L'odyssée d'un transport torpillé
5 octobre 1914,
Port de K***, Méditerranée.
Mon cher ami,
Alors toi aussi tu as été extrait de ta barque, comme Blangy ? Entre parenthèses je n’ai rien reçu de lui, pas même une carte. Sa flemme l’aura repris. Tout de même, je voudrais bien te voir sur ton cuirassé, dans une tourelle double, au poste de veille pendant douze heures sur vingt-quatre. Ce que tu dois t’ennuyer, mon pauvre vieux, toi qui me racontais, à La Nouvelle-Orléans, que tu allais bientôt commander un voilier du Chili. « Et vire de bord par-ci, et largue les écoutes par-là ! » Je t’entends encore. Te voilà canonnier. Ils doivent avoir besoin de bons observateurs sur ton cuirassé ; et je me rappelle qu’avec le sextant et la table de logarithmes, tu nous faisais la pige à tous ; le point en douze minutes, à un demi-mille près, telle était ta devise… Et puis, ça doit te gêner de ne pas pouvoir fumer ta pipe. Bah ! faut pas te frapper. Comme hourque, le cuirassé Auvergne est un peu là ; c’est le dernier cri, je l’ai vu lancer : tu dois être plutôt bien logé. Et puis, un de ces quatre matins tu enverras quelques pruneaux bien soignés aux Austro-Boches, du côté de Pola ou de Cattaro. Vous n’allez pas les rater, hein ! comme le Gœben et le Breslau. Tout compte fait, je ne te plains pas.
Quant au Pamir, on l’a laissé tanguer sur sa bosse pendant dix jours au Maroc. Nous roulions bord sur bord, malgré nos cinq mille balles de coton. Je n’aurais pas cru qu’il y a tant de levée sur cette sacrée côte. Je te recommande ça pour embarquer du matériel. Faut avoir l’œil et le bon, sans quoi tu te démolis tes palans, ton mât de charge et tout le bazar, et tu reçois le ballot en pleine figure. Ce qu’il y a de plus bête, c’est quand il n’y a pas un nuage, ni un brin de brise, et qu’il t’arrive du large des rouleaux et des rouleaux comme des maisons. Les meubles, l’office, les livres, tout dégringolait par terre. Par calme plat, tu croirais faire la mousson d’Indo-Chine.
Ils ne savaient pas quoi faire de nous, là-bas. Fourgues ne voulait plus mettre le pied à terre tellement il en râlait d’être chez les bicots au diable vauvert, pendant que les autres travaillaient en France. Quel aria pour avoir du charbon ! Il y avait sur rade un bateau allemand, un grand patouillard de la Wœrmann qui était resté épinglé lors de la mobilisation, les cales pleines et le charbon plein les soutes. Il n’y avait qu’à prendre. Ah ! ouah ! Défense de toucher au boche, pas même d’y prendre une bosse ou un prélart. Il était sacré. Il portait des bananes, des arachides ; tout ça a pourri sur place, et ça se sentait à deux milles.
Tout de même, Fourgues a fait tellement de musique pour avoir du charbon, qu’on lui en a passé. Nous ne pouvions même pas aller jusqu’à Gibraltar ! Nous avons pris dans un tas destiné au corps expéditionnaire, sur le quai. Ce qu’il a fallu de papiers, tu vois ça d’ici. Et puis on nous a compté les sacs, juste pour arriver à destination. Si le Pamir avait mis un jour de plus, il restait en carafe comme un voilier sur l’Équateur.
