L'odyssée d'un transport torpillé
QUATRIÈME PARTIE
Baltimore, États-Unis, 16 juillet 1916.
Mon vieux copain,
C’est tout de même rigolo qu’à deux années d’intervalle je passe le 14 juillet aux États-Unis. Seulement, cette fois-ci, tu n’es pas là, et il n’y a guère de chance que nous tombions en collision. Je me demande si je te trouverais changé, depuis le temps ! Peut-être que je ne te reconnaîtrais pas, puisque tu t’es rasé la moustache pour faire comme tes camarades. Ce que tu dois le faire à la pose, mon vieux, depuis que te voilà catalogué dans la marine de guerre, mais ça ne prendra pas avec moi. D’ailleurs, je ne suis plus le petit gringalet à qui tu flanquais des bourrades pour voir si je tenais sur mes quilles, j’ai une barbe de missionnaire et ma fiancée dit que j’ai forci et que maintenant j’ai l’air d’un homme. Voilà pour le physique. Pour le reste, c’est encore pire. Faut croire que deux ans de turbin comme celui du Pamir, tout ce qu’on voit et tout ce qu’on entend, ça met du plomb dans la tête. A La Rochelle ils m’écoutaient tous comme un oracle, même les vieux, ce qui est plutôt le contraire d’il y a deux ans ! Dame, écoute ! On a réfléchi un peu et on a sa jugeotte. Dans le temps, j’allais à la va-comme-je-te-pousse, je me fichais de tout, je trouvais que tout était simple pourvu que j’aie de quoi manger et les pieds au sec sur la passerelle quand on recevait de la flotte. Maintenant, je vois mieux le pourquoi et le comment, je trouve que c’est plus compliqué et il y a des fois où je pense que je serais bien embarrassé si je devais donner des ordres pour la guerre. C’est l’âge qui vient, la maturité comme ils disent. Alors je me rends compte que plus ça ira, plus ça ne fera que croître et embellir et si jamais j’ai de vraies responsabilités, je serai bien trop vieux et je m’empêtrerai dans un tas de considérations qui m’empêcheront d’agir. Après deux ans de guerre, c’est une conclusion dont je suis sûr ; tous les chefs et manitous sont trop vieux, et ce qui me dégoûte, c’est qu’il y a des chances que j’en fasse autant. Tout le monde n’est pas Fourgues, qui a bientôt la cinquantaine et se décide en cinq secondes parce qu’il encaisse les responsabilités. Mais, pour un comme celui-là, il y en a cent qui sont des chiffes, et le pays pâtit de tout cela.
Tu te demandes si le cafard me prend, de te raconter des balivernes, au lieu des histoires du Pamir qui te distraient, me dis-tu. Le 14 juillet loin de France, sans un copain pour tailler une bavette, ça me flanque des papillons noirs. Fourgues et Villiers, qui sont bien gentils, ont essayé de me distraire au music-hall de Baltimore, mais tout ça m’embête. Et puis la barbe ! je ne vais pas continuer et je reviens à mes moutons.
J’ai pu aller à La Rochelle ; nous t’avons envoyé une carte postale, ma fiancée et moi. Après quinze jours à Bilbao, le Pamir a été envoyé au Boucau pour vider son minerai. C’est une sale rade, où on roulait bord sur bord avec une houle de rien, et où il y a une mauvaise tenue sur le fond. Comme Fourgues a vu qu’on serait long à nous décharger, vu qu’il n’y a pas le matériel qu’il faut, il m’a laissé filer à La Rochelle, et je n’ai pas demandé de détails. J’étais bien content que ça aille vite sur le chemin de fer, mais je me demande ce que durera cette facétie de boulotter du charbon pour les voyageurs en balade, au lieu de le garder pour les soldats et les armées. Quand j’ai dit ça, on m’a dit que le pays rouspèterait si l’on faisait des restrictions. C’est un raisonnement de pantoufles, on sera obligé d’y venir tout de même, et alors le gouvernement aura l’air d’y être forcé et de n’avoir rien prévu, tandis que, s’il commençait tout de suite, personne ne serait étonné. On en a vu d’autres depuis la guerre, et le pays a les épaules assez solides pour qu’on lui dise la vérité. Seulement, c’est la consigne de dire que tout va au mieux et qu’on ne sera jamais obligé de faire comme les Boches. J’ai vu au patelin des tas d’amis qui racontaient les histoires des journaux censurés qui disaient que tout arrive très bien, qu’on a tout ce qu’il faut, que c’est l’affaire de trois ou quatre mois. D’où est-ce qu’ils sortent, tous ceux-là ? Ils n’ont qu’à y venir et ils verront bien. C’est comme les sous-marins boches ! Là-dessus, mon vieux, nous, de la mer, nous n’avons qu’à nous clore le bec. Tout le monde le sait mieux que nous. Pendant deux ou trois jours, au patelin, j’ai dit ce que je pensais, mais je me suis ramassé parce qu’on m’a démontré par a plus b que les sous-marins c’était de la blague.
