La mort de Philæ
IX
LA RACE DE BRONZE
Un chant monotone sur trois notes, qui doit dater des premiers pharaons, de nos jours se chante encore aux rives du Nil, depuis le Delta jusqu'à la Nubie; des hommes demi-nus, au torse de bronze, en commençant leur éternel travail, l'entonnent dès le matin, de proche en proche, avec des voix pareilles, et le continuent jusqu'au repos du soir.
Tous ceux qui ont vécu en dahabieh sur l'antique fleuve le connaissent bien, ce chant de l'arrosage, que toujours les mêmes grincements de bois mouillé accompagnent en cadence lente.
C'est la mélopée du «châdouf». Et le châdouf est un primitif agrès, resté immuable depuis des temps qui ne se comptent plus; il se compose d'une longue antenne, comme une vergue de tartane, qui s'appuie en bascule sur une traverse et porte à sa pointe un seau en bois; un homme, avec de beaux gestes, fait jouer cela en chantant, abaisse l'antenne, puise l'eau dans le fleuve et remonte le seau rempli,—qu'un autre homme attrape au vol pour le déverser plus haut, dans un bassin creusé à même la terre des berges. Quand le fleuve est bas, il y a trois bassins superposés, comme seraient trois étapes pour la montée de l'eau précieuse jusqu'aux champs de blé ou de luzerne, et alors trois châdoufs les uns au-dessus des autres grincent ensemble, inclinant et relevant au rythme de la même chanson leurs grandes cornes de scarabée.
Tout le long, tout le long du Nil, se propage ce mouvement des antennes du châdouf, qui a commencé dans les plus vieux âges et qui est l'une des manifestations essentielles de la vie humaine sur ces bords; il ne fait trêve que l'été, quand le fleuve, grossi par les pluies de l'Afrique équatoriale, vient inonder cette terre d'Égypte qu'il a créée lui-même au milieu des sables sahariens. Mais il bat son plein pendant nos mois d'hiver, qui sont là-bas une période de lumineuse sécheresse, sous un ciel inaltérablement bleu; en cette saison-là, tous les jours, depuis l'aube jusqu'à la prière du soir, les hommes sont à l'arrosage, transformés en machines inlassables, dont les muscles jouent comme des lames de métal; le geste ne change jamais, non plus que la chanson, et sans doute l'esprit doit s'abstraire de l'automatique travail, pour se perdre en quelque rêve, voisin de celui que faisaient les ancêtres, attelés aux mêmes agrès il y a quatre ou cinq mille ans. Les torses, inondés à chaque montée du seau qui déborde, ruissellent constamment d'eau froide; quelquefois le vent est glacé en même temps que le soleil brûle; mais, puisqu'ils sont en bronze, ces perpétuels travailleurs de plein air, rien n'a prise sur leur corps endurci.
Ces hommes sont les fellahs, les paysans de la vallée du Nil, les purs Égyptiens dont le type n'a pas changé au cours des siècles: dans les plus antiques bas-reliefs de Thèbes ou de Memphis, on les retrouve tels, avec leur profil noble aux lèvres un peu épaisses, leurs yeux allongés aux paupières lourdes, leur taille mince et leurs épaules larges.
Leurs femmes, qui de temps à autre descendent au fleuve, près d'eux, pour puiser aussi, mais dans des vases d'argile qu'elles emportent—(toujours le puisage, le charroi de l'eau nourricière: occupation primordiale, dans cette Égypte sans pluie ni source vive, qui n'existe que par son fleuve),—leurs femmes, les fellahines, marchent ou se posent avec une grâce inimitable, drapées de voiles noirs, que même les plus pauvres laissent traîner sur la poussière ou le sable, à la façon des robes de Cour. En ce pays de la clarté et des lointains roses, elles sont étranges, toutes si sombrement vêtues, taches de deuil parmi les champs ou le désert illuminés en fête; très machinales créatures, à qui l'on n'a d'ailleurs rien appris, elles possèdent par instinct, comme sans doute jadis les filles de l'Hellade, le sens de la noblesse dans l'attitude; aucune de nos femmes ne saurait, avec une si majestueuse harmonie, s'habiller de grossières étoffes noires, ni surtout lever des bras nus pour poser sur la tête la lourde jarre emplie d'eau du Nil, et s'en aller ensuite, fière et cambrée, ondulant malgré la charge. Les tuniques de mousseline dont elles sont vêtues restent invariablement noires comme les voiles, à peine rehaussées de quelques lisérés rouges ou de quelques paillettes d'argent; rien ne les ferme sur la poitrine et, par une étroite fente qui descend jusqu'à la ceinture, elles laissent voir la chair ambrée, la naissance médiane des seins couleur de bronze pâle, qui sont, au moins pendant l'éphémère jeunesse, d'un contour impeccable. Les visages, il est vrai—lorsqu'on n'a pas eu le temps de vous les cacher en ramenant un pli du voile,—le plus souvent vous désenchantent, parce que des travaux rudes, des maternités hâtives, des allaitements les ont déjà flétris; mais si l'on a la chance d'apercevoir une jeune femme, c'est en général une apparition de beauté, à la fois vigoureuse et fine.
Quant aux bébés fellahs, toujours nombreux et qui suivent demi-nus les mamans ou les grandes sœurs, ils auraient pour la plupart d'adorables figures, avec leurs yeux naïfs de cabri, sans la malpropreté qui est, en ce pays, une chose presque voulue par la tradition ancestrale; au bord de leurs paupières, de leurs lèvres humides, restent collées en grappes ces mouches d'Égypte, que l'on considère ici comme bienfaisantes aux enfants, et qu'ils n'ont même plus l'idée de chasser, tant ils sont héréditairement résignés à les subir,—avec la même passivité du reste que montrent leurs pères vis-à-vis des étrangers envahisseurs.
