La mort de Philæ
XVIII
A THÈBES CHEZ L'OGRESSE
Ce soir, dans le vaste chaos des ruines, à l'heure où le soleil commençait d'éclairer rose, je suivais l'une des voies magnifiques de la ville-momie, celle qui part à angle droit de la ligne des temples d'Amon, se perd plus ou moins dans les sables, et aboutit enfin à un lac sacré, au bord duquel des déesses à tête de chatte sont assises en cénacle, regardant l'eau morte et les lointains du désert. Elle fut commencée il y a trois mille quatre cents ans, cette voie-là, par une belle reine appelée Makéri[11], et nombre de rois en continuèrent la construction pendant une suite de siècles. Des pylônes—qui sont, comme on sait, les monumentales murailles, en forme de trapèze à large base et toutes couvertes d'hiéroglyphes, que les Égyptiens plaçaient de chaque côté de leurs portiques ou de leurs avenues—des pylônes la décoraient avec une lourdeur superbe, ainsi que des colosses et d'interminables files de béliers, plus gros que des buffles, accroupis sur des socles.
[11] Aujourd'hui, la momie du bébé, du musée du Caire.
Premiers pylônes, qui m'obligent à faire un détour; ils sont tellement en ruine que leurs blocs, éboulés de toutes parts, ont fermé le passage. Ici veillaient debout, à droite et à gauche, deux géants en granit rouge de Syène. Jadis, dans des temps que l'histoire ne précise plus, on les a brisés l'un et l'autre à hauteur des reins; mais leurs jambes musculeuses ont gardé fièrement l'attitude de la marche, et chacun, dans une de ses mains sans bras qui descend le long du pagne, serre avec passion l'emblème de la vie éternelle. Ce granit de Syène est d'ailleurs si dur que les siècles ne l'altèrent point, et, au milieu de cette déroute des pierres, les jarrets des colosses mutilés luisent encore comme si on venait de les polir.
Plus loin, deuxièmes pylônes, effondrés aussi, et devant lesquels se tient une rangée de pharaons.
De tous côtés les blocs chavirés pêle-mêle étalent leur désordre de choses gigantesques, parmi ces sables qui s'obstinent avec patience à les ensevelir. Maintenant voici les troisièmes pylônes, flanqués de leurs deux géants en marche, qui n'ont plus ni tête ni épaules. Et la voie, jalonnée majestueusement encore par les débris, continue de s'en aller vers le désert.
Quatrièmes et derniers pylônes, qui semblent à première vue marquer l'extrémité des ruines, l'orée du néant désertique; effrités, découronnés, mais raides et debout, ils ont l'air d'être posés là si solidement que rien ne saurait plus les faire broncher jamais. Les deux colosses qui les gardaient de droite et de gauche siègent sur des trônes. L'un, celui de l'est, est presque anéanti. Mais l'autre, au contraire, se détache tout entier, tout blanc, d'une blancheur de marbre, sur le fond couleur bise de l'énorme pan de mur criblé d'hiéroglyphes; on ne lui a meurtri que le masque du visage; il conserve encore son menton impérieux, ses oreilles, son bonnet de sphinx, on pourrait presque dire son expression méditative devant ce déploiement de la grande solitude qui paraît commencer juste à ses pieds.
Ici pourtant n'était que la limite des quartiers du dieu Amon; les enceintes de Thèbes passaient infiniment plus loin, et l'avenue qui me conduira tout à l'heure chez les déesses à tête de chatte se prolonge beaucoup encore au sortir de ces portes, bien qu'on la distingue à peine entre sa double rangée de béliers-sphinx, tout brisés et presque enfouis.
Le jour tombe, et la poussière d'Égypte, comme invariablement chaque soir, commence à ressembler dans les lointains à de la poudre d'or. Je regarde derrière moi de temps à autre le géant qui m'observe, assis au pied de son pylône où l'histoire d'un pharaon est gravée en un immense tableau. Au-dessus de lui et de son mur qui devient de minute en minute plus rose, je vois monter davantage, à mesure que je m'éloigne, tout l'amas des palais du centre, l'hypostyle d'Amon, les salles de Thoutmosis et les obélisques, tout le groupement enchevêtré de ces choses si grandes et si mortes, qui n'ont plus jamais été égalées sur terre.
