La mort de Philæ
III
MOSQUÉES DU CAIRE
Elles sont presque innombrables, plus de trois mille, et cette ville si grande, qui couvre quatre lieues de plaine, pourrait s'appeler une ville de mosquées. (Bien entendu, je parle du Caire ancien, du Caire arabe, le Caire nouveau, quelconque ou funambulesque, celui des élégances en toc et des «Sémiramis-Hôtel» ne méritant d'être mentionné qu'avec un sourire.)
Donc, une ville de mosquées, disais-je. Le long des rues, parfois elles se suivent, deux, trois, quatre à la file, s'appuyant les unes aux autres et s'enchevêtrant. Partout dans l'air s'élancent leurs minarets brodés d'arabesques, ciselés, compliqués avec la plus changeante fantaisie; ils ont des petits balcons, des colonnettes, ils sont si découpés qu'on aperçoit le jour au travers; il y en a de lointains, il y en a de tout proches qui pointent en plein ciel au-dessus de votre tête; n'importe où l'on regarde on en découvre d'autres, à perte de vue; tous de la même couleur bise et tournant au rose. Les plus archaïques, ceux des vieux temps débonnaires, se hérissent de morceaux de bois qui sont des perchoirs pour faire reposer les grands oiseaux libres et toujours quelques milans, quelques corbeaux songeurs se tiennent là postés, contemplant à l'horizon les sables, la ligne des jaunes solitudes.
Trois mille mosquées. Plus haut que les maisonnettes d'alentour, montent leurs murailles droites, un peu sévères, percées à peine de minuscules fenêtres en ogive; murailles couleur bise ainsi que les minarets, et peintes de rayures horizontales en un vieux rouge qui s'est fané au soleil; murailles couronnées toujours de séries de trèfles imitant des créneaux, mais de trèfles d'un dessin chaque fois différent et imprévu.
Pour y accéder, toujours quelques marches et une rampe de marbre blanc,—car elles sont surélevées comme des autels. Et dès la porte on entrevoit de calmes profondeurs très en pénombre. D'abord des couloirs, étonnamment hauts de plafond, sonores et demi-obscurs; sitôt qu'on y est entré, on sent qu'il fait frais, qu'il fait paisible; ils vous préparent, on commence à s'y imprégner de recueillement et déjà on y parle bas. Dans la rue trop étroite que l'on vient de quitter, il y avait foule orientale et tapage, cris de vendeurs, bruits d'humbles métiers anciens; des gens, des bêtes vous frôlaient; on manquait d'air, sous tant de moucharabiehs surplombants. Ici, soudain c'est le silence avec de vagues murmures de prières et des chants flûtés d'oiseaux; c'est le silence, et c'est l'espace libre, quand on arrive au saint jardin enclos de grands murs, ou bien au sanctuaire qui resplendit d'une discrète et reposante magnificence. Peu de monde en général, dans ces mosquées,—si ce n'est, bien entendu, aux heures des cinq offices du jour. En quelques coins d'élection, particulièrement ombreux et frais, des vieillards s'isolent pour lire du matin au soir les saints livres et regarder approcher la mort: sous des turbans blancs, barbes blanches et visages tranquilles. Ou bien ce sont de pauvres hères sans gîte, qui sont venus chercher l'hospitalité d'Allah, et qui dorment sans souci de demain, étendus de tout leur long sur une natte.
Le charme rare de ces jardins de mosquée, souvent très vastes, est d'être si jalousement enclos entre leurs grands murs—toujours couronnés de trèfles de pierre—qui n'y laissent rien deviner des agitations du dehors; des palmiers de cent ans y jaillissent du sol, séparément ou en bouquets superbes, et y tamisent la lumière d'un toujours chaud soleil, sur des rosiers, sur des hibiscus en fleur. Il ne s'y fait jamais de bruit non plus que dans des cloîtres, car les gens y marchent d'une allure lente, chaussés de babouches. Et ce sont aussi des édens pour les oiseaux, qui y vivent et y chantent en toute sécurité, même pendant les offices, attirés par de petites auges que les imans emplissent d'eau du Nil, à leur intention, chaque matin.
