La mort de Philæ
XX
LA MORT DE PHILÆ
Au sortir d'Assouan, la dernière maison tournée, voici tout de suite le désert. Et le soir tombe, un soir de février qui s'annonce très froid sous un étrange ciel couleur de cuivre.
C'est incontestablement le désert, oui, avec son chaos de granit et de sable, avec ses tons roux, sa couleur de bête fauve. Mais il y a les poteaux d'un télégraphe et les rails d'une ligne ferrée qui le traversent de compagnie, pour aller se perdre à l'horizon vide. Et puis, combien cela semble paradoxal et ridicule de se promener là en toute sécurité, et dans une voiture! (Le plus vulgaire des fiacres, que j'ai pris à l'heure, sur le quai d'Assouan.)—Désert qui garde encore les aspects du vrai, mais qui est maintenant domestiqué, apprivoisé à l'usage des touristes et des dames.
D'abord d'immenses cimetières, en plein sable, à l'orée de ces quasi-solitudes. Oh! de si vieux cimetières, de toutes les époques de l'histoire; les mille petites coupoles des saints de l'Islam et les stèles chrétiennes des premiers siècles s'y émiettent côte à côte, au-dessus des hypogées pharaoniques. Le crépuscule aidant, toutes ces ruines des morts et tous les blocs des granits épars se mêlent en groupements tristes, détachant de fantastiques silhouettes brunes sur le cuivre pâle du ciel: arceaux brisés, dômes qui penchent, rochers qui se dressent comme de hauts fantômes…
Ensuite, cette région des tombes une fois franchie, les granits seuls jonchent l'étendue, des granits auxquels l'usure des siècles a donné des formes de grosses bêtes rondes; par places, ils ont été jetés les uns sur les autres et figurent des entassements de monstres; ailleurs ils gisent isolés parmi les sables, comme perdus au milieu de l'infini de quelque plage morte. On cesse de voir les rails et le télégraphe; par la magie du crépuscule, tout redevient grandiose, sous un de ces ciels des soirs d'Égypte, qui, l'hiver, ressemblent à de froides coupoles de métal; voici que l'on a conscience enfin d'être vraiment au seuil de ces profondes désolations arabiques dont aucune barrière, après tout, ne vous sépare; n'était toujours l'invraisemblance de cette voiture qui vous emmène, on prendrait maintenant au sérieux ce désert-là, car en somme il n'a point de limites.
Trois quarts d'heure de route environ, et, devant nous là-bas, apparaissent des feux, qui déjà s'allument dans le jour mourant. Bien éclatantes, ces lumières pour être celles de quelque campement d'Arabes… Et le cocher se retourne, me les montrant du doigt: «Chélal!» dit-il.
Chélal, le nom de ce village, au bord de l'eau, où l'on prend une barque pour aller à Philæ.—Horreur! ce sont des lampes électriques!… Et Chélal se compose d'une gare, d'une usine au long tuyau qui fume, puis d'une douzaine de ces louches cabarets empestant d'alcool, sans lesquels, paraît-il, la civilisation européenne ne saurait décemment s'implanter dans un pays neuf.
L'embarcadère pour Philæ. Quantité de barques sont là prêtes, car les touristes, alléchés par maintes réclames, affluent maintenant chaque hiver en dociles troupeaux. Toutes, sans en excepter une, agrémentées à profusion de petits drapeaux anglais, comme pour quelque régate sur la Tamise; il faut donc subir ces pavois de fête foraine,—et nous partons avec une nostalgique chanson de Nubie que les bateliers entonnent à la cadence des rames.
On y voit encore, tant ce ciel en cuivre reste imprégné de froide lumière. Nous sommes dans un grand décor tragique, sur un lac environné d'une sorte d'amphithéâtre terrible que dessinent de tous côtés les montagnes du désert.
C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers contrastait avec ces hautes désolations érigées alentour comme une muraille. Aujourd'hui, à cause du «barrage» établi par les Anglais, l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus; ce lac, presque une petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis,—qui trônait là depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de colonnades et de statues—émerge encore à demi, seul et bientôt noyé lui-même; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à cette heure où la nuit commence de confondre toutes choses.
Nulle part ailleurs que dans la Haute-Égypte les soirs d'hiver n'ont ces transparences de vide absolu, ni ces teintes sinistres; à mesure que la lumière s'en va, le ciel passe du cuivre au bronze, mais en restant métallique; le zénith devient brun comme un gigantesque bouclier d'airain, tandis que le couchant seul persiste à rester jaune, en pâlissant jusqu'à une presque blancheur de laiton, et là-dessus les montagnes du désert aiguisent partout leurs silhouettes coupantes, d'une nuance de sienne brûlée. Ce soir, un vent glacial souffle avec furie contre nous. Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement sur ce lac artificiel,—que soutient comme en l'air une maçonnerie anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante; lac sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ses eaux troubles des ruines sans prix: temples des dieux de l'Égypte, églises des premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des embruns, par l'écume de mille petites lames méchantes.
