L'odyssée d'un transport torpillé
Salonique, 13 mars 1916.
Mon cher vieux,
Chiche que tu ne devines pas ce que le Pamir a trimballé ici ? Du bois à brûler tout simplement. Il y a bien d’autres choses par-dessus, mais c’est surtout du bois à brûler. Il paraît que cette denrée-là se fait rare en France et dans tous pays, et comme en armée d’Orient ils en ont autant que dans le milieu de mon œil, nous en avons apporté deux mille tonnes. Mais voilà que j’anticipe. Je reviens à l’Algérie, où je t’ai laissé après que nous avons ramassé les sinistrés de la Mer-Morte.
Les autorités du port nous ont reçus assez fraîchement. Villiers, Fourgues et moi, nous avons raconté notre petite histoire et remis nos rapports écrits pour le ministère. C’était clair comme le jour. Mais on nous a plutôt fait grise mine. On a demandé à Villiers des tas de renseignements sur la route, la manœuvre, l’heure où le sous-marin est arrivé, où l’officier est monté à bord, où la Mer-Morte a coulé, et est-ce que je ne sais pas quoi ? Tu vois ça, toi ! Villiers était dans sa machine à surveiller les chaudières et les pistons ! Il a répondu qu’il ne savait pas ce qui s’était passé pendant ce temps-là, et qu’il avait mis dans son rapport écrit tout ce qu’il connaissait de la question. Il a dit qu’il était mécanicien et pas officier de passerelle. Mais on lui a fait la tête. A ce que j’ai compris il n’aurait pas fallu que la Mer-Morte fût coulée à cet endroit-là. N’importe où ailleurs on n’aurait rien dit, mais là, non ! J’ai eu l’explication après, le surlendemain, en boulottant à terre avec un petit aspirant attaché au chiffre, et qui est bien tuyauté sur tout cela. Il m’a dit que l’endroit où la Mer-Morte a été torpillée est juste à la limite des commandements de deux amiraux. Alors, tu comprends, comme il y a bisbille entre l’un et l’autre, les bateaux de patrouilles de celui-ci ne sont pas dans le domaine de celui-là et vice-versa. Quand il y en a un qui croit avoir quelque chose à poursuivre et qu’il passe dans l’autre zone, il se fait attraper par son patron, et il se fait attraper par l’autre ! Alors, personne ne va plus là. Les amiraux gardent leurs bateaux sous la main, et les bons transports sont torpillés. Mais Fourgues, qui n’est pas mécanicien, et qui sait ce que c’est que la passerelle, a fait un sacré chahut. Il a dit qu’avec ce système de routes secrètes, que les Allemands connaissent en vingt-quatre heures, autant valait leur cuire la besogne ; que, si l’on voulait à tout prix ordonner aux transports une route particulière, il n’y avait qu’à en indiquer une à chacun. Que les sous-marins ne pouvaient pas être partout à la fois et que par conséquent il n’y avait qu’à faire suivre aux cargos des routes très différentes, parce qu’en en indiquant une seule, c’était le bon moyen pour en faire descendre le maximum. On l’a prié de se taire. On lui a dit que, puisque cette route secrète était éventée, les autorités maritimes en trouveraient une nouvelle et que, puisque c’était le bon moyen trouvé par les compétences, lui, Fourgues, n’avait qu’à s’incliner.
Il a alors dit que la T. S. F. ne ferait de mal à personne, ne coûtait guère à installer, et permettrait au moins aux bateaux dont les dynamos n’étaient pas arrêtées au premier coup de canon ou par la torpille, d’appeler au secours. On lui a répondu que les questions étaient à l’étude, mais que ce n’était pas aussi simple qu’il avait l’air de le prétendre. Après il a demandé qu’on lui mette des canons : un à l’avant, un à l’arrière, pour qu’au moins, si le Pamir était attaqué par un sous-marin, nous n’ayons pas pour tout potage qu’à faire notre prière et dire Amen. Là, il s’est fait amarrer numéro un. On lui a rétorqué que, s’il ne voulait plus naviguer, il n’avait qu’à le dire ; qu’on avait autre chose à faire que de mettre des canons sur de vieilles barques comme le Pamir et que les autorités donnaient à tous ces problèmes une attention qui n’avait pas besoin d’être sollicitée par les capitaines de la marine marchande.
