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La mort de Philæ

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XV
A THÈBES, LA NUIT

Presque le sentiment d'avoir été soudain rapetissé pour entrer là, mais rapetissé au-dessous de la taille humaine,—tant les proportions de ces ruines vous écrasent,—et l'illusion aussi que la lumière, au lieu de s'éteindre avec le soir, a seulement changé de couleur pour devenir bleue: c'est ce que l'on éprouve, par une claire nuit d'Égypte, en se promenant à Thèbes entre les colonnades du grand Temple.

Le lieu est d'ailleurs si particulier et si terrible, que son nom s'imposerait tout de suite à l'esprit, même si l'on ne savait pas: l'hypostyle chez le dieu Amon, cela ne pourrait être autre chose. Elle reste unique au monde, cette salle, comme sont uniques la grotte de Fingal ou l'Himalaya.

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Errer absolument seul, la nuit, dans Thèbes, nécessite, durant la saison d'hiver, un peu de ruse et la connaissance de la routine des touristes. Il faut d'abord choisir un soir qui ait des heures sans lune, et puis entrer avant la tombée du jour et se faire oublier des gardes bédouins qui ferment les portes au crépuscule. Ainsi ai-je manœuvré aujourd'hui, et tranquille, observant de haut, dans une cachette, j'ai attendu, avec la patience d'un Osiris de pierre, que la grande féerie des couchers de soleil ait été jouée une fois de plus sur les ruines. Thèbes, presque animée dans le jour par ses visiteurs, par ses escouades de fellahs qui travaillent avec des chansons aux déblayements et aux fouilles, s'est vidée peu à peu, à mesure que ses monstrueux sanctuaires bleuissaient par la base. On apercevait les gens, à la file comme des traînées de fourmis, s'en allant tous par la porte Occidentale, entre les pylônes des Ptolémées, et les derniers avaient disparu avant que les lueurs rouges eussent fini de mourir à l'extrême pointe des obélisques.

Il semblait voir le silence et la nuit arriver ensemble, du fond du désert arabique, s'avancer de pair dans la plaine, s'étaler comme une rapide tache d'huile, gagner la ville de l'est à l'ouest, pour l'envahir très vite depuis le sol jusqu'au faîte des temples. Et cette marche de l'ombre était infiniment solennelle.

Aux premiers moments, oui, on pouvait croire que ce serait de la vraie nuit comme dans nos climats, et on se sentait inquiet au milieu de ce fouillis de trop grandes pierres, qui aurait pu devenir inextricable dans l'obscurité. Oh! l'horreur de ces éboulements de Thèbes, si l'on s'y égarait, n'y voyant plus!… Mais non, l'air conservait de telles transparences et les étoiles bientôt scintillaient si vives que l'on continuait de distinguer presque aussi bien toutes choses.

Et même, à présent qu'est passée la transition entre le jour et la nuit, les yeux s'habituent à l'étrange clarté bleue qui persiste, à tel point que l'on croirait tout à coup avoir acquis les prunelles d'un chat; il semble seulement que l'on regarde à travers une vitre fumée qui changerait en un bleuâtre uniforme toutes les nuances de ce pays fauve.

Donc, me voici seul chez les Pharaons pour deux ou trois heures, car les touristes, que des voitures ou des bourricots ramènent en ce moment vers les hôtels de Louxor, ne reviendront que très tard, quand la pleine lune sera levée et donnera son grand éclairage sur les ruines. Mon poste pour attendre était en haut des éboulis, au bord de ce lac sacré d'Osiris dont l'eau morte et si enclose est étonnante de rester toujours là depuis tant de siècles,—et continue sans doute de receler des trésors qu'on lui a confiés les jours de tueries et de pillages, quand les armées des rois perses ou nubiens forçaient les épaisses murailles alentour.

