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L'odyssée d'un transport torpillé

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Malte, 17 juin 1915.

Mon cher ami,

Je crois que le Pamir est enclenché pour de bon cette fois-ci dans l’affaire d’Orient. Nous y voilà depuis bientôt un mois et demi et ça n’a pas l’air de vouloir finir tout de suite. Je ne demande pas mieux, parce qu’en ce moment il n’y a guère que par ici qu’on fasse des choses intéressantes. Fourgues est content, lui aussi ; on remue, on transporte du matériel. Ce n’est pas nous qui faisons le grand travail, mais enfin la marine marchande fait tout ce qu’elle peut et le vieux Pamir ne perd pas son temps.

Il va tout seul maintenant, depuis qu’on lui a remis un arbre neuf et des tubes ; autant dire qu’il est tout à fait requinqué. A Newcastle, je n’ai pas été paré en dix jours, mais en onze. Comme c’était bien avancé tout de même le dixième jour, j’ai envoyé à Fourgues ce télégramme : « Paré ». Mais j’avais un peu la frousse qu’il arrive sans que ce soit tout à fait terminé, alors j’ai fait travailler nuit et jour le dernier jour, et l’équipage n’a pas flanché. Bref, quand Fourgues est arrivé, on mettait de l’eau dans le bassin et une heure après le Pamir était le long des quais. Fourgues a bien vu que j’avais un peu carotté, mais il n’a rien dit parce que son petit voyage l’avait mis de bonne humeur.

— C’est très bien, petit ; je vais envoyer un rapport au patron et dire qu’on peut te donner un bateau quand il y en aura un de disponible — ce qui n’est pas tout de suite, d’ailleurs.

J’ai plutôt fait la tête, car tu devines si j’aurais été content de commander un rafiot pendant la guerre. Mais Fourgues m’a expliqué. Il avait eu le temps de pousser à Paris et de rapporter des tas de renseignements. Il paraît qu’en France on a complètement suspendu toutes les constructions neuves, parce que la guerre sera finie avant la fin de l’année et qu’il ne faut penser qu’au travail de guerre et de munitions. Comme tous les bateaux marchands sont pris à l’heure présente, ce n’est pas tout de suite que je pourrai en commander un. Fourgues a vu l’armateur et l’affaire a été chaude, parce qu’il n’a pas voulu payer la T. S. F. Il dit que le Pamir a marché comme cela depuis bientôt dix mois et que ce n’est pas la peine de faire la dépense, et que la T. S. F., c’est bon pour les journaux illustrés qui racontent de belles histoires là-dessus, mais qu’au fond ça ne sert pas à grand’chose. Il n’y a rien à faire avec l’armateur et Fourgues est allé au Ministère de la Marine, où on lui a répondu à peu près la même chose. Il paraît qu’on est tout à fait tranquille sur mer, qu’on a la maîtrise, que les sous-marins allemands c’est du bluff, et que les Allemands n’en ont pas. Fourgues n’est pas tout à fait de cet avis. Il dit que les Allemands ne sont pas si bêtes que de nous laisser tranquilles sur mer et qu’ils nous préparent un chien de leur chienne. Mais tous les gens officiels ne veulent pas entendre parler de ça. En résumé, il n’y a rien à faire et le Pamir est parti comme avant. L’armateur avait dit de ne rien ajouter, pas même une barrique en tête du mât pour la vigie. Mais Fourgues l’a fait installer sous prétexte que cinquante francs de plus ou de moins, ça ne ruinerait pas l’armateur ni les actionnaires. Ils ne perdent pas leur temps, ces messieurs : le Pamir, qui a bientôt vingt ans d’âge, leur est payé aux environs de mille francs par jour de location, sans compter le charbon, les avaries, les assurances, le fret, et tout. Les actionnaires n’ont qu’à ouvrir les poches, ça tombe dedans. A ce train-là ils auront de quoi se payer en un an deux ou trois autres Pamirs, mais ça ne leur suffit pas pour allonger les quelques milliers de francs de la T. S. F. Ah ! j’oubliais une autre histoire. Tu te rappelles qu’on a tapé dans le croiseur Lamartine, à notre premier charbonnage en mer et que nous nous étions démoli une embarcation et ses bossoirs. Ce n’était pas la faute à Fourgues, tu t’en souviens, et il avait dit qu’on répare tout cela à Newcastle. Mais l’armateur a refusé net de rien payer, disant que ce genre d’avaries n’était pas compris dans le traité. La marine a refusé aussi sous prétexte qu’elle n’est pas responsable désormais sur un bateau où il y a un capitaine qui n’est pas de l’État. Elle a demandé un rapport à Fourgues et elle va en demander un au Lamartine. Tout ça va faire des tas de papiers et des histoires à n’en plus finir. On part tout de même avec les deux embarcations de sauvetage et Fourgues préfère payer la neuve de sa poche plutôt que de ne pas l’avoir fait mettre.