Tout ce que je racontais, histoires de mer, voyages, et tout ce que j’avais vu, on m’écoutait et c’était flatteur. Même pour l’histoire de la Mer-Morte on trouvait ça très intéressant ; bref, c’était tout comme des concierges lisant un roman et voulant des détails sensationnels. Mais quand je disais que la Provence, la Ville-de-la-Ciotat, la Lusitania, et toute la séquelle c’est le commencement, on disait que j’étais pessimiste et qu’on coulait des tas de sous-marins, qu’il était officiel qu’ils n’en auraient plus, et qu’en tout cas, il n’y avait qu’un millième du trafic coulé et que ça ne comptait pas. Le plus bête, c’est que j’étais obligé d’en dire autant à ma fiancée, sans quoi elle se serait mangé les sangs. Elle m’a fait jurer de faire attention et que les sous-marins ne sont pas dangereux, d’avoir toujours ma bouée de sauvetage sur les épaules. J’ai tout juré. Quand elle pleure, je ne sais plus où me mettre. Je ne lui ai pas avoué que le Pamir n’a ni T. S. F., ni canons, qu’il n’était pas près d’en avoir et que, si l’on rencontre un sous-marin, tout ce qu’on pourra faire, ça sera de souffler dessus pour voir s’il éternue. Comme je ne suis resté que cinq jours, les papiers n’étaient pas prêts, on n’a pas pu se marier. Nous avons décidé que ce serait pour la prochaine fois, même si je n’ai que quarante-huit heures de permission. J’ai mis quinze cents francs de côté que je lui ai passés, et elle va arranger tout ça, mobilier et trousseau, pour nous installer dans une petite maison à deux ou trois cents mètres de chez ses parents. Enfin, mon vieux, quoique ça ait été plutôt dur de se quitter à la gare, on sera marié avant un an, j’espère. Fourgues m’avait dit que je pouvais compter sur huit jours, mais le déchargement a été très vite au Boucau à cause que le beau temps est revenu, et j’ai reçu le cinquième jour un télégramme qui me disait de rejoindre Saint-Nazaire au trot, parce que le Pamir allait y toucher le surlendemain et que sans doute on allait filer pour l’Amérique. J’ai été plutôt sidéré de cette destination, parce que le Pamir avait plutôt pris l’habitude de roulailler autour de l’Europe, mais il faut que les marins s’attendent à tout. Ma fiancée m’a bourré ma valise de confitures et m’a fait un gros paquet de faux-cols, de mouchoirs, de chaussettes et de chemises. Marguerite a brodé sur tout cela de chouettes initiales et a ajouté des pochettes en soie, des bretelles de couleur, des cravates idoines. Ce que je suis faraud, mon vieux ! Villiers en crève, lui qui passe son temps chez le chemisier pour lever des lingeries multicolores.
A Saint-Nazaire, je n’ai trouvé personne, sauf une lettre chez l’agent de la compagnie où Fourgues me disait de rejoindre à Boulogne parce qu’on y avait réexpédié le Pamir et qu’il m’y attendait le dimanche suivant. Tu vois si je me suis trouvé cruche d’avoir cavalé de La Rochelle sans prendre le temps de souffler, d’autant plus que ça ne me faisait que quarante-huit heures de délai et que je ne pouvais retourner au patelin. Alors je me suis arrêté une journée à Paris. Il y a un gendarme qui m’a arrêté en gare de Nantes et un autre dans le métro de Paris pour savoir ma situation militaire, parce que j’étais en civil. Si j’avais su, j’aurais fait tout le voyage avec l’uniforme de la compagnie ; tout le monde en France vous regarde du coin de l’œil et dit des choses déplaisantes quand on n’a pas de tenue militaire.