En quelques minutes, au fond de cette eau, des semblants d'étoiles viennent de s'allumer par milliers, symétriquement aux véritables qui palpitent déjà partout dans le ciel. Un froid subit se répand sur la ville-momie, dont les pierres restent encore chaudes, à force de s'être imprégnées de soleil, mais vont se refroidir aussi très vite dans tout ce bleu nocturne qui les enveloppe comme un linceul. Je suis maintenant libre d'errer où je veux, sans risquer de rencontres, et je vais descendre, par ces marches que me font les granits, éboulés de toutes parts en escaliers comme pour géants. Sur les surfaces chavirées, mes mains rencontrent les creux profonds et nets des hiéroglyphes, ou bien ces inévitables personnages inscrits de profil, qui tous lèvent les bras pour se faire entre eux des signes; en arrivant en bas, je suis accueilli par une rangée de statues au visage brisé, assises sur des trônes, et, sans encombre, reconnaissant tout à travers les transparences bleutées qui tiennent lieu de jour, je parviens à la grande avenue des palais d'Amon.

Nous n'avons rien sur terre d'un peu comparable à cette avenue-là, que des multitudes passives ont mis près de trois mille ans à construire, épuisant de siècle en siècle leurs forces innombrables pour charrier des pierres que nos machines ne remueraient plus, et toujours, toujours allongeant ces perspectives de pylônes, de colosses, d'obélisques; toujours, toujours continuant cette même artère de temples et de palais dans la direction du vieux Nil,—qui, lui, par contre, reculait lentement de siècle en siècle vers la Libye. C'est ici, et la nuit surtout, que l'on subit cette impression d'avoir été rapetissé à une taille de pygmée: de tous côtés se dressent des monolithes, puissants comme des roches, et il faut faire vingt pas pour longer une seule pierre de base. Et puis ces blocs sont vraiment trop resserrés pour l'énormité de leur masse, ils ne laissent pas entre eux assez d'air, ils vous troublent par leur rapprochement, peut-être plus encore que par leur lourdeur.

L'avenue, que j'ai suivie vers l'est, aboutit à l'un des chaos de granit les plus déconcertants qui soient à Thèbes: la salle des fêtes de Thoutmosis III. Comment étaient les fêtes qu'il donnait là, ce roi, dans cette forêt de piliers trapus, sous ces plafonds dont la moindre pierre si elle tombait, écraserait vingt hommes! Par places, des frises, des colonnades, qui semblent presque diaphanes dans l'air, se dessinent encore en haute magnificence, bien alignées sur le ciel plein d'étoiles. Ailleurs la destruction est stupéfiante: pêle-mêle gisent les tronçons, les entablements, les bas-reliefs, comme un semis d'épaves après la fureur de quelque tempête mondiale. C'est qu'il n'a pas suffi de la main des hommes pour culbuter ces choses; les tremblements de terre, à plusieurs reprises, ont aussi secoué ce palais de cyclope qui menaçait d'être éternel. Et tout cela—qui représente une telle débauche de force, de mouvement, d'impulsion, pour avoir été érigé et pour avoir été détruit,—tout cela reste tranquille ce soir, oh! si tranquille, bien que déjeté comme pour des chutes imminentes, tranquille à jamais, dirait-on, figé dans le froid et dans la nuit.

Le silence d'un tel lieu, je l'avais prévu, mais pas les bruits que je commence d'y entendre… C'est d'abord une orfraie qui prélude au-dessus de ma tête, si près de moi qu'elle me tient frémissant toute la durée de son long cri. Ensuite d'autres voix répondent du fond des ruines, voix très variées, mais toutes sinistres; les unes ne savent que miauler sur deux notes traînantes; il y en a qui glapissent comme font les chacals autour des cimetières, et d'autres enfin imitent le bruit d'un ressort d'acier qui lentement se détendrait. C'est d'en haut toujours que vient le concert; hiboux, orfraies ou chouettes, toutes les espèces d'oiseaux qui ont le bec crochu, l'œil rond, l'aile de soie pour voler sans bruit, habitent parmi les granits lourdement soutenus en l'air, et célèbrent, chacun à sa guise, la fête nocturne: appels intermittents, longues plaintes si tristes, qui s'enflent ou bien qui s'étranglent et frissonnent… Et puis, malgré la sonorité des grandes parois droites, malgré les échos qui prolongent, le silence s'obstine à revenir, et c'est décidément lui, le silence, qui reste le vrai maître, à cette heure, dans ce royaume du colossal, de l'immobile et du bleuâtre,—un silence que l'on sent infini, parce qu'on sait qu'il n'y a rien autour de ces ruines, rien que le déploiement des sables morts, le seuil des déserts.

