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La mort de Philæ

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XIV
SOIR DE VINGTIÈME SIÈCLE A THÈBES

Dans un ciel où ne passent presque jamais de nuages, flotte une poussière si impalpable qu'elle lui laisse d'infinies transparences, tout en le poudrant d'or: poussière des âges révolus, poussière des choses détruites; ici, continuelle poussière,—dont l'or en ce moment verdit au zénith, mais flambloie du côté de l'ouest, car c'est l'heure magnifique où le jour va finir, et le globe encore brûlant du soleil, déjà descendu très bas, commence d'allumer partout l'incendie des soirs.

Il illumine en splendeur, ce soleil, un silencieux chaos de granit, qui n'est pas celui des éboulements de montagnes, mais celui des ruines. Et de telles ruines paraissent surhumaines pour nos yeux héréditairement déshabitués de proportions aussi gigantesques. Par places, des amas de blocs taillés—des pylônes—restent encore debout, s'élèvent comme des collines; d'autres ont croulé de tous côtés, en stupéfiantes cataractes de pierres, et on ne s'explique pas la déroute de ces choses, à ce point massives qu'elles auraient dû être éternelles. Tronçons de colonnes, tronçons d'obélisques brisés par des chutes effroyables, têtes ou coiffures de divinités géantes, tout gît pêle-mêle en un désarroi sans recours. Nulle part, sur notre terre, le soleil, dans sa promenade tournante, ne rencontre de pareils débris à éclairer, une pareille jonchée de palais évanouis, de colosses morts.

C'est qu'ici même, il y a sept ou huit mille ans, sous ce ciel pur comme le cristal, commença le premier éveil de la pensée humaine, tandis que notre Europe sommeillait encore, et pour des millénaires, enveloppée du manteau de ses humides forêts. Ici, une précoce humanité, encore presque fraîchement évadée de la pierre, forme antérieure de tout, une humanité enfant qui voyait lourd au sortir des lourdeurs de la matière originelle, imagina de bâtir des sanctuaires terribles, pour des dieux d'abord effrayants et vagues, tels que sa raison naissante pouvait les concevoir; alors les premiers blocs mégalithiques s'érigèrent, alors débuta cette folie d'amoncellement qui devait durer près de cinquante siècles, et les temples s'élevèrent au-dessus des temples, les palais au-dessus des palais, chaque génération voulant surpasser la précédente par une plus titanesque grandeur.

Ensuite, il y a quatre mille ans, ce fut Thèbes en pleine gloire, Thèbes encombrée de dieux et de magnificence, foyer de lumière du monde aux plus anciennes périodes historiques, tandis que notre Occident septentrional dormait toujours, que la Grèce et l'Assyrie à peine s'éveillaient, et que seule, là-bas vers l'Orient extrême, une humanité d'autre espèce, la Jaune, appelée à suivre en tout des voies différentes, venait de fixer pour jusqu'à nos jours les lignes obliques de ses toits cornus et le rictus de ses monstres.

Eux, les hommes de Thèbes, s'ils voyaient encore trop lourd et trop colossal, au moins ils voyaient droit, ils voyaient calme, en même temps qu'ils voyaient éternel; leurs conceptions, qui avaient commencé d'inspirer celles de la Grèce, devaient ensuite inspirer un peu les nôtres; en religion, en art, en beauté sous tous ses aspects, ils furent autant que les Ariens nos grands ancêtres.

Plus tard encore, seize cents ans avant Jésus-Christ, à l'une des apogées de cette ville qui connut tant de fluctuations au cours de son interminable durée, des rois fastueux voulurent faire surgir du sol, déjà chargé de temples, ce qui est encore aujourd'hui la plus saisissante merveille de ces ruines: la salle hypostyle, dédiée au dieu Amon, avec sa forêt de colonnes, monstrueuses comme des troncs de baobab et hautes comme des tours, auprès desquelles les piliers de nos cathédrales semblent ne plus compter. En ces temps-là, les mêmes dieux régnaient à Thèbes depuis trois mille ans, mais se transformaient peu à peu suivant l'essor progressif de la pensée humaine, et Amon, l'hôte de cette salle prodigieuse, s'affirmait de plus en plus comme maître souverain de la Vie et de l'Éternité. L'Égypte pharaonique s'acheminait vraiment, malgré les révoltes, vers la notion de l'unité divine, on pourrait même dire vers la notion d'une pitié suprême, puisqu'elle avait déjà son Apis, émané du Tout-Puissant, né d'une mère vierge et venu humblement ici-bas pour connaître la souffrance.

