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L'odyssée d'un transport torpillé

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TROISIÈME PARTIE

Algérie, 30 janvier 1916.

Mon cher ami,

Devine qui j’ai rencontré hier. Je te le donne en mille. C’est Blangy ! Tu te demandais comme moi ce qu’était devenu ce farceur-là, qui ne nous avait pas donné signe de vie. Je suis tombé sur lui sous les arcades et j’ai commencé à l’attraper salement. Il m’a répondu que c’était toi et moi qui étions de grandes flemmes, attendu que nous avions des loisirs et que lui n’en avait pas eu. Enfin, j’ai vu qu’il n’a pas changé, et qu’il a toujours son poil dans la main pour écrire. Comme il avait sa soirée libre, on pris l’apéritif ensemble et il a invité Fourgues à dîner. Il n’a plus peur, Blangy, depuis qu’il commande un chalutier ; il traite Fourgues d’égal à égal. Pendant le dîner il nous a raconté ses aventures, et il y a de quoi remplir un almanach.

Il commande depuis six semaines un chalutier grand comme un piano, à moitié pourri, avec un canon gros comme une sarbacane, et qui ne serait pas capable de courir après un sous-marin boiteux. Ils sont pas mal comme cela en Méditerranée, dit Blangy, surtout ceux qu’on a mis sur les côtes d’Afrique et de Tunisie. La moitié du temps, il y a quelque chose qui ne va pas : gouvernail, drosses, servo-moteur, condenseur, pistons ou chaudières, et on répare tout ça comme on peut. Le reste du temps on rencontre des tempêtes dont les sous-marins se contrefichent, mais qui empêchent de naviguer ces pauvres mouilleculs de chalutiers. Alors tu vois ce que ça peut être la surveillance contre les sous-marins. Heureusement que les journaux disent que dans trois mois il ne restera plus un sous-marin boche, tellement on leur en a coulé. Blangy n’est pas de cet avis. Fourgues non plus, moi non plus. Nous pouvons bien t’écrire ça, mon vieux de l’Auvergne, car j’ai comme une idée que tu en penses autant ; nous ne sommes pas des officiers nous quatre. Blangy m’a dit de t’envoyer bien le bonjour, et il a bien ri quand je lui ai dit qu’à toi, le navigateur, on avait joué le même tour qu’à lui, de te mettre derrière un canon au lieu de t’envoyer sur la passerelle. Il te souhaite d’avoir aussi un chalutier ou autre chose qui te fasse naviguer. Il est très content, malgré ses avatars sur son rafiot pourri. Il se sent vivre. La fièvre et les rhumatismes sont partis ; et il n’attend que l’occasion de seringuer un sous-marin, à moins que ce ne soit lui qui le soit.

Je t’ai assez rasé avec Blangy, et je reviens aux aventures du Pamir, depuis Moudros jusqu’à Alger, c’est-à-dire depuis un mois et demi. Tu dois être étonné de me voir t’écrire si vite : je vais te dire pourquoi tout de suite. On a cueilli en mer des embarcations du cargo Mer-Morte, de la même compagnie que nous, qui avait été torpillé la veille. Dans cette embarcation il y avait Villiers, le mécanicien de la Mer-Morte, et le patron a autorisé Fourgues à le garder à bord. Comme ça je lui ai passé la moitié de mon travail, c’est-à-dire la machine, et j’ai un peu plus de temps devant moi. Je pourrais t’écrire davantage à moins que cela ne t’ennuie, auquel cas tu n’as qu’à me prévenir.

Tu te souviens que, quand je t’ai écrit, le Pamir était en carafe à Moudros avec du chargement pour un lot d’unités militaires variées. Je te garantis que le chargement n’est pas arrivé à destination parce que nous sommes tombés en plein remue-ménage. Tout le monde fichait le camp de là où il était, Gallipoli ou Asie. Les uns rentraient en France, d’autres en Égypte, la plupart à Salonique pour l’armée d’Orient, et personne ne pouvait nous dire quoi faire de nos trois mille tonnes et de nos six caisses d’avions. Fourgues est allé voir l’amiral français, puis l’amiral anglais, puis le chef de base française et puis le chef de base anglaise, et toutes les autorités. Tout le monde lui disait : « Le Pamir ? le Pamir ? Trois milles tonnes ? Matériel de guerre ? six avions ? Quoi faire de vous ? Vous demandez des ordres ? »

