La mort de Philæ
XIII
LOUXOR MODERNISÉ
Les eaux du Nil étant déjà basses, ma dahabieh, retardée par des échouages, n'avait pu atteindre Louxor, et nous l'avions amarrée en un point quelconque de la berge, dès que l'obscurité avait commencé de nous prendre.
—Nous sommes tout près, m'avait dit le pilote avant d'aller faire sa prière du soir; en une heure, demain, nous arriverons.
Et la nuit douce était tombée sur nous, en ce lieu que rien ne semblait distinguer de tant d'autres où, depuis un mois, nous nous étions de même amarrés un peu au hasard, pour attendre le lever du jour. Des verdures confuses groupées en masses sombres au-dessus desquelles, çà et là, un plus haut palmier dessinait ses plumes noires. Une grande musique de grillons, de ces heureux grillons de la Haute-Égypte, qui peuvent chanter presque toute l'année dans la tiédeur odorante des herbes. Et puis bientôt, au milieu du silence, ces cris d'oiseaux de nuit, comme de lugubres miaulements de chat. Rien d'autre,—si ce n'est toujours, dominant tout, bien que deviné à peine et comme latent, le calme infini des déserts.
* *
Et ce matin, au lever du soleil, pureté et splendeur ainsi que chaque matin. Nuance de corail rose, s'avivant peu à peu là-bas au sommet de la chaîne libyque, en avant des dernières ombres gris-de-lin qui dans le ciel étaient les restes de la nuit.
Cependant mes yeux, habitués depuis des semaines à ce toujours pareil grand spectacle de l'aube, se tournèrent d'eux-mêmes, comme si on les eût appelés par là, vers quelque chose d'inusité qui, à un quart de lieue du fleuve, sur la rive d'Arabie, se tenait debout au milieu de la plaine morne. Un amas de hauts rochers, semblait-il d'abord; à cette heure de discrète magie, ils affectaient d'être pâlement violets, presque transparents, et le soleil, à peine émergé des déserts, les éclairait de biais, s'amusait à border leurs contours d'un frais liséré rose… Des rochers, non, car à mieux regarder, leurs lignes aussitôt s'indiquaient symétriques et droites… Pas des rochers, mais bien des masses architecturales, trop grandes et surhumaines, assises dans des attitudes de stabilité quasi-éternelles et d'où sortaient deux pointes d'obélisque aiguës comme des fers de lance… Ah! oui, j'avais compris à présent: Thèbes!
Thèbes!… Hier au soir, elle était restée perdue dans la pénombre, je ne m'en croyais pas si près. Mais évidemment c'était cela, car rien d'autre au monde ne saurait produire une telle apparition. Et je saluai avec un frisson de respect la ruine unique et souveraine qui me hantait depuis nombre d'années, sans que la vie m'eût jamais laissé le temps d'y venir…
En route maintenant pour ce Louxor, qui était, à l'époque des Pharaons, un faubourg de la ville royale et qui en est resté le port aujourd'hui; c'est là, paraît-il, que l'on doit arrêter sa dahabieh, pour se rendre aux palais fabuleux que vient d'éclairer le soleil levant.
Et pendant que mon équipage de bronze—entonnant cette toujours même chanson, vieille comme l'Égypte, qui aide aux manœuvres de force—s'empresse à rentrer les chaînes qui nous tenaient à la rive, je continue de regarder l'apparition lointaine. Elle se dégage des légères buées matinales, qui peut-être me l'avaient encore magnifiée; le soleil qui monte la détaille maintenant sous sa précise lumière; elle se révèle ainsi toute meurtrie, déjetée, croulante, au milieu de sa plaine silencieuse, sur le tapis jaune de son désert. Et ce soleil qui s'élève dans une si pure splendeur, comme il l'écrase de sa jeunesse et de sa terrifiante durée! Lui, depuis déjà d'incalculables siècles de siècles, il avait pris sa même forme ronde, acquis la netteté de son disque et commencé sa promenade de chaque jour au-dessus du pays des sables, lorsqu'il vit hier surgir cette Thèbes, une tentative de magnificence qui semblait présager pour les pygmées humains un assez curieux essor, mais que nous n'avons même pas su égaler dans la suite,—et qui était du reste une chose bien frêle et dérisoire, puisque la voilà qui tombe, pour avoir duré à peine quatre négligeables millénaires.
* *
Une heure après, l'arrivée à Louxor. Et là, quelle mystification!