J’ai trouvé le Pamir à Boulogne dans le bassin Loubet, en train de charger du vieux matériel anglais usé sur le front en France : des wagons, des canons, des automobiles, des hangars, de la ferraille, qu’on allait réparer en Angleterre.
Fourgues m’a expliqué que le Pamir devait bien aller en Amérique pour chercher des barres d’acier pour faire des obus en France, mais que cette commande-là ne devait pas être prête avant un mois, et qu’on en profitait pour nous faire bricoler un petit peu dans la Manche. Comme bricolage, c’était plutôt du travail important, attendu qu’on a fait deux voyages aller et retour, et que chaque fois on a pris en Angleterre deux cents à deux cent cinquante châssis de camion ou d’automobile tout neufs pour le front de France. Ils commencent à démarrer sérieusement, les Anglais. Ils y ont mis le temps, mais ce n’est pas tout à fait la même chose que quand nous y avons passé la première année de la guerre. Je ne sais pas combien il leur faudra de temps pour entraîner leur nouvelle armée, et en faire des soldats et des officiers, mais pour ce qui est du matériel, ça se pose un peu là. Tu n’as pas idée du trafic qui peut passer entre l’Angleterre et la France ; tous les ports reçoivent : Calais, Boulogne, Fécamp, Le Tréport, Dieppe, Le Havre, Rouen, Caen, sans compter les petits. Et ils sont chargés, ceux-là ! A peine arrivé en Angleterre, ça ne faisait pas long feu, le Pamir était collé à quai, on lui extirpait sa camelote et on lui en fourrait d’autre. Ça durait plus longtemps en France, mais ça va tout de même un petit peu mieux que l’an dernier. Oh ! ça n’est pas le rêve, et tu te demandes souvent ce que fabriquent les bateaux et les wagons vides ; enfin, dans quatre ou cinq ans, les officiels et les Lebureau regarderont peut-être leur montre au lieu d’empiler du papier.
Enfin, on est parti pour Baltimore, avec quelques dizaines de caisses d’exportation française ; des tissus, des articles de Paris, pas grand’chose. Quand je pense que les Allemands continuent à envoyer leurs catalogues et leurs marchandises dans le monde entier, par l’intermédiaire des neutres, et qu’on trouve moyen de faire filer un Pamir de trois mille tonnes avec à peine deux ou trois cents tonnes de pacotille, je trouve que ce n’est pas la peine de chanter dans les journaux qu’il faut faire des économies. Ce petit voyage d’Atlantique aura coûté quelque vingt mille balles à la princesse, qu’elle aurait pu récupérer en partie. Et c’est partout comme ça. On peut préparer un nouvel emprunt ; Fourgues dit que c’est économiser sur les centimes et jeter les milliards à l’eau.
Villiers et Fourgues ont passé leur temps à s’attraper pendant la traversée, à table, en discutant tout ce qui arrive depuis deux ou trois mois : la rébellion d’Irlande, la retraite de Mésopotamie, l’affaire du Jutland, la mort de Kitchener, sans compter nos histoires à nous. Au début, Fourgues tenait un peu la dragée haute à Villiers, parce qu’il croyait que l’autre le contredisait pour le faire monter à l’arbre, et il lui a dit deux ou trois fois que ça suffisait, et qu’il était inutile de continuer sur ce ton-là. Mais ça c’était en Méditerranée, quand Villiers est venu à bord avec ses cravates et ses mains soignées. Comme il a reclinqué la machine en deux temps, trois mouvements, et que tout marche sur des roulettes, Fourgues a compris qu’on ne pouvait pas la lui faire, et que c’est chic d’avoir un officier sur qui on peut compter. Maintenant il lui demande son avis sur des tas de questions techniques. Mais pour les grandes discussions navales et politiques de la guerre, ils se bousculent comme des chiffonniers ; ils sont au fond du même avis, mais je commence à croire que ça les amuse de se chamailler. Villiers a une petite manière de discuter avec une voix calme, comme s’il avait peur de déranger sa raie ou son faux-col. Fourgues essaie de tenir le coup et il dit :
— Eh bien ! Villiers, causons tranquillement ; on n’est pas du même avis, mais ça fera du bien à ce petit-là d’entendre vos raisonnements.
