← Retour

La mort de Philæ

16px
100%

VII
BANLIEUES DU CAIRE, LA NUIT

La nuit. Une longue rue droite, artère de quelque capitale, où notre voiture file au grand trot, avec un fracas assourdissant sur des pavés. Lumière électrique partout. Magasins qui se ferment; il doit être tard.

C'est une rue levantine; encore un peu arabe; n'aurions-nous même pas la notion certaine du lieu, que nous percevrions cela comme au vol, dans notre course très bruyante: les gens portent la longue robe et le tarbouch; quelques maisons, au-dessus de leurs boutiques à l'européenne, nous montrent au passage des moucharabiehs. Mais cette électricité aveuglante fausse la note; au fond, sommes-nous bien sûrs d'être en Orient?

La rue finit, béante sur des ténèbres. Tout à coup, là, sans crier gare, elle aboutit à du vide où l'on n'y voit plus, et nous roulons sur un sol mou, feutré, qui brusquement fait cesser tout bruit.—Ah! oui, le désert!… Non pas un terrain vague quelconque, comme dans des banlieues de chez nous; non pas une de nos solitudes d'Europe, mais le seuil des grandes désolations d'Arabie: le désert, et, même si nous n'avions point su qu'il nous guettait là, nous l'aurions reconnu à un je ne sais quoi d'âpre et de spécial qui, malgré l'obscurité, ne trompe pas.

Mais d'ailleurs, non, la nuit n'est pas si noire. Il nous l'avait semblé, au premier instant, par contraste avec l'allumage brutal de la rue.

Au contraire, elle est transparente et bleue, la nuit; une demi-lune, là-haut, dans le ciel voilé d'un brouillard diaphane, éclaire discrètement, et, comme c'est une lune égyptienne plus subtile que la nôtre, elle laisse aux choses un peu de leur couleur; nous pouvons maintenant le reconnaître avec nos yeux, ce désert qui vient de s'ouvrir et de nous imposer son silence. Donc saluons la pâleur de ses sables et le brun fauve de ses rochers morts. Vraiment il n'y a d'autre pays que l'Égypte, pour de si rapides surprises: au sortir d'une rue bordée de magasins et d'étalages, sans transition, trouver cela!…

Nos chevaux, inévitablement, ont ralenti l'allure, à cause de ce terrain où les roues s'enfoncent. Encore autour de nous quelques rôdeurs, qui prennent aussitôt des airs de revenants, avec leurs longues draperies blanches ou noires, et leur marche qui ne s'entend pas. Et puis, plus personne, fini; rien que les sables et la lune.

Mais voici presque tout de suite, après le court intermède de néant, une ville nouvelle où nous nous engageons, des rues aux maisonnettes basses, des petits carrefours, des petites places; le tout, blanc sur les sables blanchâtres et sous la lune blanche… Oh! pas d'électricité, par exemple, dans cette ville-là, pas de lumières et pas de promeneurs; portes et fenêtres sont closes; nulle part rien ne bouge, et le silence est, de premier abord, pareil à celui du désert alentour. Ville où le demi-éclairage lunaire, parmi tant de vagues blancheurs, se diffuse tellement qu'il a l'air de venir de partout à la fois, et que les choses ne projettent plus, les unes sur les autres, aucune ombre qui les précise. Ville au sol trop ouaté, où la marche est amollie et retardée, comme dans les rêves. Elle n'a pas l'air véritable; à y pénétrer plus avant, une timidité vous vient, que l'on ne peut ni chasser ni définir.

Pour sûr, on n'est pas ici dans une ville ordinaire… Ces maisons cependant, avec leurs fenêtres grillagées comme celles des harems, n'ont rien de particulier,—rien que d'être closes, et d'être muettes… C'est toute cette blancheur probablement qui vous glace… Et puis, en vérité, ce silence, non, il n'est plus comme celui du désert, qui au moins paraissait un silence naturel puisque là il n'y avait rien; ici, par contre, on prend comme la notion de présences innombrables, qui se figeraient quand on passe, mais continueraient d'épier attentivement… Nous rencontrons des mosquées, qui n'ont point de lumières, et sont, elles aussi, muettes et blanches, avec un peu de bleuâtre que leur jette la lune; entre les maisonnettes, il y a parfois des enclos, comme seraient d'étroits jardins sans verdure possible, et où quantité de petites stèles se lèvent de compagnie dans le sable, stèles blanches, il va sans dire, puisque nous sommes ici, cette nuit, dans le royaume absolu du blanc… Qu'est-ce que ça peut être, ces jardinets-là?… Et le sable, qui en couches épaisses envahit les rues, continue de mettre une sourdine à notre marche, sans doute pour complaire à toutes ces choses attentives qui autour de nous ne font aucun bruit.

