L'odyssée d'un transport torpillé
Marseille, octobre 1916.
Mon vieux copain,
Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Tu es parti vers Argostoli ou le Pirée et j’ai reçu ton télégramme le jour de mon mariage. Ma femme est avec moi à Marseille et t’envoie bien le bonjour avec ses regrets que tu n’aies pas été là. Fourgues était venu. Il a fait un petit speech qui nous a fait littéralement tordre. Il m’a offert une chouette lampe en fer forgé. Villiers m’a donné un amour de narghileh à deux tuyaux pour nous apaiser, moi et ma femme, quand nous nous serons disputés. Je te remercie du cadeau que tu m’annonces. Le Pamir est au bassin, il sera prêt dans quatre ou cinq jours. Au revoir, vieux, je suis heureux comme un roi et je t’en souhaite autant quand ton tour viendra.
Marseille, 30 octobre 1916.
Mon cher ami,
Ma femme est repartie hier pour La Rochelle, parce que le Pamir devait quitter Marseille hier soir. Mais on a été retardé, attendu que Fourgues pense que nous allons charger de la marchandise. Alors je t’écris, vu que je t’ai envoyé une petite lettre d’ici, et que j’en ai reçu hier une longue de toi. Je ne veux pas te faire de la morale, mais cherche une femme. Cherches-en une qui te plaise et vas-y tête baissée. Crois-moi, pour des types comme nous, qui avons une autre vie que ces embusqués de terriens, c’est une révélation et c’est le vrai bonheur. Je ne suis plus le même. Je ne te fais pas l’article. Si c’était le contraire, je crois que je te le dirais tout aussi bien. Me voilà le cœur tordu, parce que Marguerite est partie hier, et parce que le Pamir appareille bientôt. Avoir une jeune fille pour soi tout seul, écouter ce qu’elle vous dit et que personne n’a jamais entendu, et s’en aller sur l’eau… c’est quelque chose qui ne peut pas se décrire.
Ajoute la guerre et les mines et les sous-marins ! Fourgues avait bien raison. L’homme ne sait ce qu’il a dans le coffre que quand il a pris une femme, une vraie, et qu’il la quitte. Quel métier que le nôtre ! Tout feu, tout flamme quand on est dans le monde comme un bateau sur l’eau ! Mais quand il faut gagner sa vie pour faire vivre une femme que l’on adore, au prix de n’être jamais là, c’est le pire de tout… Hier, à la gare, elle est partie et moi je restais sur le quai. Elle m’avait supplié d’être prudent, de me sauver si le Pamir coulait, de ne pas avoir d’amour-propre et d’oublier que je suis officier et de penser à elle ! Je jurais ! Mais tu sais ce que c’est que l’honneur professionnel. Je sais bien que je mentais. Je sais bien que le marin, si la catastrophe arrive, passera avant le mari. Quel atroce dernier jour ! Nous nous aimons tant, nous n’osions plus parler ; il y avait la mer entre elle et moi. J’ai souffert comme un damné. Je me demande si j’ai bien fait de l’épouser pendant la guerre. Plus tard, il n’y aurait plus eu ni torpilles ni sous-marins ; nous aurions pris notre séparation en patience. Mais cette fois-ci ! J’ai peur maintenant pour ma peau ! Ma peau passe encore ! Mais c’est elle ! Mon corps s’en ira, mais tout reste avec elle. Et si je fais la culbute, quelles seront mes dernières pensées ? Je la verrai à La Rochelle m’attendant et se tordant les bras, et elle ne saura jamais si je suis mort. C’est atroce ! Ne te marie pas avant la paix. Je lui ai juré que les sous-marins, c’est de la blague. Mais, toi et moi, nous savons bien, ils sont là et partout, et nous n’avons rien contre eux sur le Pamir. Les autres qui sont à terre nous envoient à l’abattoir. Ils n’ont donc pas de mères, de femmes, de filles, ni de sœurs, ceux qui nous refusent des canons et la T. S. F. ? Ils chantent la gloire de la France, et ils étouffent les Français comme le type de la Bible qui immolait son fils. La mer et les torpilles me font peur, mon pauvre ami. J’ai peur, moi, j’ai peur.