Ce que l'on aperçoit de deux lieues, ce qui domine tout, c'est Winter Palace, un hâtif produit du modernisme qui a germé au bord du Nil depuis l'année dernière, un colossal hôtel, visiblement construit en toc, plâtre et torchis, sur carcasse de fer. Deux ou trois fois plus haut que l'admirable temple pharaonique, son impudente façade se dresse, badigeonnée d'un jaune sale. Et il suffit d'une telle chose, bien entendu, pour défigurer pitoyablement tous les entours; la vieille petite ville arabe a beau être encore debout, avec ses maisonnettes blanches, son minaret et ses palmiers; le célèbre temple, la forêt des lourdes colonnes osiriennes, a beau se mirer comme autrefois dans les eaux de son fleuve, c'est fini de Louxor!
Et quelle affluence de monde ici! quand au contraire la rive d'en face semble restée si absolument désertique, avec ses étendues en sable d'or et, à l'horizon, ses montagnes couleur de cendre rose que l'on sait pleines de momies.
Pauvre Louxor! tout le long des berges il y a une rangée de ces bateaux touristes, espèces de casernes à deux ou trois étages, qui de nos jours infestent le Nil depuis le Caire jusqu'aux cataractes,—et ils sifflent, et leurs dynamos font un intolérable vacarme trépidant… Où trouver pour ma dahabieh une place un peu silencieuse, que les fonctionnaires de l'agence Cook ne viennent pas me disputer?
On n'aperçoit du reste plus rien des palais de Thèbes, où je me rendrai au déclin du jour. Nous en sommes moins près que cette nuit; l'apparition, pendant notre trajet matinal, a peu à peu reculé dans les plaines dévorées de lumière. Et puis Winter Palace et toutes les bâtisses neuves du quai sont là, qui bornent la vue.
* *
Il est tout de même amusant, il n'y a pas à dire, ce quai modernisé de Louxor, où je débarque, à dix heures du matin, sous le clair et flambant soleil!
Dans l'alignement pompeux du Winter Palace, des boutiques se succèdent. On y vend tout ce dont s'affublent les touristes: éventails, chasse-mouches, casques et lunettes bleues. Et, par milliers, les photographies des ruines. En plus, la bimbeloterie du Soudan: vieux couteaux de nègre, peaux de panthère et cornes de gazelle. Même des Indiens sont venus en foule à cette foire improvisée, apporter les étoffes du Radjpoute ou du Cachemire. Et surtout il y a les marchands de momies, exhibant des cercueils à mystérieuse figure, des bandelettes, des mains de mort, des dieux, des scarabées,—les mille choses inquiétantes que ce vieux sol sacré fournit depuis des siècles comme une mine inépuisable.
Le long des étalages, cherchant l'ombre des maisons ou des rares palmiers, circulent des spécimens de la ploutocratie du monde entier: habillées par les mêmes couturiers, coiffées des mêmes plumets, ayant sur le nez les mêmes coups de soleil, les filles richissimes des marchands de Chicago coudoient les Altesses. Brochant sur le tout, de jeunes bédouins effrontés proposent aux belles voyageuses leurs bourricots sellés pour dames. Et, chargés de jeter au milieu de cette Babel la note de la grâce, des bataillons Cook de l'un et l'autre sexe, éternellement empressés, défilent à longues enjambées.
Après les boutiques, continuant le quai, de grands hôtels encore, moins agressifs toutefois que Winter Palace, ayant eu la discrétion de ne pas s'ériger trop haut et de se badigeonner de chaux blanche à la mode arabe, même de se dissimuler dans des fouillis de palmiers.
Et enfin, voici ce colossal temple de Louxor, l'air aussi dépaysé maintenant que peut l'être, au milieu de la place de la Concorde, le pauvre obélisque dont l'Égypte nous fit cadeau.
Bordant le Nil, c'est, sur une longueur d'environ trois cents mètres, un prodigieux bocage de pierre. Aux époques d'inconcevable magnificence, cette futaie de colonnes a poussé haute et serrée, a jailli du sol avec fougue, de par la volonté d'Aménophis et du grand Ramsès. Et comme cela devait être beau, hier encore, dominant de son désarroi superbe les lointains de ce pays voué depuis des siècles à l'abandon et au silence!
Mais aujourd'hui, avec tout ce qu'on a bâti alentour, autant dire que cela n'existe plus.
Il y a une grille et des gardiens; pour entrer, il faut présenter son permis. Si encore, une fois dans l'immense sanctuaire, on trouvait la solitude! Mais non, sous les colonnades profanées un tas de gens circulent, le Bædeker en main, de ces gens qu'on a déjà vus partout, le même monde que celui de Nice ou de la Riviera. Et, comble de dérision, le tapage des dynamos vous y poursuit, car les bateaux de l'agence Cook sont là, amarrés aux berges proches.
