L'odyssée d'un transport torpillé
Arkhangel, 15 septembre 1915.
Mon cher ami,
Si tu as bien reçu les trois ou quatre cartes postales que je t’ai envoyées depuis bientôt trois mois, tu as dû te demander où le Pamir allait s’arrêter : Gabès, Brest, Trondhjem, ce n’est pas tout à fait sur le même parallèle. Nous voici encore plus haut, mais il n’y a rien au-dessus et tu n’as pas à craindre que nous essayions de redécouvrir le pôle Nord. D’ailleurs, tout ça s’enchaîne très bien, comme tu verras. On a vu des choses intéressantes ; ici il ne fait pas trop chaud en été, le vieux Pamir et toute la bande sont très contents de leur balade.
Fourgues est revenu à Malte avec ordre de partir tout de suite pour Sfax en Tunisie. Il a voulu savoir pourquoi, mais on lui a répondu d’exécuter les ordres sans s’inquiéter du reste. Alors on a poussé les feux et on est sorti du barrage à la nuit. Les Anglais savent installer leur protection de rades et de ports. Partout où il y a des navires de guerre au mouillage ou des navires de commerce chargés, ils ne les obligent pas à veiller contre les sous-marins : des filets, des bouées, un bon réseau de chalutiers en surveillance, et les gens qui sont à l’intérieur n’ont qu’à dormir sur leurs deux oreilles. Ça ne veut pas dire que ça suffise pour écarter les sous-marins, mais tout de même on ne contraint pas les gens à une veille inutile. En tout cas, il vaut mieux s’assurer contre les sous-marins en reconnaissant qu’ils existent, plutôt que de dire publiquement qu’ils n’existent pas et de tenir en fait tous les marins sur le qui-vive.
Tout ça c’est des idées en l’air. Le Pamir a fait route pour Sfax. Au matin, il a croisé deux navires de guerre français qui devaient arriver de Bizerte. Fourgues a remarqué qu’ils allaient tout droit leur chemin, et que c’était le bon moyen pour se faire attraper par les sous-marins. Je lui ai rappelé que dans la flotte de guerre on ne croyait pas aux sous-marins et que ce n’était pas la peine de faire des embardées pour retarder la marche. Alors il m’a demandé pourquoi, si on ne croyait pas aux sous-marins, on laissait tout le monde au poste de veille, avec les canons braqués, et tout le tremblement ; qu’il fallait tout de même choisir ; s’il y en a, qu’on ne dise pas qu’il n’y en a pas, qu’on n’embête pas les gens de mer. Je te passe le problème… A Sfax, on a trouvé un bataillon de tirailleurs algériens, turcos et autres négrillons, qu’il fallait transporter dans le Sud tunisien, avec leurs chevaux et tout leur barda. Il paraît que, depuis que l’Italie est entrée en guerre, cela ne va pas très fort en Tripolitaine ; les Touaregs leur sont tombés dessus et les ont poussés jusqu’en Tunisie. Alors la France constitue là-bas, dans le Sud, un corps expéditionnaire pour apprendre à vivre aux arbis. Comme cela fait un endroit de plus où il faut du transport, on prend les bateaux qui passent à portée, et le Pamir a été appelé de Malte. On commence à s’y faire d’embarquer n’importe quoi, là où on se trouve et de ne rien trouver là où on nous envoie. Mais cette fois-là nous sommes partis pour de bon et arrivés de même. Les arbis ont été sages comme des images dans leurs gros uniformes jaune et bleu, et ils se fichaient de tout ça comme de l’an quarante. Leurs officiers sont des durs à cuire, qui boivent sec et fourrent tout le monde à la boîte dès qu’on a l’air de grogner. Ils auraient bien voulu aller en Champagne voir ce qui s’y passe, et ça ne les amuse pas trop d’aller dans le désert pour tirailler contre des chameaux.
Mais ceux-là aussi ne s’en font pas, et pourvu qu’on tape contre quelqu’un, ça leur est égal où ça se trouve. Les Touaregs trouveront à qui parler.
