un envoi de charbon depuis la cale du Pamir jusqu’aux soutes du Lamartine ; autant valait trouver la sortie dans le palais des glaces du Crystal-Palace. Seulement, là, c’était plus sale.

Et puis, est-ce que vous trimballez aussi le charbon sur l’Auvergne dans des couffins en vannerie, comme ceux où les nègres des Antilles portent des ananas ? Autant dire qu’on veut vider le Mississipi avec un chalumeau de cocktail. Les couffins crèvent, ça éreinte les hommes, et tu parles d’une poussière. Les Anglais et les Boches font mieux que cela, il faut le reconnaître. Avec leur temperly, le charbon monte comme un ascenseur, et puis les chemins de soute sont moins biscornus. Enfin, j’attends les détails que tu m’enverras ; peut-être que je me trompe.

Le Lamartine nous a envoyés mouiller pour la nuit sur un plateau de rochers, disant que demain un autre croiseur nous prendrait le reste. A peine le temps de dire ouf, il était parti dans la brume.

Fourgues est allé mouiller, et au trot, bien content de souffler un peu et de fumer une pipe tranquille.

On s’est débarbouillé, il a fait monter sur la passerelle un boujaron de marc qu’on a mis dans du café, pour se rincer le charbon de la bouche, et l’on a bavardé jusqu’au souper. La brume s’est levée pour le coucher du soleil et alors on est resté épaté tous deux. Tu as de la veine de voir ça tous les soirs. Fourgues a voulu faire le malin et dire que sur la vallée du Rhône et à Marseille, les jours de mistral, c’est mieux que ça au coucher du soleil. Il crânait. Moi, je sais que ça enfonce les Antilles et le golfe du Bengale ; il n’y a pas plus de lumière et pas autant de couleurs vives, mais on dirait du velours. D’ailleurs, je suis bien bon de te raconter ça, toi qui l’as vu depuis trois mois ; mais je serai bien content d’y retourner pour regarder ces soirs-là en pensant au pays.

Le lendemain matin nous attendions un croiseur pour le charbon en roche. Il est arrivé une escadrille de contre-torpilleurs, qui se sont accrochés tous ensemble au Pamir. Bien manœuvré : une amarre ici, une défense là, et les voilà tous, bien sages, collés devant et derrière. Le chef de l’escadrille monte à bord et demande Fourgues. Il n’avait pas dû ôter ses bottes depuis longtemps, ni se laver beaucoup ; il avait des escarbilles plein la barbe et les yeux tout rouges. Quand il a su que le Lamartine avait pris le charbon spécial et qu’il ne lui restait que du charbon en vrac, il a fait une tête :

— Voilà trois fois que ça recommence. Ça m’encrasse les grilles et ça fait une fumée d’enfer. Et l’on nous demandera de donner vingt-cinq nœuds avec cette saleté !

Mais il fallait qu’il reparte à midi pour prendre le barrage au soir, je ne sais plus où, et il a fait embarquer le charbon. Ceux-là, des contre-torpilleurs, je les plains encore plus que ceux des croiseurs. Ils n’ont même pas la place de remuer main ni patte, et qu’est-ce qu’ils doivent encaisser comme coups de chien !

Il nous restait cent tonnes de charbon, quand les six fiots ont fini le leur. Fourgues aurait bien voulu partir vide, car ça ne ressemble à rien de remporter du fret. Mais il paraît qu’aucun navire ne devait charbonner là avant cinq jours, et comme ce n’était pas la peine que le Pamir remonte au Nord avec si peu de charbon, le commandant en chef nous a transmis l’ordre, par T. S. F., reçu par le chef d’escadrille, de poursuivre pour notre destination.

— Tu vois, mon petit, — a dit Fourgues, — le croiseur a pris le charbon des torpilleurs, et les torpilleurs le charbon des croiseurs. C’est la vie.

Les contre-torpilleurs sont partis, nous avons rempli nos ballasts avant, car tu penses si nos deux mille cinq cents balles de coton nous enfonçaient derrière, et l’on a appareillé pour Liverpool. Ça a été une balade de pères peinards. Fourgues n’avait pas peur de manquer de charbon avec les cent tonnes qu’on promenait gratis, et nous étions trois pour faire le quart, en comprenant le bonhomme des bateaux parisiens qui, entre parenthèses, a un petit bagage d’histoires qui enfonce celles de Fourgues.