J’aurais voulu que tu voies la tête de Fourgues pendant ce savonnage. Il passait du blanc au rouge-brique.
— C’est toujours la même histoire ! — qu’il m’a dit en sortant de là. — Tous ces reste-à-terre croient que nous avons peur. Eh ! je m’en contrefiche d’y laisser ma carcasse. Mais quand le Pamir aura fait le tour, ça fera trois mille tonnes de moins ! et ce n’est pas en mettant des blancs sur les journaux qu’on refabriquera les trois mille tonnes !
Moi, je commence à croire que pour la T. S. F. et les canons, Fourgues a dix fois raison. Mais on n’a pas eu le temps de réfléchir à tout cela parce que la presse locale et les autorités civiles avaient fait un foin de tous les diables sur l’affaire de la Mer-Morte et du Pamir. Mon vieux, j’ai eu ma biographie dans les journaux du patelin et tu n’aurais jamais cru combien je suis un type épatant. On m’a interviewé après Fourgues et Villiers, et en avant l’héroïsme des marins, la maîtrise de la mer, le bluff des sous-marins allemands, la protection efficace que les amirautés alliées exercent sur les flots ! Il n’y a pas à dire, quand il s’agit d’en boucher une surface au public, la censure ouvre les portes toutes grandes. Bref, on a été invité tous les trois à un banquet à la municipalité. Le grand chef maritime est venu avec un aide de camp, et il y avait là tout le dessus du panier. Nous avons reçu un chouette gueuleton. Aux toasts, le maire, le capitaine de port, le président de la Chambre de commerce ont raconté des tas de blagues qu’ils avaient apprises dans le journal le matin. Ils s’y connaissent en marine comme moi en peinture à l’huile. Mais le bouquet ç’a été le gros légume maritime, qui a parlé l’avant-dernier. Pendant l’après-midi, il avait saboulé Fourgues comme un mousse, et refusé de rien transmettre de ce que demandait Fourgues. Le même soir, au champagne, il lui a versé sur la tête un tonneau de vaseline.
— Je lève mon verre, — a-t-il dit, — en l’honneur du vaillant capitaine Fourgues, dont la présence d’esprit et la science nautique ont une fois de plus prouvé aux Allemands combien sont vaines leurs prétendues insultes à la suprématie navale des Alliés. Un accident n’est point une défaite. Les précautions sont prises, je l’affirme officiellement : le capitaine Fourgues ne rencontrera plus de Mer-Morte.
J’étais baba. Fourgues a répondu. Tu sais que, quand il veut, il parle mieux que je ne crache. Mais sa barbe remuait ferme et il tricotait des ongles sur la nappe. Je me demandais ce qu’il allait servir à l’assemblée. J’avais tort d’avoir peur.
— Merci ! — a-t-il dit. — Je suis marin et ne parle bien qu’à bord de mon bateau. Merci !
Il s’est rassis tel quel. Eh bien ! mon vieux, ce n’est pas malin d’être orateur, car on a applaudi à tout rompre, le grand chef en tête. Après cette fanfare on a levé la séance. Les indigènes avaient préparé un concert vocal et instrumental avec le concours des artistes du cru, et moi j’ai allumé un cigare pendant qu’on me faisait répéter pour la cinquantième fois l’aventure du Pamir et de la Mer-Morte. Il faut croire que les journaux ne leur suffisent pas, aux colons de ce pays, mais il fallait être poli, et j’y allais de ma nèfle, tout en guignant Fourgues, qui causait dans un coin à l’aide de camp du patron maritime, lequel aide de camp lui tapait sur l’épaule en ayant l’air de lui raconter de bonnes blagues. Mais je voyais bien que Fourgues la trouvait plutôt verdâtre. Il mâchonnait son bout de cigare sans l’avoir allumé, et il gardait ses mains dans ses poches, ce qui est le truc qu’il a trouvé pour ne pas faire trop de gestes quand il est en colère. Quand l’aide de camp l’a eu lâché, il est venu à moi tout droit et il m’a dit :
— Filons, petit, sans quoi j’explose.
