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L'odyssée d'un transport torpillé

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DEUXIÈME PARTIE

Newcastle (Angleterre), 8 avril 1915.

Eh bien ! mon vieux, nous venons de prendre quelque chose de bien comme mauvais temps, là-haut dans le Nord de l’Écosse. Tu dois te demander ce que nous sommes allés faire par là, alors que je t’avais écrit d’Égypte que le Pamir était pour prendre du monde aux Dardanelles. Comme tu vas voir, c’est simple.

On est resté à Alexandrie juste le temps de s’y trouver bien et de prendre quelques petites habitudes : cinéma, bars, etc. Fourgues et moi nous avons été ensemble au Caire et aux Pyramides. Tu n’as pas idée comme il m’a raconté des choses sur tout cela ; je ne sais pas où il a pu en apprendre autant, et pas des blagues, tu sais ! J’ai acheté un guide après, pour voir si c’était vrai : les Pharaons, les Turcs, Bonaparte, il m’avait tout raconté comme c’était dans le guide. A ce propos, je te remercie des bouquins que tu m’as envoyés. Tu es un frère. Je les ai reçus, ici, avant-hier, et j’ai commencé l’histoire maritime de la France. C’est très intéressant. Je n’ai pas honte de te l’avouer, je n’y connaissais pas grand’chose. Seulement, d’après ce que j’ai lu déjà, ça m’a tout l’air d’être toujours la même histoire : frégates ou cuirassés, voiles ou vapeur, on dirait que ça recommence. Enfin, je te raconterai à mesure ce que j’en pense.

A Alexandrie, notre équipage a dépensé ses économies en quatre jours, et il a plutôt fait de la musique dans les rues et les caboulots ; la police en a ramené quelques-uns, mais Fourgues n’a pas voulu sévir.

— Laisse-les, petit. Les marins ne sont pas des archanges ; ils n’ont qu’à venir un peu à bord du Pamir pendant seulement trois mois, les flics, et on verra un peu s’ils boiront de l’eau de seltz après ce bout de temps. Quand nos lascars n’auront plus le sou, eh bien ! ils resteront tranquilles et on leur fera donner un bon coup de souque.

Voilà comment il est, Fourgues. A la mer, il fait marcher son monde, à coups de poing si ça ne barde pas assez ; mais quand il n’y a rien à faire, il fiche une paix royale. Il faut croire que c’est la bonne manière, puisque tous les réservistes sont au pli, et qu’il n’y en a pas un qui voudrait laisser le Pamir où pourtant on travaille sec.

Après huit jours d’Alexandrie, on a reçu l’ordre d’aller à Port-Saïd. C’est à cause d’un cargo chargé de soldats des Indes qui arrivait de Bombay pour le front, et qui avait ses condenseurs dans le sac. Comme il fallait que les bonshommes partent et que le bateau en avait pour quinze jours de réparations, on a pris le vieux Pamir qui se trouvait libre et il a trimballé les six cents hommes. En fait de confortable, c’était un peu maigre. Pour transporter de la camelote, le Pamir n’a pas peur de trois mille tonnes, et même un peu plus si on bourre dans les coins ; mais des voyageurs ! il y a tout juste le pont et les cales, et puis débrouille-toi avec ça. Fourgues a mis deux officiers supérieurs dans chacune des chambres de Blangy et de Muriac, et je ne sais pas comment les quatre ont pu vivre. Tu connais les chambres du Pamir : comme tiroirs, on ne fait pas mieux. Les autres officiers, les « subs », comme disent les youms, on les a installés dans les planches qui avaient servi aux Boches l’an dernier, avec les sous-officiers. Quant aux autres, liberté de manœuvre pour se fourrer n’importe où, suivant les préférences : cale ou pont.

Fourgues et moi n’avons pas eu le temps de rien arranger pour les pauvres bougres. On nous a donné vingt-quatre heures pour les prendre, pour charbonner et faire des vivres. Tu vois ça : recevoir six cents hommes quand on en nourrit trente-cinq, et puis ne pas savoir si on les gardera dix ou vingt jours, parce qu’on n’a pas pu nous dire s’ils iraient à Marseille ou au Havre, ou en Angleterre. Les autorités de Port-Saïd, à terre, ont dit à Fourgues qu’il recevrait des ordres en mer par radio. Quand il a répondu qu’il n’avait pas la T. S. F., ç’a été la cérémonie habituelle et il s’est attrapé avec les autres. Enfin on lui a dit de toucher à Marseille et que là on lui dirait quoi faire. Fourgues en a profité pour télégraphier au patron et demander d’urgence qu’on lui installe la T. S. F., parce qu’il en a assez de se faire dire des choses comme si c’était sa faute à lui. Mais tout ça ce sont des histoires. Nous avons pris à bord du cargo qui venait des Indes toute la provision de riz des six cents hommes, ainsi que les provisions de whisky des officiers. Ceux-ci avaient aussi avec eux des caisses de porto et de divers alcools. C’est tant mieux pour eux, car tu sais que, sauf le vieux marc et le rhum, en petite quantité, Fourgues n’aime pas qu’on boive. Il a fallu leur donner Fafa pour les servir spécialement et leur faire des cocktails pendant toute la traversée.