« A quoi cela sert, alors, disait Fourgues, d’avoir des amiraux et des chefs de base dans le pays où ça chauffe, s’ils ne sont pas capables de prendre une initiative et demandent des ordres à Paris pour une pauvre barque de trois mille tonnes ? » Tu penses que les ordres ne sont pas arrivés. On avait bien d’autres chiens à fouetter, à Paris ou à Londres. Nous y serions encore, si un beau soir Fourgues n’avait dit pendant le dîner :

— Mon petit, tu vas pousser les feux, et nous filerons au jour avec le convoi du matin. Nous irons à Salonique. Là ils auront tout de même besoin de matériel puisqu’il paraît que l’armée d’Orient va rentrer dans la Bulgarie. Quand le Pamir sera sorti de Moudros, ils ne nous rattraperont pas puisqu’ils ne veulent pas nous donner la T. S. F., et l’on verra bien à Salonique.

Il a fait comme il a dit, Fourgues. Le Pamir a appareillé au jour, s’est fourré derrière quatre patouillards qui sortaient du barrage, et personne n’a bronché. Fourgues rigolait sur sa passerelle.

— Tu vois, petit ! l’amiral français croit que j’ai des ordres du chef de la base militaire. Le chef de la base, que j’ai des ordres de l’amiral, et eux deux ils auraient laissé moisir ma cargaison, tandis que demain le général Sarrail sera bien content de la recevoir.

Peut-être que Fourgues avait raison. Mais peut-être aussi, quand ils ont vu partir le Pamir, l’amiral et le chef de la base ont pensé que ce n’était pas trop tôt d’être débarrassés de ce joueur de trombone, et se sont dit qu’il aille se faire pendre ailleurs. Fourgues a dit que ça lui servirait de leçon, et que, désormais, quand les autorités ne sauraient pas quels ordres lui donner, il se les donnerait tout seul, parce que ça le dégoûtait de faire gagner par jour des mille et quinze cents balles aux actionnaires sans rien faire.

Le Pamir est entré le lendemain matin à Salonique, parce qu’on a poireauté la moitié de la nuit devant le barrage de la rade. Ce n’est pas trop tôt que les amiraux français se soient mis à mettre des filets à l’entrée des rades, au lieu de faire comme au début de la guerre, où les sous-marins n’avaient qu’à venir. Tu peux m’en croire, mon vieux : les Allemands ont découvert cela avant nous, et les Autrichiens aussi, dans leurs ports de la mer du Nord, de l’Adriatique et de la Baltique ; et ils en trouveront bien d’autres pour lesquelles nous serons en retard de six mois ou un an. Ce qui m’épate, c’est que j’ai causé avec pas mal de jeunes marins de votre marine de guerre, et qu’ils voient tout cela très clairement. Quand je dis jeunes marins, c’est des gens entre trente et quarante-cinq ans, de ceux que les Anglais appellent déjà des old Fogeys[6]. Dans la marine française, ces vieilles badernes n’ont pas encore le droit d’avoir une opinion et pourtant ils y voient clair. On ne peut pas dire qu’ils ne connaissent pas leur métier, puisqu’ils n’ont fait que ça depuis dix-huit ou vingt ans. On ne peut pas dire qu’ils ne sont pas capables de commander, puisqu’en Angleterre ils commanderaient déjà une escadre ou une base navale, et qu’on voit couramment un vieux lieutenant de vaisseau français de quarante-cinq ans à trois galons aller demander des ordres à un jeune amiral anglais de quarante-deux ans à trois étoiles. Le contraire n’a jamais lieu. Est-ce que par hasard les Français ne seraient pas aussi malins que les Anglais ? Dis-moi si c’est ton opinion ou bien, après ton contact avec la marine de guerre, si tu penses que les amiraux français ne tiennent pas du tout à rajeunir les cadres supérieurs ? Je te dirais bien aujourd’hui tout ce que je pense là-dessus, et Fourgues aussi, mais je vois que ma lettre n’est pas encore finie rien qu’avec les histoires du Pamir et ce sera pour une autre fois.

[6] Vieilles badernes.