Moi j’aurais préféré rester là, parce que ça flatte tout de même d’être considéré comme un héros ; mais Fourgues m’a tiré par la manche et nous avons plaqué tout le beau monde.
En faisant route vers le Pamir, Fourgues a ruminé un bon bout de temps. Il s’arrêtait et puis il repartait. Moi je suivais et je ne disais pas ouf. Enfin il a lâché son boniment :
— Sais-tu ce qu’il m’a raconté, cet espèce de farceur à aiguillettes ? Il m’a dit que, puisque je n’avais pas confiance dans la surveillance des mers et que j’avais peur des sous-marins, on allait charger le Pamir avec du bois à brûler pour l’armée d’Orient. « Comme ça, a-t-il dit, si un sous-marin vous seringue ou vous torpille, ce qui est improbable, vous flotterez, mon cher Fourgues, vous flotterez, parce que le bois est plus léger que l’eau… » Parce que le bois est plus léger que l’eau, parce que le bois…
Je crois que Fourgues a répété ça cinquante et une fois les bras croisés et le nez au vent, tellement il était en rogne. Arrivé à bord il m’a offert un verre de vieux marc de son pays pour remplacer les liqueurs qu’il m’avait fait manquer et un cigare « déchet de Havane », qui n’était pas mauvais d’ailleurs. Et puis il n’a plus desserré les dents et s’est mis à faire des réussites pour savoir si le Pamir serait coulé ou non avant la fin de l’année. Toutes les réussites rataient et Fourgues n’était pas content. A la fin il a compté ses cartes et a vu qu’il lui en manquait une, le neuf de trèfle qu’il a retrouvé dans la boîte de jeux. Alors il a tout envoyé en l’air et il m’a envoyé me coucher.
— Seulement, petit, — qu’il m’a dit, — puisqu’ils nous donnent à transporter deux mille mètres cubes de bois histoire de nous empêcher de couler, tu me feras le plaisir d’en chiper deux ou trois stères. Nous en ferons des radeaux. Qu’on ne me donne ni la T. S. F. ni des canons, ça va bien ; je ne peux pas en acheter au bazar ; mais si un sous-marin nous flanque une torpille dans les tibias, je ne veux pas que nous allions tous donner à manger aux crabes. C’est compris ?
J’ai répondu que c’était compris, et je suis rentré dans notre carré où Villiers arrivait juste de la ribote à terre. Il était un peu dans les brindezingues, parce que tout le monde avait voulu trinquer avec lui. Mais au fond c’est un chic type, car il est resté à bord du Pamir et comme ça je ne m’occupe plus des chignolles. S’il avait voulu, la boîte lui aurait donné un peu de congé après l’affaire de la Mer-Morte, mais il a dit que, quand on en a réchappé comme ça, il n’y a plus rien à craindre, et qu’il servira de mascotte au Pamir. La boîte lui a payé toutes ses fringues, recta, — ce qui m’a plutôt épaté, — mais n’a pas augmenté sa solde d’un sou. Villiers est plus technique que Muriac, qui avait commencé par être soutier à seize ans sur un caboteur et connaissait sa machine comme sa poche, sans savoir un mot de théorie. Villiers a passé par les Arts et Métiers, et il nous barbe à table avec des histoires de cycles de Carnot, d’entropie et de rendement thermodynamique. Il y a des jours où Fourgues le regarde de travers, parce que Fourgues n’aime pas que sur son bateau il y ait des gens qui en sachent plus que lui sur quoi que ce soit. Mais il ne peut rien dire ; avec son air un peu pincé, Villiers fait marcher sa boutique au doigt et à l’œil. Il m’a dit que c’était juste temps qu’il arrive, sans quoi le servo-moteur, le condenseur et la chaudière allaient être dans le sac. Je l’en crois facilement. Tant que la mécanique tourne je suis encore capable de la commander ; mais si elle s’était mise à dire non, ce n’est fichtre pas moi qui aurais dit le contraire.