Quant à la mosquée elle-même, rarement elle est un lieu fermé de tous côtés, comme dans les pays de l'Islam plus sombre du Nord; en Égypte, non; puisqu'il n'y a pas de véritable hiver et presque jamais de pluie, on a pu laisser une des faces complètement ouverte sur le jardin, et le sanctuaire n'est séparé de la verdure et des roses que par une simple colonnade; cela permet aux fidèles, groupés sous les palmiers, de prier là tout aussi bien qu'à l'intérieur, puisqu'ils aperçoivent, entre les arceaux, le saint mihrab[1].
[1] On sait que le mihrab est une sorte de portique indiquant la direction de la Mecque; il est placé au fond de chaque mosquée, comme dans nos églises l'autel, et on doit lui faire face lorsqu'on prie.
Oh! ce sanctuaire, vu du silencieux jardin, ce sanctuaire où des ors pâlis brillent aux vieux plafonds de cèdre, où des mosaïques de nacre brillent sur les parois et imitent des broderies d'argent qu'on y aurait tendues!
Point de faïences, comme dans les mosquées de la Turquie ou de l'Iran. Ici, c'est le triomphe des patientes mosaïques: les nacres de toutes les couleurs, et tous les marbres, et tous les porphyres, découpés en myriades de petits morceaux précis et pareils, assemblés ensuite pour composer les dessins arabes qui jamais n'empruntent rien à la forme humaine, non plus qu'à aucune forme animale, mais rappellent plutôt ces cristallisations variées à l'infini que l'on découvre au microscope dans les flocons de la neige. C'est toujours le mihrab qui est orné avec la plus minutieuse richesse; en général des colonnettes de lapis, intensément bleues, s'y détachent en relief, encadrant des mosaïques si délicates qu'elles ressemblent à des brocarts ou à des dentelles. Aux vieux plafonds de cèdre—où les oiseaux chanteurs d'alentour ont leurs nids—les ors se mêlent à de précieuses enluminures, que les siècles ont pris soin d'atténuer, de fondre ensemble; et çà et là de très fines et longues consoles en bois sculpté ont l'air de retomber des maîtresses poutres, de s'étaler sur les murailles comme des coulées de stalactites—que l'on aurait aussi, dans les temps, soigneusement peintes et dorées. Quant aux colonnes toujours disparates, les unes de marbre amarante, les autres de vert antique, les autres de porphyre rouge, avec des chapiteaux de tous les styles, elles viennent de loin, de la nuit des âges, des tourmentes religieuses antérieures et attestent les prodigieux passés que connut cette vallée du Nil, pourtant si étroite et enserrée par les déserts; elles ont été jadis dans des temples païens, où elles ont connu les étranges visages des dieux de l'Égypte, de la Grèce et de Rome; elles ont été dans des églises chrétiennes primitives, où elles ont vu des statues de martyrs contorsionnés et des images de Christs en extase couronnés de l'auréole byzantine; elles ont assisté à des batailles, des écroulements, des hécatombes et des sacrilèges; à présent, réunies au hasard dans ces mosquées, elles ne voient plus, sur les parois des sanctuaires, que les mille petits dessins idéalement purs de cet Islam qui veut que les hommes, lorsqu'ils prient, conçoivent Allah immatériel, Esprit sans contours et sans visage.