Nous approchons de ce qui fut l'île sainte. Par places, des palmiers, dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir, montrent encore leur tête, leurs plumets mouillés, donnant des aspects d'inondation, presque de cataclysme.
Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de Philæ, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du Sphinx ou des Pyramides. Il s'élevait jadis sur un piédestal de hauts rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans l'eau à l'intention de quelque royale naumachie. Nous y entrons avec notre barque,—et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité antique; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune du crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le kiosque de Philæ, dans ce désarroi précurseur de son éboulement! Ses colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes, semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de pierre: tout à fait kiosque de rêve maintenant, et que l'on sent si près de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus…
Voici que de nouveau, pour quelques secondes encore, il fait presque jour, et que des teintes de cuivre moins pâles se rallument au ciel. Après le coucher des soleils d'Égypte, quand on croit que c'est fini, souvent elle vient ainsi vous surprendre, cette recoloration furtive de l'air, avant que tout s'éteigne. Près de nous, sur ces fûts élancés qui nous environnent, les nuances rougeâtres font semblant de revenir, et de même là-bas, sur ce temple de la déesse, dressé en écueil au milieu de la petite mer que le vent couvre d'écume.
Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et envahissante, parmi les palmiers noyés, fait un détour, afin de nous conduire au temple par le chemin que prenaient à pied les pèlerins du vieux temps, par la voie naguère encore magnifique, bordée de colonnades et de statues. Entièrement engloutie aujourd'hui, cette voie-là, que l'on ne reverra jamais plus; entre ses doubles rangées de colonnes, l'eau nous porte à la hauteur des chapiteaux, qui émergent seuls et que nous pourrions toucher de la main.—Promenade de la fin des temps, semble-t-il, dans cette sorte de Venise déserte, qui va s'écrouler, plonger et être oubliée.
Le temple. Nous sommes arrivés. Au-dessus de nos têtes se dressent les énormes pylônes, ornés de personnages en bas-relief: une Isis géante qui tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinités au geste de mystère. La porte, qui s'ouvre dans l'épaisseur de ces murailles, est basse, d'ailleurs à demi noyée, et donne sur des profondeurs déjà très en pénombre. Nous entrons à l'aviron dans le sanctuaire. Et, dès que notre barque a passé au-dessus du seuil sacré, les bateliers interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on leur a appris à l'usage des touristes: Hip! hip! hip! hurrah!… Oh! l'effet de profanation grossière et imbécile que cause ce hurlement de la joie anglaise, à l'instant où nous pénétrions là, le cœur serré par tant de vandalisme utilitaire!… Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont été déplacés et ne recommenceront pas; peut-être même, au fond de leur âme nubienne, nous savent-ils gré de leur avoir imposé silence. Il fait plus sombre là dedans bien que ce soit à ciel ouvert, et le vent glacé siffle plus lugubrement qu'au dehors; on est transi par une humidité pénétrante,—humidité d'importation, bien inconnue autrefois dans ce pays avant qu'on l'eût inondé. Nous sommes dans la partie du temple non couverte, celle où venaient s'agenouiller les fidèles. La sonorité des granits alentour exagère le bruit des avirons sur cette eau enclose,—et c'est si déroutant de ramer et de flotter entre ces deux murs où jadis pendant des siècles les hommes se sont prosternés le front contre les dalles!…
L'obscurité décidément nous envahit, l'heure est trop tardive; il faut pousser la barque à toucher les murailles pour distinguer encore les hiéroglyphes et les dieux rigides, qui y sont gravés finement comme au burin. Tout cela, miné depuis quatre ans bientôt par l'inondation, a déjà pris à la base cette triste teinte noirâtre que l'on voit aux vieux palais vénitiens.
Halte et silence; il fait sombre, il fait froid; les avirons ne remuant plus, on n'entend que la plainte du vent et le clapotis de l'eau sur les colonnes, sur les bas-reliefs,—et puis tout à coup le bruit d'une chute pesante, suivie de remous sans fin: quelque grande pierre sculptée qui vient de plonger à son heure, pour rejoindre dans le chaos noir d'en dessous celles déjà disparues, et les temples déjà engloutis, et les vieilles églises coptes, et la ville des premiers siècles chrétiens,—tout ce qui fut jadis l'île de Philæ, la «perle de l'Égypte», l'une des merveilles du monde.
On n'y voit plus. Allons nous abriter n'importe où pour attendre la lune. Au fond de cette première salle à air libre, s'ouvre une porte qui donne dans de la nuit épaisse: c'est le saint des saints, lourdement plafonné de granit, la partie la plus haute du temple, la seule que l'eau n'ait pas atteinte, et là nous pouvons mettre pied à terre. Nos pas semblent trop bruyants sur les larges dalles sonores, et des hiboux s'envolent. Profondes ténèbres; le vent et l'humidité nous glacent. Trois heures à passer avant le lever de la lune; attendre dans ce lieu serait mortel; plutôt retournons à Chélal, nous mettre à l'abri dans un bouge quelconque.
