La mort de Philæ
XIX
LA VILLE
PROMPTEMENT EMBELLIE
Huit années et une ligne de chemin de fer ont suffi à accomplir sa métamorphose.
C'était, dans la Haute-Égypte, aux confins de la Nubie, une humble petite ville où l'on fréquentait peu, et qui manquait, il faut l'avouer, d'élégance, même de confort.
Non qu'elle fût dénuée de pittoresque ou d'intérêt historique, bien au contraire. Le Nil, apportant les eaux de l'Afrique équatoriale, se déversait auprès, du haut d'un amas de granit noir, en une majestueuse cataracte et puis, devant les maisonnettes arabes, se calmait soudain, pour se diviser entre des îlots de fraîche verdure où des bois de palmiers balançaient leurs plumets au vent.
Il y avait alentour quantité de temples antiques, d'hypogées, de ruines romaines, de ruines d'églises des premiers siècles chrétiens; la terre était pleine de souvenirs des grandes civilisations primitives, car ce lieu—délaissé depuis des âges et endormi en Islam sous la garde de sa mosquée blanche—fut jadis l'un des centres de la vie du monde.
Et enfin, dans le désert tout proche, l'histoire ancienne avait été écrite, il y a trois ou quatre mille ans, par les Pharaons, en hiéroglyphes immortels, un peu partout, sur les flancs polis d'étranges blocs de granit bleu, de granit rose, épars au milieu des sables et affectant des formes de monstres antédiluviens.
* *
Oui, mais il fallait que tout cela fût coordonné, mis au point, et surtout rendu accessible aux délicats voyageurs des Agences. Aujourd'hui donc nous avons le plaisir d'annoncer que, de décembre à mars, Assouan (c'est le nom de l'heureuse localité dont il s'agit) a une «season» presque aussi courue que celles d'Ostende ou de Spa.
Dès que l'on approche, les grands hôtels érigés de tous côtés, même dans les îlots du vieux fleuve, charment les yeux du voyageur, le saluent de leurs enseignes accueillantes qui se lisent d'une lieue; constructions un peu rapides, il est vrai, plâtre et torchis, mais rappelant toutefois ces gracieux «palaces» dont la Compagnie des Wagons-Lits a doté l'univers. Et combien négligeable maintenant, combien écrasée par la hauteur de leurs façades, la pauvre petite ville d'autrefois, avec ses maisonnettes blanchies à la chaux et son minaret enfantin.
De cataracte, par exemple, on sait qu'il n'y en a plus à Assouan; la tutélaire Albion a sainement jugé qu'il valait mieux faire le sacrifice de ce futile spectacle et, pour augmenter le rendement du sol, arrêter les eaux du Nil par un barrage artificiel: œuvre de solide maçonnerie qui (au dire du Programme of pleasure trips) affords an interest of very different nature and degree (sic).
De cette cataracte cependant, Cook and Son—industriels frottés de poésie, comme chacun sait—ont désiré perpétuer le souvenir en donnant son nom à un hôtel de cinq cents chambres établi par leurs soins en face de ces rochers, aujourd'hui rendus au silence, sur lesquels le vieux Nil a bouillonné durant tant de siècles. «Cataract Hotel», cela fait encore illusion, n'est-ce pas? Et puis cela s'arrange bien comme en-tête de papier à lettres.
Cook and Son (Egypt Limited) ont même compris qu'il serait original de donner à leur établissement un certain cachet d'Islam, et la salle à manger reproduit (en toc, bien entendu, mais il ne faut pas demander l'impossible) l'intérieur d'une des mosquées de Stamboul; à l'heure du «luncheon» rien n'est plus galant que l'aspect, sous ces simili-saintes coupoles, de toutes ces petites tables se peuplant de touristes Cook des deux sexes, tandis qu'un orchestre dissimulé entonne la «Mattchiche».
Le barrage, il est vrai, en supprimant la cataracte, a élevé d'une dizaine de mètres le niveau des eaux en amont, et noyé du même coup une certaine île de Philæ qui passait à tort pour une des merveilles du monde, à cause de son grand temple d'Isis parmi les palmiers. Entre nous, on peut dire que la Bonne Déesse était bien un peu surannée de nos jours; elle et ses mystères avaient fait leur temps. Du reste, pour les personnages au caractère chagrin qui regretteraient la disparition de ce lieu, on a songé à en perpétuer le souvenir comme celui de la cataracte: de charmantes cartes postales en couleurs, prises avant la noyade de l'île et du sanctuaire, se vendent dans toutes les librairies du quai.