Après que Séthos Ier et les Ramsès, en l'honneur d'Amon, eurent achevé ce temple, le plus grand sans doute et le plus durable du monde, on continua encore pendant une quinzaine de siècles, avec une persistance qui ne se lassait point, à entasser alentour ces blocs de granit, de marbre, de calcaire dont l'énormité nous confond. Même pour les envahisseurs de l'Égypte, Grecs ou Romains, la ville aïeule des villes demeurait imposante et unique; ils réparaient ses ruines, ils y bâtissaient toujours des temples et des temples en un style presque immuable; jusqu'en ces époques de décadence, tout ce qui surgissait de ce vieux sol sacré s'imprégnait un peu, semblait-il, de l'antique grandeur.

Et c'est seulement quand dominèrent ici les premiers chrétiens, puis après eux les musulmans iconoclastes, que la destruction fut décidée. Pour ces croyants nouveaux qui, dans leur naïveté, se figuraient posséder l'ultime formule religieuse et connaître par son vrai nom le grand Inconnaissable, Thèbes devint le repaire des «faux dieux», l'abomination des abominations, qu'il fallait anéantir.

On se mit donc à l'œuvre, pénétrant avec crainte toutefois dans les sanctuaires trop profonds et trop sombres, mutilant d'abord les milliers de visages dont le sourire faisait peur et s'épuisant à déraciner des colosses qui sous l'effort des leviers ne bougeaient même pas. Il y avait fort à faire, car tout cela était aussi solide que les amas géologiques, rochers ou promontoires; mais durant cinq ou six cents ans la ville resta livrée à la fantaisie des profanateurs.

Ensuite vinrent des siècles de silence et d'oubli, sous ce linceul des sables du désert qui s'épaississait chaque année pour ensevelir, et comme pour nous conserver, ce reliquaire sans égal.

Et c'est maintenant, enfin, l'exhumation de Thèbes, son retour à un semblant de vie,—maintenant que notre humanité occidentale, après un cycle de sept ou huit millénaires, partie des dieux primitifs d'ici pour aboutir à la conception chrétienne qui, hier encore, la faisait vivre, est en voie de tout renier, et se débat, devant l'énigme de la mort, dans une obscurité plus lugubre et plus effarante qu'au commencement des âges, avec la jeunesse en moins. De tous les points de l'Europe, des inquiets, des curieux, ou de simples oisifs reviennent à Thèbes, la ville mère; on déblaye pieusement ses restes, on s'ingénie à retarder ses écroulements énormes, on fouille son vieux sol recéleur de trésors.

Et ce soir, sur une de ces portes où je viens de monter,—celle qui s'ouvre au nord-ouest et termine la plus colossale artère de temples et de palais,—plusieurs groupes très divers ont déjà choisi leur place, après le pèlerinage du jour dans les ruines. D'autres encore se hâtent vers l'escalier que nous venons de prendre, pour ne pas manquer le grand spectacle du soleil, se couchant toujours avec sa même sérénité, sa magnificence inaltérable, sur la ville qui lui fut jadis consacrée.

Des Français, des Allemands, des Anglais; on les voit en bas sortir comme des pygmées de la salle hypostyle et s'acheminer vers nous, bien mesquins et pitoyables sous leurs costumes de voyageurs XXe siècle, dans l'avenue où défilèrent tant de cortèges de dieux et de déesses. C'est pourtant la seule fois peut-être où l'un de ces attroupements de touristes, dont l'Égypte s'encombre de plus en plus, ne me semble pas trop ridicule: parmi ces groupes d'inconnus, personne qui ne soit recueilli ou ne fasse mine de l'être, et il y a quelque bonne grâce, même quelque grandeur d'humilité dans le sentiment qui les a conduits vers la ville d'Amon, et dans l'hommage de leur silence.

Nous sommes si haut sur cette porte, que l'on se croirait plutôt sur une tour, et les pierres frustes dont elle fut bâtie sont démesurément grandes. D'instinct, chacun s'est assis face au soleil rouge,—par conséquent face aux lointains des champs et du désert.

Devant nous, sous nos pieds, une avenue s'en va, prolongeant vers la campagne le faste de la ville morte, une avenue bordée de béliers monstres, plus gros que des buffles, tous accroupis en deux rangées parallèles, dans la même pose hiératique sur leur socle; elle finit là-bas, l'avenue, à une sorte d'embarcadère qui jadis donnait sur le Nil, et où le dieu Amon, porté et suivi par de longues théories de prêtres, venait chaque année prendre sa barque d'or pour une solennelle promenade; mais elle ne mène plus aujourd'hui qu'à des champs de blé, car le fleuve a fui peu à peu, depuis des siècles et des siècles, pour aller passer à mille mètres plus loin, vers la Libye.

