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La mort de Philæ

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XVI
THÈBES AU SOLEIL

Deux heures de l'après-midi. Un feu blanc, un feu mauvais tombe du ciel que pâlit un excès de lumière. Un soleil hostile aux hommes de nos climats surchauffe l'énorme ossature rougeâtre, émiettée par places, qui reste de Thèbes,—et qui gît là comme la carcasse d'une bête géante, morte sur le sable du désert depuis déjà des milliers d'années, mais trop massive pour jamais complètement s'anéantir.

Dans l'hypostyle, un peu d'ombre bleuit derrière les monstrueux piliers, mais de l'ombre poussiéreuse, de l'ombre chaude. Elles sont chaudes, les colonnes; tous les blocs sont chauds,—et cependant c'est l'hiver, avec des nuits froides qui devraient tout glacer. Chaleur et poussière; poussière rousse, qui sur les ruines de la Haute-Égypte pèse en nuage éternel, exhalant une odeur d'aromate et de momie.

Avoir si chaud, cela augmente la sensation rétrospective de fatigue, qui vous prend à regarder ces pierres trop lourdes pour les forces humaines et accumulées en montagnes; presque il semble que l'on soit de part dans les efforts, les épuisements, les sueurs de ce peuple aux muscles d'acier tout neuf, qui pour charrier et entasser de telles masses dut s'asservir durant trente siècles.

Ces pierres, elles aussi, disent la fatigue; la fatigue de s'accabler les unes sous le poids des autres depuis des millénaires; la souffrance d'avoir été taillées trop exactement, et trop bien juxtaposées, au point d'être comme rivées ensemble par leur seule lourdeur. Oh! celles d'en bas, qui soutiennent la charge des empilements formidables!…

Et l'ardente couleur de ces choses vous surprend; elle a persisté. Sur les grès rouges de l'hypostyle, les peinturlures d'il y a plus de trois mille ans se voient encore; en haut surtout de la travée milieu, presque dans le ciel, les chapiteaux en forme de grandes fleurs ont gardé les bleus de lapis, les verts, les jaunes dont furent bariolés jadis leurs étranges pétales.

Décrépitude, émiettement, poussière… Au plein soleil, sous le magnifique éclairage de la vie, on voit bien que tout cela est mort, mais mort depuis des temps que l'imagination ne peut pas se représenter. Et le délabrement apparaît plus irrémédiable; çà et là des réparations impuissantes et comme enfantines, faites aux époques anciennes de l'histoire, par les Grecs, par les Romains; des colonnes rapiécées, des trous bouchés avec du ciment; mais les grands blocs sont en désarroi, et on sent, jusqu'à en être obsédé, l'impossibilité à jamais de remettre en ordre ce chaos d'écrasantes choses éboulées, eût-on même à son service des légions de travailleurs, et des machines,—et des siècles devant soi pour accomplir la besogne.

Et puis, ce qui surprend et oppresse, c'est le peu d'espace libre, le peu de place qui restait pour les foules, dans des salles pourtant immenses: entre les murailles, tout était encombré par les piliers; les temples étaient à moitié remplis par leurs colossales futaies de pierres. C'est que les hommes qui bâtirent Thèbes vivaient au commencement des temps et n'avaient pas encore trouvé cette chose qui nous paraît aujourd'hui si simple: la voûte. Ils étaient cependant de merveilleux précurseurs, ces architectes; déjà ils avaient su dégager de la nuit quantité de conceptions qui sans doute, depuis les origines, sommeillaient en germe inexplicable dans le cerveau humain: la rectitude, la ligne droite, l'angle droit, la verticale, dont la nature ne fournit nul exemple; même la symétrie, qui à bien réfléchir s'explique moins encore, la symétrie, qu'ils employaient avec maîtrise, sachant aussi bien que nous tout l'effet qu'on peut obtenir par la répétition d'objets semblables placés en pendant de chaque côté d'un portique ou d'une avenue. Mais la voûte, non, ils n'avaient pas inventé cela; alors, comme il y avait pourtant une limite à la grandeur des dalles qu'ils pouvaient poser à plat comme des poutres, il leur fallait ces profusions de colonnes pour soutenir là-haut leurs plafonds effroyables;—c'est pourquoi il semble que l'air manque, il semble que l'on étouffe au milieu de leurs temples, dominés, obstrués par la rigide présence de tant de pierres. Et encore, on y voit clair aujourd'hui là dedans; depuis que sont tombées les roches suspendues qui servaient de toiture, la lumière descend à flots partout. Mais jadis, quand une demi-nuit régnait à demeure dans les salles profondes, sous les immobiles carapaces de grès ou de granit, tout cela devait paraître si lourdement sépulcral, définitif et sans merci comme un gigantesque palais de la Mort!—Un jour par année cependant, ici à Thèbes, un éclairage d'incendie pénétrait de part en part les sanctuaires d'Amon, car l'artère milieu est ouverte au nord-ouest, orientée de telle façon qu'une fois l'an, une seule fois, le soir du solstice d'été, le soleil à son coucher y peut plonger ses rayons rouges; au moment où il élargit son disque sanglant pour descendre là-bas derrière les désolations du désert de Libye, il arrive dans l'axe même de cette avenue, de cette suite de nefs, qui a huit cents mètres de longueur. Jadis donc, ces soirs-là, il glissait horizontalement sous les plafonds terribles—entre ces piliers alignés qui sont hauts comme notre colonne Vendôme,—puis venait jeter pour quelques secondes ses teintes de cuivre en fusion jusque dans l'obscurité du saint des saints. Et alors tout le temple retentissait d'un fracas de musique; au fond des salles interdites, on célébrait la gloire du dieu de Thèbes…