Oh! ce quai d'Assouan, déjà si britannique par le bon ordre, par la correction, rien de plus soigné ni de plus aimable! Il y a d'abord le chemin de fer qui, passant entre des balustrades peintes en vert-feuillage, y jette son bruit entraînant et sa joyeuse fumée. D'un côté s'alignent les hôtels; les boutiques, toutes à l'européenne,—coiffeurs, parfumeurs et nombreuses «dark rooms» à l'usage de tant d'amateurs photographes qui tiennent à emporter d'ici les portraits de leurs compagnons de voyage groupés avec esprit devant quelque célèbre hypogée.
Et puis beaucoup de cafés, où le whisky est d'excellente marque; je dois dire, pour rendre justice au résultat de l'entente cordiale, que l'on y voit aussi, alignés en quantités notables sur les étagères, les produits de ces grands philanthropes français auxquels notre génération ne rend vraiment pas assez d'hommages pour tout le bien qu'ils auront fait à son estomac et à son cerveau: le lecteur le devine sans doute, j'ai nommé Pernod, Picon et Cusenier.
Peut-être les braves fellahs ou Nubiens d'alentour, si sobres naguère, en abusent-ils un peu, de ces toniques; mais c'est l'effet de la nouveauté, cela passera. Nous pouvons bien d'ailleurs nous l'avouer, entre nous peuples d'Europe, puisque nous en usons involontairement tous, l'alcoolisme est un puissant auxiliaire à la propagation de nos idées, et le mastroquet constitue, pour notre civilisation occidentale, un précieux pionnier d'avant-garde: toute race légèrement déprimée par l'abus de nos apéritifs devient plus souple, plus facile à pousser ensuite dans la véritable voie du progrès et des libertés…
Sur ce quai d'Assouan, si soigneusement aplani au rouleau, défilent avec animation de continuelles théories de voyageuses, habillées à ravir, comme on ne sait vraiment le faire qu'après un stage chez Cook and Son (Egypt Limited). Et, le long du Nil, à l'ombre de jeunes arbres plantés en bon ordre, des plates-bandes de fleurs, des gazons tirés au cordeau se défendent efficacement par des fils de fer contre certains oublis dont les chiens, hélas! ne sont que trop coutumiers.
Là, du reste, tout est numéroté, étiqueté, les ânes, les âniers, les stations où ils ont le droit de se tenir: «Stand for six donkeys.—Stand for ten, etc.» De très avenants chameaux, munis de selles d'amazone, attendent aussi à leurs places respectives, et nombre de dames Cook, méticuleuses sur la question couleur locale même lorsqu'il ne s'agit que d'aller faire des emplettes en ville, se superposent volontiers quelques instants à l'un de ces «vaisseaux du désert».
Et, tous les cinquante mètres, un agent de police, resté Égyptien par le visage, bien que déjà Anglais par la rectitude et le costume, ouvre son œil vigilant sur toutes choses,—ne souffrirait jamais, par exemple, qu'un onzième bourricot osât prendre place dans un stand pour dix qui serait déjà au complet.
Certains esprits enclins à la critique pourraient les juger un peu prompts à malmener leurs compatriotes, ces policiers, si respectueux au contraire et si prêts à se dépenser en indications obligeantes dès que s'adresse à eux quelque voyageur coiffé d'un casque de liège; mais c'est en vertu de ce principe logique, équitable, descendu tacitement jusqu'à eux des hauteurs de l'administration nouvelle, à savoir que l'Égypte d'aujourd'hui est bien moins aux Égyptiens qu'aux nobles étrangers venus pour y brandir le flambeau de la civilisation.
Le soir, après la nuit tombée, les voyageurs de véritable «respectability» ne quittent pas les brillants «dining-saloons» des hôtels, et le quai se retrouve plus solitaire sous les étoiles. C'est à ce moment que l'on peut apprécier combien sont devenus hospitaliers certains indigènes: si, dans une minute de mélancolie, on se promène seul au bord du Nil en fumant sa cigarette, on est toujours accosté par quelqu'un d'entre eux qui, se méprenant sur la cause de ce vague à l'âme, s'empresse à vous offrir, avec une touchante ingénuité, de vous présenter aux jeunes personnes les plus gaies du pays.
Dans les autres villes, restées purement égyptiennes, les gens ne pratiqueraient jamais cet excès d'affabilité et de belles manières, dû sans nul doute à notre bienfaisant contact.