On a embarqué en Algérie deux mille stères de bois à brûler. C’est facile à arrimer. Tu jettes ça dans la cale, ça s’arrange tout seul ; ça ne salit pas ; on est bien sûr que ça ne cassera pas. Fourgues lui-même trouvait qu’à tout prendre, ça vaut bien le charbon. C’était pour aller chauffer les poilus de l’armée d’Orient, et l’on était prêt à partir, mais au dernier moment on nous a dit d’aller compléter notre chargement en France, et nous avons reçu l’ordre d’aller à Cette. Fourgues a essayé de dire qu’on ne lui ferait pas prendre grand’chose, que le Pamir perdrait huit jours, que pendant ce temps les soldats souffleraient dans leurs doigts à Salonique. Mais déjà il n’était pas au mieux avec les autorités maritimes après ses histoires de canons, de T. S. F. et autres ; on lui dit qu’on l’avait assez vu, qu’il aille à Cette sans faire davantage le malin.
A Cette, les types ont fait la tête quand ils ont vu que nous étions plus d’aux trois quarts remplis… On nous a collé des barriques de vin par-dessus notre bois à brûler. Ça a pris une journée pour aplanir les rondins et tortillards ; nous n’avons pu embarquer que deux rangées par cale, de quoi soûler l’armée d’Orient pendant trois jours. Bref, ça s’est terminé sans trop de casse, trois ou quatre vieilles futailles seulement qui ont crevé dans l’élinguage, et tu parles si l’équipage a putoyé quand il a vu la vinasse tomber à l’eau pour faire profiter les poissons. On allait partir pour de bon, quand il arrive à Cette un corps d’armée de mulets qui venait des Pyrénées pour l’armée d’Orient. Ils devaient embarquer sur un bateau spécialement aménagé pour ça ; seulement ce bateau avait été coulé deux jours avant, et c’était le grand affolement, parce que le général Sarrail réclamait des mulets à cor et à cri. Juste au moment où on allait lever l’ancre, voilà qu’un type du port rapplique en faisant des grands bras pour nous dire d’arrêter. Fourgues fait descendre l’échelle et le bonhomme monte à bord. Il nous demande combien on pourrait prendre de mulets. Mon vieux, c’était à payer sa place de voir la tête de Fourgues.
— Des mulets, monsieur, des mulets ! Alors le Pamir est une écurie maintenant ? Je suis plein à vomir, monsieur ! J’ai des billettes, du bois mort, du tortillard et du canard, monsieur ! Et puis j’ai deux cents barriques de vin, monsieur ! qui seront du vinaigre, avant que j’arrive au train où vont les choses ! Et puis j’ai l’ordre ferme d’appareiller à quatre heures pour Salonique, monsieur, et vous voulez savoir combien je peux prendre de mulets ? Tant que vous voudrez, monsieur, mettez-les sur le pont, dans les cheminées, dans le puits aux chaînes, le long des mâts et dans ma chambre, monsieur ! Coupez-les en morceaux dans la cale et nous les recollerons à Salonique, monsieur. Moi je m’en f…! La mer est profonde et je n’en raclerai pas le fond même si vous me chargez de mulets à couler bas ! On les mettra en deux ou trois étages vos mulets, monsieur, et s’ils peuvent boulotter du charbon ou du bois à brûler, peut-être qu’à Salonique ce ne seront plus des momies de mulets, monsieur !