Il s’est trouvé que notre camelote a été rudement la bienvenue à Salonique. Les bonshommes de la guerre nous ont sauté dessus comme si on avait été des sauveurs. Des canons, des affûts, et des pioches et des pelles et de tout ce que le Pamir avait dans le ventre, il paraît qu’on n’en a pas de trop en Macédoine, d’autant plus que c’est la même chose pour tous les bateaux que pour le Pamir. Il y a des centaines de mille tonnes à transvaser d’un point à un autre, et personne n’ose prendre des initiatives, parce que le matériel de guerre dépend du grand quartier général de France ; que le grand quartier général n’est pas sur les lieux et ne donne pas d’ordres, mais que, quand on donne des ordres sur place, il n’est pas content et donne des ordres contraires, et qu’il n’y a pas moyen que ça marche avec un système comme ça. Alors tu penses si on a trouvé que Fourgues était un type à la hauteur d’abouler ses trois mille tonnes sans que personne ait eu à les demander. On n’a pas mis longtemps à nous vider. Mais c’est surtout les six avions qui ont été les bienvenus. Personne ne savait où ils avaient bien pu passer. Les six autres que le Pamir avait laissés à Marseille avaient été renvoyés d’urgence sur le front français, où il y a de la casse, et où il paraît qu’on a plus besoin d’avions qu’en armée d’Orient qui n’est qu’un à-côté de la guerre. Mais les six que nous trimballions, personne n’avait l’air de savoir ce qu’ils étaient devenus, et pourtant on en avait plutôt besoin à Salonique, où les fokkers et les taubes viennent quasiment tous les jours et on n’a pas trop d’avions de chasse : les nôtres en étaient. Nous sommes restés cinq jours à Salonique ; mais au bout de trois jours les avions que nous portions étaient déjà montés et avaient sucré les Bulgares. Du coup, Fourgues a été content, et il me l’a dit :

— Tu vois, petit, je comprends maintenant cette guerre. Il y a deux sortes de gens. Les paperassiers, genre administratif, qui ont l’autorité, qui font tuer les poilus administrativement et couler les bateaux administrativement ; quand les papiers sont écrits et leur responsabilité à couvert, ils s’en fichent et se frottent les mains. Et puis il y a les autres : des gens comme toi et moi et quelques millions de pauvres bougres ; on turbine et on se fait crever la peau sans avoir besoin d’écrire des papiers ; c’est nous qui faisons marcher la boutique et gagnerons la guerre ; personne ne nous remerciera ; si la France tient le bon bout, c’est grâce à nous des bateaux et des tranchées. Sur terre, ils n’ont pas encore trouvé moyen d’avoir de l’artillerie lourde autant que les Allemands, et là où les Boches lancent un obus de gros calibre, nous mettons un poilu, et le sang de nos poilus compense notre infériorité d’artillerie. Sur mer, c’est la même chose, sauf que les sous-marins remplacent la grosse artillerie, et les bateaux qui vont au fond remplacent les poilus qui se font marmiter. Tout ça n’est pas bon à mettre dans les journaux, mais c’est la vérité tout de même. Ça durera ce que ça durera, et l’on sera bien obligé à la fin d’imiter les Allemands, au lieu de se moquer d’eux.

En général, Fourgues a toujours raison, et les choses qu’il dit arrivent six ou huit mois plus tard, de sorte que, quand on lui dit qu’il est pessimiste, il ne peut répondre que ceci : « attendez et vous verrez ». Alors quand ce qu’il a prédit se réalise, les gens qui lui avaient dit que ça ne se réaliserait pas ne se rappellent plus que Fourgues l’avait dit le premier, et ils lui chantent qu’ils l’avaient dit depuis longtemps.