Assouan possède aussi son petit bazar oriental, un peu improvisé, un peu neuf; mais il en fallait bien un, au plus vite, pour que rien ne manquât aux touristes.
Les marchands ont su s'approvisionner (dans les maisons mères, sous les arcades de la rue de Rivoli) avec autant de tact que de bon goût, et les dames Cook ont l'inoffensive illusion d'y faire journellement des trouvailles. On y vend aussi, pendus par la queue, empaillés et naturalisés avec art, les derniers crocodiles d'Égypte qui, surtout en fin de saison, restent à des prix avantageux.
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Il n'est pas jusqu'au vieux Nil, qui ne se laisse taquiner gentiment par l'évolution.
D'abord les fellahines, drapées de voiles noirs, qui tout le jour viennent y puiser l'eau précieuse, renonçant à ces fragiles amphores de terre cuite en usage depuis les temps barbares et dont les orientalistes avaient fort abusé dans leurs tableaux, les remplacent aujourd'hui par d'ex-bidons à pétrole en fer-blanc, mis à leur disposition par la bienveillance des grands hôtels; elles les portent d'ailleurs sur la tête avec désinvolture, comme autrefois ces poteries démodées, et sans perdre en rien leur galbe de tanagra.
Et puis ce sont les grands bateaux touristes des Agences, qui abondent ici, car Assouan a le privilège d'être tête de ligne, et leurs sifflets, leurs moteurs à roue, leurs dynamos pour l'électricité mènent du matin au soir une captivante symphonie. On pourrait reprocher à ces bâtiments de ressembler un peu aux lavoirs de la Seine; mais les Agences, jalouses de leur restituer une certaine couleur locale, leur ont donné des appellations si notoirement égyptiennes, qu'il n'y a plus rien à dire: ils se nomment Sesostris, Aménophis, ou Ramsès The Great.
Ce sont enfin les barques à l'aviron qui promènent sans trêve les voyageurs de l'une à l'autre rive. Tant que la «season» bat son plein, on les pavoise d'une quantité de petits drapeaux en cotonnade rouge ou même en simple papier. Les rameurs ont en outre la consigne de chanter tout le temps des chansons indigènes, que rythme un joueur de derboucca assis à la proue; de plus ils ont appris à pousser ce cri, d'une si noble envolée, par lequel les Anglo-Saxons manifestent d'habitude leur enthousiasme ou leur joie: Hip! hip! hurrah!—et l'on n'imagine pas ce que cela fait bien, pour couper ces mélopées arabes qui risqueraient sans cela de verser dans la monotonie.
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Mais le triomphe d'Assouan, c'est son désert, qui commence là tout de suite, dès que finit le gazon bien ratissé de son dernier square; un désert qui, à part les voies ferrées et les poteaux télégraphiques, a tous les charmes du vrai, les sables, les pierres bouleversées en chaos, les horizons vides,—tout, moins l'immensité et l'infinie solitude, moins l'horreur, en un mot, qui le rendait jadis si peu désirable. On s'étonne en arrivant, par exemple, d'y voir les roches soigneusement numérotées à la peinture blanche, en chiffres de deux pieds de haut, ou bien marquées de grandes croix qui tirent l'œil de plus loin encore (sic); mais j'accorde que l'effet d'ensemble n'y a rien perdu.
Le matin donc, avant l'ardeur du soleil, entre le breakfast et le luncheon, toutes les dames en casque de liège et lunettes bleues (dark-coloured spectacles are recommended on account of the glare) s'égrènent dans ces solitudes apprivoisées à leur usage, avec autant de sécurité qu'à Trafalgar Square ou à Kensington Garden. Et il n'est pas rare de voir l'une d'elles se diriger isolément, un livre à la main, vers l'un de ces pittoresques rochers—le 363 par exemple, ou bien le grand 364 si l'on préfère—qui semblait lui faire signe avec son étiquette blanche, d'une façon presque malséante même, dirait un observateur non initié…
Que les familles se rassurent toutefois: malgré ces gros numéros d'un premier aspect un peu équivoque, rien de répréhensible ne saurait se passer dans ces granits; ils sont du reste d'une seule pièce, sans la moindre lézarde par où l'inconduite trouverait à se faufiler. Non, tout simplement les chiffres et les croix désignent les blocs décorés d'hiéroglyphes et correspondent à un chaste catalogue où chaque inscription pharaonique se trouve traduite en termes des plus décents.
Cet ingénieux étiquetage des cailloux du désert est dû à l'initiative d'un égyptologue anglais.