Gabès n’est pas le rêve comme rade, et il y avait là-haut une lune à faire suer les cailloux. Je me demande comment les arbis peuvent supporter ça avec leurs vêtements de laine et de poil de chameau. Mais ils prétendent que plus c’est lourd et moins on a chaud. J’aime mieux les croire sur parole et comme j’étais à moitié fondu, j’ai trouvé plutôt assommant de rester les quatre jours en attendant des ordres. Personne n’a mis les pieds à terre, pas même Fourgues, qui pourtant aime se dégourdir là où l’on va. Rien qu’à l’idée de se balader dans cette fournaise, chacun préférait rester à bord à moitié nu. Enfin on a reçu l’ordre de filer pour Brest. Fourgues a cru que c’était une blague et qu’on avait mal transmis le télégramme ; mais c’était bien Brest. Fourgues pense que le patron est derrière tout ça et qu’il essaye de faire faire au Pamir des tas de circuits compliqués parce que ça augmente l’argent qu’il touche. Je crois qu’il a raison.
En route pour Brest, et bien contents de quitter la Méditerranée au moment où l’on y cuit. Et puis il y avait un bout de temps qu’on n’avait pas vu le pays ni lu des journaux. Tout le monde croyait qu’on y resterait quelque temps, histoire de se remettre un peu à la coule et d’avoir des nouvelles. Tu ne peux pas t’imaginer comme ça pèse à la longue de ne jamais rien savoir. Sur ton Auvergne vous recevez tous les radios de France et d’ailleurs, et il y a des tas de télégrammes qui passent et qui expliquent les choses. Sur le Pamir on est comme des bourriques, puisque les journaux ne disent rien sur la marine. On voit bien la rubrique « marine », et puis un blanc. Les gens du pays croient qu’on ne fait rien. Déjà qu’ils ne la connaissent pas la marine, ce n’est pas pour lui faire comprendre ce qu’on peut turbiner sur les barques comme la tienne ou le Pamir. On parle de la marine de guerre, encore un petit peu. Mais nous, du commerce, tout ce que nous avons dans les feuilles, c’est quand un cargo se fiche au sec ou fait naufrage ou bien rentre dans un autre ; alors le public s’imagine que les bateaux de commerce passent le temps dans les ports ou bien à additionner les catastrophes ; pourtant nous sommes au moins aussi utiles que les postiers, les cheminots, les fabricants d’obus, dont les journaux et les ministres parlent tout le temps. Seulement, ceux-là sont sur place et se font entendre. Nous, on est bien certains de ne pas nous voir arriver avec nos bateaux sur la place de la Concorde, et l’on caviarde ce qui nous concerne. Tout de même c’est pas juste. Mais voilà que je fais de la politique. C’est Fourgues qui déteint sur moi, et aussi que je ne suis pas allé à La Rochelle.
A peine arrivés à Brest, on nous a bourré de fusils pour les Russes, qui se battent avec des morceaux de bois en Pologne, à ce qu’il paraît. Jamais je n’ai vu tant de fusils de ma vie, et il y en a des chargements entiers qui partent comme cela d’Angleterre et d’ailleurs. Le Pamir a pris aussi des revolvers, des mitrailleuses, toutes les petites armes, quoi ; les cartouches sont parties sur un autre bateau. Toutes les autorités nous pressaient et l’on venait d’heure en heure voir à bord si nous étions prêts à partir, parce que nous devions aller rapidement devant Trondhjem, en Norvège, pour y attendre des cargos arrivant d’Amérique et d’Angleterre et faire course avec eux jusqu’en Russie, sous la protection de croiseurs britanniques. Bref, c’était archi-pressé, les Russes attendaient leurs fusils et c’était une question de minutes. Tu penses si au milieu de tout cela on a eu le temps d’aller à terre, sauf Fourgues pour les affaires de service. Plus on embarquait, plus il en arrivait ; on a mis des caisses partout, sur le pont, sur le gaillard, dans les chambres disponibles, et il n’y avait plus moyen de circuler. Un incendie là dedans, et ça aurait été du propre, toutes ces caisses en bois et ces ustensiles bien graissés. Mais Fourgues dit qu’il a de la veine et qu’il faut reconnaître que c’est vrai.