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Je retourne sur mes pas vers l'ouest, vers l'hypostyle, toujours par l'avenue des monstrueuses splendeurs, prisonnier et comme amoindri entre les rangées des souveraines pierres. Des obélisques sont là, renversés ou debout; l'un pareil à ceux de Louxor, mais de beaucoup plus haute taille, est demeuré intact et dresse vers le ciel sa pointe vive; d'autres, plus inconnus dans leur simplicité exquise, sont tout unis et droits de la base au sommet, avec seulement, en relief, des fleurs gigantesques de lotus qui montent au bout de longues tiges pour aller en haut s'épanouir dans la demi-lueur versée par les étoiles. Quand le passage se resserre et devient plus obscur, parfois il faut marcher à tâtons; alors mes mains rencontrent à nouveau les éternels hiéroglyphes partout inscrits, ou bien les jambes de quelque colosse assis sur un trône. Elles sont encore presque chaudes, les pierres, tant le soleil a dardé ici tout le jour. Et certains granits, tellement durs que nos ciseaux en acier ne les tailleraient plus, ont gardé leur poli malgré les siècles, à ce point que les doigts glissent en les touchant.

On n'entend plus rien; finie, la musique des oiseaux de nuit. En vain on écoute, attentif jusqu'à pouvoir compter les pulsations de ses propres artères: rien, pas même un bruissement d'insecte. Tout est muet, tout est spectral, et, malgré cette tiédeur persistante des pierres, l'air de plus en plus froid donne l'impression que tout se glace définitivement comme dans la mort.

Tant de silence, ici, tant de silence depuis des siècles, après tant de bruit que les hommes y ont fait jadis, sans aucune cesse, durant trois ou quatre millénaires, tant de clameurs que les multitudes y ont jetées, tant de cris de triomphe ou d'angoisse, tant de râles d'agonie… D'abord le halètement de ces travailleurs attelés par milliers, s'épuisant de génération en génération, sous les ardents soleils, à traîner et à superposer ces pierres dont l'énormité nous confond. Et puis les prodigieuses fêtes, le chant des longues harpes, la sonnerie des trompettes d'airain. Ou encore les égorgements, les batailles, quand Thèbes était la grande et unique capitale du monde, objet d'épouvante et de convoitise pour les rois des peuples barbares qui commençaient de s'éveiller alentour; les symphonies des sièges et des pillages, en ces jours où les primitifs soldats hurlaient comme avec des gosiers de bêtes… Se rappeler cela ici même, et par une si calme nuit bleue!… Les parois en granit de Syène, sur lesquelles se posent mes mains d'un jour, songer à tous les êtres qui en passant les ont touchées, s'y sont meurtris dans les luttes suprêmes, sans érailler seulement le poli de ces surfaces immuables!…

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Maintenant j'arrive à l'hypostyle du temple d'Amon, et un peu de terreur m'arrête d'abord au seuil. En pleine nuit, trouver cela devant soi, il y a de quoi reculer… Sans doute c'est quelque salle pour Titans, restée depuis les âges fabuleux, maintenue debout à travers les durées par sa lourdeur même, comme les montagnes. Rien d'humain n'est aussi grand. Nulle part sur terre les hommes n'ont conçu des demeures pareilles. Des colonnes, des colonnes, plus hautes et plus grosses que des tours, par trop accumulées, sont voisines les unes des autres jusqu'à l'étouffement, et montent pour soutenir en plein ciel des traverses de pierre que l'on n'ose pas regarder. Avancer là dedans, on hésite; on se croit devenu infime et facile à écraser comme un insecte. Le silence tout à coup est trop solennel. Les étoiles, par toutes les trouées des effroyables plafonds, semblent vous envoyer leurs scintillements dans un abîme. Il fait froid, il fait clair et il fait bleu…