A Newcastle, le Pamir a chargé des canons de campagne pour le corps expéditionnaire anglais des Dardanelles, et des obus pour les gros canons de leurs cuirassés. Ce n’était pas le même calibre ; on a mis les canons dans la cale avant et les obus derrière. Il nous restait pas mal de place dans la cale arrière, parce que les obus de douze pouces sont plutôt lourds et n’encombrent pas. Alors on nous a dit de passer à Gibraltar où nous prendrions le matériel et le train d’une compagnie de soldats qui s’en allait à Gallipoli, et qui partirait en même temps que nous sur un autre bateau. Tout cela c’était un peu compliqué, mais on en a vu d’autres depuis la guerre. D’ailleurs les Anglais ne se frappent pas. Les officiers chargés de l’embarquement des munitions venaient cinq minutes par jour, regardaient et s’en allaient. C’est la première fois que le Pamir chargeait des obus, et des vrais, chargés en cordite, et tu penses si on avait peur que l’un d’eux ne tombe à fond de cale en faisant tout sauter. Fourgues en a profité pour faire changer tous les câbles des treuils et des ferrures des mâts de charge, en disant qu’ils étaient un peu vieux et qu’il ne garantissait pas leur solidité. Les Anglais n’ont pas fait tant d’histoires et nous ont passé du beau câble tout neuf, en bel acier. Nous avons même deux ou trois cents mètres de rabiot. Quand je te dis que le Pamir est parti complètement retapé !

On a mis dix jours pour arriver à Gibraltar, ce qui est plutôt long, mais comme on a rencontré pas mal de brume et qu’avec cette cargaison-là Fourgues ne tenait pas à attraper une collision, il avait fait diminuer de vitesse. Pense donc, nous avons le chargement de munitions de deux grands cuirassés anglais, et si le Pamir était allé par le fond, les deux cuirassés en auraient eu au moins pour deux mois avant de pouvoir lancer un seul obus sur les Turcs. Vraiment, Fourgues sait naviguer. Quand on transporte de la camelote quelconque, ça lui est égal de piquer dans la plume, et d’y aller comme un sourd, mais là il faisait tout le temps des rondes dans la cale pour voir si l’arrimage était solide et s’il n’y avait pas de caisses de gargousses crevées ou des obus en balade.

Les Anglais nous avaient arrimé ça proprement d’ailleurs, avec du beau chêne et du sapin tout neuf ; il n’y avait pas de danger que ça remue. Le Pamir est riche, tout ce bois-là n’est pas perdu, et Fourgues espère bien qu’on lui donnera encore à transporter des munitions, puisqu’il est arrangé pour en recevoir et parce qu’on a l’impression de mieux travailler pour la guerre.