Le Pamir est parti sans même que j’aie eu besoin d’acheter un indicateur des chemins de fer, et ça m’a fait cœur gros de passer le Goulet. Ma fiancée va croire que je ne veux pas, parce qu’elle est comme tous les civils qui s’imaginent qu’on fait ce qu’on veut… Et puis, tu sais ce que c’est, après deux ou trois jours, on est repris par le métier et on se dit que tout cela se tassera. Comme le Pas de Calais n’est pas sain, on nous a donné l’ordre d’aller à Trondhjem par le canal d’Irlande, et nous avons vu des contre-torpilleurs anglais qui croisaient à l’endroit où, il y a un an, ils nous avaient annoncé la guerre.
« C’est peut-être les mêmes ! a dit Fourgues. Hein ! petit, on a bouffé quelques milles depuis ce temps-là, et le Pamir est toujours solide au poste. » Ça, c’est vrai. Il ne fait jamais très beau vers la Norvège, mais le Pamir était tellement lourd que le cambouis lui passait dessus sans qu’il bronche. Il se traînait comme une tortue, par exemple, mais malgré ça on était en avance devant Trondhjem. Comme on continue à n’avoir pas de T. S. F., Fourgues n’a pas pu savoir si on était devant ou derrière le convoi, et, après avoir roulé tout un jour en vue de la côte, il est allé dans le fjord parce que ce n’était pas la peine de brûler du charbon, et de fatiguer la barque pour rien. Le sémaphore nous a signalé qu’il n’avait pas vu passer de convoi au large et qu’il nous préviendrait. Alors Fourgues a été plus tranquille et est allé mouiller dans le fond parmi d’autres bateaux qui attendaient aussi. On a attendu deux jours et on se serait plutôt ennuyé, malgré les nuits claires et le soleil de minuit et les eaux calmes et tout ce que racontent les terriens qui n’ont fait qu’une traversée dans leur vie et n’ont jamais reçu un vrai coup de tabac sur la figure, mais ce sacré Fourgues ne peut mettre l’ancre quelque part sans rencontrer une vieille connaissance. A Trondhjem c’était un vieil Américain avec qui il avait fait la bombe dans le temps sur les côtes du Chili, et qui depuis la guerre fait les États-Unis, la Norvège et la Russie. Ils se sont reconnus à la jumelle parce que les deux bateaux étaient mouillés l’un près de l’autre, et l’Américain, Flamigan ou Flannigan, a pris son canot pour venir à bord. Les deux compères se sont sauté au cou ; ça faisait dix ou douze ans qu’ils ne s’étaient pas vus, et pendant qu’on est resté dans le fjord, Fourgues, Flannigan et moi n’avons pas dévissé d’être ensemble. Il y avait aussi le second de Flannigan, mais celui-là fume sa pipe, boit du whisky et ne parle jamais. Mais si jamais tu rencontres Flannigan, tu peux y aller carrément ; il a la langue bien pendue, et n’a pas peur de dire ce qu’il pense. Fourgues lui a tout de suite demandé s’il était allé en Allemagne, mais l’autre a juré ses grands dieux que non, quoiqu’il transporte des marchandises pour là où sa compagnie lui donne l’ordre, sans avoir à demander chez qui ça va. Il a affirmé qu’il n’avait pas dépassé la Hollande, ni le Danemark ; mais ça n’est pas tout à fait sûr, et il a dû dire ça pour ne pas nous faire de peine. D’ailleurs, il aime bien la France et un peu moins l’Angleterre, étant de père irlandais, mais par-dessus tout il est Américain et il nous a raconté des tas de choses dont on ferait bien de faire son profit en France. C’est tout de même amusant d’avoir entendu celui-ci sur les affaires du Nord et Plantat dont je crois t’avoir parlé sur celles