La travée centrale de cette hypostyle est dans l'axe même de la voie que je suivais depuis les quartiers de Thoutmosis; elle prolonge, elle magnifie comme en apothéose cette toujours même avenue, pour les dieux et les rois, qui fut la gloire de Thèbes et qui n'a pu être égalée dans la suite des âges; les colonnes qui la bordent sont tellement géantes[7] que leurs têtes, formées de mystérieux pétales épanouis, si loin au-dessus du sol où l'on va rampant, baignent en plein dans la diffuse clarté de là-haut. Et, entourant comme une forêt terrible cette sorte de nef, un amas de colonnes encore s'enchevêtre des deux côtés; des colonnes monstres, d'un style plus perdu, dont les chapiteaux se ferment au lieu de s'ouvrir, imitant les boutons de quelque fleur qui ne s'épanouira jamais; soixante à droite, soixante à gauche, trop rapprochées pour leur grosseur, elles se serrent comme une futaie de baobabs qui manquerait d'espace, elles donnent un sentiment d'oppression sans possible délivrance, de lourde et morne éternité.

[7] Dix mètres de tour et environ vingt-cinq mètres de hauteur chapiteau compris.

Et c'était dans ce lieu surtout que j'avais souhaité me promener seul, sans même le garde bédouin qui la nuit se croit obligé de suivre les visiteurs.—Mais voici que de plus en plus il y fait clair. Trop clair, car des phosphorescences bleues, venues de l'horizon oriental, commencent de se glisser à travers les opacités des colonnades de droite, contournant les fûts massifs et les détaillant par de vagues luisances des bords: donc, c'est déjà la pleine lune qui se lève, hélas! et mes heures de solitude vont finir…

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La lune! Soudain les pierres du faîte, les couronnements, les formidables frises s'éclairent de rayons bien nets, et çà et là, sur les bas-reliefs circulaires des piliers, apparaissent des traînées lumineuses qui révèlent les dieux et les déesses inscrits en creux dans la pierre. Ils veillaient par myriades autour de moi, ces personnages, et je le savais.—Coiffés tous de disques ou de grandes cornes, ils se regardent les uns les autres, tenant les bras levés, éployant leurs longs doigts, en appel de causerie. Ils sont sans nombre, ces dieux aux gesticulations éternelles; on est obsédé d'en voir se dessiner tant et tant, qui voudraient se dire des mots secrets mais qui gardent le silence, et dont les mains ont des attitudes si agitées mais ne remuent pas. Et des hiéroglyphes répétés à l'infini vous enveloppent de tous côtés comme d'une multiple trame de mystère.

De minute en minute, tout se précise dans des rigidités plus mortes. Les rayons froids et durs pénètrent maintenant de part en part l'immense ruine, séparant d'un trait incisif les lumières et les ombres. Moins que tout à l'heure, bien moins que pendant l'incertaine fantasmagorie bleue, on sent que ces pierres, lasses des durées, peuvent être pensives encore et se souvenir. Sous cet éclairage précis et pâle, Thèbes, de même que le jour sous le feu du soleil, a perdu momentanément ce qui lui restait d'âme, elle vient de reculer davantage au fond des temps et ne vous apparaît plus que comme un trop gigantesque fossile qui seulement étonne et épouvante.

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Du reste, des gens vont venir, attirés par cette lune. A une lieue d'ici, à Louxor, dans les hôtels, je devine bien qu'ils ont quitté les tables en hâte, de peur de manquer le spectacle célèbre. Pour moi donc, c'est le temps de battre en retraite, et par la grande avenue toujours, je me dirige vers les pylônes des Ptolémées, où les gardiens de nuit se tiennent.

Ils sont déjà occupés, ces bédouins, à ouvrir les grilles pour des touristes qui ont montré leurs permis et qui apportent des kodaks, du magnésium pour faire des éclairs dans les temples, tout un attirail.

Plus loin, quand j'ai repris le chemin de Louxor, je ne tarde pas à croiser, sous des palmiers qui sont là et sur des sables, la foule, le gros des arrivants; une suite de voitures, du monde à cheval, du monde à bourricot; des éclats de voix en toutes sortes de langues non égyptiennes. C'est à se demander: Que se passe-t-il? Un bal, une fête, un grand mariage?—Non. Tout simplement il y a pleine lune cette nuit, à Thèbes, sur les ruines.

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