La mort de Philæ
XII
CHEZ LA DÉESSE
DE L'AMOUR ET DE LA JOIE
On est au mois de mars, et tout resplendit comme chez nous en juin. On est parmi les sillons des blés verts, les luzernes, les fèves en fleur,—tout cela plein d'oiseaux qui s'agitent, qui chantent, qui délirent de joie, dans le voluptueux affairement des nids et des couvées. On chemine sur une terre grasse, saturée de substances vitales. Sans doute on traverse quelque éden pour les bêtes, car elles pullulent de tous côtés: des troupeaux de chèvres avec mille chevreaux bêlants; des ânesses avec leurs jeunes ânons qui bondissent; des vaches et des vaches-buffles allaitant leurs petits; et tout cela laissé libre au milieu des récoltes, avec loisir de les brouter, comme s'il y en avait surabondance…
Quel est ce pays que ne précise aucune habitation, aucun village, ni clocher en vue? Cultures de chez nous, ces blés, ces luzernes, ces fèves qui embaument l'air de leurs fleurs blanches; mais il y a excès de lumière au ciel, et, dans les lointains, excès de limpidité profonde. Et puis, ces plaines fertiles autant que celles de quelque «Terre promise», sont comme encloses au loin, de droite et de gauche, par deux parallèles murailles de pierre, par deux chaînes de montagnes roses, d'un aspect notoirement désertique. D'ailleurs, voici, parmi tant de bêtes de nos climats, des chamelles, allaitant aussi leurs étranges nourrissons pareils à des autruches qui auraient quatre pattes. Et enfin des paysannes apparaissent là-bas dans les blés; elles sont voilées de longues draperies noires: alors c'est l'Orient, c'est quelque contrée africaine ou quelque oasis d'Arabie?
Le soleil en ce moment reste amorti pour nous par une bande de nuages, qui est seule dans le vide bleu, juste au-dessus de nos têtes, comme si, d'un bout à l'autre du ciel, un long écheveau de laine blanche se fût déployé; cela fait plus calme et presque un peu mystérieux le grand éclairage de ces champs où nous cheminons, de ces plaines ivres de vie et toutes vibrantes de musiques d'oiseaux, tandis que par contraste les lointains, que rien ne voile, resplendissent avec une netteté plus incisive, et que les montagnes des déserts là-bas semblent plus inondées de rayons.
Le sentier que nous continuons de suivre, mal défini dans les sillons et les herbes, va nous faire passer sous un grand portique en ruine,—quelque débris d'on ne sait quel vieux temps, qui se dresse encore là, bien isolé, bien imprévu au milieu de l'étendue si verte des pâturages ou des labours. On le voyait de très loin, ce portique, tant l'air est pur; en s'approchant, on s'aperçoit qu'il est colossal. Et, en relief sur le linteau, un globe se dessine, un globe qui a deux longues ailes symétriquement éployées…
Alors, il faut saluer, avec un respect quasi-religieux, car ce disque ailé est enfin un symbole qui donne une indication immédiate et absolue; ce pays, c'est donc l'Égypte, l'Égypte notre antique mère. Un temple vénéré des peuples devait être par là, ou une grande ville disparue, car maintenant, devant nous, des tronçons de colonnes, des chapiteaux sculptés gisent dans les luzernes comme une jonchée… Combien c'est inexplicable, qu'elle soit depuis des siècles redescendue à l'humble vie pastorale, cette terre des anciennes splendeurs, qui pourtant n'a jamais cessé d'être nourricière et prodigieusement féconde!
A travers les moissons vertes et les rassemblements de troupeaux, notre sentier paraît conduire à une sorte de colline, posée seule au milieu des plaines, et qui n'est ni de même couleur ni de même nature que les montagnes des déserts alentour. Derrière nous, le portique recule peu à peu dans le lointain; sa haute silhouette imposante, si morne et solitaire, jette une tristesse infinie sur cette mer d'herbages qui étend son calme là où fut jadis un centre de magnificence.