d’Orient, dans l’intervalle de quatre mois. On a comme ça des idées sur les à-côté de la guerre et sur ce qui se pense un peu partout. Tu ne m’en veux pas de te dire ce que j’entends ici et là, n’est-ce pas ? Tu n’es pas forcé de rien croire quoique je ne t’écrive que ce que je vois ou j’écoute. Et puis, que veux-tu, des types comme Plantat et Flannigan, c’est comme des journaux qui ne sont pas censurés, alors il y a plus de chances qu’ils disent la vérité. Flannigan assure que les Allemands ne naviguent plus beaucoup, parce qu’ils ne veulent pas risquer les navires de commerce sur l’eau où les bateaux de l’Entente finissaient par les crocher, mais tout ça c’est une astuce pour avoir après la guerre des bateaux qui ne seront pas fatigués et quasiment tout neufs pour reprendre le commerce universel, tandis que toutes nos marines marchandes seront sur le flanc. Et au fond, Flannigan ne doit pas avoir tort, car, si on fait trimer tous les bateaux comme le Pamir, ça durera ce que ça durera, mais les bateaux boches seront autrement en état que les nôtres. Fourgues ajoute que ce n’est pas la peine d’essayer de lutter contre cela, car les nations alliées ne fabriquent plus un seul bateau, et qu’un bateau ça ne se construit pas en cinq minutes, comme un régiment. Donc, de ce côté-là, si nous ne nous y prenons pas à l’avance, nous sommes sûrs d’être raclés à la première paix par les Boches, qui reprendront du coup tout leur trafic antérieur et même tout celui que nous aurons perdu. Les Allemands disent tout cela chez les neutres, et ce qu’il y a de mieux, d’après Flannigan, c’est que leurs grandes maisons de commerce et d’industrie, en Saxe ou en Westphalie, envoient dans le monde entier des catalogues de produits livrables pendant la guerre, à quatre ou six mois après la commande. Ça, c’est le bouquet ! Fourgues a dit à Flannigan que c’était un bluff des Allemands ; mais pas du tout : Flannigan est allé chercher à son bateau la copie des connaissements de marchandises prises à Rotterdam ou à Bergen ou ailleurs en pays neutre, et nous a prouvé, pièces en mains, qu’il avait transporté des cargaisons de produits faits en Allemagne depuis la guerre, et qu’il n’était pas le seul. Tout ça va au Brésil, aux États-Unis, et partout où il y a des acheteurs. Il a même affirmé qu’il y avait quelques centaines de mille tonnes qui étaient passées en France par les pays neutres, et que nous avions payées avec notre bel argent. Qu’est-ce qu’il faut croire, après, mon vieux de l’Auvergne, quand les journaux nous chantent, en même temps que les ministres et les autres, que l’Allemagne est ruinée économiquement et qu’elle meurt de faim ? Flannigan ne doit pas raconter des histoires, car il faut bien que les neutres trouvent leurs marchandises quelque part, puisque la France ne produit plus rien et que l’Angleterre commence à en avoir assez à elle toute seule. Quant à la nourriture, Flannigan dit que la famine en Allemagne est une bonne histoire, et qu’il faudra que nous nous mettions à faire un peu mieux le blocus si nous voulons qu’elle se serre le ventre. Tout cela n’est pas très amusant à entendre, mais quand c’est quelqu’un de sincère qui le dit, et quelqu’un qui a vu les choses, on n’a qu’à regretter que cela ne se sache pas au pays, et qu’en tout cas on ne fasse rien pour y remédier. Ce n’est pas tout de dire qu’on aura la victoire, il faut tout de même empêcher les Boches de se payer notre tête.