Les voilà qui resplendissent une fois de plus dans la rouge apothéose du soir, ces restes bientôt aussi désagrégés que de vieux ossements, et on dirait qu'ils demandent grâce à la fin, qu'ils sont las d'être ainsi sans trêve, sans trêve, à chaque couchant, colorés en fête, comme par une dérision de cet éternel soleil.
C'est déjà presque loin derrière moi tout cela; mais l'air est si limpide, les contours restent si nets qu'on a l'illusion plutôt, en s'éloignant, que les temples et les pylônes diminuent, s'abaissent, rentrent dans la terre. Quant au géant blanc, qui me suit toujours de son regard sans yeux, le voilà réduit aux proportions d'un simple rêveur humain; il n'a du reste pas l'aspect rigidement hiératique des autres statues thébaines: les mains sur les genoux, il est là comme un homme ordinaire qui se serait arrêté pour réfléchir[12]. Je le connais depuis des jours,—des jours et des nuits, car, avec sa blancheur et la transparence de ces nuits d'Égypte, je l'ai vu tant de fois se dessiner de loin sous la vague lumière des étoiles, grand fantôme, dans sa pose contemplative! Et je me sens déjà obsédé par la continuité de son attitude à cette entrée des ruines, moi qui, à Thèbes et même sur la terre, aurai passé sans lendemain comme nous passons tous; or, avant que la vie consciente m'eût été donnée, il était là depuis des temps qui font frémir; pendant trente-trois siècles environ, les yeux des myriades d'inconnus qui m'ont précédé le voyaient tout comme le voient mes yeux, tranquille et blanc à cette même place, assis devant ce même seuil, avec sa tête un peu inclinée, et son air de penser.
[12] Statue d'Aménophis III.
Je chemine sans hâte, ayant toujours une tendance à m'attarder pour regarder derrière moi, regarder l'entassement silencieux des palais et le rêveur blanc, qui s'illuminent ensemble d'un dernier feu de Bengale, à la mort quotidienne du soleil.
Et l'heure est déjà crépusculaire quand j'arrive chez les déesses.
Leur domaine est d'ailleurs tellement détruit que les sables avaient pu le recouvrir et le cacher durant vingt siècles; mais on vient de l'exhumer.
Il n'en reste que des tronçons de colonnes, alignés en rangs multiples sur une vaste étendue de désert[13]. Pierrailles, éboulements et débris; je traverse sans m'arrêter, et enfin voici le lac sacré, au bord duquel les grandes chattes sont assises en conciliabule éternel, chacune sur son trône. Le lac, creusé par ordre des Pharaons, se déploie en forme arquée, comme une sorte de croissant; des oiseaux de marais, qui vont se coucher, traversent en ce moment son eau triste et dormante; ses bords, qui ont connu toutes les magnificences, ne sont plus que des tertres de décombres où rien ne verdit, et ce qu'on aperçoit au delà, ce que les déesses attentives regardent, c'est la plaine vide et désolée, où quelques champs de blé se fondent, à cette heure de crépuscule, avec le morne infini des sables; le tout fermé à l'horizon par la chaîne encore un peu rose des calcaires d'Arabie.
[13] Le temple de la déesse Mout.
Elles sont là, les chattes,—ou, pour plus exactement dire, les lionnes, car des chattes n'auraient pas ces oreilles courtes et ce menton cruel épaissi par une barbiche. Toutes en granit noir, images de Sekhmet (qui fut déesse de la guerre et à ses heures déesse de la luxure), elles ont des corps sveltes de femme qui rendent plus terribles ces grosses têtes félines coiffées d'un haut bonnet. Huit ou dix, ou davantage peut-être, elles sont plus inquiétantes d'être ainsi nombreuses et d'être pareilles. Elles ne sont pas géantes, comme on aurait pu s'y attendre, mais de grandeur humaine, faciles donc à emporter ou à détruire, et cela encore, si l'on réfléchit, augmente l'impression spéciale qu'elles causent: alors que tant de colosses gisent en morceaux sur le sol, comment ont-elles pu rester là, elles, petites personnes si tranquillement assises sur leurs chaises, pendant que coulaient ces trente-trois siècles de l'histoire du monde?…
Fini, le passage des oiseaux de marais qui pendant un instant avaient troublé le terne miroir de leur lac; autour d'elles, rien ne bouge plus et l'infini silence coutumier les enveloppe comme à la tombée de chaque nuit. D'ailleurs elles habitent un coin des ruines si délaissé! Qui donc, même en plein jour, songe à venir les voir?