Le petit, c’est moi. Depuis que Villiers est arrivé, Fourgues m’a mis dans le tiroir, parce que je n’ai pas l’estomac à lui tenir tête. Et puis, il m’en veut, parce que je ne me suis pas marié à La Rochelle. Il me répète que je suis un tire-au-flanc, que la prochaine fois il ira avec moi à La Rochelle et me conduira à la mairie en sortant du train. Si ça doit me faire rappliquer plus tôt, je ne demande pas mieux.
Donc je les écoute, sans être forcé de répondre. Quand Villiers est optimiste, Fourgues dit que tout est fichu ; quand Villiers est pessimiste, Fourgues dit que les Alliés n’ont pas raté une seule bêtise, et que du moment que les Boches ne les ont pas eus, on tient le bon bout et on leur rentrera dedans. Seulement, il dit tout cela en rugissant, parce qu’après cinq minutes il ne peut pas tenir le coup devant l’impassibilité de Villiers.
Je crois qu’à chaque repas ils ont parlé de cette histoire du Jutland : savoir qui était battu, quels étaient les résultats, etc. Villiers est en relations avec des tas d’officiers-mécaniciens de la marine de guerre, qui ont passé comme lui aux Arts-et-Métiers, et puis il a l’habitude des chiffres et de la précision. Il dit que des histoires comme le Jutland, ça fait du tapage dans les journaux et dans les discours, mais qu’au fond ça ne sert exactement à rien. Fourgues, lui, est pour taper sur les Allemands toutes les fois qu’on peut, et il dit que, si les Anglais avaient pu démolir la flotte allemande tout entière, la guerre serait bien avancée. Villiers répond que ce n’est pas vrai du tout, que, même si tous les gros bateaux allemands étaient au fond, leurs côtes seraient défendues aussi bien par les canons et les mines et les sous-marins et les zeppelins, et que les Anglais n’en approcheraient pas davantage ; il dit aussi que, même si les Allemands avaient perdu tous les gros bateaux, ça ne changerait pas un iota à la guerre sous-marine, et que les sous-marins nous empoisonneraient autant ; que les cuirassés, c’est de l’histoire ancienne, comme qui dirait les canons qui se chargent par la gueule ; qu’il n’y avait plus, dans l’avenir, que les sous-marins, les mines, les navires légers qui feraient du vrai travail, comme cette guerre le démontrait. Quoique je sache que c’est plutôt l’avis de Fourgues, il répondait, rien que pour tenir tête, que tant qu’un côté ferait des gros bateaux, l’autre était obligé d’en faire. Mais Villiers n’a pas été collé, il a demandé avec quoi le Gambetta, l’Océan, le Cressy, le Hogue, l’Aboukir, le Bouvet, le Hampshire, et toutes les autres grosses barques avaient été coulées : pas par des gros navires, mais par des torpilles qui coûtent vingt mille francs au plus et envoient trébucher des cuirassés de cinquante millions et plus ; que si chaque bateau de cinquante millions avait servi à faire par exemple vingt-cinq sous-marins torpilleurs ou porteurs de mines, les Alliés en auraient peut-être un millier et les Allemands pourraient avoir tous les dreadnoughts du monde, ils n’oseraient pas mettre le nez dehors ; et qu’inversement, si les Allemands avaient cinq cents ou mille sous-marins au lieu de gros bateaux, ils nous rendraient la vie intenable sur mer, mais que, comme ce ne sont pas des gens qui s’obstinent dans de mauvaises voies, ils auront vite compris que le sous-marin et la mine étaient l’arme maritime, et allaient en sortir comme des petits pâtés. Fourgues m’avait assez répété cette histoire-là pour que je sache que Villiers avait fait mouche ; mais il a voulu ergoter. Alors Villiers lui a dit un soir :
— Je vous apporterai demain un calcul de ce qu’a coûté la bataille du Jutland, d’après les comptes-rendus officiels qu’on a eus au départ d’Angleterre, et vous verrez si ça vaut la peine de construire de gros bateaux.
