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La mort de Philæ

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XVII
UNE AUDIENCE D'AMÉNOPHIS II

Le roi Aménophis II vient de reprendre ses audiences, qu'il s'était vu obligé de suspendre depuis trois mille trois cents et quelques années pour cause de décès. Elles sont très suivies; le costume de cour n'y est pas exigé et le Grand Maître des Cérémonies accepte volontiers le pourboire. Il les donne tous les matins d'hiver à partir de huit heures, aux entrailles d'une montagne du désert de Libye, et, s'il se repose ensuite dans la journée, c'est uniquement parce qu'on lui supprime, dès midi sonnant, sa lumière électrique.

Heureux Aménophis II! De tant de rois qui s'étaient évertués à cacher pour jamais leur momie au fond d'impénétrables retraites, il est le seul que l'on ait laissé dans son tombeau; aussi «fait-il le maximum» chaque fois qu'il ouvre ses salons funéraires.

*
*  *

Comme il s'agit d'arriver avant midi chez ce Pharaon, dès huit heures, un clair matin de février, je pars de Louxor où depuis quelques jours ma dahabieh sommeille contre la berge du Nil. Il faut d'abord traverser le fleuve, car c'est sur l'autre bord que les rois thébains du Moyen Empire avaient tous établi leurs demeures d'éternité; bien au delà des plaines du rivage, c'est là-bas, dans ces montagnes qui ferment l'horizon comme un mur adorablement rose. D'autres canots, qui traversent aussi, glissent à côté du mien sur l'eau tranquille; leurs passagers paraissent appartenir à cette variété d'Anglo-Saxons qui s'équipe chez Thos Cook and Son (Egypt limited) et, comme moi sans nul doute, ils se rendent à l'audience royale.

Nous abordons aux sables de l'autre rive, aujourd'hui presque déserte, mais où s'étendait jadis tout un quartier de Thèbes, celui des faiseurs de momies, avec les fours par milliers pour chauffer le natrum et les huiles qui empêchent les pourritures. Dans cette Thèbes où, durant une quarantaine de siècles, tout ce qui mourut, hommes ou bêtes, fut minutieusement préparé sous des bandelettes, on se représente l'importance que pouvait prendre le faubourg des embaumeurs. Et c'est dans la proche montagne qu'allaient s'enfouir les produits de tant de soigneux paquetages, tandis que le Nil emportait le sang des cadavres et les immondices de leurs viscères; devant nous, cette chaîne de roches vives, colorée chaque matin de ce même rose de fleur tendre, est intérieurement toute farcie de morts.

Nous avons une large plaine à franchir avant d'atteindre ces montagnes-là, et ce sont des champs de blé, alternant avec des sables déjà désertiques. Derrière nous s'éloignent le vieux Nil et son autre rive que nous venons de quitter, la rive de Louxor dont les gigantesques colonnades pharaoniques sont comme allongées en dessous par leur propre reflet sur le miroir du fleuve,—et, dans ce matin rayonnant, dans cette pure lumière, ce serait admirable, ce temple éternel avec son image renversée au fond de l'eau bleue, si tout à côté et deux fois plus haut ne surgissait impudemment Winter Palace, l'hôtel monstre construit l'année dernière pour les touristes au goût subtil… Qui sait pourtant, les cynocéphales, qui sur le sol sacré d'Égypte ont déposé cette ordure, s'imaginent peut-être égaler le mérite de l'artiste qui restaure en ce moment les sanctuaires de Thèbes, ou même la gloire des Pharaons qui les bâtirent.

Pour nous rapprocher toujours de la chaîne Libyque, où nous attend ce roi, nous traversons maintenant des blés encore en herbe,—et les moineaux, les alouettes chantent autour de nous le hâtif printemps de la Thébaïde.

Voici là-bas deux sortes de grands menhirs qui commencent de se préciser; de même taille et de mêmes contours, ils se lèvent tout pareils à côté l'un de l'autre, dans le lointain limpide, au milieu de ces nappes vertes qui rappellent si bien nos champs de France… Ah! ils ont des bonnets de sphinx, et ce sont de gigantesques formes humaines, pesamment assises sur des trônes: les colosses de Memnon! Aussitôt on les reconnaît, car l'imagerie de tous les temps en a vulgarisé l'aspect, comme pour les pyramides. Mais on ne prévoyait pas qu'ils apparaîtraient comme cela, posés si simplement au milieu de ces jeunes blés qui poussent à toucher leurs pieds, et entourés de ces humbles oiseaux de chez nous qui chantent sans façon sur leurs épaules.