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Comme un nuage, comme un voile, la continuelle poussière rousse flotte partout sur les ruines, et, au travers, le soleil çà et là dessine de longues rayures blanches. La poussière d'Égypte, on dirait même qu'en un point de la grande avenue, derrière les obélisques, elle se lève en tourbillons, comme ferait une fumée.—C'est que là sont assemblés aujourd'hui les travailleurs de bronze qui chaque jour, sans trêve, fouillent ce vieux sol sacré; bien infimes, presque négligeables auprès de tels monolithes, ils creusent, ils creusent; patiemment ils déblayent, et la terre s'en va par petits paquets, dans des séries de paniers que des enfants emportent en formant la chaîne. Les alluvions périodiques du Nil et les sables charriés par le vent du désert avaient élevé le sol d'environ six mètres depuis les temps où Thèbes a cessé de vivre; mais de nos jours on a entrepris la tâche de rétablir l'antique niveau. A première vue, cela semblait infaisable, et cependant ils en viendront à bout, même avec leurs moyens naïfs, ces travailleurs fellahs qui accomplissent en chantant leur incessante besogne de fourmis. Voici bientôt le grand hypostyle déblayé—et ses colonnes, qui paraissaient déjà effrayantes, découvertes à présent jusqu'à la base, ont gagné encore vingt pieds de hauteur; quantité de colosses, qui gisaient endormis sous ce linceul de terre et de sable, ont été retrouvés, remis debout, et viennent de reprendre, pour une nouvelle période de quasi-éternité, leur faction aux intimidants carrefours; d'année en année, la ville-momie s'exhume un peu plus, à grand effort, se repeuple de dieux et de rois longtemps cachés[8]… On creuse toujours,—et à peine sait-on à quelle profondeur descendent les débris et les ruines: Thèbes avait duré tant de siècles, la terre ici est tellement pénétrée de passé humain que, sous les plus vieux temples connus, on constate qu'il y en avait d'autres, plus vieux encore et plus massifs, que l'on ne soupçonnait pas et dont l'âge dépasserait huit mille ans…

[8] On sait que l'entretien des monuments antiques de l'Égypte et leur restauration dans la mesure du possible restent confiés aux soins des Français. M. Maspero a délégué à Thèbes un artiste et un érudit, M. Legrain, qui y consacre passionnément sa vie.

Malgré l'ardent soleil, malgré les tourbillons de poussière soulevés par les coups de pioche, on s'attarderait des heures, parmi les fellahs poudreux et maigres, à suivre des yeux les fouilles dans ce sol unique au monde, où tout ce que l'on voit reparaître est surprise et trouvaille, où la moindre pierre taillée eut un passé de gloire, fit partie des premières splendeurs architecturales, fut une pierre de Thèbes! Au fond des tranchées qui s'élargissent, à chaque instant quelque chose brille: c'est le flanc poli d'un colosse en granit de Syène, ou bien un petit Osiris de cuivre, les débris d'un vase, un bijou d'or sans prix, ou même une simple perle bleue qui tomba du collier de quelque suivante des reines.

Cette activité de fossoyeurs, qui seule ranime certains quartiers pendant le jour, finit au coucher du soleil; chaque soir, les fellahs maigres reçoivent la solde de leur travail, s'en vont gîter aux silencieux environs, dans des huttes en terre, et on referme derrière eux les grilles des portes. La nuit, à part les gardiens de l'entrée, personne n'habite les ruines.

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Émiettement, poussière… Autour de ces palais et de ces temples de l'artère centrale, qui sont les plus conservés et se tiennent orgueilleusement debout, très loin de tous côtés des espaces mornes s'étendent, où, du matin au soir, darde une lumière implacable. Là, parmi les grêles plantes désertiques, des blocs gisent au hasard, restes de sanctuaires dont jamais plus on ne démêlera le plan ni la forme; mais sur ces pierres, des fragments de l'histoire du monde se lisent encore, en hiéroglyphes précis.