Il est revenu le lendemain avec son topo au déjeuner, et Fourgues s’est ramassé. Villiers m’a permis de le recopier pour te l’envoyer. Il l’a mis à jour avec les derniers tuyaux qu’on a eus en Amérique et il n’y a pas à dire, on ne peut pas sortir de là, c’est des chiffres. Voilà le topo. Je te le copie tel quel, comme l’a arrangé Villiers.
COUT DE LA BATAILLE DU JUTLAND
Le total de l’argent perdu dans la bataille du Jutland se divise en cinq parties :
1o Navires anglais et allemands coulés ;
2o Réparations des navires avariés ;
3o Dépenses de l’artillerie ;
4o Dépenses de charbon et accessoires ;
5o Capital représenté par les hommes noyés et les pensions aux ayants-droit.
Chapitre I. — Navires coulés.
Allemands | ||
Francs | ||
| Derfflinger | 60 |
millions |
| Lützow | 60 |
— |
| Kaiser | 60 |
— |
| Hindenburg | 60 |
— |
| Pommern | 30 |
— |
| Elbing | 10 |
— |
| Wiesbaden | 10 |
— |
| Rostock | 10 |
— |
| Frauenlob | 6 |
— |
| Neuf destroyers (en tout) environ | 27 |
— |
| Un sous-marin | 2 |
— |
—— |
||
| Total allemand | 335 |
millions |
Anglais | ||
| Invincible | 50 |
millions |
| Indefatigable | 50 |
— |
| Queen Mary | 60 |
— |
| Black-Prince | 30 |
— |
| Warrior | 30 |
— |
| Defence | 35 |
— |
| Huit navires légers (en tout) environ | 25 |
— |
—— |
||
| Total anglais | 280 |
millions |
—— |
||
| Total général des navires coulés | 615 |
millions |
Chapitre II. — Réparations de navires avariés.
Le nombre des navires avariés est de beaucoup supérieur à celui des navires détruits. Quelques-uns sont certainement inutilisables et représentent la perte sèche de leur valeur. Il est impossible de déterminer le prix de la réparation des autres, mais on ne doit pas être loin de la vérité en estimant ce chapitre à environ le tiers du chapitre des destructions totales, soit environ 200 millions, qui, ajoutés au premier total, font environ 800 millions.
Chapitre III. — Dépenses de l’artillerie.
Il y avait cinquante gros navires environ engagés dans la bataille, armés de canons de 305, 340 ou 380, en nombre variable. En admettant le nombre moyen de 10 canons par bateau, tirant deux coups à la minute et d’un prix moyen de 3.000 francs par coup, cela fait 50 × 10 × 2 × 3.000 = 3 millions de francs par minute. En totalisant les minutes de tir et en admettant 45 minutes pour l’ensemble, cela ferait 3 × 45 = 135 millions. Si l’on ajoute le tir de l’artillerie moyenne, les canons éclatés ou à changer, on peut admettre un total d’artillerie voisin de 150 millions, qui, ajoutés aux autres, font 950 millions.
Chapitre IV. — Dépenses de charbon et accessoires.
Un gros navire à toute vitesse brûle environ 1.000 tonnes par jour à environ 50 francs la tonne (sinon plus), soit 50.000 francs en un jour. On peut considérer que l’ensemble des opérations à grande vitesse et chauffe activée a duré au moins un jour, soit 2 millions et demi pour les gros bateaux seuls ; si l’on ajoute le charbon des petits bateaux, cela fait bien 3 millions. Les usures de chaudières, de dynamos, de mécaniques autres que celles provenant d’avaries de combat, font bien monter ce total à 20 millions, qui, ajoutés aux 950 précédents et en arrondissant pour les imprévus, constituent un total d’environ 1 milliard pour le matériel seul.
Chapitre V. — Capital représenté par le personnel.