A Liverpool, le pilote nous a remis un télégramme du patron qui disait qu’après entente avec le consignataire, il fallait passer le coton au Karl-Kristian, un grand cargo norvégien amarré devant Birkenhead. Quand on a pu s’amarrer contre, sais-tu ce que le capitaine a dit à Fourgues ? Je te le donne en mille ! Que le Karl-Kristian allait emporter les deux mille cinq cents balles de coton et quatre mille avec à Copenhague : tu penses si ça va rester en Danemark ! C’est la première fois que Fourgues s’est mis en colère depuis K***, et il a dit que, s’il avait su, il aurait plutôt envoyé tout à l’eau au Maroc, quitte à prendre les meubles de cent mille Boches, plutôt que de leur avoir apporté sur un plat de quoi fournir d’obus un corps d’armée. Tu dois avoir lu la conférence de La Haye, toi mon vieux, sur ton cuirassé ; si tu peux me dire pourquoi c’est défendu de vendre du charbon aux Boches, et pourquoi le coton n’est pas contrebande de guerre, tu feras plaisir à moi et à Fourgues. Si les Allemands avaient notre place sur mer et nous la leur, je crois que ça n’aurait pas traîné l’embargo du coton.

Le Pamir n’a pas moisi devant Birkenhead. Dans la journée le Karl-Kristian a gratté nos deux mille cinq cents balles de coton. Mais Fourgues en a profité pour faire visiter par le scaphandrier des constructeurs — le Pamir a été fait là — l’hélice qui n’avait pas l’air de tourner bien rond. C’est là qu’on a su qu’un bon morceau de métal de l’hélice était resté dans l’Atlantique, sans compter trois écrous du moyeu décapités. Fourgues aurait bien voulu réparer ça sur place, mais le chantier lui a dit qu’on était débordé, à cause de l’amirauté qui active la construction, et que si le Pamir pouvait aller jusqu’à Cardiff, il y trouverait à la succursale une hélice de rechange et des monteurs. Comme la balade était courte, on est parti le soir même, sur lest, et ce matin on a fait piquer du nez le Pamir. Les monteurs ont installé un radeau sous l’hélice qui est juste au ras de l’eau, et ils auront fini demain. On chargera le charbon, et en route.

Comme il n’y avait rien à faire à bord pendant ce travail, Fourgues a donné campo à toute la clique, qui ne se l’est pas fait dire deux fois, et m’a invité à déjeuner au Welsh Lion ! Ça nous a ragaillardis de boire de la bière fraîche et de manger du pain du matin. Comme on était de bonne humeur, j’ai lu à Fourgues ta lettre partie de Malte, et que j’avais dans ma poche depuis Liverpool. J’espère que tu ne m’en veux pas. D’ailleurs il a dit :

— Ils ont de la veine sur l’Auvergne. Avec un petit bonhomme comme ça sur la passerelle, le commandant peut dormir sur ses deux oreilles.

Alors tu peux croire que ça l’a assis de savoir que tu faisais la veille dans une tourelle, et que, quand tu mettais le pied sur la passerelle, tu n’avais que le droit de te taire. Tout ce que tu as écrit l’a beaucoup intéressé. Fourgues a l’air un peu brusque, comme ça ; il ne parle pas beaucoup, sauf quand il jure ; mais quand il se déboutonne, il n’y a qu’à l’écouter, parce que je me suis aperçu que tôt ou tard on voit qu’il avait raison.

— Pas mal la lettre de votre ami, — a-t-il dit, quand j’ai eu fini. — Il s’intéresse à ce qu’il fait, et il n’y a que ça en dehors de la vie de famille. Seulement, il m’a l’air de croire que c’est arrivé sur son Auvergne. C’est le milieu qui veut ça. Il ne jure que par le canon. Il ne rêve que plaies et bosses. Très bien. Faudrait tout de même voir s’il n’y aura que le canon dans cette guerre sur l’eau. Au train dont vont les choses, j’ai comme une idée que les Boches ne l’entendent pas comme ça. Quant aux Autrichiens ! Enfin, on verra… Tiens, petit, viens faire une partie de billard à poches en buvant un whisky. Ça nous dégourdira les doigts et les jambes. Tu me diras ce que tu penses de cette lettre, et on verra si nous sommes du même avis.