J’aurais voulu que tu voies la margoulette du citoyen aux mulets ! il serait rentré dans le compas s’il avait pu. Il a bafouillé des explications : urgence, extrême urgence, bateau prévu coulé, nécessité de la défense nationale, ordre impératif de ne revenir à terre que quand il aurait pu embarquer des mulets sur le Pamir… Quand Fourgues a vu qu’il l’avait abruti suffisamment, il a fait suspendre l’ordre d’appareillage… Au fond il rigolait :
— J’en prendrai cent de vos mulets, monsieur ; seulement apportez-moi aussi du foin pour huit jours, parce que je ne les nourrirai pas avec le pain de l’équipage. Je leur donnerai de l’eau des chaudières, monsieur ! Et ça guérira ceux qui sont constipés ! Seulement, grouillez-vous ! Je ne veux pas moisir à Cette et je pars demain à cinq heures. Et puis, est-ce qu’ils savent nager vos mulets, monsieur ? Parce que, si le Pamir est torpillé, il n’y aura pas de place pour eux dans mes deux embarcations ! Et puis s’ils ont le mal de mer, je n’ai pas d’infirmières pour leur tenir la cuvette !…
Le bonhomme s’est cavalé dès qu’il a pu, et je crois qu’il se demande encore sur quel phénomène il est tombé. Villiers qui remontait de la machine après que Fourgues avait envoyé l’ordre qu’on n’appareillait plus, a entendu la dernière rincée. Mais dès que le muletier a eu tourné le dos, Fourgues a éclaté de rire et nous a offert à chacun un cigare d’Algérie.
— Voilà comme nous sommes sur le Pamir, Villiers ! Bien sûr que je leur prendrai des mulets, tant qu’il y aura de la place sur le pont : ils en ont besoin à Salonique. Mais tout de même ils se fichent un peu trop de la République, de nous envoyer ce poulet au dernier moment… Quant à toi, petit, tu vas me faire faire cette nuit un plancher de bois sur le pont pour tous ces quadrupèdes ; je ne tiens pas à ce qu’ils se cassent les pattes sur l’acier du pont. Il faut que ce soit prêt pour demain matin, six heures.
Voilà comment il est, ce Fourgues. Il est resté toute la nuit debout pendant que l’équipage clouait les vieilles planches qui nous restaient des Boches du Maroc. A six heures, tout était prêt. On avait fait un beau plancher avec des traverses en dessous et des mangeoires sur les bastingages. Personne n’a dormi. Villiers a été très bien. Il a tout de suite calculé la longueur des planches, des traverses, le nombre des clous, la surface, tout enfin. Sans lui, on aurait plutôt chéré. Si encore on avait pu dormir le lendemain ! Mais les mulets sont arrivés au jour avec le foin, et l’on a turbiné sans arrêter. Fourgues avait donné l’ordre de débiter du vin à discrétion, parce qu’il dit qu’avec du vin on ferait monter sur une corde à nœuds des Français au paradis.
Eh bien ! mon vieux, j’ai jadis embarqué sur le Pamir des chevaux, des bœufs, des cochons et des ânes, mais je te recommande les mulets si tu veux de la distraction. Ils n’ont que quatre pattes, mais on dirait bien qu’ils en ont vingt-cinq. Quand on leur passe les sangles sous le ventre, ils commencent à renifler et à ruer ; quand on met en marche les treuils et qu’ils sont hissés en l’air, ils sont tellement ahuris qu’ils ne disent rien ; ils se contentent de lâcher tout leur crottin à cause de la pression du ventre, mais on voit qu’ils se réservent pour tout à l’heure, rien qu’à l’astuce de leur regard et à leur souffle haletant, et quand ils arrivent sur le pont et que la sangle ne les serre plus, ils se mettent à danser, à courir et à lancer leurs sabots partout où ils voient un visage humain, et ce n’est pas rigolo. Nous avons failli être éborgnés cent fois, parce qu’il y avait cent mulets. L’un a tant gigoté qu’il a sauté par-dessus bord ; il savait nager, il a fichu le camp à terre et quelles que soient ses aventures, le Pamir ne l’a pas trimballé à Salonique.