Certains bateaux n’ont eu qu’un ou quelques hommes sauvés. Le nombre total des morts excède assurément 10.000 hommes. Beaucoup de blessés aussi, les uns définitifs, les autres à moitié mutilés. En admettant un total de 20.000 personnes pour qui l’État doit payer une pension, soit à eux, soit à leurs ayants-droit, et mettant une moyenne de 10.000 francs par pension annuelle, on arrive à 20 millions d’arrérages annuels, soit, au taux de 5%, un capital immobilisé de 400 millions. Il est impossible d’apprécier la valeur intrinsèque que représentent les 10.000 tués et les 10.000 blessés, tous pris parmi les plus valides des deux nations, non plus que les ruines engendrées par leur mort dans les familles ; mais on n’est pas loin de la vérité en posant à 500 millions le total de la perte humaine, ce qui, ajouté au milliard précédent, met les quelques heures de la bataille du Jutland à 1 milliard 500 millions environ.
Voilà le topo de Villiers. Pour la forme, Fourgues a voulu chicaner sur tous les articles, mais Villiers était solide au poste, parce qu’il avait calculé tout cela d’après des revues techniques qu’il avait prises en France et en Angleterre, et il a dit qu’il était resté plutôt en dessous de la vérité, vu que les bateaux coûtent toujours plus cher qu’on ne le dit officiellement, qu’en temps de guerre le charbon, les obus et tout montent de semaine en semaine, et qu’il était bien gentil d’avoir pris du 5% au lieu de 9% pour les pensions.
— D’ailleurs, commandant, ce n’est pas la question d’ergoter sur cent millions de plus ou de moins. Mettons n’importe quel prix entre un et deux milliards. Voulez-vous me dire si cela aura avancé la guerre d’un quart de seconde ?
— Mais enfin si on avait pu assommer les Boches et leur bousiller toute leur flotte…
— Ça aurait fait trois ou quatre ou cinq milliards parce que les Anglais auraient écopé aussi, et puis après ?
— Eh bien ! les Anglais n’auraient plus qu’à rentrer au port et à se chauffer les pieds au lieu d’être sur le qui-vive et mener une vie de chien à cause des gros bateaux allemands.
— C’est justement ce que je voulais vous faire dire, commandant. Je vous fais la partie belle. J’admets que la grande flotte allemande soit détruite. Est-ce que cela diminuera d’un seul le nombre de leurs sous-marins ? Est-ce que leurs mines ou batteries ou torpilles ne nous empêcheront pas aussi bien d’approcher leurs côtes ? Est-ce que nous aurions un seul bateau de commerce de plus sur l’eau et un seul de moins coulé ?
— Oui, oui, oui ! Mais tant qu’ils ont des gros bateaux, il faut en avoir contre eux.
— Je n’en suis pas d’accord. Il nous suffirait d’avoir des centaines de sous-marins pour les empêcher de sortir de chez eux ou de les traquer sur l’eau comme ils font pour nous.
— Mais enfin leurs navires cuirassés couleraient nos cargos à nous.
— Où avez-vous vu que les cuirassés de combat et les croiseurs de bataille fassent la guerre de course ? Ils sont trop délicats et ne peuvent pas emporter de charbon pour tenir longtemps la mer. Ce sont les navires légers ou les sous-marins qui font la chasse au trafic.
— Bref, où voulez-vous en venir ?
— A ceci : que le gros bateau ne sert plus à rien, qu’à faire dépenser des milliards en quelques heures sans que personne s’en trouve ni mieux, ni plus mal. Cela me paraît limpide. Tandis qu’un bon sous-marin, qui coûte deux millions, emporte six ou huit torpilles et des canons, peut couler ses huit ou dix cargos dans le mois avec un peu de veine. Même s’il y reste, il a fait sa force, parce que vingt ou trente mille tonnes de blé, de charbon, d’acier ou de caoutchouc sont au fond de l’eau. Voilà qui embête l’ennemi. Ça fait moins de bruit dans les journaux, mais c’est le vrai travail de guerre, et, dans cette guerre-ci la victoire sera à celui qui fera le plus de mal à l’autre dans le plus bref délai. D’ailleurs, ç’a toujours été comme ça et je ne comprends pas qu’on ne l’ait pas encore compris cette fois-ci.
Je n’en finirais pas de te raconter leurs palabres là-dessus. Il y a de quoi d’ailleurs, la question en vaut la peine, et je serais bien aise que tu me fasses une tartine sur ta façon de penser. Toi qui es sur un dreadnought, tu dois trouver saumâtre que je t’écrive des choses pour vilipender ta partie, mais entre nous deux on n’en est pas à faire des chichis. Sans blague, j’attends ta réponse.