Le soir que nous sommes restés à Port-Saïd, Fourgues et moi nous sommes allés acheter quelques victuailles, confitures, conserves, etc., pour nourrir tous ces officiers. Ça n’a pas été commode à trouver, et à des prix ! Ce qui mettait Fourgues le plus en colère, c’est qu’il fallait payer tout en or, et qu’on ne rendait jamais que de l’argent. Comme la même chose s’était passée à Alexandrie, au Caire et partout où l’on a été depuis le début de la guerre, Fourgues m’a affirmé que c’était encore un coup des Boches.

— Tu vois, mon petit, nous payons tout en or et pas moyen d’en revoir une pièce. N’aie pas peur. C’est pas perdu pour tout le monde. Ils ont des agents partout. Notre bonne galette s’en va par là-bas, par la Grèce ou l’Italie, et c’est avec ça qu’ils paieront aux neutres leur boustifaille.

Fourgues a ajouté d’autres choses, mais autant vaut ne pas te les dire, parce que tu t’imaginerais que je deviens trop rouspéteur, et tu sais pourtant si je n’aime pas ça. Le Pamir a fait route pour Marseille d’abord. On a eu assez beau temps, du roulis et du tangage de père de famille, parce qu’on était plutôt léger. Mais ça a suffi pour mettre sur le flanc cinq cents Hindous sur six cents. Presque tout le riz nous est resté. Ils n’ont guère mangé. Ça a mieux valu ainsi, parce que je ne sais pas comment aurait fait notre cuisinier, avec six cents bonshommes à nourrir. Il n’a pas perdu son temps, d’ailleurs. C’est facile à entretenir les Hindous : du riz et de l’eau. Il y en avait une dizaine qui avaient emporté une flûte ou un tambour. Ils n’ont arrêté de jouer depuis Port-Saïd jusqu’au Havre ; ils se relayaient deux par deux. Ils s’étaient installés juste au pied de la passerelle pour que tous ceux de la cale avant qui avaient le mal de mer puissent les entendre, et tout le temps, la nuit comme le jour, ils tapaient sur la peau et jouaient de la flûte. Tu n’as pas idée de ce que ce peut être cette musique orientale. On croirait qu’ils jouent toujours les mêmes notes, et puis pas du tout. Ça va et ça vient comme une pensée. Quand j’étais de quart la nuit, j’avais des fois des envies de dormir en les écoutant, et d’autres fois envie de pleurer. Par moments, je voulais leur dire de se taire parce que je trouvais que c’était trop stupide de se sentir comme cela le cœur gros. Mais cela me devenait nécessaire et j’écoutais tout de même. Je te raconte des bêtises, mon pauvre vieux.

A Marseille, on n’a fait qu’entrer et sortir. Un officier de la mission anglaise est venu nous dire d’aller au Havre avec les Hindous ; mais les officiers supérieurs qui en avaient assez d’être dans les tiroirs de Blangy et de Muriac, et qui avaient depuis un jour fini leur porto et leur whisky, ont demandé à partir tout de suite. Comme c’étaient des lords, ou bien des types à la hauteur, ils ont débarqué sans attendre et les « subs » ont pris leur place.

Le Pamir a fait tout le tour de l’Espagne et l’Atlantique avec les six cents Hindous qui ont été malades pour de bon, et sont arrivés comme des chiffes au Havre. Fourgues disait que c’est un peu barbare, d’autant plus qu’on n’économise rien sur le parcours, et qu’il faudra au moins un mois avant que tous les mal blanchis puissent aller au front.

Ils étaient trop fatigués. Beaucoup ont failli mourir, ils rendaient du sang. Et puis comme ils ont eu froid, les bronchites et les fluxions de poitrine ont commencé. Pour tout médecin il y avait Fourgues, un point c’est tout ! Il leur a donné du rhum dans de l’eau chaude comme remède, car notre coffre à médicaments a été vite vidé. Nous en avons eu trois qui sont morts, ce qui n’est pas beaucoup, disaient les officiers.