A Gibraltar, la compagnie de soldats dont le Pamir devait prendre le matériel nous avait attendus jusqu’à la veille. Mais comme on a eu du retard à cause de la brume et que la compagnie était appelée d’urgence en Orient, elle était partie en empilant son matériel sur le pont de son bateau. Mais les Anglais n’ont pas voulu perdre les cent tonnes disponibles du Pamir et l’on y a vidé un grand tas de confitures, de conserves, de chocolat qui attendait sur les quais. Ils se nourrissent bien les soldats anglais et ça doit coûter chaud à l’Angleterre, cette guerre-là. Nous avons acheté à Gibraltar du tabac, des cartes et des vins d’Espagne. Ce n’est pas cher et c’est de bonne qualité. Seulement on s’ennuie ferme dans ce pays-là. Il paraît que c’est à cause de la guerre. Il n’y a que le paysage de bien, avec le rocher. Pour le reste on dirait une colonie.

Le Pamir est allé droit sur Moudros, où on lui avait dit de se rendre et de recevoir les ordres sur place. En Méditerranée le temps n’a pas été trop mauvais, mais tout de même Fourgues avait bien raison ; on ne sait jamais ce qui va arriver comme temps ; le vent change sans qu’on sache pourquoi et la mer grossit en une heure. Le Pamir a été ballotté pas mal, d’autant plus que Fourgues ne voulait pas aller trop vite, toujours à cause des explosifs qu’on avait dans le ventre. D’ailleurs, ce n’était pas la peine d’emporter ces obus, parce qu’arrivés à Moudros, on nous a dit que, sur les deux cuirassés qui devaient les prendre, l’un avait été coulé la semaine passée par un sous-marin devant les Dardanelles, et l’autre, après avoir failli y passer, était retourné à Malte pour se faire réparer. C’est tout de même un peu idiot de n’avoir rien su de tout cela à cause de la T. S. F. qu’on n’a pas. Nous avons eu l’air de tomber de la lune avec nos obus pour le … et le … et tout le monde s’est moqué de nous.

Si on avait été renseigné, Fourgues serait entré à Malte pour savoir quoi faire des munitions, parce qu’elles sont d’un modèle modifié et ne peuvent pas être employées sur les autres bateaux anglais qui sont là. Alors nous avons gardé les munitions et débarqué les confitures et conserves. Pour ça il n’y a pas eu de difficultés, car tout le monde voulait les prendre ; le débarquement n’a pas fait long feu. Quant aux canons de campagne, personne n’a voulu les débarquer, parce qu’il paraît qu’ils appartiennent à la guerre et que les billets de destination n’étaient pas assez clairs. Nous avons perdu deux jours à attendre des ordres d’Égypte et du quartier général anglais. On nous a dit alors d’aller à Alexandrie, où ces canons seraient attribués à une brigade en formation. Pendant ce temps les troupes de Gallipoli demandaient des canons à cor et à cri et nous n’avions qu’à les y porter puisque le Pamir était tout près. Mais notre ordre était impératif et nous sommes allés à Alexandrie. Arrivés là on nous a dit que la brigade anglaise était déjà partie et qu’il fallait la rejoindre dare-dare à Gallipoli, sans quoi elle aurait des munitions et pas de canons. Nous sommes repartis aussitôt et le Pamir est arrivé devant la côte où vont les troupes qu’ils appellent Anzac, et l’on a débarqué les canons comme on a pu. La brigade avait été plutôt canonnée depuis son arrivée, et sans pouvoir répondre puisqu’elle n’avait pas de canons, et l’on a un peu fait la tête au Pamir qui n’en pouvait mais. On est resté là pendant cinq jours, parce que les moyens de transport sont plutôt rares et la côte plutôt raide. Les Turcs ont tiré sur le Pamir des gros obus qui tombaient un peu partout tout autour, mais aucun ne nous a touchés. Fourgues était content comme un dieu. Il était avec sa jumelle appuyé sur le bastingage et regardait le départ des coups :

— Tiens, petit, celui-là trop court… Celui-là trop long… Ils n’auront pas le vieux Pamir.