Ils n'ont même pas eu l'air scandalisés de voir à l'instant passer près d'eux une kyrielle de choses enfumées, les wagons d'un aimable petit chemin de fer d'«intérêt local», charroyant des cannes à sucre et des courges.

La chaîne de Libye, depuis une heure, n'a cessé de grandir pour nous dans le profond ciel trop bleu. A présent qu'elle se dresse là tout près, surchauffée par le soleil de dix heures et comme incandescente, nous apercevons un peu partout, devant les premiers contreforts rocheux, des débris de palais, colonnades, escaliers, pylônes; et des géants sans visage, emmaillotés comme des Pharaons morts, se tiennent debout, les mains croisées sous leur suaire de grès: temples et statues pour les mânes de tant de rois ou reines qui eurent pendant trois ou quatre mille ans leur momie embusquée là tout près, au cœur de ces montagnes, au plus profond des galeries murées et secrètes.

Maintenant, plus de champs de blé, plus d'herbages, plus rien; nous venons de franchir le seuil désolé, nous sommes dans le désert. Tout de suite un sol inquiétant, funèbre, moitié sable, moitié cendres, où bâillent partout des fosses. On dirait une région que des bêtes fouisseuses auraient longtemps minée; mais ce sont les hommes qui ont durant plus de cinquante siècles tourmenté ce terrain, d'abord pour y cacher des momies, ensuite et jusqu'à nos jours pour en exhumer. Chaque trou a recélé son cadavre et, si l'on regarde au fond, des guenilles jaunâtres y traînent encore, des bandelettes, ou des jambes, des vertèbres millénaires. Quelques bédouins maigres, qui exercent le métier de déterreur et qui gîtent par là dans des creux comme des chacals, s'avancent pour nous vendre des scarabées, des verroteries bleues à demi fossiles, des pieds ou des mains de mort.

C'est fini du frais matin; on sent de minute en minute la chaleur s'alourdir. Le sentier, que marquent seulement des pierres semées en chapelet, tourne enfin et pénètre au milieu de la montagne par un couloir tragique: nous entrons dans cette «Vallée des Rois» qui fut le lieu du suprême rendez-vous pour les plus augustes momies. Entre ces roches, tout à coup les souffles sont devenus brûlants, et le site semble appartenir, non plus à la Terre, mais à quelque planète calcinée qui aurait à jamais perdu ses nuages et ses voiles. Cette chaîne Libyque, de loin si délicatement rose, se révèle effroyable maintenant qu'elle nous surplombe; elle a bien l'air de ce qu'elle est: un énorme et fantastique tombeau, une nécropole naturelle dont rien d'humain n'eût égalé le faste ni l'horreur, une étuve rêvée pour cadavres qui veulent s'éterniser. Les calcaires, sur lesquels du reste aucune pluie ne tombe de ce ciel immuable, semblent d'une seule pièce du haut en bas, sans une lézarde qui amènerait un suintement dans les sépulcres; on peut donc dormir, au cœur de ces monstrueux blocs, à l'abri comme sous des voûtes de plomb. Et pour ce qui est de la magnificence, les siècles en ont pris soin; le continuel passage des vents chargés de sable a dépouillé, usé tout cela, au point de ne laisser à la pierre extérieure que ses filons les plus denses, et ainsi ont reparu d'étranges fantaisies architecturales, telles que la Matière, aux origines, les avait obscurément conçues. Plus tard, le soleil d'Égypte a prodigué sur l'ensemble ses ardentes patines rougeâtres. Et les montagnes imitent par places de grands tuyaux d'orgue badigeonnés de jaune et de carmin, ou ailleurs des ossatures encore sanguinolentes et des amas de chairs mortes.

Devant le ciel follement bleu, les cimes éclairées jusqu'à éblouir s'enlèvent en lumière: rouges cendrés d'incendie qui couve, éclats de braise, sur de l'indigo trop pur qui presque tourne au sombre. On croirait cheminer dans quelque vallée d'Apocalypse, aux parois brûlantes. Du silence et de la mort, sous un excès de clarté, dans le rayonnement continu d'une sorte de morne apothéose: c'est ainsi d'ailleurs que les Égyptiens entendaient le décor de toutes leurs nécropoles.