On les a débarqués dans l’Atlantique, avec un sac à charbon au pied pour les faire couler. Nous tous Français, ça nous a fait quelque chose. Mais les autres, ah ! là là ! On voit bien qu’aux Indes la vie humaine ne pèse pas lourd.

Tout le monde a été content de les laisser au Havre. Je me demande ce qu’ils vont faire sur le front. Pour se faire tuer, je crois qu’ils ne renâcleront pas ; mais quand on les a vus grelotter et se serrer ensemble sous la neige fondue de fin février, il est probable que dans les tranchées ils mourront comme des mouches. D’ailleurs on avait un peu peur qu’ils n’aient laissé le choléra dans le Pamir et Fourgues n’aime pas beaucoup ça, depuis qu’il en a vu une vraie épidémie en Chine ; aussi il a été très content quand on nous a envoyés faire du charbon à Sunderland, parce qu’il prétend que le charbon de terre, quoique sale, est encore le meilleur antiseptique connu contre la plupart des maladies.

A Sunderland, on a embarqué trois mille tonnes bien pesées, et l’on n’y a pas mis longtemps. Qu’est-ce que ça va coûter à la France, toutes ces centaines de mille tonnes de charbon qu’il faut acheter à l’étranger. Ça ne sera pas dans les prix doux. Je sais bien que les Boches nous ont raflé les bassins du Nord, mais il y en a d’autres en France ; ils ne suffiraient pas à tout, évidemment ; cependant si on les exploitait, en mettant une économie du quart dans les achats, ça ferait toujours autant qui ne sortirait pas, et notre change ne monterait pas comme il fait. C’est tout de même vexant pour un pays, riche comme le nôtre, de donner de cet argent français, et de voir qu’on vous rend la monnaie avec cinq ou dix pour cent de perte. Ça sera du propre si ça continue. J’ai demandé à Fourgues pourquoi on laissait en terre le charbon qui serait bien mieux en soute ou dans des cheminées ; il m’a répondu que c’est à cause d’une loi de salut public sous la Révolution faite pour empêcher les gains illicites, et que le salut public ne permet pas actuellement de se servir des richesses du sous-sol. « C’est comme à H***, a-t-il ajouté, le sous-sol de la France forme un stock intangible ; il paraît qu’il vaut mieux se ruiner que d’y toucher. »

Ce charbon qu’on a pris à Sunderland, ce n’est toujours pas les bateaux français qui l’auront eu, parce qu’on nous a envoyés à la grande flotte anglaise. Les youms préparaient des expéditions pour l’Afrique, la Mésopotamie et les Dardanelles ; il n’y avait plus de bateaux disponibles et comme la flotte de Jellicoë demandait du charbon à grands cris, nous avons été expédiés d’urgence. Je ne te dirai pas où le Pamir est allé pour trouver la grande flotte, parce que c’est archi-défendu. Les journaux anglais n’ont pas le droit d’en parler, et tu peux être sûr que ma lettre serait censurée ; on ne veut pas que les Allemands sachent où sont les bateaux anglais.

Le Pamir a fait deux fois le voyage de là-haut, à partir de Sunderland. Tu peux dire qu’il y en a, des cuirassés, des croiseurs et tout le reste. Qu’est-ce que c’est, ce que j’ai vu près de Fano à côté de ça ? Rien du tout, mon pauvre vieux. Si les youms n’ont pas encore démarré pour la guerre sur terre, je te prie de croire qu’ils ont quelques bateaux et des beaux.

Seulement, ils ne les éreintent pas. Les escadres restent bien tranquilles au mouillage, et, de temps en temps, quand on décide une sortie vers les Boches, ou que les Boches sortent, on leur saute dessus. Comme cela les machines et le personnel ne sont pas en loques, ainsi que dans l’armée navale française. Tu penses si les officiers anglais, qui s’ennuient ferme entre parenthèses, nous ont invités et questionnés, Fourgues et moi, pendant le charbonnage, parce que nous arrivions de l’autre bout de la guerre. Sans blague, ils ont cru qu’on se payait leur tête quand nous leur avons dit que vous vous baladiez la queue en trompette, les croiseurs et contre-torpilleurs surtout, pendant des quarante et cinquante jours de suite, histoire de boucher l’Adriatique. Ils nous ont demandé si c’était aussi l’habitude dans l’armée française, quand un régiment ne se battait pas, de le faire promener derrière les lignes des quatre ou cinq semaines de suite. Et puis des tas d’autres questions où l’on voyait bien qu’ils n’y comprenaient goutte.