Chacune de ces mosquées a son saint défunt, dont elle porte le nom, et qui dort à côté, dans un kiosque mortuaire y attenant: c'est quelque prêtre qui se fit admirer pour ses vertus, ou bien un khédive d'autrefois, ou un guerrier, un martyr. Et le mausolée, qui communique avec le sanctuaire par une baie tantôt ouverte tantôt garnie de grillages, est surmonté toujours d'une coupole spéciale, une haute, haute et étrange coupole qui monte vers le ciel comme un gigantesque bonnet de derviche. Au-dessus de la ville arabe, et même dans les sables du désert voisin, partout ces dômes funéraires s'élèvent auprès des vieux minarets, donnant, le soir, ce sentiment que c'est le mort lui-même, le mort agrandi, qui se dresse, sous un bonnet devenu colossal.—On peut, si l'on veut, prier chez le saint tout comme dans la mosquée; chez lui, c'est toujours plus enclos et plus en pénombre. C'est plus simple aussi, au moins à hauteur d'homme: sur une estrade de marbre blanc, plus ou moins usée et jaunie par le toucher des mains pieuses, rien qu'un austère catafalque en marbre pareil, orné seulement d'une inscription coufique. Mais, si on lève la tête pour regarder l'intérieur du dôme—le dedans du bonnet de derviche, pourrait-on dire,—on voit briller, entre des grappes de stalactites peintes et dorées, quantité de petits vitraux exquis, de petites fenêtres qui ont l'air constellées d'émeraudes, de rubis et de saphirs. Chez le saint, les oiseaux ont aussi leurs entrées, bien entendu; ils salissent un peu les tapis, c'est vrai, les nattes où l'on s'agenouille et leurs nids font des taches là-haut parmi les dorures du cèdre ciselé; mais leur chanson, leur symphonie de volière est si douce aux vivants qui prient et aux morts qui rêvent…
* *
Cependant, qu'est-ce donc qui manque à ces mosquées pour vous prendre tout à fait?… C'est sans doute que l'accès en est trop facile, que l'on s'y sent trop près des quartiers modernisés des hôtels bondés de touristes—et que l'on y prévoit à tout instant l'intrusion bruyante d'une bande Cook, le «Bædeker» à la main. Hélas! elles sont mosquées du Caire, du pauvre Caire envahi et profané… Oh! celles du Maroc, fermées si jalousement! Celles de la Perse, ou même celles du Vieux-Stamboul, où le suaire de l'Islam vous enveloppe en silence et vous pèse doucement aux épaules dès qu'on en franchit le seuil!…
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Et pourtant, avec quels soins on s'efforce aujourd'hui de les faire survivre, ces mosquées-là, qui ont dû être jadis des refuges adorables! Pendant des siècles, jamais entretenues, jamais réparées, malgré la vénération des insouciants fidèles, la plupart tombaient en ruine; les fines boiseries s'en allaient de vermoulure, les coupoles étaient crevées, les mosaïques jonchaient le sol comme d'une grêle de nacre, de porphyre et de marbre. Et il semblait que réparer tout cela fût une besogne absolument irréalisable; c'était même folie, disait-on, d'en concevoir le projet.
Eh bien! depuis vingt ans bientôt, une armée de travailleurs est à l'œuvre, sculpteurs, marbriers, mosaïstes. Déjà certains sanctuaires, les plus vénérables, sont entièrement reconstitués; après avoir retenti pendant quelques années du tapage des marteaux et des cisailles pour de prodigieuses restaurations, ils viennent d'être rendus à la paix, à la prière, et les oiseaux y recommencent des nids. Ce sera une gloire du règne actuel d'avoir préservé, avant qu'il fût trop tard, tout ce legs magnifique de l'art musulman. Quand la ville de Mille et une Nuits qui était ici autrefois aura fini de disparaître pour faire place à un banal entrepôt de commerce et de plaisir, où la ploutocratie du monde entier viendra s'ébattre chaque hiver,—il restera au moins cela, pour témoigner combien fut magnifiquement rêveuse la vie arabe antérieure. Il restera ces mosquées longtemps encore, même quand on n'y priera plus, même quand les hôtes ailés en seront partis, faute des auges d'eau du Nil,—emplies à leur intention par ces bons imans, dont ils payent l'hospitalité en faisant entendre dans les cours, sous les plafonds de cèdre, sous les voûtes, leur discrète petite musique d'oiseaux…