Là-bas, dans l'ouest, une envolée de poussière, comme un long nuage qui traînerait, indique le départ des touristes qui étaient accourus en foule au temple d'Amon, mais qui se hâtent de rentrer à Louxor pour dîner en smoking autour des tables d'hôte. On n'entend même pas dans le lointain rouler leurs voitures, tant la terre d'ici est feutrée de sable. De les savoir partis, cela rend plus intime l'entrevue avec ces déesses nombreuses et pareilles, qui peu à peu se sont drapées d'ombre. Leurs sièges tournent le dos aux palais de Thèbes, qui commencent d'être comme baignés dans des ondes violettes, et qui semblent s'abaisser encore plus à l'horizon, de minute en minute perdre de l'importance devant la souveraineté de la nuit.
Elles, les déesses noires à tête de lionne et à haute coiffure, toujours assises les mains sur les genoux, avec des yeux fixes depuis le commencement des âges et un gênant sourire aux coins de leurs grosses lèvres de fauves, continuent de regarder, au delà du petit lac mort, ce désert, qui n'est plus à présent que de l'immensité confuse, d'un bleu gris, d'un gris de cendre. Et on croit sentir qu'elles ont une âme, qui leur serait venue à la longue, à force d'avoir eu si longtemps, si longtemps, une expression sur le visage…
* *
Il y a là-bas, à l'autre extrémité des ruines, une de leurs sœurs de plus haute taille, une grande Sekhmet que, dans le pays, on appelle l'ogresse et qui habite seule, embusquée debout dans un temple étroit. Parmi les fellahs ou bédouins d'alentour, elle est très mal famée, ayant l'habitude de sortir la nuit pour manger le monde, et aucun d'eux ne se risquerait volontiers chez elle à cette heure tardive. Au lieu de rentrer à Louxor, comme ces gens dont les voitures viennent de partir, j'irai plutôt lui faire visite.
C'est un peu loin, et j'arriverai à nuit close.
D'abord, il faut revenir sur mes pas, remonter toute l'avenue des béliers, de nouveau passer aux pieds du géant blanc, qui a pris déjà son air de fantôme, tandis que les ondes violettes qui baignaient la ville-momie s'épaississent et tournent au bleu grisâtre; puis, franchir les pylônes que gardent les colosses brisés, et pénétrer dans les palais du centre.
C'est là, dans ces palais, que je trouve pour tout de bon la nuit, avec les premiers cris des hiboux et des orfraies. Il y fait tiède encore, à cause de la chaleur emmagasinée dans le jour par les pierres, mais on sent que l'air se glace.
A un carrefour, surgit une grande forme humaine drapée de noir et armée d'un bâton: un bédouin qui rôde, un des gardes. Et voici à peu près le dialogue échangé (traduction libre et concentrée):
—Montre-moi ton permis, monsieur.
—Voilà!
(Ici nous combinons nos efforts pour éclairer le dit permis à la flamme d'une allumette.)
—C'est bien, je vais t'accompagner.
—Non, je t'en prie.
—Si, ce sera mieux. Où vas-tu?
—Là-bas, chez cette dame, tu sais, qui est grande, grande, et qui a une figure de lionne.
—Ah!… Tiens, je crois comprendre que tu préfères te promener seul. (Ici l'intonation devient enfantine.) Mais, comme tu es un homme bon, tu me donneras bien une petite pièce quand même.