Le foin est arrivé aussi. Fourgues l’a fait mettre sur le rouf près de la cheminée ; il était dur comme du bois et sec comme de l’amiante. Nous avons dû le mouiller pour que le mulet puisse le manger. Il a fallu désigner dans l’équipage deux hommes pour s’occuper des mulets, parce que personne à Cette n’était prévu pour les convoyer. J’aime mieux que ç’ait été eux que moi. Pendant vingt-quatre heures, ils n’ont pu approcher les mulets qui leur montraient le derrière et faisaient de petits sauts de cabris, en sorte que les deux réservoirs se trottaient dare-dare avec leur foin. Mais quand les mulets ont commencé à claquer du bec, ils ont tous tendu le museau vers le foin quand il arrivait, et après quelques jours, le cinéma et le croupier étaient copains avec eux. Comme les autres de l’équipage, moi et Villiers compris, ne pouvaient approcher des mulets sans les voir frétiller de la croupe, le cinéma et le croupier ont fait les malins et prétendu qu’eux seuls savaient prendre les bêtes.
Fourgues a voulu s’approcher des mulets tribord arrière, un soir en descendant de la passerelle, en leur disant de jolis mots du Midi :
— Là, là, mon petit bichon, etc.
Ça n’a pas collé du tout. Il y en a trois qui lui ont envoyé les pattes ensemble à deux doigts de sa pipe et Fourgues s’est cavalé plus vite qu’il n’avait dit qu’il ferait. Tu ne peux pas t’imaginer le chahut que ça peut faire, cent mulets, même avec un plancher de bois, sur un pont en acier… Tu as quatre cents sabots qui font toute la nuit un pétard du diable et il n’y a pas moyen de roupiller. Ça a encore été à peu près bien jusqu’à la Sardaigne, parce qu’on a eu presque calme avec petite brise ; mais de Malte à Matapan, nous avons écopé un coup de Nord-Ouest avec clapotis de houle en conséquence. Les cent mulets bringueballaient tous ensemble au roulis et au tangage et leur piétinement couvrait le bruit du vent. Ils gueulaient tant qu’ils pouvaient. Les embruns leur piquaient les yeux et leur entraient dans le bec, et ils éternuaient comme des perdus. Ajoute là-dessus les cinq cents barriques non arrimées qui faisaient : « baloum ! baloum ! » dans les cales sur les rondins et le tortillard, et tu vois d’ici ce qu’on a pu s’amuser de Cette à Salonique. Ça m’était égal : depuis que Villiers est là, je ne m’occupe plus des machines ; ça me fait gagner six bonnes heures par jour que je passe dans ma cabine à m’allonger, à jouer de la mandoline ou à lire tes bouquins. J’en suis arrivé à Suffren, et Nelson, et Villeneuve, et Trafalgar dans l’histoire maritime. Voilà ma conclusion : plus ça change, plus c’est la même chose.
La route secrète était changée sur le trajet du Pamir de Cette à Salonique. C’est peut-être l’affaire de la Mer-Morte qui est cause de ça. Fourgues et Villiers le croient. Mais moi tout ce que je sais, c’est que nous n’avons pas un seul bateau de patrouille entre Cette et la pointe Cassandra. Toi qui es sur les navires de guerre, tu pourras m’expliquer ça, peut-être. Je suppose que vous protégez les navires qui en valent la peine, quoique la Provence, qui avait plus d’un millier d’hommes à bord, ait trébuché il n’y a pas longtemps. Évidemment des bateaux chargés de mulets, de vin et de bois à brûler n’en valent pas la peine, et je suis le premier à reconnaître que c’est vrai. J’ai fait faire des radeaux avec le bois que j’ai rabioté, et si le Pamir boit un bock, nous pouvons espérer de flotter. Mais je comprends très bien qu’on ne s’occupe pas des patouillards qui n’ont à bord que trente-cinq hommes d’équipage, et si tu me dis que les autres sont gardés, ça va bien !