Moi je joue au billard comme une mazette, surtout sur cet énorme billard anglais. Fourgues m’a rendu cent points sur cinq cents, et il a gagné en sept séries. Je le regardais faire. Jamais je ne l’ai vu si content. J’ai essayé de placer quelques mots sur ta lettre, mais il a parlé tout seul tout de suite. Je ne vais pas te raconter depuis a jusqu’à z. Ça a duré une heure. Il m’a posé des tas de colles, et, comme je ne savais pas quoi répondre :

— Demandez-lui donc ça et ça à votre canonnier de l’Auvergne, — disait-il en passant la craie sur le procédé.

Eh bien ! mon vieux, je m’exécute. Tu pourras répondre directement à Fourgues, si ça t’amuse… Je ne serai pas jaloux et ça lui fera plaisir.

« De deux choses l’une, — a-t-il dit : — ou bien l’armée navale veut se battre avec les Autrichiens, ou elle ne veut pas. Si elle veut, pourquoi fait-elle le blocus du canal d’Otrante ? Quand on veut tirer un lapin, on le laisse d’abord sortir de son trou, on se met entre le trou et le lapin, et on lui envoie un coup de fusil. Encore ne faut-il pas se mettre d’abord devant le trou. Le lapin ne sortira pas. Je ne sais pas où sont les Autrichiens, à Pola ou à Cattaro ou ailleurs, mais est-ce qu’ils vont sortir, quand ils savent que l’armée navale se balade devant chez eux, à quatre contre un ? Il vaudrait bien mieux rester au port par là dans les environs, avec un ou deux bateaux sur le canal qui n’est pas si large, les laisser sortir s’ils en ont envie, et leur tomber dessus.

« Le compte serait réglé en une heure, et le blocus serait fini. Au lieu de cela, on éreinte des bateaux, des hommes, pendant que les Autrichiens restent chez eux, à entretenir leurs machines et faire des exercices de tir, et être frais comme l’œil le jour où ils voudront.

« Et puis, à quoi est-ce que ça sert de remonter l’Adriatique en grand tralala. Tout le monde sait qu’aujourd’hui les bateaux de guerre ne peuvent pas approcher des côtes ennemies à cause des mines. Le commandant du Lamartine me disait l’autre jour qu’ils ne doivent pas dépasser les fonds de cent mètres. Les fonds de cent mètres, ça fait dix ou vingt ou trente milles au large. Ce n’est pas de là qu’ils bombarderont les arsenaux et envahiront l’Autriche. Tout ce qu’ils y attraperont, c’est un sous-marin qui leur enverra une torpille, ou une mine en dérive. Si encore il y avait un résultat, mais je n’en vois guère. Au fond, avec l’idée de se battre, ils m’ont tout l’air de faire ce qu’il faut pour ne pas y arriver. D’ailleurs, si tu as lu les journaux anglais, tu peux voir que c’est pareil de ce côté-là. Enfin, qui vivra verra. Écris toujours cela à ton ami, avec le bonjour de ma part, et demande-lui ce qu’ils en pensent sur l’Auvergne et les autres bateaux. C’est peut-être une idée de vieux dur-à-cuire, qui n’a pas fatigué les livres de tactique, mais ça ne doit pas être si loin que ça de la vérité ! »

Fourgues a dit bien d’autres choses, mais j’en ai assez pour aujourd’hui. Demain trois mille tonnes de charbon, et, à la nuit, en route ! Si l’on n’a pas reçu de nouvelles instructions, on retourne charbonner l’armée navale. Mais peut-être que le télégramme arrivera dans la journée. Au revoir, mon vieux. Je vais jouer un air de mandoline sur le pont, et tu peux être sûr que je ne penserai pas à toi.

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