On l'aperçoit là-bas, le vieux Nil sacré, entre les bouquets de palmiers de ses bords, serpentant comme une coulée de vermeil, qui reste étonnamment pâle, avec même des luisants bleuâtres, à cette heure d'universelle incandescence. Et, sur l'autre rive, d'un bout à l'autre de l'horizon occidental, s'étend la chaîne Libyque, derrière laquelle est près de plonger le soleil: chaîne de calcaire rose, desséchée depuis les origines du monde,—sans rivale pour la conservation à perpétuité des morts, et que les Thébains perforèrent jusqu'en ses extrêmes profondeurs pour l'emplir de sarcophages.

On regarde le soleil descendre. Mais on se retourne aussi pour voir, derrière soi, les ruines, à cet instant traditionnel de leur apothéose. Thèbes, l'immense ville-momie, on dirait qu'elle vient d'être tout à coup incendiée,—comme si ses vieilles pierres pouvaient encore brûler; tous ses blocs, effondrés ou debout, ont l'air d'avoir été soudain rougis au feu…

De ce côté, la vue embrasse aussi de grands lointains paisibles; au delà des derniers pylônes, en dehors des remparts croulants, la campagne, là-bas derrière la ville, se déploie pareille à celle d'en face; les mêmes champs de blé, les mêmes bois de dattiers faisant aux ruines une ceinture de palmes vertes; et tout au fond, une chaîne de montagnes s'illumine, devient d'une vive couleur de corail; la chaîne du désert arabique, orientée parallèlement à celle du désert de Libye tout le long de la vallée du Nil,—qui se trouve ainsi, de droite et de gauche, sous la garde des pierres et du sable étendus en solitudes profondes.

Dans tous les entours que l'on domine d'ici, rien ne précise nos temps modernes. Çà et là, parmi les palmiers, seulement quelques villages de laboureurs, dont les maisons en terre séchée doivent être les mêmes qu'aux temps pharaoniques. Les profanateurs contemporains ont jusqu'ici respecté la désuétude infinie de ce lieu; pour les touristes qui commencent à le hanter, on n'a pas osé encore bâtir d'hôtel.

Le soleil descend, descend, et derrière nous les granits de la ville-momie semblent de plus en plus brûlants; il est vrai, un peu d'ombre d'une nuance chaude, d'un violet d'amarante, envahit les bases, s'épand le long des avenues et sur les places; mais tout ce qui monte dans le ciel, frises des temples, chapiteaux des colonnes, pointes aiguës des obélisques, demeure rouge comme braise; tout cela s'imbibe de lumière, pour continuer de resplendir encore et d'éclairer rose jusqu'à la fin du crépuscule.

C'est l'heure glorieuse même pour cette vieille poussière d'Égypte, qui imprègne éternellement l'air tout en le gardant limpide,—et qui sent l'aromate, le bédouin, le bitume de sarcophage; voici qu'elle va jouer le rôle de ces poudres en différentes couleurs d'or, dont les Japonais se servent pour les fonds de leurs paysages sur laque; elle se révèle partout, auprès et sur l'horizon, modifiant à son gré et métallisant la teinte des choses; la fantaisie de ses changements est inimaginable; jusque dans les lointains de la campagne, elle s'amuse à indiquer, par de petits nuages d'or en traînée, les moindres sentiers où cheminent des troupeaux.

Et maintenant le disque du Dieu de Thèbes achève de disparaître sous les montagnes de Libye, après avoir passé du rouge au jaune et du jaune au vert des phosphorescences.

Les touristes alors, jugeant que la féerie a pris fin pour cette fois, redescendent, s'apprêtent à partir; les uns en voiture, les autres à âne, ils vont aller se retremper d'électricité et d'élégance dans les hôtels de Louxor, la ville proche. (Wines and spirits are paid for as extras, et l'on dîne en habit.) Et la poussière daigne aussi marquer leur exode par une dernière envolée d'or sous les palmiers du chemin.

Un recueillement immédiat succède à leur départ. Au-dessus des villages fellahs aux maisons de terre, on voit s'élever de minces fumées, qui sont d'un bleu-pervenche au milieu de l'air encore jaune; elles disent l'humble vie de ces foyers, là même où, dans le recul des âges, furent tant de palais et de splendeurs.

Et les premiers aboiements des chiens de garde annoncent déjà l'imprécise inquiétude des soirs autour des ruines. Donc, plus personne dans la ville-momie, qui, semble-t-il, vient tout à coup de grandir encore sous le silence; très vite elle se drape de son ombre violette, bien que l'extrême pointe de ses obélisques conserve encore un peu de rose incandescent. On a l'impression que le souverain mystère l'envahit, comme si de vagues choses-fantômes allaient essayer de s'y passer…

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