La passivité, la douce endurance semblent les caractéristiques de cette race inoffensive, élégante d'allure sous ses haillons, mystérieuse dans son immobilité millénaire, et capable d'accepter avec la même indifférence tous les jougs qui passent. Pauvre belle race aux muscles infatigables, où les hommes, qui remuèrent jadis les grandes pierres des temples, ne connaissaient point de fardeaux trop lourds; où les femmes, avec leurs bras graciles, pâlement basanés, avec leurs mains toutes petites, dépassent de beaucoup en force nos plus massives paysannes. Pauvre belle race de bronze! Sans doute elle fut trop précoce et donna trop jeune son étonnante fleur, en des temps où, sur la terre, les autres humanités végétaient obscurément encore; sans doute sa résignation présente lui est venue comme une lassitude, après tant de siècles d'effort et d'expansive puissance. Elle détenait jadis la lumière du monde, et la voici tombée depuis plus de deux mille ans à cette sorte de sommeil fatigué, qui a rendu la tâche facile aux conquérants d'autrefois comme aux exploiteurs d'aujourd'hui…
Un autre trait qui, à côté de la patience, domine chez ces purs Égyptiens de la campagne, est leur attachement à la terre, à la terre qui nourrit et dans laquelle plus tard on va dormir. Posséder de la terre, en accaparer à tout prix les moindres morceaux, en conquérir des bribes sur le désert mouvant, tel est le seul but, ou à peu près, que les fellahs poursuivent en ce monde; posséder un champ, si petit soit-il,—un champ qu'on laboure du reste avec la charrue la plus anciennement inventée par l'homme, celle dont le dessin exact se retrouve inscrit aux murs des tombeaux de Memphis.
Et ce même peuple, qui fut le premier de tous à concevoir la magnificence, qui eut jadis des dieux et des rois entourés d'une écrasante splendeur, peut vivre aujourd'hui pêle-mêle avec ses moutons, ses chèvres, dans d'humbles et basses cabanes faites de boue durcie au soleil! Au milieu de ces villages d'Égypte, qui ont tous la couleur neutre du sol, c'est à peine si un peu de chaux blanche vient égayer le minaret ou la coupole de la mosquée; en dehors de ce petit refuge où l'on prie gravement chaque soir—car nul ici ne s'endormirait sans s'être prosterné devant la majesté d'Allah,—tout est en mornes grisailles; les gens aussi ont des costumes de couleur terne, d'apparence presque miséreuse. Et c'est comme de l'orient qui se serait appauvri et éteint, sous un ciel pourtant resté merveilleux.
Mais tant de grandeur passée laisse encore aux fellahs son empreinte: un affinement d'aspect et de manières bien inconnu chez la plupart des bonnes gens de nos villages. Et ceux d'entre eux qui par hasard arrivent à la fortune ont tout de suite la distinction, savent de naissance pratiquer l'hospitalité comme des seigneurs.
Même l'hospitalité des plus humbles garde en ce pays quelque chose de courtois et d'aisé qui sent la race. Je me souviens de ces limpides soirs où j'arrêtais ma dahabieh contre la berge du fleuve, après la navigation paisible du jour. (Je parle de ces recoins perdus, non gangrenés encore par le tourisme, que je choisissais d'habitude.) Au crépuscule, à l'heure où des étoiles s'allumaient dans le ciel d'or vert, dès que j'avais mis le pied sur la rive, signalé par les aboiements des chiens de garde, toujours le chef du plus prochain hameau venait à ma rencontre; digne, dans sa longue robe de soie rayée ou de modeste coton bleu, il m'abordait avec des formules de bienvenue tout à fait grand siècle. Force m'était de le suivre jusque dans sa maison en terre séchée, où d'autres compliments s'échangeaient encore, et d'accepter la traditionnelle tasse de café arabe, après m'être assis à la place d'honneur sur le divan, pauvre du logis.
* *
Réveiller les fellahs de leur étrange sommeil, rouvrir enfin leurs yeux, les transformer par l'éducation moderne, est la tâche que veut entreprendre de nos jours une élite de patriotes égyptiens. Naguère, cela m'eût semblé un crime, car ces paysans obstinés vivaient dans des conditions de moindre souffrance, ayant beaucoup de foi et peu de désirs. Mais aujourd'hui ils subissent une invasion plus dissolvante que celles de tant de conquérants qui tuaient par les armes et par le feu: les Occidentaux sont là, partout, chez eux, profitant de leur passivité douce pour en faire des valets à l'usage de leurs trafics ou de leurs plaisirs. L'œuvre de dégradation est si facile sur ces simples sans défense, à qui l'on apporte les convoitises, les besoins nouveaux, les «apéritifs»,—et à qui on enlève la prière!…
Alors, oui, il serait peut-être temps de les réveiller, ces dormeurs depuis plus de vingt siècles, de leur crier gare, et de voir ce qu'ils pourraient donner encore, quelles surprises ils nous réserveraient après cette longue léthargie, sans doute réparatrice. En tout cas, l'espèce humaine, en voie de décliner par surmenage, trouverait, chez ces chanteurs du châdouf et ces laboureurs avec la si vieille charrue, des cerveaux à peine touchés par l'alcool, et toute une réserve de beauté tranquille, de bon équilibre physique, de vigueur sans bestialité.