Il y avait à côté le vapeur Terre-de-Feu, qui transportait du fourrage et près duquel on est resté pendant deux jours. C’est le père Plantat, un ami de Fourgues, qui le commande, et il est venu manger à bord. Plantat a fait la mer Égée depuis le début des Dardanelles et il nous a donné tous les tuyaux ; je crois que tu le connais, il m’a dit qu’il se rappelle de toi ; il est toujours aussi je-m’en-fichiste. Il a dit que toute cette affaire d’Orient est cuite, qu’on n’ira jamais à Constantinople parce qu’on n’a pas fait ce qu’il fallait au début et que c’est trop tard maintenant, que les Turcs ne se laisseront plus surprendre, et envoient tout le temps des mines et des sous-marins.

Il a dit aussi qu’au commencement, quand on a perdu le Bouvet et les autres bateaux, il n’y avait qu’à pousser dur sans regarder derrière soi, qu’on aurait passé dans un fauteuil et qu’alors en un jour Constantinople aurait été réduite par nos canons, mais qu’il y a eu des tas de retards diplomatiques avant et des tas d’indécisions pendant, et que ce n’est pas la peine de s’exciter là-dessus désormais. On y perdra du monde et de l’argent et des bateaux, et on sera obligé de s’en aller sans avoir rien fait.

Je te raconte tout cela comme Plantat l’a dit. Mais je passe toutes les raisons qu’il a données, et que tu dois connaître mieux que moi sur ton Auvergne, où tu reçois tous les T. S. F. C’est la première fois que Fourgues et moi entendions quelque chose de sérieux sur l’affaire d’Orient, parce qu’on n’a que les journaux ou bien des histoires de personnages officiels qui disent tous que c’est pour demain la prise de Constantinople. Depuis que j’ai commencé l’histoire maritime que tu m’as envoyée, je me disais tout le temps, en lisant les rapports des amiraux et des ambassadeurs de jadis, « quels tas de blagueurs ». Mais j’oubliais qu’on ne s’en est aperçu que cent ou deux cents ans après, quand on a fouillé les archives, et que sur le moment ils avaient l’air d’être des types épatants. Maintenant que je réfléchis et que j’écoute des gens comme Fourgues et Plantat, qui ne se laissent pas mettre le doigt dans l’œil, je vois bien que pendant cette guerre c’est la même cérémonie. Plus il y a de journaux, moins on sait la vérité. Ce n’est pas le Pamir qui fera gagner la guerre, bien sûr, mais je veux être pendu si nous savons jamais pourquoi ni comment on l’envoie ici ou là, et de là, ailleurs.

Quand il est dans un endroit, les chefs disent qu’évidemment il y a un peu de pagaye dans cet endroit-là, mais que ça va se tasser bientôt, et qu’en tout cas ça va bien partout ailleurs. On est content, et quand le Pamir arrive ailleurs — il se promène pas mal, comme tu as pu le constater — on entend la même antienne. Alors quoi ? Tout le monde ment. C’est les poilus et les marins qui trinquent.