Toujours le sentier s'enfonce dans les gorges étouffantes,—et au bout de cette «Vallée des Rois» nous n'attendions qu'un silence plus épeurant, sous ce soleil bientôt méridien, qui se fait de minute en minute plus tristement terrible… Mais qu'est-ce que c'est que ça?…

A un détour, là-bas, au fond d'un repli sinistre, tout ce monde, tout ce tapage?… Un meeting, une foire?… Sous des tendelets, pour les protéger de l'insolation, une cinquantaine de bourricots stationnent, sellés à l'anglaise. Dans un coin, une petite usine à électricité, en briques neuves, lance sa fumée noire. Et un peu partout, entre les hauts rochers sanglants, vont et viennent, s'agitent, bavardent des touristes Cook des deux sexes, d'autres même qui semblent vraiment n'en plus avoir aucun. C'est pour l'audience royale. Il en est venu à âne, ou dans des carrioles, et les grosses dames trop poussives se sont fait apporter en chaise par des bédouins. Des quatre points de l'Europe, ils se sont réunis dans ce ravin de désert, pour voir un pauvre cadavre qui se dessèche au fond d'un trou.

Les palais cachés montrent çà et là leur entrée d'ombre, qui est creusée en carré dans la roche massive, et sur laquelle un écriteau indique le nom d'une souveraine momie: Ramsès IV, Sethos Ier, Thoutmosis III, Ramsès IX, etc. Bien que tous ces rois, sauf Aménophis II, aient déménagé récemment pour aller dans la basse Égypte peupler les vitrines du musée du Caire, leurs suprêmes demeures n'ont pas cessé d'attirer les foules. De chaque souterrain émergent en ce moment des Cooks et des Cookesses en sueur; mais c'est surtout de chez Aménophis que l'on sort à pleine porte: pourvu que nous n'arrivions pas trop tard, et que l'audience ne soit pas close!

Et songer que ces entrées-là avaient été murées, dissimulées avec tant de soin, et perdues pendant des siècles! Tout ce qu'il a fallu ensuite de persévérance pour les retrouver, d'observation, de tâtonnements, de sondages et d'heureux hasards!

En effet, on ferme, on ferme. Nous avions trop flâné ce matin autour des colosses de Memnon ou des palais de la plaine. Voici presque midi, un midi dévorant et funèbre, qui tombe d'aplomb sur les cimes rouges, et vient brûler jusqu'en ses derniers replis la vallée de pierre.

A la porte d'Aménophis, il faut parlementer, prier. Moyennant pourboire, le bédouin Grand Maître des Cérémonies se laisse fléchir. Descendons avec lui, mais vite, vite, car l'électricité va s'éteindre. Ce sera une audience courte, mais au moins ce sera une audience privée; nous serons seuls avec le Roi.

Dans ces ténèbres, où d'abord, après tant de soleil, les petites lampes électriques nous semblent à peine des vers luisants, nous attendions un peu de froid comme dans les souterrains de nos climats; non, c'est une pire chaleur, enfermée, desséchante, et on voudrait retourner au grand air, qui brûlait aussi, mais qui au moins était l'air de la vie.

En hâte nous descendons: des escaliers raides, des couloirs en pente si rapide qu'ils vous entraînent d'eux-mêmes comme des glissières, et il semble que l'on ne remontera jamais, pas plus que la grande momie qui y passa jadis, se rendant à sa «chambre éternelle». Tout cela d'abord vous entraîne à un puits profond, creusé pour happer les profanateurs au passage,—et c'est sur l'un des côtés de cette oubliette, derrière un bloc quelconque soigneusement scellé, que fut découverte la continuation des galeries funéraires. Donc, le puits franchi, sur une passerelle qu'on y a jetée, les escaliers recommencent devant nous, et les corridors inclinés qui presque font courir; seulement, par un coude brusque, ils ont changé de direction. Encore descendre, descendre! Mon Dieu, il habite bien bas, ce roi-là, et à chaque marche descendue on se sent pris davantage sous la masse souveraine de la pierre, au centre de toute cette épaisseur compacte et muette.