Ça ne veut pas dire qu’elle ne fasse rien, la grande flotte. Les croiseurs et contre-torpilleurs surveillent les côtes d’Angleterre et tiennent la croisière jusqu’en Norvège. On a pitié de voir les tempêtes où ils marchent et l’état dans lequel ils reviennent. Dame, on les laisse reposer. On les envoie dans un port, avec des permissions pour tout le monde, et, tu sais, ça fait une riche différence de turbiner près du pays natal, de sentir qu’on le protège et que, quand la faction est finie, on va passer vingt-quatre ou quarante-huit heures en famille.

Ils sont tous gaillards, sauf que ça les fait un peu bisquer de n’avoir pas pu se donner la grande frottée avec les Allemands. A part ça ils trouvent que la flotte anglaise fait son devoir et ne peuvent pas comprendre qu’on nous fasse trimer comme nous leur avons dit. Ce n’est pas pour te chiner, mon vieux, maintenant que tu travailles dans la marine de guerre et que, comme me disait Fourgues, tu es infecté de son esprit, mais les marins anglais sont un peu plus frais que les tiens. Et puis il faut voir la différence d’âge. Quand tu vas d’un bateau anglais à l’autre avec ton charbon, et que tu causes avec l’un et avec l’autre, on dirait qu’on parle à des copains, même quand c’est un amiral. Sur les croiseurs français le commandant a toujours les cheveux et la barbe blanche, ça le fatigue de grimper les échelles, et il a toujours peur d’en dire trop. Fourgues affirme que les grands chefs c’est encore pire, mais je ne les ai pas vus. En tout cas, pour les contre-torpilleurs, ici on les donne à de tout jeunes de vingt-cinq à trente ans, tandis que là-bas tous ceux que j’ai vus avaient la bonne quarantaine, et le poil poivre et sel. C’est comme ça du haut en bas : dix ou quinze ans de différence. L’entrain est à proportion. Je ne sais pas comment je serai à quarante ans, mais il est certain que je la trouverais saumâtre, avec des rhumatismes ou une bonne maladie de foie, d’être planté sur un contre-torpilleur où l’on est rincé du 1er janvier à la Saint-Sylvestre et de commander pour tout potage à soixante-dix hommes. Tandis que, si on me le donnait maintenant, tu parles si je serais content, et si j’irais de l’avant, et je m’en moquerais d’être trempé jusqu’aux os, puisque je saurais qu’entre quarante et cinquante, si j’ai bien servi, je commanderais à une escadre, à des milliers d’hommes, à des tas de bateaux… J’ai peut-être tort et les Anglais aussi, mais je voudrais bien que tu m’expliques pourquoi ce n’est pas pareil chez nous et chez eux.

Je t’ai dit que le Pamir avait fait deux voyages entre Sunderland et la grande flotte. Au deuxième on nous a envoyés au diable vauvert tout à fait au Nord, au beau milieu des îles, où il y avait un temps de chien, et le Pamir a charbonné des flottilles de destroyers et d’éclaireurs. Ceux-là sont tout le temps en route (avec tout de même des repos en Angleterre) vers les eaux allemandes, et ils disent que les Boches ne sortiront jamais pour une vraie grande bataille, mais que ce n’est pas la peine d’essayer de les tirer de leurs trous, parce que leur côte est pourrie de mines et de sous-marins, et que le jeu n’en vaut pas la chandelle, puisqu’on sauterait avant d’avoir pu approcher. Quoique ce ne soit pas ce que disent les journaux anglais et français, je pense qu’on peut les croire ceux-là qui en viennent. « S’il y a une bataille sérieuse, disent-ils, ce sera une surprise et pas autre chose, mais pas parce que nous l’aurons voulu. » Les Boches, paraît-il, seraient renseignés d’Angleterre même, où il reste un tas de leurs compatriotes en liberté, et dès qu’un bateau anglais sort au large, Berlin est prévenu ; tandis que, quand les Allemands viennent bombarder les côtes anglaises, on le sait quand les obus tombent.

Ils disent aussi que l’Entente est trop bonne de respecter les eaux territoriales neutres, et que les Allemands ne se gênent pas, pour se faufiler de Kiel à Ostende ou à Bruges, à emprunter les eaux danoises ou hollandaises. Ça me rappelle ce que j’ai vu sur les côtes d’Italie, à notre premier charbonnage de l’armée navale française. Pendant que nos croiseurs et contre-torpilleurs arrêtaient les bateaux au large, le Pamir a croisé, à toucher la côte italienne, des flottes de bateaux qui remontaient à Trieste ou par là, et ils étaient bien chargés, tu peux m’en croire.