Des colonnes par centaines, des colonnes qui sont antérieures de plusieurs siècles à celles de la Grèce et qui représentent, dans leur énormité naïve, les premières conceptions du cerveau humain; les unes, cannelées, donnent l'impression d'une gerbe de monstrueux roseaux; les autres, toutes unies et simples, imitent les tiges du papyrus et portent en guise de chapiteau son étrange fleur.—Les touristes, comme les mouches, rentrent à certains moments de la journée qu'il suffit de connaître; bientôt les clochettes des hôtels vont m'en débarrasser et l'heure méridienne me trouvera seul ici. Mais le bruit de ces dynamos, mon Dieu, qui m'en délivrera?—Oh! là-bas au fond des sanctuaires, dans la partie qui devait être le saint des saints, cette grande fresque à demi éteinte, encore à peu près visible sur le mur, combien elle est imprévue et saisissante: un Christ! un Christ nimbé de l'auréole byzantine. Il a été peint sur un grossier enduit, qui semble ajouté par des mains barbares, et qui s'effrite, laissant reparaître les hiéroglyphes d'en dessous… C'est qu'en effet ce temple, presque indestructible à force de lourdeur, a vu passer différents maîtres; il était déjà d'une antiquité légendaire à l'époque d'Alexandre le Grand, pour qui on ajouta une chapelle, et plus tard, aux premiers âges du christianisme, on utilisa un coin des ruines pour en faire une cathédrale.—Les touristes commencent à fuir, car la sonnette du lunch les appelle aux tables d'hôte d'alentour.—En attendant qu'ils aient vidé la place, je m'occupe à suivre des bas-reliefs qui se déroulent sur une longueur de plus de cent mètres, à la base des murailles; c'est une série de petits personnages défilant tous dans le même sens, et par milliers: la procession rituelle du dieu Amon. Avec ce soin qu'avaient les Égyptiens d'inscrire toutes les choses de la vie, pour les éterniser, on retrouve ici les moindres détails d'une journée de liesse il y a trois ou quatre mille ans. Et comme cela ressemblait déjà aux réjouissances du peuple de nos jours! Sur le trajet du cortège, des bateleurs étaient rangés, des marchands de boissons, des marchands de fruits, des rôtisseurs d'oies ou de canards, et des nègres acrobates marchaient sur les mains ou se disloquaient. Quant au défilé lui-même, il était évidemment d'une magnificence que nous ne connaissons plus; oh! tout ce qu'il y avait là de musiciens et de prêtres, de corporations, d'emblèmes et de bannières! Et le dieu Amon arrivait par eau, sur le fleuve, dans sa grande nef d'or à proue relevée, que suivaient les barques de tous les autres dieux ou déesses de son ciel. La pierre rougeâtre, ciselée avec minutie, me conte tout cela comme elle l'a déjà conté à tant de générations mortes, et je crois le voir.
Plus personne bientôt, sous les colonnades, et le bruit obsédant des dynamos vient de faire silence; midi s'approche avec sa torpeur. Tout le temple est comme brûlé de rayons, et je regarde s'accourcir sur le sol les ombres nettes projetées par cette forêt de pierres. Mais le soleil, qui tout à l'heure épandait de la gaieté et du sourire le long du quai de la ville nouvelle, au milieu du tapage des boutiquiers, des âniers et des passants cosmopolites, ici darde un feu triste, impassiblement dévorateur… Elles s'accourcissent, les ombres,—et de même tous les jours, tous les jours, puisque le ciel de ce pays ne se voile jamais, tous les jours depuis trente-cinq siècles, ces colonnes, ces frises, ce temple entier, comme un mystérieux et solennel cadran, dessine avec patience sur la terre la progression lente des heures… Vraiment, pour nous les éphémères de la pensée, cette continuité inaltérable du soleil d'Égypte a plus de mélancolie encore que les éclairages changeants et obscurcis de nos climats…
* *
Voici enfin le temple rendu à sa solitude, et tout bruit a cessé aux alentours.
Une avenue bordée de plus hautes colonnes, dont les chapiteaux dessinent dans l'air des fleurs épanouies de papyrus, m'a conduit à un lieu fermé, presque un lieu d'épouvante, où se tient une assemblée de colosses. Deux, qui auraient bien dix mètres de haut s'ils se levaient, sont de chaque côté de l'entrée, assis sur des trônes. Les autres, rangés aux trois faces de cette cour, sont debout dans les entre-colonnements, mais font mine de vouloir en sortir d'un pas rapide et de marcher vers moi. Il en est de meurtris, qui n'ont plus de visage et ne gardent que l'attitude. Ceux qui sont restés intacts—figure blanche sous le large bonnet de sphinx—ouvrent grands les yeux et sourient.