Alors Fourgues se fiche en colère et il annonce d’autres choses qui étonnent les contradicteurs, et ils lui redisent que ça n’arrivera pas parce que les journaux disent le contraire ; et trois ou six mois après, c’est encore Fourgues qui a raison. Est-ce que tu as remarqué la chose suivante, toi, sur ton Auvergne ? Il arrive des fois qu’on a le vrai, le bon, le fin tuyau. Par exemple, quand Fourgues ou moi racontons des choses qu’on a vues avec les yeux et entendues avec les oreilles sur le Pamir, soit à Arkhangel, soit en Norvège, soit en Angleterre ou ailleurs. Ce ne sont pas des blagues, c’est comme qui dirait deux et deux font quatre, ou bien les deux mains font dix doigts. Alors, Fourgues et moi, nous racontons ces histoires quand on nous les demande, comme si ça pouvait intéresser les gens et comme s’ils cherchaient à savoir la vérité. Eh bien ! pas du tout : plus les gens sont haut placés et moins ils cherchent à savoir la vérité. Quand on leur dit quelque chose qu’ils connaissent pour être vrai, ils répondent : « Surtout ne le répétez pas ! Il faut éviter de troubler l’opinion publique. » On ne demande pas mieux que de ne rien dire, à la condition que les gens haut placés fassent le nécessaire pour remédier aux mauvaises choses qu’ils disent de taire. Mais quand on s’aperçoit que ce n’est pas du tout pour y remédier en silence qu’ils vous ordonnent de vous taire, mais bien pour rester les bras croisés en ne faisant rien pendant que les gens qui ne savent pas s’imaginent qu’on fait le nécessaire, eh bien ! mon vieux, il y a de quoi la trouver saumâtre… Ou bien ces mêmes personnes officielles ne savent pas que la chose que vous dites est réelle, ne le savent pas officiellement, je veux dire. Alors ce n’est pas la peine de leur corner aux oreilles qu’on a vu et entendu. Elles n’écoutent rien, elles n’entendent rien, elles ne font rien. Fourgues a raconté, à Moudros, à Salonique et ailleurs, ce que lui avait dit Flannigan à Trondhjem sur ce que nous préparaient les Allemands comme guerre sous-marine. Il a répété les journaux allemands parce qu’il a une sacrée mémoire pour ces choses-là. Il a donné des détails et des chiffres. Eh bien ! tous les chefs maritimes et autres se sont payé sa tête, comme il y a un an et demi en armée navale. Quand il a parlé du Cressy, du Hogue, de l’Aboukir, de la Lusitania, du Bouvet, de l’Océan, du Gambetta et de tous les autres qui avaient culbuté, on lui a répondu que c’était de purs accidents, que les Allemands ne pouvaient plus rien faire, car on avait coulé leurs sous-marins, que toutes les mesures étaient prises et qu’avant six semaines la guerre maritime serait finie, et qu’il suffisait de lire les journaux. Là-dessus, Fourgues, un peu estomaqué tout de même, montre les journaux où il y a imprimé « Marine » avec un blanc d’une ou deux colonnes. Mais quand il prétend que ces colonnes cachent quelque chose, on lui répond qu’il est un froussard et un semeur de panique. Alors Fourgues est un peu plus furieux et ramasse sa langue, de peur d’en dire trop. Mais à moi, il me confie qu’avec des hurluberlus pareils pour s’occuper des choses de la mer, trop vieux sur mer, indifférents dans les bureaux, on peut s’attendre à tout de la part des Allemands, qui n’iront pas par quatre chemins. Il dit que les dirigeants anglais et français, ceux de la mer, ont de la veine que le public n’y entende goutte aux choses maritimes, sans quoi on leur aurait secoué les puces au Parlement comme on l’a fait pour l’armée, et qu’on aurait pris des précautions au lieu d’aller aux catastrophes.

Mais je m’écarte du Pamir. Quand on a vidé notre camelote, les autorités militaires ont eu besoin de rapatrier en Algérie des tas de coloniaux, Arbis et Soudanais, qui étaient en Orient depuis près d’une année et claquaient de froid. Il n’y avait guère à Salonique que le Pamir qui fût paré pour le voyage, parce que les autres bateaux attendaient leur déchargement. Alors nous avons embarqué trois cents Africains pour l’Algérie. Ils n’ont pas fait beaucoup de bruit, ces pauvres gens, entre leur tremblement de froid et leur mal de cœur. Ils ne demandaient qu’une chose, c’est qu’on leur fiche la paix. Il n’y a eu qu’à leur passer, deux fois par jour, de l’eau et du pain, et ils en avalaient un peu pour vomir le reste du temps. Nous avons suivi depuis Salonique jusqu’en Algérie, la route secrète indiquée pour les bateaux par l’amirauté française et anglaise. Fourgues l’a suivie, non pas pour sa sécurité, mais pour rigoler.

— Veux-tu parier, petit, — m’a-t-il dit quand il a eu tracé sur la carte la route secrète, — veux-tu parier quelque chose avec moi ?

— Je veux bien parier, commandant, mais quoi ?

— Eh bien ! tu vois. Le Pamir va suivre de Salonique en Algérie cette route archi-secrète. Donc les Boches ne la connaissent pas. Donc elle est protégée contre les sous-marins. C’est pour ça qu’on nous oblige à la suivre. Pas vrai, petit ?