Si c’est ça le blocus qu’on fait contre les Boches, ils ne sont pas près de crier « Kamerad ». Je voudrais bien que tu me dises aussi combien de cargaisons de contrebande l’armée navale a saisies ? Je te pose des tas de questions, mais c’est parce que tu m’as écrit dans ta dernière lettre que cela t’intéressait de savoir ce qui se passe hors de ton Auvergne.

Comme tu as ajouté que mon esprit se forme avec la guerre, je m’adresse à mon ancien enseigne de vaisseau, s’il vous plaît, pour me former la jugeotte. Quant à moi, je te raconte tout ce qui me vient sous la plume, tout comme je faisais quand tu disais que je te parlais à la coche. C’est déjà bien joli que j’aie appris à écouter. Bon Dieu ! ce que je pouvais être stupide, il y a seulement deux ans. Mais Fourgues prétend aussi que je me forme.

Il m’a tout de même joué un sale tour ce farceur-là. Depuis qu’on est revenu à Newcastle, il m’a vissé à bord et est allé prendre l’air à Londres. Il faut te dire que nous avons reçu, en revenant d’Écosse, un de ces petits ouragans de printemps qui a mis deux chaudières en bottes, et desserré les manchons de notre arbre cassé, qu’on trimballe depuis le mois d’août. Alors, comme le Pamir n’avait pas dételé depuis Alexandrie, Fourgues a dit qu’il ne marchait plus, qu’il voulait qu’on fasse passer le bateau au bassin, qu’on visite sa coque, qu’on retube les chaudières et qu’on change l’arbre de couche. Les youms voulaient le renvoyer encore une fois là-haut, avec trois mille tonnes de charbon pour la flotte, mais Fourgues a répondu qu’un vieux renard comme lui savait quand un bateau en a sa claque, et qu’il ne tenait pas à ce que le Pamir reste en panne, comme un idiot, attendu que c’est lui Fourgues qu’on attraperait et pas les autres.

Pour qu’on lui fiche la paix, il a pris le train le soir même. Pendant qu’il faisait sa valise, il m’a appelé dans sa cabine :

— Tiens, petit, voilà un papier. Je te laisse le commandement du Pamir et de toute la boutique. Tu le feras rentrer au bassin et remettre à neuf. Je verrai si tu sais te débrouiller. On m’a fait le même coup à Melbourne sur mon bateau d’alors, quand j’en savais moins long que toi. Quand la coque sera repeinte, les chaudières retubées et l’arbre remplacé, tu me télégraphieras au Charing Cross Hotel, à Londres. Je te donne dix jours. Débrouille-toi.

— Mais, commandant, à qui faut-il que je m’adresse ?

— Tu as une langue et tu es commandant. Moi je vais faire du raffût à Londres pour avoir la T. S. F., et si l’armateur ne veut pas, j’irai à Paris. Mais tu m’entends, je ne veux pas entendre parler du Pamir avant de recevoir le télégramme : « Paré ». C’est compris !

— Bien sûr, commandant, mais…

— Tara-tutu ! Voilà les clefs, les papiers, les chèques et tout. Si tu es paré dans dix jours, je m’arrangerai pour te faire passer capitaine au long cours, parce qu’alors on pourra te donner une barque à toi tout seul. Sinon, mon petit, barca !

Il m’a serré la main et est parti. Alors, depuis quatre jours je me débrouille, mon vieux. C’est comme si l’on t’avait donné le commandement de l’Auvergne. Ce n’est tout de même pas la même chose d’être le maître ou bien d’obéir. Il y a des tas de trucs où il faut prendre des initiatives, au lieu d’écouter et d’exécuter. Avant, c’était moi qui disais que Fourgues avait parfois la main un peu dure, mais je crois bien que, pour que ça marche, il faut avoir l’œil partout et ne pas rater les gens. Je suis tout le temps en bleu de mécanicien à fouiner près des chaudières et dans le tunnel de l’hélice. Ça avance. Le Pamir a été gratté et l’on passe aujourd’hui la deuxième couche de peinture. Il y a déjà une chaudière et demie de retubée. Fourgues a bien calculé son affaire. Ça peut être fini en dix jours, en ne perdant pas une heure. On en met. L’équipage va bien. Tu sais ce que c’est un bateau qu’on a dans le sang. Et puis, quand on voit qu’on sert à quelque chose… Ah ! mon vieux copain ! Si l’on est paré en dix jours, le roi ne sera pas mon cousin.

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