Les petits globes électriques espacés en guirlande suffisent maintenant à nos yeux qui ont oublié le soleil. Et, depuis que nous y voyons clair, autour de nous mille figures nous invitent au recueillement et au silence; elles sont partout inscrites sur les murs lisses, immaculés, d'un ton de vieil ivoire; elles se suivent en bon ordre, se répètent obstinément en rangées pareilles comme pour mieux imposer à notre esprit, par les toujours mêmes gestes, les toujours mêmes choses. Les dieux et les démons, les Anubis à tête noire de chacal et à grandes oreilles dressées, ont l'air avec leurs longs bras et leurs longs doigts, de nous faire signe: «Pas de bruit! Attention, il y a des momies!» La conservation de tout cela, les couleurs vives, la netteté des coups de pinceau commencent de causer une stupeur et un trouble; vraiment, on croirait qu'ils ont à peine quitté l'hypogée, les peintres de ces figures des Ténèbres. Tout ce passé vous attire à lui comme un abîme que l'on serait venu regarder de trop près; il vous cerne et peu à peu vous maîtrise; ici, il est encore tellement chez lui, qu'il est resté le présent; en plus de cette descente aux entrailles sourdes de la pierre, il y a eu aussi comme un glissement avec vertige, que l'on n'avait pas prévu et qui vous a replongé très loin au fond des âges…

Ils aboutissent enfin à quelque chose de vaste, ces couloirs d'interminable oppression par lesquels nous nous étions faufilés jusqu'aux dessous les plus secrets de la montagne; les parois se desserrent, la voûte s'élève, et voici la grande salle funéraire dont le plafond bleu, tout semé d'étoiles comme un ciel, est soutenu par six piliers taillés à même le roc; sur les côtés s'ouvrent d'autres chambres où l'électricité permet de bien voir, et au fond s'indique en contre-bas une large crypte à demi obscure, où l'on devine que le Pharaon doit se tenir. Oh! le prodigieux travail de perforation dans la pierre vive! Et cet hypogée n'est pas unique; tout le long de la «Vallée des Rois», des petites portes—qui n'ont l'air de rien, mais que dénonce aux initiés le «Signe de l'Ombre» inscrit sur le linteau—conduisent à d'autres souterrains aussi somptueux et perfidement profonds, avec leurs embûches, leurs puits perdus, leurs oubliettes, et l'affolante multiplicité de leurs figures murales.—Or, tous ces tombeaux ce matin étaient pleins de monde, et, si nous n'avions eu la chance d'arriver après l'heure, nous rencontrions ici même, chez Aménophis, un bataillon Cook!

Dans cette salle au plafond bleu, les fresques multiplient leurs énigmes: des scènes du Livre de l'Hadès; tout le rituel funéraire mis en images. Sur les piliers, sur les murailles se pressent les différents démons qu'une âme égyptienne risquait de rencontrer en cheminant à travers le Pays de l'Ombre, et, en dessous de chacun, les mots de passe, qu'il convenait de lui dire, sont résumés en mémento.

Car elle s'en allait, l'âme, sous les deux formes simultanées d'une flamme[9] et d'un épervier[10]. Et ce Pays de l'Ombre, aussi appelé Occident, où elle devait se rendre, était celui où va tomber la lune, où chaque soir le soleil lui-même s'abîme et s'éteint; pays que les vivants n'atteignent jamais, parce qu'il fuit devant eux, si loin qu'ils s'avancent par les sables ou par les mers. Arrivée là, dans les ténèbres, l'âme effarée avait donc à parlementer successivement avec ces formes affreuses aux aguets sur sa route. Si enfin elle était jugée digne d'approcher Osiris, le grand Soleil-Mort, elle se fondait en lui pour réapparaître brillante sur le monde, le matin suivant et les autres matins jusqu'à la consommation des âges: vague survivance dans la splendeur solaire, continuation sans personnalité, dont on ne saurait trop dire si elle était plus désirable que le non-être éternel.

[9] Le Khou, qui s'enfuyait à jamais de notre monde.

[10] Le Baï, qui pouvait à son gré revenir dans le tombeau.

Ce que, par exemple, il fallait faire durer coûte que coûte, c'était le cadavre, car un certain double du mort continuait d'habiter dans sa chair sèche, et retenait ainsi une sorte de demi-vie, péniblement consciente. Couché au fond du sarcophage, il pouvait regarder, par ces deux yeux qui étaient peints sur le couvercle, toujours dans l'axe même des yeux vides. Parfois aussi, dégagé de la momie et de sa boîte, il errait comme fantôme dans l'hypogée; pour qu'il pût se nourrir alors, des amas de viandes momifiées sous bandelettes étaient au nombre des mille choses ensevelies à ses côtés; on lui laissait aussi du natrum et des huiles, afin qu'il essayât de se réembaumer si des vers naissaient dans ses membres. Oh! la persistance de ce double, qui était scellé dans le tombeau, qui avait à s'inquiéter de la pourriture, et subissait sa durée, là, dans l'étouffement, l'obscurité et l'absolu silence, sans rien qui marquât les jours et les nuits, ni les saisons, ni les siècles, ni les dizaines de siècles indéfiniment! Avec une si horrible conception de la mort, chacun donc en ce temps-là s'absorbait dans la préparation de sa «chambre éternelle».