— Dame, je ne vois pas…

— Eh bien ! veux-tu parier qu’avant l’arrivée le Pamir sera torpillé sur cette route qu’on nous ordonne de suivre, ou bien que nous cueillerons les embarcations de quelque bateau torpillé ? Veux-tu parier ?

— Avant de parier, je voudrais savoir pourquoi. Car, enfin, ce n’est pas pour des prunes qu’on nous oblige à suivre une route de sécurité, une route secrète, protégée contre les sous-marins.

Fourgues se gondolait comme un cachalot ; il n’a pas voulu m’expliquer, mais il a dit :

— Si c’est moi qui perds, je te paie une boîte de cigares. Si c’est moi qui gagne, tu me feras deux quarts de rabiot, de minuit à quatre.

— Ça je veux bien, mais pourquoi ?

— Je te dirai après.

Il n’a pas voulu démordre et n’a rien expliqué. Mais cet animal-là avait raison. Entre Malte et l’Algérie on est tombé sur les embarcations de la Mer-Morte qui avait été torpillée quinze heures avant notre passage.

On les a trouvées au petit jour, vers six heures et demie du matin. C’est moi qui étais de quart. Fourgues m’avait dit en me passant le quart, à quatre heures du matin :

— Ne quitte pas la route secrète, hein, petit ? Il faut venir à l’Ouest, à cinq heures précises, tu vois, au point que j’ai marqué au crayon sur la carte. C’est le point où se croisent les routes secrètes venant du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest. C’est un point bien intéressant. Tous les bateaux y passent. Passes-y aussi.

Moi j’y ai passé aussi juste que j’ai pu. Il faisait une jolie brise d’Est qui nous poussait dans le dos et nous donnait un bon roulis, car on était vide. Les Africains rendaient dans les coins tripes et boyaux et l’on n’y voyait pas à cent mètres.

J’étais venu route à l’Ouest depuis environ une heure et quart, et j’en allumais une pour me réveiller, quand la vigie du haut du mât se met à hurler :

— Épave à deux quarts par tribord.

Moi, je regarde et ne vois rien, mais je mets quand même la barre à droite pour me diriger où m’avait dit la vigie. Et la voilà qui chante encore :

— Deuxième épave, droit devant vous, à trois cents mètres.

Il n’y a pas eu besoin de réveiller Fourgues. Il a sauté de sa chambre sur la passerelle, avec la jumelle, et il a déniché les deux canots en un clin d’œil.

— Ça va bien, petit ! ils sont deux canots, bien pleins. Nous allons les ramasser. Je prends le quart. Va derrière pour cueillir ces pauvres bougres, puis chauffer du vin et du café et des couvertures. Ils doivent être là depuis hier soir et qu’ils doivent être trempés, avec un clapotis d’un mètre de haut.

Fourgues a bien manœuvré et en cinq minutes de temps on a pu rentrer à bord les bonshommes des deux canots qui avaient dérivé à cinq cents mètres l’un de l’autre. Fourgues les a bien accostés au vent en sorte qu’ils se sont trouvés en eau calme, et comme il n’y avait que des marins, et pas d’éléphants dans le tas, ils ont grimpé à notre échelle sans se faire prier. Ils étaient plutôt humides. Je les ai envoyés se sécher dans la chaufferie, et après ils ont bu leur café et leur vin chaud ; ils ont roupillé une bonne journée, et le soir ils étaient frais comme l’œil.

Comme officier, il n’y avait que le mécanicien Villiers dont je t’ai déjà parlé. On l’a couché tout de suite dans la chambre de Muriac et nous avons eu un peu peur parce qu’il a eu le délire jusqu’à l’arrivée en Algérie. Il y avait un obus qui avait éclaté dans la machine de la Mer-Morte, avait crevé un cylindre et tué deux hommes, et il ne sait pas encore comment il s’en est tiré. Enfin, il s’est remis depuis avant-hier et voilà l’histoire qu’il nous a racontée.