* *
Un cabaret de l'horrible village, à la lueur d'une lampe électrique. Il empeste l'absinthe, ce cabaret du désert. On s'y chauffe à un brasero fumeux. Il a été bâti hâtivement avec du zinc de boîtes à conserves, avec des débris de caisses à whisky, et, pour orner les murs, le patron, qui est un vague Maltais, a collé partout des images découpées dans nos journaux européens pornographiques. Pendant nos heures d'attente, des Nubiens, des Arabes s'y succèdent sans trêve, demandant à boire, et on leur vend nos alcools à pleines verrées: ouvriers des usines nouvelles, qui étaient jadis des êtres de santé et de plein air, mais qui ont déjà la figure flétrie sous un poudrage de charbon, les yeux hagards, avec une expression malheureuse et mauvaise.
* *
Le lever de la lune heureusement ne tardera plus, et, de nouveau dans notre barque, nous cheminons d'une allure lente vers ce triste écueil qu'est aujourd'hui Philæ. Le vent est tombé avec la nuit, comme il arrive presque toujours en ce pays l'hiver, et le lac s'apaise. Au lugubre ciel jaune a succédé un ciel bleu-noir, infiniment lointain, où scintillent par myriades les étoiles d'Égypte.
Une grande lueur à l'orient, et la pleine lune enfin surgit, non pas sanglante comme dans nos climats, mais tout de suite très lumineuse, au milieu de cette sorte de buée en auréole que lui fait ici l'éternelle poussière des sables.
Bercés toujours par la chanson nubienne des bateliers, quand nous sommes revenus dans le kiosque sans base, un grand disque éclaire déjà toutes choses, en discrète splendeur; au gré des allées et venues de notre barque, nous le voyons passer et repasser, le grand disque de vermeil, entre ces hautes colonnes, si frappantes d'archaïsme, dont l'image se dédouble dans l'eau maintenant calmée.—Plus que jamais, kiosque de rêve, kiosque d'antique magie…
Pour retourner chez la déesse, nous suivons une seconde fois la voie noyée entre les chapiteaux et les frises de la colonnade qui émergent comme une série de petits récifs. Dans la salle à ciel ouvert qui est l'avant-temple, l'obscurité persiste encore entre les granits souverains; attachons la barque contre l'un des murs et attendons le bon plaisir de la lune; sitôt qu'elle sera assez haute pour plonger ici, nous y verrons clair.
Cela débute par une lueur rose, au sommet des pylônes. Et puis cela devient comme un triangle lumineux, très nettement coupé, qui grandit peu à peu sur l'immense paroi et tend à descendre vers la base du temple, nous révélant par degrés la présence intimidante des bas-reliefs, les dieux, les déesses, les hiéroglyphes, les cénacles de personnages qui se font entre eux des signes. Nous ne sommes plus seuls; tout un monde de fantômes vient d'être évoqué autour de nous par la lune, fantômes petits ou très grands, qui se dissimulaient là dans l'ombre, et qui tout à coup se sont mis à causer à la muette, sans troubler le profond silence, rien qu'à l'aide de mains expressives et de doigts levés. Maintenant commence à paraître aussi l'Isis colossale,—celle qui est inscrite à gauche du portique par où l'on entre: d'abord sa tête fine, casquée d'un oiseau et surmontée d'un disque solaire; puis, la lueur descendant toujours, sa gorge, son bras qui se lève pour faire on ne sait quel mystérieux geste indicateur; enfin la nudité svelte de son torse, et ses hanches serrées dans une gaine… La voilà bientôt tout entière sortie de l'ombre, la déesse… Mais il semble qu'elle s'étonne et s'inquiète de voir à ses pieds—au lieu des dalles qu'elle connaissait depuis deux mille ans—sa propre image, un reflet d'elle-même qui s'allonge, qui s'allonge, renversé dans de l'eau…
Et soudain, au milieu de tout le calme nocturne de ce temple isolé dans un lac, encore la surprise d'une sorte de grondement funèbre, encore des choses qui s'éboulent, de précieuses pierres qui se désagrègent, qui tombent,—et alors, à la surface de l'eau, mille cernes concentriques se forment et se déforment, jouent à se poursuivre, ne finissent plus de troubler ce miroir, encaissé dans les granits terribles, où l'Isis se regardait tristement…
P.S.—La noyade de Philæ vient, comme on sait, d'augmenter de soixante-quinze millions de livres le rendement annuel des terres environnantes. Encouragés par ce succès, les Anglais vont, l'année prochaine, élever encore de six mètres le barrage du Nil; du coup, le sanctuaire d'Isis aura complètement plongé, la plupart des temples antiques de la Nubie seront aussi dans l'eau, et des fièvres infecteront le pays. Mais cela permettra de faire de si productives plantations de coton!…