Or, pour cet Aménophis II, voici à peu près ce qui advint à son double. Déshabitué de tout bruit, après trois ou quatre cents ans de silence passés là en compagnie de quelques familiers endormis du même pesant sommeil, il entendit des coups sourds, là-bas, du côté du puits perdu: on avait découvert l'entrée clandestine, on la démurait! Des vivants allaient paraître, sans doute des pillards de sépultures, venus pour les démailloter tous!—Non, mais des prêtres d'Osiris, s'avançant craintifs, en cortège de funérailles. Ils apportaient neuf grands cercueils contenant les momies de neuf rois ses fils, petit-fils, et autres successeurs inconnus, jusqu'à ce roi Setnakht qui gouverna l'Égypte deux siècles et demi après lui. Et c'était pour les mieux cacher, là, tous ensemble, dans une chambre qui fut aussitôt murée. Ensuite ils repartirent; les pierres de la porte furent scellées de nouveau et tout retomba dans les mornes et chaudes ténèbres.

Des siècles encore coulèrent goutte à goutte,—peut-être dix, peut-être vingt,—avec un silence que ne troublait même plus le petit grattement des vers depuis longtemps desséchés. Et un jour vint où, du côté de l'entrée, les mêmes coups retentirent.—Les voleurs, cette fois! Tenant des torches, ils se précipitèrent avec des cris, et, sauf dans la bonne cachette aux neuf cercueils, tout fut saccagé, les bandelettes déchirées, les bijoux d'or arrachés du cou des momies. Puis, quand ils eurent trié leur butin, ils murèrent l'entrée comme avant, et repartirent, laissant un inextricable fouillis de linceuls, de corps humains, d'entrailles sorties de vastes canopes, de dieux et d'emblèmes brisés.

Encore le silence pendant de longs siècles. Et, de nos jours enfin, le double plus affaibli, presque inexistant, perçut le même bruit de pierres descellées à coups de pioche. Cette troisième fois, les vivants qui entrèrent étaient d'une race jamais vue. D'abord ils semblaient des hommes pieux, ne touchant les choses que doucement. Mais c'était pour tout dérober, tout, même les neuf cercueils royaux de la cachette jusqu'alors inviolée. Les moindres cassons, ils les recueillaient avec une sollicitude quasi-religieuse; pour ne rien perdre, ils allaient jusqu'à tamiser les balayures et la poussière. Pourtant lui, Aménophis, qui n'était déjà plus qu'une lamentable momie sans joyaux ni bandelettes, on le laissa au fond du sarcophage de grès. Et depuis ce jour, condamné à recevoir chaque matin des personnages d'un aspect étrange, il habite seul dans l'hypogée vidé, où ne reste plus un être ni une chose de son temps.

Ah! cependant si! Nous n'avions pas regardé partout. Là, dans une des chambres latérales, des gens couchés, des morts!… Trois cadavres (momies démaillotées lors du pillage) gisent côte à côte sur des guenilles. D'abord une femme—la Reine probablement—dont la chevelure est dénouée; son profil a gardé une ligne exquise; combien elle est encore jolie! Ensuite, un jeune garçon, au tout petit visage de poupée grisâtre; il est tondu ras, lui, sauf, du côté droit, cette longue mèche qui dénote un prince royal. Et enfin un homme; oh! bien horrible, celui-là, avec son air de trouver que la mort est une chose irrésistiblement drôle… Même il en rit à se tordre, en mordant un coin de son linceul, sans doute pour ne pas pouffer trop fort.

Oh!… soudain, nuit noire!—et nous restons figés sur place. L'électricité partout à la fois vient de s'éteindre: en haut, sur terre, midi a dû sonner pour ceux qui connaissent encore le soleil et les heures.