Aux carrefours maintenant et sur les places les stèles se multiplient, toujours érigées par paires, aux deux extrémités d'une dalle qui est de longueur humaine. Leurs groupes immobiles, postés comme au guet, paraissent si peu réels, dans leur imprécision blanche, qu'on voudrait les vérifier en touchant,—et du reste on ne s'étonnerait pas trop que la main passât au travers comme il arrive pour les fantômes. Et enfin voici une vaste étendue sans maisons, où elles foisonnent sur le sable comme les épis d'un champ, ces stèles obsédantes; il n'y a plus à s'illusionner: ça, c'est un cimetière—et nous venons de passer au milieu de maisons de morts, de mosquées de morts, dans une ville de morts!…

Plus loin, une fois franchi ce cimetière-là, qui au moins s'indiquait sans équivoque, nous retrouvons la suite de la ville ambiguë, elle nous reprend dans ses réseaux: maisonnettes comme celles d'ailleurs, mais ayant, en guise de jardinets, leurs petits enclos pour sépultures,—tout cela plus que jamais indécis, sous cette lumière si douce, qui par degrés se voile davantage, comme si l'on avait mis à la lune des globes dépolis, qui bientôt ne serait même plus de la lumière, sans les transparences de l'air d'Égypte et sans la blancheur générale des choses. Une fois, à une fenêtre, paraît une lueur de lampe, et c'est quelque veillée de fossoyeurs. Une autre fois, nous entendons en passant des voix d'hommes chanter une prière, et c'est la prière pour les défunts.

Ces maisons vides, on ne les a point bâties pour les habiter, mais seulement pour s'y assembler à certains jours de souvenir; chaque famille musulmane un peu notable possède ainsi son pied-à-terre, tout près de ses morts, afin de venir là prier pour eux. Or, il y en a tant et tant que cela finit par faire une ville,—et une ville dans le désert, c'est-à-dire dans un lieu inutilisable pour tout autre usage, dans un lieu sûr, où l'on sait bien que jamais, même quand surgiront les temps impies de l'avenir, la place des pauvres tombes ne risquera pas d'être convoitée.—Non, c'est de l'autre côté du Caire, sur l'autre rive du Nil, parmi la verdure des palmiers, qu'est la banlieue en voie de transformation, avec les villas des étrangers envahisseurs et les flots d'électricité épandus sur leurs routes à autos. De ce côté-ci, rien à craindre, paix et désuétude éternelles, et le linceul des sables arabiques toujours prêt à s'avancer pour ensevelir.

Au sortir de la ville des morts, le désert s'ouvre de nouveau devant nous, le morne déploiement blanchâtre, qui ferait songer à un steppe sous la neige, par une nuit comme celle-ci, quand le vent souffle froid et quand la lune embrumée se met à ressembler à une triste opale.

Mais c'est un désert planté de ruines, planté de spectres de mosquées: toute une peuplade de grands dômes croulants y est disséminée au hasard et à l'abandon, sur l'étendue inconsistante des sables. Oh! de si étranges dômes, d'une forme si vieille! L'archaïsme de leurs silhouettes frappe dès l'abord, autant que leur isolement dans un tel lieu; ils ressemblent à des cloches, ou à de gigantesques bonnets de derviche posés sur des estrades, et les plus lointains donnent l'impression de personnages trapus, à grosse tête, en sentinelle avancée, surveillant là-bas le vague horizon d'Arabie.

Ce sont d'orgueilleux tombeaux du XIVe et du XVe siècle, où dorment dans un délaissement suprême ces sultans mameluks qui opprimèrent l'Égypte pendant près de trois cents ans. De nos jours, il est vrai, quelques visites recommencent à leur venir, par les nuits de pleine lune d'hiver, alors qu'ils dessinent, bien nettes sur les sables, leurs grandes ombres; par ces éclairages-là, jugés favorables, ils sont au rang des curiosités qu'exploitent les agences, et nombre de touristes (qui s'obstinent à les appeler les «tombeaux des khalifes») s'y rendent le soir, en bruyante caravane, sur des bourricots. Mais, cette fois, la lune est trop incertaine et pâle; sans doute nous serons seuls à les troubler dans leur mystérieux concert.