Ils ne s’en privent pas d’ailleurs, et nous l’avons bien vu dans les journaux allemands que Flannigan a cherchés sur son bateau et qu’il nous a traduits pendant des heures, vu que ni moi ni Fourgues ne savons cette langue. Tu dois savoir tout ce qu’il raconte, puisque l’Auvergne attrape leurs communiqués de T. S. F., et je ne te raconterai pas ça. Mais à des tas de petits détails, on voit qu’ils tirent les ficelles et que nous marchons après. Ça nous est défendu, par exemple, de dire où est la flotte anglaise ; eh bien ! les journaux illustrés à un sou donnent aux Allemands les photographies de la flotte anglaise, le nom des bateaux, des mouillages, le nombre des canons et tout… Personne ne sait, en France, le nom des généraux français qui commandent les armées, ni le numéro des secteurs, mais les journaux allemands servent ça tous les matins à leurs lecteurs. Quant à l’espionnage maritime, Flannigan a répété cent fois que les Allemands en savent plus que n’importe quel amiral de l’Entente, et qu’avant que la nouvelle d’un mouvement de cargo ou de cuirassé allié arrive à Paris ou à Londres, on le sait déjà à Berlin et l’on donne des ordres en conséquence.
Ça ne serait rien si on en restait là, mais Flannigan dit que les Allemands ont compris que l’affaire maritime se résoudrait pour eux avec les sous-marins. Il a donné des détails tellement précis qu’on a bien vu qu’il était allé là-bas et avait entendu parler les Allemands chez eux. Alors il s’est un peu ressaisi, mais ce qui est certain, c’est que les Allemands construisent un type sérieux de sous-marins avec canons, mines, etc., qu’il leur faut du temps pour en fabriquer une série, mais qu’ils nous préparent en temps voulu quelque chose de salé comme guerre sous-marine. Fourgues a répété à Flannigan comme on s’est moqué de lui en armée navale et à Paris quand il avait parlé de sous-marins, et l’autre a répondu que ça nous regardait si nous attendions que la fête commence, que les Allemands ne se gênaient guère pour l’annoncer, et que quand nous serions dans le pétrin, ça ne nous avancerait pas de dire que ce sont des pirates, pendant qu’ils nous couleraient des bateaux. Pour cette affaire de piraterie, Flannigan, qui est pourtant partisan de la liberté des mers, puisqu’il est neutre, dit que tout le monde se moque de nous, Alliés, avec nos scrupules de La Haye, et que les Allemands ne se gêneraient pas plus sur mer qu’ils ne se gênent sur terre, s’ils en avaient les moyens, vu que c’est le vainqueur qui fera les nouvelles lois internationales, et qu’avec les sous-marins les Allemands montreront bien que les anciennes ne comptent plus. Il a tenu un bon raisonnement, Flannigan :
— Vous avez établi une frontière avec l’Allemagne par le traité de Francfort, et vous l’avez fait connaître diplomatiquement au monde entier. Est-ce que cela a empêché l’Allemagne de vous envahir par où elle a pu, et vous d’entrer en Alsace que vous aviez reconnue comme possession allemande ? Donc, quand la guerre sévit, les traités ne comptent plus, puisque votre premier effort a été de les détruire. Alors qu’est-ce que vous venez chanter avec les traités internationaux ? L’Allemagne s’en moque et compte sur la victoire pour les changer à son avantage. Pourquoi n’en faites-vous pas autant ? Tout ce qui vous lie à l’Allemagne est déchiré. Sa signature ne vaut plus rien, mais vous continuez à vous empêtrer là dedans, et tout le monde trouve que c’est l’Allemagne qui fait la guerre, et vous qui suivez avec six mois ou un an de retard. C’est comme ces cartes de viande, de sucre, ces recensements et tout, dont vos journaux se moquent tant qu’ils peuvent en disant que l’Allemagne est à bout et que l’hiver prochain elle est morte, vous y viendrez aussi si la guerre dure. Mais l’Allemagne, qui a préparé la guerre pendant la paix, prépare la paix pendant la guerre. Elle fait tout de suite, avant d’avoir l’air d’y être forcée, ce que vous serez obligés de faire contraints et forcés par les circonstances. De même pour les gaz asphyxiants, les liquides enflammés et toutes les horreurs dont elle se sert : quand vos poilus en auront assez de crever comme des mouches, vous comprendrez qu’il est aussi naturel de tuer le monde avec du feu et du poison, qu’avec des obus et des balles. Bref, mes garçons, si vous voulez ne pas en avoir pour des années et avoir la victoire, remuez-vous un peu, parce que l’Allemagne ne ratera pas un seul moyen de vous embêter.