C'était par ici jadis l'entrée principale, et ces colosses avaient mission d'accueillir les foules. Mais des décombres, d'énormes éboulis ont obstrué les grandes portes d'honneur, flanquées d'obélisques en granit rose. Et cette cour est devenue comme un lieu volontairement clos, où l'on ne voit plus rien des choses du dehors; aux instants de silence, on peut s'y abstraire de tout le modernisme environnant, et oublier la date, l'année, le siècle au milieu de ces figures géantes dont le sourire dédaigne la fuite des âges. Les granits entre lesquels on est emmuré ici—et en terrible compagnie—ne laissent paraître sur le bleu du ciel que la pointe d'un vieux minaret tout voisin: une humble greffe d'Islam, qui a poussé il y a quelques siècles parmi ces ruines, alors qu'elles dépassaient déjà leurs trois mille ans; une petite mosquée bâtie sur des amas de débris et les protégeant de son inviolabilité. Oh! que de trésors, sans doute, de reliques, de documents elle recouvre et garde, cette mosquée du péristyle!—car nul n'oserait fouiller la terre sous ses saintes murailles…
De plus en plus le silence envahit le temple. Et, si les ombres courtes indiquent l'heure de midi, rien ne vient dire à quel millénaire rattacher cette heure-là: les silences et les midis pareils qu'ont vus passer les géants embusqués sous ces colonnades, qui donc les compterait?
Tout en haut, perdus dans l'incandescence bleue, il y a des oiseaux de proie qui planent.—Or il y avait les mêmes à l'époque des Pharaons, étalant dans l'air d'identiques plumages et jetant les mêmes cris; les bêtes et les plantes, au cours du temps, se reproduisent plus exactement que les hommes et restent inchangeables jusqu'en leurs moindres détails.
Chacun des colosses autour de moi, le port altier, une jambe en avant comme pour une marche pesante et sûre que rien n'arrêtera plus, serre avec passion dans l'un de ses poings crispés, au bout du bras musculeux, cette sorte de croix bouclée qui était en Égypte l'emblème de la vie éternelle. Et voici ce que symbolise la décision de leur allure: confiants tous dans ce pauvre hochet qu'ils tiennent en main, ils franchissent d'un pas triomphal le seuil de la mort… La «vie éternelle», le rêve de ne jamais s'anéantir, combien l'âme humaine, depuis ses origines, en aura été obsédée, surtout aux périodes où son essor eut de la grandeur! La soumission sans révolte à l'attente d'une simple pourriture finale est la caractéristique des phases de décadence et de médiocrité.
Les trois géants pareils, à peine meurtris, qui s'alignent sur le côté Est de cette cour jonchée de blocs, représentent, comme tous les autres, le grand Ramsès II, dont l'effigie fut multipliée follement à Thèbes et à Memphis. Mais ils ont gardé, ces trois-là, une vie puissante et fougueuse. Figures aussi jeunes que si on eût achevé hier de les ciseler et de les polir, apparitions blanches entre les monstrueux piliers rougeâtres aux assises trapues, chacun sortant de son embrasure de colonnes, ils s'avancent de pair, comme des soldats aux manœuvres. Et le soleil en ce moment tombe d'aplomb sur leur tête et leur bonnet étrange, détaille leur immobile sourire, puis rejaillit sur leurs épaules et leur torse nu, exagérant leurs musculatures d'athlète. Chacun serrant en main sa croix symbolique, ils s'élancent d'un pas formidable, les trois Ramsès, tête levée, souriants, en marche radieuse vers l'éternité.
Oh! le rayon méridien, qui effleure ces fronts blancs, et déplace lentement, lentement sur les poitrines l'ombre du menton et de la barbiche osirienne!… Songer depuis combien de temps, au milieu du même silence, il tombe ainsi, ce même rayon, il tombe du même immuable ciel, pour se livrer au même jeu tranquille!… Oui, je crois que les brumes, les pluies de nos hivers, sur ces grandes ruines, seraient moins tristes et moins terrifiantes que le calme d'un si éternel soleil.
* *
Tout à coup un bruit stupide recommence de faire tressauter l'air: les dynamos des agences ont été remises en marche. Et des dames à lunettes vertes arrivent, en un lot gracieux, portant des guide-books et des appareils à «films»: les touristes sont ressortis des hôtels, à l'heure où se réveillent aussi les mouches. La paix de midi vient de prendre fin à Louxor.