La Mer-Morte était partie de Toulon avec un chargement d’obus, gargousses, explosifs, et tout le fourbi pour l’armée d’Orient. Comme de juste, pas de T. S. F., pas de canons, rien. C’est la même chose que nous. La compagnie ne veut pas casquer, et la marine s’en moque. La Mer-Morte a pris la route secrète de Toulon à Salonique, la même que le Pamir en sens inverse. On leur avait dit que la route serait surveillée d’un bout à l’autre. « C’est bon pour des pékins, a dit Villiers, cette histoire-là. Il faudrait au moins mille bateaux pour surveiller la route de Toulon à Salonique, et il n’y en a pas cent en Méditerranée tout entière. » Je dois te dire que la Mer-Morte a fait à peu près autant de turbin que le Pamir depuis le début de la guerre, surtout en Méditerranée, et que Villiers pense sur tout cela à peu près la même chose que Fourgues et moi, et il dit que son commandant, qui est resté dans l’affaire, le pauvre, pensait comme lui. C’est tout de même rigolo que tous les gens qui font le vrai travail sur mer pensent la même chose au sujet des sous-marins boches, et disent que ce n’est pas une blague ; tandis que tous les reste-à-terre, et les journaux et les ministres disent qu’il ne faut pas s’en faire, et qu’en tout cas ce sera fini dans quinze jours. Quels quinze jours ? Villiers la trouve mauvaise, lui qui vient d’y passer, et quoiqu’il soit seulement mécanicien et pas officier de navigation, il a dit des choses que Fourgues trouve tout à fait justes.

Je reprends l’histoire de Villiers. La Mer-Morte, avec ses cinq mille tonnes de projectiles et autres crapouillots, a fait route sur la route secrète jusqu’à l’endroit où il fallait mettre le cap à l’Est vers le canal de Malte. Elle n’a pas dû rencontrer un seul bâtiment de patrouille ni de surveillance, et ça n’épate pas Villiers, car il sait bien que ce n’est pas possible. Il nous a demandé si le Pamir en avait rencontré de Salonique à Alger, et Fourgues lui a montré le blanc de l’œil, ce qui est exact. Ça n’a pas épaté Villiers non plus. Il nous racontait ça dans le port ; et tu sais, un type qui l’a échappé aussi belle, et qui y a laissé son commandant, son second, dix hommes, son bateau, cinq mille tonnes d’obus et a failli y rester, on l’écoute tout de même un peu mieux que les âneries des reste-à-terre. Bref la Mer-Morte est arrivée vers le soir à l’endroit du changement de route. Là, un sous-marin a émergé à cinq ou six cents mètres derrière elle, et a tiré un coup de canon à blanc, pour la faire s’arrêter. Le commandant de la Mer-Morte était un type qui n’avait pas la trouille. Comme il avait cinq mille tonnes de munitions, il a pensé qu’il ne fallait pas se faire envoyer par le fond, parce qu’on en avait besoin en armée d’Orient, et il a envoyé l’ordre à Villiers dans la machine de pousser les feux à tout casser, et qu’il fallait tenir à toute vitesse pendant une demi-heure, parce que la nuit allait tomber et qu’alors on sèmerait le sous-marin. Villiers a fait ce qu’il a pu, et la Mer-Morte a pu monter jusqu’à onze nœuds et demi. Mais le sous-marin allait plus vite que ça. Il a gagné la Mer-Morte et a commencé à lui tirer dedans. La Mer-Morte n’avait pas plus de canons que le Pamir, et ne pouvait pas répondre. Le commandant, voyant qu’il allait être coulé, a voulu tout de même essayer de couler le sous-marin, a changé de route, cap pour cap, et a mis le cap vers lui. Tu sais ce que c’est ça, c’est le fantassin vers une mitrailleuse. Le sous-marin l’a attendu un peu, puis lui a envoyé sur la passerelle deux obus qui ont tué le commandant et son second avec les autres, et deux autres en pleine coque, près de la flottaison, qui ont éclaboussé machine et chaufferie et failli tuer Villiers.

La Mer-Morte a bien été obligée de s’arrêter : plus de commandant, plus de vapeur, une épave. Alors le sous-marin est venu tout près et il a envoyé un officier dans son you-you, qui est venu à bord de la Mer-Morte. Villiers était monté sur le pont avec tout l’équipage qui n’était pas tué. Il n’avait pas encore le délire, l’officier du sous-marin savait très bien le français et il a été très poli.

— Vous allez faire débarquer vos embarcations et embarquer dedans votre équipage. Vous, monsieur l’officier, veuillez me suivre sur la passerelle. Oh ! nous avons vu : nous avons tué le commandant et un officier de quart ; notre canonnier est très bon. Mais j’ai quelque chose à voir sur la passerelle.