Afin que l'on rallume bien vite, le garde qui nous a amenés pousse des cris, en son fausset de bédouin; mais les matités infinies des parois, au lieu d'en prolonger les vibrations, les éteignent, et d'ailleurs qui donc pourrait les entendre, des profondeurs où nous sommes? Alors à tâtons, dans cette obscurité absolue il prend sa course, par le couloir qui remonte. Bruit précipité de ses sandales, flottement de son burnous, tout s'éloigne, et la clameur d'appel qu'il continue de jeter, nous la percevons bientôt aussi étouffée que si nous étions nous-mêmes des ensevelis. Nous ne bougeons toujours pas… Mais comment se peut-il qu'il fasse si chaud, chez ces momies? on croirait qu'il y a des feux allumés tout près dans quelque four. Surtout c'est l'air qui manque; les couloirs, après notre passage, peut-être se sont-ils contractés, comme il arrive pendant l'angoisse des rêves; la longue fissure par laquelle nous nous sommes glissés jusqu'ici, peut-être s'est-elle refermée sur nous…

Enfin on a compris les appels d'alarme, et la lumière a jailli. Eux, les trois cadavres n'ont pas profité de ces minutes non surveillées pour tenter un mouvement agressif: mêmes poses et mêmes expressions; la Reine, toujours calme et jolie; l'homme toujours mordant son bout de guenille, pour comprimer son fou rire de trente-trois siècles.

Maintenant le bédouin est redescendu; haletant de sa course, il nous presse d'aller voir le Roi avant que la lumière s'éteigne encore, et cette fois pour tout de bon. Au fond de la salle et au bord de la crypte en pénombre, nous voici donc accoudés à regarder. C'est un lieu de forme ovale, avec une voûte d'un noir mortuaire sur laquelle se détachent des fresques blanches ou couleur de cendre représentant tout un nouveau registre de dieux et de démons, les uns sveltes et gainés étroitement comme des momies, les autres ayant de grosses têtes et de gros ventres d'hippopotame. Posé sur le sol, et veillé de haut par tant de figures, un énorme sarcophage de pierre est là, tout ouvert, et vaguement on y distingue un corps humain: le Pharaon!

Au moins nous aurions voulu mieux le voir.—Qu'à cela ne tienne: le bédouin Grand Maître des Cérémonies fait jouer un bouton électrique, et une forte lampe s'allume au-dessus du front d'Aménophis, détaillant avec une netteté à faire peur les yeux fermés, la grimace du visage et toute la triste momie. Cet effet de théâtre, nous ne nous y attendions pas.

On l'avait enseveli dans la magnificence, mais ces pillards lui ayant tout pris, même sa belle cuirasse à écailles qui lui venait d'un lointain pays oriental, depuis déjà beaucoup de siècles il dort demi-nu sur des loques. Cependant son pauvre bouquet lui est resté,—du mimosa, reconnaissable encore… Et qui dira jamais quelle main pieuse, ou amoureuse peut-être, les avait cueillies pour lui, ces fleurs d'il y a plus de trois mille ans…

On suffoque de chaleur; il semble que sur la poitrine pèse toute la masse écrasante de cette montagne, de ce bloc de calcaire où l'on s'est faufilé par des trous relativement imperceptibles, à la façon des termites ou des larves. Ces figures aussi, ces figures inscrites partout, et ce mystère des hiéroglyphes et des symboles, vous causent une gêne croissante. On en est trop près et ils sont trop les maîtres des issues, ces dieux à tête d'épervier, à tête d'ibis ou de loup-de-désert qui, sur les murailles, conversent en une continuelle mimique exaltée. Et puis on prend conscience d'être sacrilège devant ce cercueil sans couvercle, éclairé si insolemment; le douloureux visage noirâtre, à moitié rongé, a l'air de demander grâce: «Eh bien! oui, là, ma sépulture a été violée et je tombe en poussière. Mais, à présent que vous m'avez vu, laissez-moi, éteignez cette lampe, ayez pitié de mon néant.»

En effet, quelle dérision! Avoir mis tant de soins, tant de ruses à cacher son cadavre, avoir épuisé des milliers d'hommes au creusement de ce dédale souterrain, et finir ainsi, la tête sous une lampe électrique, pour amuser qui passe!

La pitié, je crois que c'est le pauvre bouquet de mimosa qui l'a presque éveillée, et je dis au bédouin: «Va, tourne le bouton là-bas, éteins, c'est assez!» Alors l'ombre revient au-dessus du front royal, qui brusquement s'efface de nouveau dans le sarcophage; le fantôme du Pharaon s'évanouit, comme replongé aux passés insondables: l'audience est close.

Et nous, qui pouvons échapper à l'horreur des hypogées, vite remontons vers le soleil des vivants, allons respirer de l'air, de l'air puisque nous y avons encore droit, pour quelques jours comptés!

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