La lumière de cette nuit est vraiment inusitée; comme tout à l'heure dans la ville des morts, elle est partout diffuse et donne, même aux choses les plus massives, des transparences d'irréalité; mais aussi elle les détaille, et leur laisse un peu des nuances du plein jour. Ainsi, tous ces dômes funéraires, sur toutes ces ruines de mosquées qui leur servent de piédestal, ont gardé leurs tons fauves ou bruns; tandis qu'ils restent blêmes, les sables qui les séparent, les sables souverains qui font entre les demeures de ces différents sultans de petites solitudes mortes, et sur lesquels notre voiture, toujours sans bruit, trace de légers sillons que le vent effacera demain. Point de routes ici; elles seraient d'ailleurs inutiles autant qu'infaisables; on passe où l'on a envie de passer; on peut se croire très loin de tout lieu habité par les vivants, et c'est à peine si la grande ville, que l'on sait cependant proche, laisse voir de temps à autre sur l'horizon, au gré des ondulations molles du terrain, comme une phosphorescence, un reflet de ses milliers de lampes électriques. On est bien dans le désert des morts, en la seule société de la lune, qui, par la fantaisie de l'étonnant ciel d'Égypte, est ce soir une lune gris-perle, on dirait presque une lune de nacre.

Chacune de ces mosquées funéraires se révèle magnifique, si l'on va de près la regarder dans sa solitude. Ces étranges dômes surélevés, qui de loin imitent des coiffures de derviches ou de mages, sont tout brodés d'arabesques, et des trèfles aux dentelures exquises couronnent toutes les murailles.

Personne cependant ne les vénère ni ne les entretient, les tombeaux des oppresseurs mameluks; là dedans, plus jamais de chants, ni de cris vers Allah; chaque nuit, un infini de silence. La piété se borne à ne pas les détruire, les laissant aux prises avec les siècles, avec le soleil, avec le vent d'ici qui dessèche et émiette. Et l'écroulement est commencé de toutes parts. Des coupoles qui ont chancelé nous montrent d'irréparables lézardes; des moitiés d'arceaux brisés se profilent ce soir en ombre sur la lueur nacrée du ciel, et des éboulis de pierres sculptées jonchent les entours. Mais comme ils savent encore jeter le vague effroi, ces tombeaux presque maudits!—surtout ceux des lointains, qui se dressent en silhouettes de géants difformes à trop grands bonnets, sombres sur la nappe claire des sables, et qui se tiennent groupés, ou épars comme en déroute, à cette entrée des si profondes régions vides…

*
*  *

Nous avions choisi un temps d'éclairage douteux, pour ne point rencontrer de touristes. Mais comme nous approchions de la grande demeure mortuaire du sultan Barkouk l'assassin, nous en voyons sortir toute une bande, une vingtaine à la file, qui émergent de la pénombre des murs abandonnés,—chacun trottinant sur son petit âne, et chacun suivi de l'inévitable ânier bédouin qui tapote avec un bâton la croupe de la bête. Ils rentrent au Caire, leur tournée finie, et échangent à haute voix, d'un bourricot à un autre, des impressions plutôt ineptes, en différentes langues occidentales… Tiens! Il y a même dans la troupe la presque traditionnelle dame attardée, qui, pour des motifs d'ordre privé, ne suit qu'à bonne distance; elle est un peu mûre celle-ci, autant que la lune permet d'en juger, mais encore sympathique à son ânier, qui, des deux mains, la soutient par derrière sur sa selle avec une sollicitude touchante et localisée… Oh! ces petits ânes d'Égypte, si observateurs, si philosophes et narquois, que ne peuvent-ils écrire leurs mémoires! Tant et tant de drôles de choses ils ont vues, dans les banlieues du Caire, la nuit!

Cette dame évidemment appartient à la catégorie si répandue des hardies exploratrices qui, malgré une haute respectability at home, ne craignent pas, une fois lancées sur les rives du Nil, de compléter leur cure de soleil et de vent sec par un peu de «bédouinothérapie».

Chargement de la publicité...