Et à présent le vent se lève en coup de fouet, ce vent presque sans trêve de l'Égypte, qui est âpre et rappelle l'hiver malgré le soleil de feu; alors tous les blés s'inclinent, montrent les luisants de leurs jeunes feuilles agitées, et toutes les bêtes des troupeaux, se serrant les unes aux autres, se tournent à contre de la rafale.
De plus près, la colline singulière que nous allons atteindre se révèle un amas de décombres. Toujours les pareils décombres, d'un brun rouge, laissés de place en place par ces villes coloniales romaines, qui vécurent ici deux ou trois siècles (un rien de temps presque négligeable dans l'histoire si longue d'Égypte) et puis qui s'émiettèrent, pour n'être plus que des tas informes sur les limons gras du Nil ou bien sous les sables ensevelisseurs.
Amoncellement de petites briques rougeâtres, qui jadis s'érigeaient en maisons; amoncellement de ces débris de jarres ou d'amphores, par myriades, qui servirent à transporter l'eau du vieux fleuve nourricier. Et des restes de murs, remaniés à toutes les époques, où des pierres inscrites d'hiéroglyphes voisinent la tête en bas avec des fragments de stèles grecques, ou de sculptures coptes, ou de chapiteaux romains. Dans nos pays, dont le passé est d'hier, nous n'avons rien qui ressemble à de tels chaos de choses mortes.
De nos jours, on arrive au sanctuaire de la déesse par une large tranchée dans cette colline de décombres; les incroyables monceaux de briques et de poteries en déroute l'enferment de tous côtés comme un rempart jaloux, et dernièrement encore il était enfoui là dedans jusqu'aux toits. Il déconcerte dès qu'il apparaît, tant il est grandiose, austère, sombre: comment, ce fut ici sa demeure, à l'Aphrodite égyptienne, déesse de l'Amour et de la Joie! Plutôt ne dirait-on pas arriver chez quelque dieu redoutable, prince des Ténèbres et de la Mort?… Un portique sévère, bâti en pierres géantes et surmonté du disque à grandes ailes, laisse entrevoir un asile de religieux effroi, des profondeurs où de massives colonnades vont se perdre en pleine nuit.
On entre, et dès les premiers pas, c'est une fraîcheur et une sonorité de sépulcre. D'abord le pronaos, où l'on y voit encore à peu près clair, entre des piliers chargés d'hiéroglyphes. N'étaient les grandes figures humaines, qui servent de chapiteaux pour les colonnes et qui sont l'image de la belle Hathor, déesse du lieu, ce temple d'époque décadente différerait à peine de ceux que l'on bâtissait en ce pays deux millénaires auparavant. Même rectitude et même lourdeur.
Aux plafonds bleu sombre, mêmes fresques représentant des astres, des génies du ciel et des séries de disques ailés. En bas-reliefs sur toutes les parois, mêmes peuplades obsédantes de personnages qui gesticulent, qui se font les uns aux autres des signes avec les mains,—éternellement ces mêmes signes mystérieux, répétés à l'infini partout, dans les palais, les hypogées, les syringes, sur les sarcophages, et les papyrus des momies.
Les temples memphites ou thébains, qui précédèrent celui-ci de tant de siècles et furent tellement plus grandioses encore, ont tous perdu, par suite de l'écroulement des énormes granits des toitures, leur obscurité voulue, autant dire leur sainte horreur. Chez la belle Hathor, au contraire, à part quelques figures mutilées jadis à coups de marteau par les chrétiens ou les musulmans, tout est demeuré intact, et les hauts plafonds n'ont pas cessé de jeter sur les choses leur ombre propice aux frayeurs.