Un jour, on nous a dit de filer dare-dare sur Oran, pour embarquer des troupes d’Algérie. Au dernier moment, contre-ordre ! Deux jours après, ordre de partir pour Dakar, et de nous mettre aux ordres de la marine là-bas. On appareille, l’ancre n’était pas à poste, qu’on nous signale de mouiller où nous sommes. Cinq jours passent. Pas de nouvelles. Pas de lettres du pays. Le cafard venait, Fourgues restait dans sa chambre, à faire des réussites en jurant comme un païen. Moi, je faisais des conférences aux réservistes sur les drains, les soupapes. Muriac se serait plutôt amusé de m’entendre expliquer la mécanique. Le reste du temps, je jouais de la mandoline, mais l’enthousiasme n’y était pas. Et puis, il faut de la bonne volonté pour faire du crin-crin en s’accrochant au mur toutes les dix mesures pour ne pas s’affaler au roulis. A la fin, je jouais couché ! Un beau matin, on nous ordonne d’appareiller au trot et de faire route pour T***, à vingt milles dans le Nord. C’était pour embarquer une tribu d’Allemands expulsés du Maroc. Sale besogne, mais tout de même on était content de se dégrouiller. Mais quel infect mouillage que celui de T***. La côte droite, rade foraine, pas de tenue, de la houle, et une barre pleine de cailloux. Ça va bien. On commençait à savoir ce que c’était de rouler bord sur bord.
Il y avait à terre une cinquantaine de Boches, avec toutes leurs cliques et leurs claques. Mobiliers, pianos, des malles haut comme ça, un déménagement, quoi ! Ils se conservent bien, les Allemands au Maroc. Tous avaient dépassé l’âge militaire ; c’était écrit sur leur état civil, le plus jeune avait cinquante ans. Toi qui es physionomiste, tu lui aurais tout de suite donné trente-cinq ans. Mais les autorités nous ont ordonné de les traiter avec égards, rapport à un article du droit international, et qu’il fallait les loger non comme des prisonniers, mais comme des passagers en surveillance. Fourgues, qui n’aime pas les micmacs, a dit qu’il n’allait pas déménager l’équipage pour des Boches, et qu’ils s’installeraient sur le pont. Alors on lui a répondu de construire des abris de bois sur le pont, pour faire des dortoirs et des cabines. Il a dit qu’il n’avait pas de bois pour ça. On lui a envoyé des planches, des madriers tout neufs, avec des charpentiers militaires, et en quarante-huit heures tout le pont, depuis la cheminée jusqu’au tableau arrière, a été recouvert d’une belle cabane. On aurait dit un bateau-lavoir.
Tout ça n’était rien. Il y avait les meubles de ces messieurs, de quoi remplir un train. Les Allemands ne voulaient pas qu’il y ait de casse. Fourgues voulait les mettre en vrac, sur l’avant, amarrés avec des ficelles au-dessus du grand panneau.
— Tu vois, petit, — me disait-il en tiraillant son bouc, — il n’en restera pas gras de leurs fringues, si on rencontre un bon coup de S.-O. dans le derrière. Ça sera toujours assez bon pour faire des allumettes.
Le malheur, c’est qu’à la première fournée de déménagement, il y avait un piano. On l’élingue et on le hisse au bout du palan. Malgré le roulis, il ne rentre pas trop mal, et le voilà au-dessus du panneau. Au moment de descendre, voilà que le câble s’emberlificote sur la poupée du treuil et s’arrête, mon piano restant en l’air. Trois bons coups de roulis arrivent, mais là, tout le monde se cramponne pour étaler la pelle. Le piano fait la balançoire un coup, puis deux, et bing ! sur le bastingage bâbord. Le couvercle, le tablier se décollent. Bing à tribord ! le clavier saute, les touches blanches et noires se cavalent sur le pont, les cordes pètent l’une après l’autre, comme une mitrailleuse, et toute la boutique dégringole. Tu aurais dit un sommier crevé. Fourgues avait son petit rire silencieux qui lui secoue le ventre et le rend rouge comme une tomate. Moi je ne tenais plus de rire et l’équipage braillait de joie. Mais le propriétaire, un Boche à lunettes, a fait un foin ! Il nous a envoyé une bordée d’injures ! heureusement qu’il parlait dans sa sale langue, parce que la moutarde montait à Fourgues, qui l’aurait envoyé par-dessus bord de pied ferme, s’il avait compris un seul mot. C’était juste avant la Marne, et les Boches se moquaient de nous, fallait voir. Celui-là est parti à terre en nous montrant le poing. Nous avons vidé à la mer les débris du piano et embarqué le reste du mobilier.