Il s'en va. Au sortir des palais, me reste à traverser une étendue de terrains vagues, où du vrai froid me saisit. Au-dessus de ma tête, plus de lourdes pierres suspendues, mais le déploiement si lointain d'un ciel bleu-nuit—où s'allument ce soir par trop de milliers de milliers d'étoiles… Pour les Thébains d'autrefois, cette belle voûte, toujours scintillante de poudre de diamant, n'épandait sans doute que de la sérénité dans les âmes. Et pour nous, qui savons, hélas! c'est au contraire le champ de la grande épouvante, c'est ce que, par pitié, il eût mieux valu ne pas laisser à portée de nos yeux: l'incommensurable vide noir où les univers, en frénésie de tourbillonnement, tombent comme une pluie, se heurtent, s'anéantissent, et se recommencent pour les éternités nouvelles. Tout cela, on le voit trop, l'horreur n'en est plus tolérable, par une claire nuit comme celle-ci, et dans un lieu de silence tout jonché de ruines… De plus en plus le froid vous pénètre,—ce lugubre froid des étendues sidérales dont rien, dirait-on, ne vous garantit plus, tant cette atmosphère limpide semble raréfiée, presque inexistante. Et par terre, des graviers, de maigres herbes desséchées qui craquent sous les pas donnent l'illusion de ce bruit crépitant que fait chez nous le sol un peu gelé pendant les nuits d'hiver.
J'approche enfin de chez l'ogresse. Ces pierres qui s'indiquent, blanchâtres dans la nuit, cette demeure d'aspect clandestin près de l'enceinte de Thèbes, c'est là, et vraiment, à une heure pareille, on a l'air d'aller dans un mauvais lieu. Des colonnes ptolémaïques, de petits vestibules, de petites cours, où une vague lueur bleue permet de se conduire. Rien ne bouge; pas même l'envolée d'un oiseau de nuit; un absolu silence, amplifié terriblement par la présence du désert que l'on sent tout autour de ces murs. Au fond, trois chambres en pierres massives, ayant chacune son entrée à part; je sais que les deux premières sont vides. C'est dans la troisième que l'ogresse habite; pourvu qu'elle ne soit pas déjà partie pour ses chasses nocturnes à la chair humaine!… Nuit noire chez elle, où j'entre à tâtons. Vite, la flamme d'une allumette de cire. Oui, elle est bien là, seule, et debout, presque plaquée contre la paroi du fond, où la petite lueur fait danser l'ombre affreuse de sa tête. L'allumette éteinte, je lui en brûle irrévérencieusement plusieurs autres sous le menton, sous sa lourde mâchoire mangeuse de monde. Il n'y a pas à dire, elle est terrifiante. En granit noir, comme ses sœurs assises au bord du triste lac, mais bien plus grande, six ou huit pieds de haut, elle a un corps de femme délicieusement svelte et jeune, avec les seins d'une vierge. Très chaste d'attitude, elle tient en main une fleur de lotus à longue tige, mais par un contre sens qui déroute et qui glace, ses épaules délicates supportent la monstruosité d'une grosse tête de lionne. Les pans de son bonnet retombent de chaque côté de ses oreilles jusque sur sa gorge, et un large disque de lune le surmonte, pour surcroît de mystérieux apparat. Son regard mort donne à la férocité de son visage quelque chose d'inconscient et de fatal: ogresse irresponsable, sans pitié comme sans plaisir, dévorante à la manière de la Nature et à la manière du Temps; ainsi peut-être l'entendaient ces initiés de l'antique Égypte qui, pour le peuple, symbolisaient tout en des figures de dieux.
Dans le réduit sombre, clos de pierres frustes, dans le si petit temple isolé où elle se tient seule, raide, debout et grande, avec sa tête trop énorme, son menton qui avance et sa haute coiffure de déesse,—on est forcément tout près d'elle. En la touchant, la nuit, on s'étonne de la trouver moins froide que l'air, elle devient quelqu'un, on sent peser sur soi l'insoutenable regard mort.
Pendant le tête-à-tête, involontairement, on songe aussi aux alentours, à ces ruines dans ce désert, à ce néant partout, à ce froid sous ces étoiles… Or, ce summum du doute, de la désespérance et de la terreur, que dégage pour vous un tel ensemble de choses, voici qu'on le trouve confirmé, si l'on peut dire ainsi, par la rencontre de cette divinité-symbole qui vous attend au bout de la course comme pour recevoir ironiquement toute humaine prière: un rigide épouvantail de granit au sourire implacable, au masque dévorateur.