Cette ombre augmente dans l'hypostyle qui fait suite au pronaos. Puis viennent l'une après l'autre deux salles de plus en plus saintes, où un peu de jour tombe à regret par d'étroites meurtrières, éclairant à peine les rangs superposés des innombrables figures qui gesticulent sur les murailles. Et, après de majestueux couloirs encore, voici enfin le cœur de cet entassement de terribles pierres, le saint des saints, enveloppé d'épaisses ténèbres; les inscriptions hiéroglyphiques dénomment ce lieu la «salle occulte», et jadis le grand prêtre avait seul et une seule fois chaque année le droit d'y pénétrer pour l'accomplissement de rites que l'on ne sait plus.
Elle est vide aujourd'hui, la «salle occulte» depuis longtemps spoliée des emblèmes d'or ou de pierre précieuse qui l'emplissaient jadis. Les grêles petites flammes des bougies que nous venons d'y allumer n'arrivent pas à percer l'obscurité qui, au-dessus de nos têtes, se condense vers les plafonds de granit; tout au plus elles nous permettent de distinguer, dans cette sorte de vaste caveau rectangulaire, les phalanges de personnages qui, sur les murs, échangent entre eux, par signes, leurs intimidantes causeries muettes.
Vers la fin de l'ère antique et au début de l'ère chrétienne, l'Égypte, on le sait, exerçait encore sur le monde une telle fascination, par son prestige d'aïeule, par le souvenir de son passé dominateur et par l'immuabilité souveraine de ses ruines, qu'elle imposait ses dieux aux conquérants, son écriture, son art architectural, et jusqu'à ses rites et à ses momies. Les Ptolémées y bâtirent des temples qui reproduisaient ceux de Thèbes ou d'Abydos. De même les Romains, qui pourtant connaissaient déjà la voûte, suivirent ici les modèles primitifs et continuèrent ces plafonds en granit, faits de monstrueuses dalles posées à plat, comme nos poutres. Donc, ce temple d'Hathor, construit aux temps de Cléopâtre et d'Auguste, sur un emplacement vénéré de toute antiquité, rappelle à première vue quelque conception des Ramsès.
Cependant, si l'on regarde mieux, c'est dans le détail surtout des milliers de figures en bas-relief que l'écart se montre considérable. Mêmes poses, mêmes gestes traditionnels; mais la grâce exquise des lignes est perdue, ainsi que le calme hiératique des regards et des sourires. Dans l'art égyptien des belles époques, les personnages à fine taille restent purs comme les grandes fleurs qu'ils tiennent à la main; leurs muscles peuvent être indiqués d'une façon précise et savante, n'importe, ils demeurent quand même immatériels. Le dieu Amon en personne, le procréateur dessiné souvent avec une crudité absolue, paraîtrait chaste à côté des hôtes de ce temple. Ici, au contraire, on dirait des êtres vivants, palpitants et lascifs, qui auraient posé par jeu dans ces attitudes consacrées. La gorge de la belle déesse, ses hanches, ses nudités intimes sont traitées avec un réalisme chercheur et caressant; c'est de la chair qui frissonne. Elle et son époux, le bel Horus, fils d'Isis, se contemplent, nus, l'un devant l'autre, et leurs yeux rieurs sont ivres d'amour.
Autour du saint des saints, quantité de salles pleines d'ombre, massives comme des forteresses. Elles servaient jadis pour des rites compliqués, pour des mystères. Là, comme partout, pas un coin de mur qui ne soit surchargé de personnages et d'hiéroglyphes. Aux plafonds bleus, où les disques ailés sont peints en fresque et simulent des envolées d'oiseaux, il y a des chauves-souris qui dorment, et les frelons des champs d'alentour ont accroché par centaines leurs nids qui pendent comme des stalactites.
Plusieurs escaliers conduisent aux vastes terrasses que forment les toits plats du temple; escaliers étroits, étouffants, mal éclairés par des meurtrières qui révèlent l'angoissante épaisseur des murailles. Là encore, d'inévitables séries de personnages, inscrits sur toutes les parois dans les toujours mêmes poses vous suivent, montent en votre compagnie, et ne cessent pas de se faire entre eux les toujours pareils signes.