Je n’en finirai pas de te raconter tout ce qu’a dit Flannigan. D’ailleurs, tout ce qu’il a dit a été confirmé pendant une promenade qu’on a faite à terre avec lui ; on a causé à des Norvégiens qui étaient allés en Allemagne. Ils nous ont parlé des zeppelins qui parcourent tous les jours la mer du Nord et la Baltique, tandis qu’il n’y a pas un ballon autour de l’Angleterre ou de la France.
Alors, ce n’est pas la peine de raconter qu’on aura les Allemands sur mer.
Dès qu’un contre-torpilleur anglais arrive en mer du Nord, les zeppelins l’annoncent dans les ports, et il n’y a plus personne dehors que des sous-marins ou des mines. Sans blague, la guerre sur l’eau n’est plus ce qu’elle était avant, mon vieux, mais il n’y a que les Boches qui ont l’air de s’en être aperçu. Les Norvégiens et les Suédois qui étaient là n’ont pas dit grand’chose d’autre, parce que nous étions Français, par politesse, mais on comprend qu’ils croient que l’Allemagne a le bon bout, et qu’après avoir choisi de faire la guerre, elle la fait mieux que nous.
Fourgues et moi nous nous sommes rappelé tout ça quand on est parti et on en a parlé jusqu’à Arkhangel. Le Pamir a rattrapé le convoi allié à dix milles au large de Trondhjem et on a fait ensemble le tour de la Norvège. Il y avait deux croiseurs anglais, quatre destroyers pour accompagner quatorze bateaux de commerce. C’était du beau convoyage, et toutes ces barques ressemblaient à une escadre de guerre. Mais les gens qui décident la formation des convois feraient bien de ne pas mettre ensemble des bateaux filant quinze nœuds avec d’autres qui en font tout de suite sept ou huit en cassant tout. Après deux jours de navigation, le Pamir, qui tenait la bonne moyenne, commençait à ne plus voir ceux qui étaient le plus en avant, pas plus que ceux qui étaient à la traîne. Les convoyeurs couraient du Nord au Sud pour mettre de l’ordre dans tout ça. On s’est rassemblé tant bien que mal. Mais après le cap Nord, il y a eu une petite séance de clapotis bien tassée, avec roulis et tangage et pas plus de vue que dans un tunnel. Ça a duré une vingtaine d’heures. Quand le beau temps est revenu, nous n’étions plus que six sur quatorze. Les rapides s’étaient trottés, les culs-de-jatte avaient disparu on ne sait où. Naturellement, les absents n’avaient pas la T. S. F. et les convoyeurs ont passé trois jours à les chercher. Il y en avait un qui avait eu une avarie de gouvernail et s’était collé sur des cailloux pointus qu’il y a par là ; il s’est ouvert en deux ; les convoyeurs ont pu repêcher son monde, mais sa cargaison ne risque pas d’arriver au front russe.
Enfin, le convoi est arrivé à Arkhangel à la queue leuleu, par paquets de trois ou quatre. C’est le bon moment. Avant un mois et demi ou deux, tout sera gelé, au propre et au figuré. Ce n’est tout de même pas avec des quatorze cargos, ni des cinquante, ni des cent, qu’on pourra leur donner aux Russes tout ce qui leur manque ; la flotte du monde entier n’y suffirait pas. Mais enfin on fait bien de leur passer tout ce qu’on peut. Ça leur apprendra, à eux comme à nous, de laisser les Allemands s’introduire partout. A la déclaration de guerre, il paraît que les trois quarts de leurs usines ont été arrêtées, parce que c’étaient des Boches qui les conduisaient. La mécanique ne s’apprend pas en quarante-huit heures, j’en sais quelque chose avec le tourne-broche du Pamir, et si tu ajoutes que les Boches leur ont chipé toutes leurs usines de Pologne, tu vois d’ici pourquoi le Pamir et les autres copains rappliquent à Arkhangel avec du matériel de guerre.