Mais le lendemain on a reçu l’ordre de ranger en soute tout le matériel des Boches. C’est un petit adjudant qui est venu annoncer ça à Fourgues. Il a été bien reçu :
— J’ai du coton jusqu’à l’écoutille et je n’enlèverai pas une balle. Même si vous me donnez l’ordre écrit, je défends à mes hommes d’y toucher sans ordre de mon patron. Je ne peux pas vous empêcher d’enlever du coton, mais vous enverrez du monde.
Alors une corvée est venue de terre et l’on a débarqué la moitié de la cale. Qu’est-ce qu’il voulait en fabriquer, je me le demande. Tant bien que mal nous avons arrimé le déménagement ; il y a bien eu quelques chaises et valises qui ont piqué une tête dans la flotte, mais on n’est pas allé les chercher. Les Boches ont demandé — pas à Fourgues — et obtenu qu’on leur donne quelques balles de coton comme matelas. Pendant toute la traversée ils ont dormi comme des coqs en pâte, pendant que nous on était sur la galette de la compagnie.
Dans l’ensemble, ça s’est bien passé avec les Boches. Le premier jour ils ont voulu le prendre de haut, au premier repas. L’un d’eux, un vrai vieux, a eu le toupet de monter sur la passerelle et de dire à Fourgues qu’il n’y avait rien à manger, que les Allemands voulaient de la bière et non de l’eau, et que tous ces messieurs de Hambourg, de Leipsik et d’ailleurs étaient des gens de la haute, qui avaient aidé la France à conquérir le Maroc, qui le colonisaient parce qu’elle n’en était pas capable, et qu’ils entendaient qu’on ait des égards. Ça valait la place, de voir la tête de Fourgues pendant le laïus. Il s’était mis les mains dans les poches, pour ne pas caramboler par-dessus la rambarde l’homme à la bière. Quand l’autre a eu fini, il lui a répondu de sa petite voix calme, tu sais, quand il rage tant qu’il n’a plus l’accent :
— Le premier qui réclame, vous ou un autre, je le fourre dans la cale avec les meubles. Si la nourriture de l’équipage ne vous va pas, rien ne vous oblige à manger. Que personne de vous ne m’adresse la parole. C’est monsieur qui s’occupe de vous… et puis, f…-moi le camp de la passerelle !
Les autres ont été matés. On ne les a plus entendus. Ils faisaient leurs petites affaires dans l’étable en bois et dormaient. En voilà des gens faciles à mener, quand on leur fait peur. Le vieux me demandait poliment, quand il avait besoin de quelque chose :
— Pourriez-vous ajouter un peu de sucre au café ? Pourriez-vous nous vendre des allumettes ?
Ça, c’était pour lier conversation. Toutes les fois, après, il me demandait si c’était bien sûr que le Pamir allait en France.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— C’est pour savoir ; vrai, vous n’allez pas dans un port neutre ?
— Non, on va en France.
— Où ça ?
— Si vous connaissez le pays, vous le reconnaîtrez.
— Alors, je puis dire à mes amis qu’on ne va pas en pays neutre ?
A la cinq ou sixième fois j’ai raconté ça à Fourgues.
— Parbleu, tous ces farceurs sont d’âge militaire. Si on les débarque en Espagne ou en Italie, faudra qu’ils filent là-bas pour tâter du 75. Ils préfèrent une saison en France, bien à l’abri. Ils savent que nous sommes bien trop gourdes pour leur faire bobo.
Fourgues avait raison. Quand j’ai dit ça au vieux Boche, il a souri sans répondre.
On les a débarqués à *** et ils ont été se faire pendre ailleurs. Quelle chiennerie dans leur écurie ! Il a fallu laver et briquer deux jours. Ça sentait encore.
Tu penses si le patron a rappliqué par le premier train. Il commençait à se demander ce que devenait le Pamir. Et il n’aime pas beaucoup à perdre de l’argent. Sa première entrevue avec Fourgues a été un peu orageuse. Il n’a pas trop osé lui reprocher d’avoir fait demi-tour avant Liverpool, parce que, tout de même, ç’aurait été un peu fort de café. Cependant il a tiqué.