A l'arrivée sur ces hautes toitures, en même temps que vous ressaisit le soleil d'Égypte et l'âpre vent froid, on est accueilli par un tapage de volière: c'est le royaume des moineaux, qui ont des nids par milliers chez la complaisante déesse, et crient tous ensemble, à plein gosier, dans la joie de vivre. Une esplanade, ce faîte de temple; une solitude pavée de gigantesques dalles. On découvre de là, par-dessus les monceaux de décombres, ces plaines qui s'étendent avec une si parfaite sérénité là même où fut jadis la grande ville de Dendéra, aimée d'Hathor, l'une des plus fameuses de la Haute-Égypte.
Des plaines qui, à l'infini, sont vertes de la poussée nouvelle des blés, des luzernes et des fèves. Les troupeaux, çà et là massés, semblent des taches sombres sur cette verdure si fraîche des nappes d'herbage que le vent agite et fait onduler. Et les deux chaînes de montagnes en pierres roses, qui courent parallèlement—à l'est celle du désert d'Arabie, à l'ouest celle du désert Libyque,—ferment dans le lointain cette vallée du Nil, cette terre d'abondance qui fut depuis l'antiquité jusqu'à nos jours un objet de convoitise pour tous les peuples de proie…
Le temple a aussi des dépendances souterraines, des cryptes où l'on descend par des escaliers d'oubliettes, ou bien où l'on se faufile par des trous. Longues galeries superposées, qui devaient servir à cacher des trésors; longs couloirs rappelant ceux qui, dans les mauvais rêves, pourraient bien se resserrer pour vous ensevelir. Il y fait une lourde chaleur. Et les innombrables personnages, bien entendu, sont là aussi, gesticulant sur toutes les parois; les mille représentations de la belle déesse, bombant ses seins que l'on est obligé de frôler quand on passe, et qui ont gardé presque intactes les couleurs de chair appliquées du temps des Ptolémées.
* *
Dans l'un des vestibules que nous retraversons pour sortir enfin du sanctuaire, parmi tant de bas-reliefs qui représentent là des souverains rendant hommage à la voluptueuse Hathor, un jeune homme, coiffé de la tiare royale à tête d'uræus, est assis dans la pose pharaonique: l'empereur Néron!…
Les hiéroglyphes du cartouche sont là pour affirmer son identité, bien que le sculpteur, ignorant son vrai visage, lui ait donné des traits conventionnels, réguliers comme ceux du dieu Horus. Durant les siècles de la domination romaine, les empereurs d'Occident envoyaient de là-bas des ordres pour qu'ici leur image fût placée sur les murs des temples et pour que l'on fît en leur nom des offrandes aux divinités de cette Égypte—qui était cependant, à leurs yeux, un pays si lointain, une colonie presque au bout du monde. (Or une telle déesse, de rang secondaire au temps des Pharaons, se trouvait tout indiquée comme favorite des Romains de la décadence.)
L'empereur Néron!… En effet, lorsque s'inscrivaient ces presque derniers bas-reliefs et ces hiéroglyphes agonisants, les inextricables théogonies primitives touchaient à leur fin, et les déesses de joie avaient bientôt fait leur temps. On venait de concevoir en Judée de plus hauts et plus purs symboles, qui devaient régir la moitié du monde pendant deux millénaires,—pour ensuite, hélas! décliner à leur tour; les peuples allaient donc essayer de se jeter à cœur perdu dans le renoncement, l'ascétisme, la fraternelle pitié.
Combien c'est étrange à se dire! pendant qu'on ciselait ici même cet archaïque bas-relief d'empereur et que l'on se servait encore, pour graver son nom, de cette écriture remontant à la nuit des âges, il y avait déjà des chrétiens qui s'assemblaient à Rome dans les catacombes et mouraient en extase dans le cirque!…