A Salonique, naturellement, Fourgues s’est fait attraper. Il était en retard pour le vin, il était en retard pour le bois à brûler et aussi pour les mulets. C’est un capitaine de frégate ou de vaisseau, je ne sais trop, qui est venu à bord pour nous dire ça. Si tu le vois jamais, c’est un type à la mâchoire carrée, grand et fort comme un chêne, et qui ne mâche pas plus ses mots que Fourgues ; alors tu vois ce qu’ils ont pu attraper tous les deux. Heureusement que Fourgues a pu montrer ses papelards en règle, et l’autre a dû se ramasser. Il faut croire que l’on a besoin, ici, de vin, de mulets et de bois, car on nous a fait accoster le soir même de notre arrivée le long du quai de la direction du port, et nous avons restitué toute notre cargaison en trois jours. Nous avons été renvoyés sur rade en attendant des ordres et nous battons tous la flemme. Ça nous fait du bien d’ailleurs, car depuis l’Algérie tout le monde avait son compte.
J’ai bien dormi vingt-quatre heures de suite après le déchargement du Pamir, et maintenant, avec Fourgues et Villiers, nous allons à terre vers trois quatre heures pour rentrer quand tout est éteint. Quel sale patelin que Salonique ! Il y a deux ou trois cafés qui sont tous pleins. Dans la rue, la police est faite par des Grecs, des Français et des Anglais, et ils sont aussi aimables les uns que les autres. Et puis, il y a un change de dix-huit à vingt pour cent, et Fourgues dit que c’est honteux que le gouvernement français permette que le papier français perde le cinquième sur celui des Hellènes. Et puis, tout le monde dit ici que ce n’est pas la peine de faire une armée d’Orient, si le grand quartier général français lui refuse le matériel, le personnel, les canons, les avions et tout. J’en aurais des volumes à t’écrire si je disais ce que j’ai entendu ici, et le pétrin où ils sont. J’aime mieux être sur le Pamir qu’à la place du général Sarrail, et celui-là, quoi qu’on dise, est un sacré merle d’avoir tenu ici contre les Boches, les Autrichiens, les Bulgares et les Turcs, sans compter les Grecs derrière lui, avec des forces telles que le moindre général du front français, qui n’en aurait pas eu davantage, aurait juré ses grands dieux que son front allait être crevé.
En attendant, mon vieux, je suis toujours bien loin de La Rochelle, et je m’embête. Tu as beau me dire que ça va, que ça marche, que ça va être bientôt fini, tout ça n’arrange pas mes affaires. Tu es sur ton Auvergne bien amarré au fond d’une rade, et je trouve que tu as bien raison, parce que ce n’est pas la peine d’exposer inutilement des cuirassés qui coûtent quatre-vingts millions et contiennent douze cents hommes. Ils ne servent pas à grand’chose d’ailleurs, tes cuirassés, et je te dirai plus tard ce que Fourgues pense là-dessus. Actuellement, il n’y a que deux choses qui comptent à mon avis, les sous-marins boches et les navires de commerce qui ravitaillent les Alliés. Tout le reste, c’est le kif-kif bourriquot. Seulement, les amiraux alliés ne sont ni sur les sous-marins allemands, ni sur les navires de commerce. Alors, ils se gargarisent avec des télégrammes chiffrés, et les petits bateaux qui vont sur l’eau sont torpillés. Mais les réussites de Fourgues disent que le Pamir ne sera pas torpillé cette année-ci. Comme la guerre doit être finie avant 1917, le reste est sans importance.
Au revoir, mon vieux. Envoie-moi ta photographie en enseigne de vaisseau, et ne prends pas dessus un air dédaigneux. On en met, sur le Pamir, au moins autant que sur ton Auvergne où je t’envoie la forte poignée de main.