D’ailleurs on ne peut pas penser que tout va pour le mieux quand on a eu une corvée comme la nôtre après Gallipoli. Je t’ai écrit à l’autre feuille que cette brigade sans canons avait été pas mal canonnée en deux jours ; la côte est dure comme du marbre, les canons turcs sont sur les hauteurs et il n’y a pas moyen de s’abriter contre eux. Quand ils ont réglé leur tir et que ça commence à tomber un peu trop près, il n’y a qu’à changer de place si on peut, ce n’est pas avec la main qu’on arrêtera les crapouillots. Bref il y avait pas mal de blessés, sans compter ceux qui avaient attrapé la fièvre ou la cliche en quarante-huit heures et étaient à moitié morts. Pas un bateau-hôpital sur rade. Comme le Pamir était en partance pour Malte à cause des obus qu’il devait porter à ce cuirassé en réparation, on nous a embarqué une centaine de bras et de jambes démolis et autant de malades. Heureusement qu’il nous restait les planches des Boches du Maroc et l’arrimage des canons de campagne. On a pu fabriquer toute une série de cadres sur le pont et dans la cale avant. L’équipage a travaillé, c’était splendide. Mécaniciens, soutiers et matelots de pont, tout le monde a cloué, vissé, tapé pendant quatre jours. On peut faire ce qu’on veut avec des gars pareils. Fourgues avait beau chanter et dire que ça n’allait pas assez vite, il avait tout de même la larme à l’œil, d’autant qu’à peine un cadre était fini, il arrivait un pauvre bougre qu’on fourrait vite dedans, avec une pauvre tête de moribond et un sourire aussitôt qu’il était tranquille. Des fois il en arrivait trois ou quatre à la fois, qu’on posait où on pouvait pendant qu’on clouait les dernières planches de leur lit ; les coups de marteau leur faisaient mal à la tête, mais ils attendaient en souriant. Enfin, le Pamir est parti avec ses explosifs dans la cale arrière et ses malades devant et un peu partout. On a pu nous passer un jeune médecin et deux infirmiers ; je ne sais pas comment ils ne sont pas morts de fatigue avec leurs deux cents malades et blessés. En fait de remèdes et d’antiseptiques, on avait une seule caisse qui a été vidée avant Matapan. Les fiévreux et les coliquards se sont remis assez vite, et comme il fallait les remettre d’aplomb, l’équipage du Pamir m’a demandé de leur passer son vin et sa viande si on n’en avait pas assez pour tout le monde. Comment veux-tu qu’on punisse des oiseaux pareils quand ils font du chahut à terre ? Pendant quatre jours les hommes du Pamir ont bu de l’eau et mangé des fayots ou du riz qui nous restait des Hindous, et rien de plus, car la cambuse était raclée. Fourgues a donné tout son rhum, son marc, ses cigarettes et ses cigares. Moi qui n’avais rien, j’ai passé des mouchoirs et des chemises pour les pansements. On a eu la veine que personne n’est mort dans la traversée, parce qu’il a fait beau tout le temps, et que Fourgues avait fait mettre à petite allure afin de ne pas secouer les blessés. C’étaient presque tous des gens d’Australie ou de Nouvelle-Zélande : des os, de la stature et pas beaucoup de graisse. Ceux qui allaient mieux nous ont raconté un peu leurs affaires. Ils croyaient partir des Antipodes pour défendre la vieille Angleterre sur le front de France, et ce n’est pas tout à fait ce qu’ils attendaient, de se battre contre les Turcs dans un pays où il n’y a rien à faire. On a beau les payer des cinq et six francs par jour et par simple soldat, ils trouvent que ce n’est pas chic de leur donner une besogne without any chance, comme ils disent. Mais tout ça se réglera plus tard ; pour le moment ils sont assez contents, parce qu’après Malte ils espèrent aller visiter Londres qu’ils ne connaissent pas.

A Malte, ils ont tous été rapidement débarqués à terre. On ne peut pas dire le contraire, les Anglais gaspillent l’argent et considèrent la guerre comme un sport, au lieu d’une question vitale ainsi que nous, mais ils ont des services d’arrière absolument princiers ; chez eux, à Gibraltar, à Malte, en Égypte, on est forcé de le reconnaître. A peine amarré, le Pamir a été envahi par des médecins et des nurses à la douzaine, et si nous n’avons pas pu les soigner beaucoup à bord, je suis bien tranquille sur leur compte à Malte. D’ailleurs je ne me suis guère amusé dans ce pays-là, et je ne comprends pas que tous les camarades s’excitent dessus. C’est peut-être qu’après cinquante ou soixante jours de mer on se trouverait bien en Patagonie ou à Tombouctou. Toute l’île est en pierre, pas de végétation, à peine deux promenades et le soir un sale bouibouis, où on est serré comme des harengs. Tu dois connaître cela mieux que moi, car tu es avantageusement connu par les garçons du beuglant à qui tu as cassé quelques soucoupes et qui ont ri quand je leur ai demandé si tu étais passé par là. Il est probable que je ne te rencontrerai jamais, car il y avait dans le port pas mal de gros bateaux français, mais pas plus d’Auvergne que sur la main.