Villiers l’a suivi. Le Boche était accompagné de deux matelots armés de revolvers et le sous-marin était tout contre avec son canon braqué. L’officier du sous-marin est allé dans la chambre de navigation, et il a regardé la carte de la Méditerranée, sur laquelle le commandant de la Mer-Morte avait tracé la route secrète de Toulon à Salonique ; il a comparé cette route secrète avec une carte qu’il avait apportée avec lui du sous-marin. Quand il a vu que ça allait, il dit à Villiers :

— Ça va très bien. Nous savons par où passent tous les bateaux, nos espions ne nous ont pas trompés. Comme ça, avec ces routes secrètes, nous sommes sûrs de ne pas perdre notre temps, puisque vous passez tous par là. Les bateaux de surveillance ne sont pas très nombreux, vous avez dû vous en apercevoir ; quand il y en a, nous restons hors de portée et puis nous rallions quand ils sont partis ; cela simplifie notre travail.

Villiers était plutôt ahuri. Mais l’autre était très poli et souriait.

— Oh ! ce n’est pas du hasard ! Notre sous-marin attendait la Mer-Morte qui est partie de Toulon avant-hier soir avec cinq mille tonnes de munitions pour l’armée d’Orient. Le même jour est partie la Sainte-Artémise avec du charbon pour Bizerte, la Jeanne-Marguerite avec du charbon pour Navarin et le cuirassé Lyon pour Malte. Ils ont tous passé ici dans la journée ; nous les avons vus et laissés passer. Nous ne travaillons que sans risques et quand cela en vaut la peine. Cinq mille tonnes de munitions ! Nous sommes très bien renseignés… Et puis ces routes secrètes c’est tellement plus commode !

Quand il a eu fini de bien consulter les cartes de la Mer-Morte, le Boche a tendu à Villiers un carnet à souche avec prière de signer :

— C’est pour notre comptabilité et notre part de prises, — a-t-il dit. — Évidemment, on nous croit quand nous disons que nous avons fait couler un bateau. Mais il vaut mieux que ce soit signé par un des officiers du bateau. C’est plus sûr. En Allemagne, ce n’est pas comme chez vous. On nous récompense d’autant plus que nous détruisons davantage sur mer. Nous faisons la guerre pour de bon. Ainsi cette affaire de la Mer-Morte avec ses cinq mille tonnes de munitions va rapporter dix mille marks à mon commandant, cinq mille à moi, et mille à chacun des hommes de l’équipage de mon sous-marin. C’est gentil, ça. Ah ! je vous recommande de vous en aller vite dans votre embarcation et de faire force rame ; je vais mettre des grenades dans la cale avant, et dame, avant un quart d’heure cela fera un beau feu d’artifice.

Villiers lui a dit qu’au moins il permette aux matelots d’embarquer des vivres et du vin et des vêtements, parce que les canots de sauvetage resteraient peut-être longtemps à la mer.

— A quoi bon ? Nous ne sommes pas des sauvages, — a répondu le Boche. — Tous les bateaux passent ici. Il y en a qui ne contiennent rien d’important et vont passer avant vingt-quatre heures : la Creuse, le City-of-Birmingham, le Pamir, la Santa-Trinita. Nous ne leur dirons rien, il y en a d’autres qui sont plus intéressants : nous sommes très bien renseignés. Sur ces quatre il y en a bien un qui vous ramassera.

Villiers est parti dans le canot, et ils ont fait force rame sous le vent tant qu’ils ont pu. La Mer-Morte a sauté vingt minutes après. Villiers avait eu le temps de faire mettre dans les embarcations tous les types tués qu’on a ensevelis en Algérie. Mais lui a tenu le coup tant qu’il a pu. Vers le milieu de la nuit, le froid, l’humidité, la soif, et toute cette histoire lui ont donné le délire et quand nous sommes arrivés, il a fallu lui amarrer une ficelle sous les bras pour le hisser à bord du Pamir, il était en loques.

Il est à peu près remis. On est arrivé en Algérie avant-hier et l’on a débarqué les Arbis de l’armée d’Orient, qui vont raconter cette histoire-là dans leurs gourbis. Fourgues et moi allons demain avec Villiers voir les autorités militaires pour remettre notre rapport écrit et faire notre rapport verbal sur l’affaire du Pamir et de la Mer-Morte. Je t’écrirai ça plus tard. Le courrier de France part tout à l’heure, et l’on ne sait pas ce que va faire le Pamir. Au revoir, vieux. J’espère que Villiers va rester sur le Pamir : comme ça je t’écrirai un peu plus.

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