— Vous auriez bien pu aller à destination, deux jours de plus ou de moins ce n’était pas une affaire.
— Tout cela ne serait pas arrivé, — dit Fourgues, — si l’arbre de couche ne m’avait pas claqué en plein Atlantique. Muriac s’est fameusement débrouillé. Mais, sauf votre respect, toute la machine est déclinchée.
— Bref, — dit l’autre, — vous avez toujours vos cinq mille balles de coton.
— Cinq mille ! moins quinze cents, qui sont au sec au Maroc.
Alors, mon vieux, ça a bardé. Le patron s’est mis dans une gamme ! Il a fallu lui expliquer dix fois, lui montrer l’ordre écrit de l’adjudant et tous les papelards.
— Quinze cents balles de coton perdues ! Quinze cents balles de coton perdues ! — qu’il répétait sans cesse.
Alors Fourgues, qui en avait plein le dos de cette affaire-là, depuis le Maroc, lui a mis le marché en main, et lui a dit en pleine figure que, s’il n’approuvait pas sa conduite, il pouvait bien passer à un autre la suite du Pamir, de la machine, du coton, et que sans officiers ni équipage c’était un peu vert de se faire attraper. Le patron a eu peur. Il a tapé sur l’épaule du pacha :
— Nous arrangerons ça, mon bon ami. Ne vous emballez pas. C’est très bien. Tout ce que j’en disais, c’est pour les actionnaires. Je vais voir l’amiral, et puis vous êtes en règle, l’État se chargera de tout. Et puis on verra à faire affréter le Pamir, ou bien une autre combinaison.
Il est parti tout miel. Je sais ce que ça veut dire. Ça coûtera chaud à la princesse. Il a dû remuer ciel et terre. Le lendemain un capitaine de vaisseau est venu à bord et demanda à Fourgues combien il peut prendre de charbon.
— Trois mille tonnes !
— L’État vous prend pour porter du charbon à l’armée navale. Les chalands de charbon accosteront à midi, et vous l’embarquerez séance tenante.
— Et où le mettrai-je ? J’ai une cale pleine, l’autre à moitié de coton.
Voilà l’autre qui se met à tempêter, qu’on le fait déranger pour rien, que personne n’avait dit que le bateau était chargé, et qu’il ne savait pas où fourrer le coton, et que Fourgues aurait bien pu tout débarquer au Maroc, et que ça n’avait pas le sens commun d’avoir à faire à un bateau, ni vide, ni plein. Ils ne mâchent pas leurs mots dans la marine de guerre, quand ils parlent à ceux du commerce. Mais Fourgues l’a pris à la bonne, parce qu’il avait l’idée de pousser jusqu’à Orange, et que le reste, il s’en moquait sur l’instant. D’ailleurs, il savait que le patron réglerait tout ça bien mieux que lui, avec les autorités. Ça n’a pas traîné. Il est revenu le lendemain et a dit, qu’après entente, on viderait la cale avant du Pamir, qu’on y mettrait quinze cents tonnes de charbon spécial pour torpilleurs, mais qu’on laisserait le coton derrière. Après avoir ravitaillé l’armée navale, le Pamir ira en Angleterre décharger son coton à Liverpool, afin que tout ne soit pas perdu, et puis fera du charbon à Cardiff et ira de nouveau en armée navale.
— Comme ça mes intérêts et ceux de l’État sont sauvegardés. Je vends la moitié du coton seulement, et vous prendrez, à bon compte, un chargement de charbon à Cardiff.
Je voudrais bien savoir combien il se fait payer pour la balade au Maroc, les quinze cents balles de coton perdus, et la location du Pamir. Il ne doit pas y perdre, car il est parti tout guilleret, après avoir autorisé Fourgues à aller à Orange. Alors, moi, je reste tout seul : bateau, machine, chargement et tout. Quant à La Rochelle, c’est couru. Le charbon arrive demain à quatre heures du matin.
Fourgues vient de partir. C’est moi qui fais marcher la barque. Il a fallu la guerre pour que je commande. Enfin, peut-être que là-bas je te verrai sur ton Auvergne. On se racontera les histoires. A bientôt, vieux frère.