Dans l'ouest de la salle hypostyle, une région est semée de disques tous égaux et pareils; on dirait, sur un damier pour Titans, des pions qui auraient dix mètres de tour,—et ce sont les morceaux épars, les tranches d'une colonnade des Ramsès. Plus loin, la terre semble avoir été passée au feu; on marche sur des scories noirâtres où restent incrustés des boulons d'airain, des parcelles de verre fondu,—et c'est le quartier qu'incendièrent les soldats de Cambyse. Ils furent du reste grands destructeurs de la ville-reine, ces soldats perses; pour anéantir les obélisques et les immuables colosses, ils avaient imaginé de les flamber en allumant des bûchers alentour, et puis, quand ils les voyaient brûlants, ils les inondaient d'eau froide: alors du haut en bas les granits se fendaient.

On sait combien Thèbes s'étendait largement, ici sur cette rive droite du Nil où résidaient les Pharaons, et en face, sur la rive libyque consacrée aux faiseurs de momies et aux temples funéraires. Aujourd'hui, à part ces grands palais du centre, ce n'est plus guère qu'une jonchée de débris, et les longues avenues, que bordent des suites infinies de sphinx ou de béliers, vont se perdre on ne sait où, ensevelies sous les sables.

De loin en loin cependant, au milieu de ces cimetières de choses, un temple reste debout, conservant même ses saintes ténèbres sous l'épaisseur de sa carapace de caverne. L'un, où se rendaient de célèbres oracles, est, plus encore que les autres, emprisonnant et sépulcral dans son éternelle pénombre; en haut d'une muraille, s'ouvre le trou noir d'une espèce de grotte, à laquelle conduisait un couloir secret venant des profondeurs; c'est par là qu'apparaissait le visage du prêtre chargé de prononcer les paroles sibylliques—et le plafond de sa niche est tout enfumé encore par la flamme de sa lampe, éteinte depuis plus de deux mille ans!…

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Tant de ruines qui émergent à peine des sables de ce désert, et, dans ce vieux sol desséché, tant d'étranges trésors qui dorment! Quand le soleil éclaire ainsi les tristes lointains, quand on aperçoit jusqu'aux horizons le déploiement de ces champs de la mort que les siècles ne parviennent pas à niveler, c'est l'heure où l'on imagine un peu mieux, par la vue d'ensemble, ce que fut Thèbes: reconstituée en songe, elle apparaît excessive, fougueuse et multiple, comme ces floraisons du monde antédiluvien que des fossiles nous révèlent. A côté de cela, combien s'amoindrissent nos villes modernes, nos hâtifs petits palais, nos stucs et nos ferrailles!

Et si mystique, cette ville d'Amon, avec les ténèbres de ses sanctuaires qu'habitaient les dieux et les symboles! Tout le sublime élan primesautier de l'âme humaine vers l'Inconnaissable s'est comme pétrifié dans ces ruines, en des formes démesurées et diverses, pour venir jusqu'à nous et nous confondre. Comparés à ce peuple, qui ne rêvait que d'éternité, nous sommes, nous, les vieillis et les mesquins, ceux que bientôt n'inquiétera même plus le pourquoi de la vie, de la pensée et de la mort. De tels débuts présageaient quelque chose de plus grand certes que nos humanités d'aujourd'hui, vouées aux désespérances, aux alcools et aux explosifs.

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Émiettement, poussière… Ce même soleil sur Thèbes est là chaque jour, qui dessèche, effrite, fendille et pulvérise.

A la place de tant de magnificences, il y a quelques champs de blé, en nappes vertes, disant la reprise de l'humble vie du labour. Surtout il y a les sables, qui viennent à présent jusqu'au seuil des Pharaons, il y a le jaune désert, il y a le monde des miroitements et du silence qui s'approche comme une lente marée pour engloutir. Dans ces lointains, où du matin au soir tremblent des mirages, là-bas vers la chaîne d'Arabie, l'ensevelissement est déjà presque achevé; les pauvres pierres croulantes que l'on voit encore un peu partout, émergeant à peine des dunes en marche, sont les restes de ce que les hommes, dans leurs révoltes superbes d'autrefois contre la mort, avaient su faire le plus lourdement indestructible.

Et ce soleil, toujours ce soleil, qui promène sur Thèbes l'ironie de sa durée,—pour nous si impossible à calculer et à concevoir!… Nulle part autant qu'ici on ne souffre de l'épouvante de connaître que toute notre misérable petite effervescence humaine n'est qu'une sorte de moisissure autour d'un atome émané de cette sinistre boule de feu, et que lui-même, ce soleil, n'aura été qu'un météore éphémère, qu'une furtive étincelle jaillie pendant l'une des innombrables transformations cosmiques, au cours des temps sans fin ni commencement.

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