On m’a dit que vous aviez hissé le pavillon amiral à cause que le cuirassé amiral est allé au bassin, et que vous vous promenez du côté de la Crète. A la prochaine fois, mon vieux.

Quant à nous, nous avons laissé nos obus, quoique le cuirassé anglais soit reparti pour Portsmouth où on va le désarmer, parce qu’il lui faudra bien six mois avant de pouvoir tirer un coup de canon : il a été bien touché. Les youms voulaient qu’on retourne avec les munitions en Angleterre, mais Fourgues n’a pas voulu marcher. Il a dit qu’avec la chaleur et sans rien pour ventiler les soutes, il ne voulait pas garder des obus sur le Pamir, parce qu’un de ces quatre matins ça sauterait sans crier gare. Les autorités ont regimbé parce qu’elles disent que ces munitions leur resteront sur les bras à Malte, puisqu’aucun autre bateau n’a des canons du modèle qu’il faut. Mais quand Fourgues a quelque chose dans la tête et qu’il est sûr d’avoir raison, il n’y a ni Dieu ni diable pour l’en faire démordre, et on a bien été obligé de vider les munitions. Maintenant, nous sommes à vide, mais il est probable qu’on va nous réexpédier dans le Levant où tout le monde prétend que des opérations décisives vont être faites, et qu’on arrachera le morceau cette fois-ci. Fourgues n’en est pas sûr, et pour te dire ce que je pense, moi non plus. Il faudrait qu’on sache mieux ce qu’on veut faire. Voilà le Pamir qui est là depuis huit jours à gagner mille francs par jour sans rien faire. Crois-tu que ce n’est pas un bel argent gaspillé ? Et puis il fait un de ces sirocos qui nous met tous sur le flanc. Fourgues et moi passons notre temps sur la passerelle à nous éventer en regardant les manœuvres des grands patouillards qui viennent et qui sortent. C’est du joli travail, il faut s’incliner. Fourgues est enthousiasmé et pourtant il manœuvre bien, lui. On dirait qu’on est à Paris devant la gare Saint-Lazare, tellement il y a de petits et de grands bateaux, jamais une collision.

Pour te parler de moi, j’ai reçu une lettre de La Rochelle où ma fiancée m’écrit que, puisque la guerre a l’air de se tirer en longueur, il n’y a pas de raison pour attendre la fin, et qu’on pourrait se marier à la première occasion. Moi, je veux bien, mais je te demande ton avis, si tu crois qu’il ne vaudrait pas mieux attendre la paix et ne pas se marier en coup de vent. J’ai mis de côté un millier de francs, quoique l’armateur ne nous donne pas un radis de plus qu’en temps de paix, et avec ça on pourra toujours s’installer. On tâcherait que tu sois en France pour être là au mariage. Écris-moi ce que tu en penses. Par moments, j’ai un peu de cafard d’être toujours en route et de ne jamais savoir quand ça finira. Je voudrais bien être comme Fourgues ; quand il broie du noir, il engueule tout le monde et ça passe. Mais moi ce n’est pas mon genre. Il est parti à terre tout à l’heure, parce que l’attaché français veut lui donner des ordres. Peut-être que ce soir on saura où on va. Mais le courrier de l’armée navale part tout de suite et je ne veux pas le manquer. Porte-toi bien, mon vieux, écris-moi.

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