On nous avait embarqués à Brest, sans même me donner quarante-huit heures pour aller à La Rochelle, sous prétexte que les Russes nous attendaient comme le Messie. Mais ici, ça ne presse pas. On a déjà mis vingt jours à débarquer une partie des quatorze barques, et ce n’est pas près de finir. Au moment où je t’écris, le Pamir a seulement sa cale avant de vidée et la cale arrière peut attendre. On nous a enlevés des quais, à cause d’un autre convoi qui est arrivé pendant ce temps, et qu’on a commencé à vider. Quand tous les bateaux sont à moitié déchargés, on est sûr qu’ils ne repartiront pas et on les laisse moisir dans un coin.
D’ailleurs, qu’on se presse ou non, c’est la même chose. Les affaires restent sur les quais, en pile, sous la pluie et au vent, et il arrive de temps en temps un train qui prend ses aises, qui charge un petit tas sans se presser et repart dans deux ou trois jours. Quand il arrivera aux Carpathes, c’est que le chemin de fer se sera mis en pente. Partout ici c’est la même chose. Ils disent que la Russie est grande et qu’elle est invincible, que cela durera dix ans, que les Boches arriveront à Moscou… Nitchvo ! Napoléon en est reparti, et l’affaire russo-japonaise n’a pas été une défaite. Voilà, mon vieux, le pays où je me trouve en ce moment. Fourgues ne tenait plus en place au début, de voir que le Pamir croupissait sans rien faire. Maintenant, il a trouvé des camarades, des officiers de marine et de guerre russes qui viennent à bord et avec qui il déjeune à terre. Quand je lui demande ce qu’on va rester de temps ici, il me répond : « Nitchvo », avec son accent du Midi, et les Russes se tordent. Ils boivent sec et essayent d’entraîner Fourgues, mais lui ne bronche pas sur l’alcool, et il en profite pour les empiler au poker ; puisqu’on s’empoisonne ici, il en profite pour se faire des rentes, le malin. Le matin, pendant la propreté, il me raconte ce qu’ils lui ont dit pendant qu’ils étaient à moitié pleins : il y en a pas mal qui sont germanophiles, dans la noblesse surtout. Il paraît qu’il y a eu des histoires formidables à la cour et dans les ministères. Quand j’essaye de pousser Fourgues, il me répond que ce n’est pas à dire, mais que tout de même on est plutôt content d’être Français, parce que chez nous, si on fait des bêtises à la pelle, personne n’y travaille pour le roi de Prusse. Comme Fourgues ne blague jamais sur ces affaires-là, je crois qu’il en a entendu des vertes, en particulier sur les chemins de fer. Les wagons se perdent en Russie, et même les trains entiers, sans qu’on sache jamais ce qu’ils sont devenus. Qu’est-ce qu’ils diront, ceux de Brest, quand on leur racontera qu’on est resté plus de vingt jours avec leurs fusils.
Enfin, hier, Fourgues a dit qu’il en avait plein le dos d’Arkhangel, de la vodka et du poker ; peut-être qu’il y avait perdu. Il a attrapé l’officier du port qui arrivait la bouche enfarinée, et on lui a promis que demain le Pamir serait vidé. Ça veut dire encore huit jours. A tout hasard, comme un des croiseurs anglais repart ce soir pour la Roumanie, je lui passerai cette lettre, où je vais avoir fini mes vingt pages. Tu n’as pas à te plaindre, hein, vieux ? D’ailleurs, tu es gentil, tu m’envoies des nouvelles tant que tu peux, et puis il y a tes livres. J’ai fini le premier volume de l’histoire maritime. Je t’en parlerai si j’y pense. A part la lecture, je m’ennuie ferme, car au train dont va le Pamir, je me demande où on va bien nous envoyer la prochaine fois, et pendant ce temps-là que devient La Rochelle ? Enfin, espérons que ce sera pour la fin de l’année, la paix ou le mariage. Ne te moque pas de moi, mon vieux, j’en ai ma claque.