La mort de Philæ
V
UN CENTRE D'ISLAM
«S'instruire est le devoir de tout musulman.»
(Un verset des Hadices ou Paroles du Prophète.)
Dans une rue étroite, perdue au milieu des plus anciens quartiers arabes du Caire, en plein dédale encore serré et mystérieusement ombreux, une porte exquise s'ouvre sur de l'espace libre que le soleil inonde; elle est à deux arceaux ouvragés; elle est surmontée d'un haut fronton où des arabesques s'enchevêtrent pour former des rosaces inconnues, et où de saintes écritures s'enroulent avec des complications très savantes.
C'est l'entrée d'Al-Azhar, un lieu vénérable en Islam, d'où sont parties, pendant près de mille ans, les générations de prêtres et de docteurs chargés de répandre la parole du Prophète sur les peuples, depuis le Moghreb jusqu'à la mer d'Arabie, en passant par les grands déserts. Vers la fin de notre Xe siècle, les glorieux khalifes Fatimides avaient édifié cet immense assemblage d'arceaux et de colonnes, qui devint le siège de l'université musulmane la plus renommée du monde, et que, depuis lors, tous les souverains de l'Égypte ne cessèrent de compléter, d'agrandir, ajoutant des salles nouvelles, des galeries, des minarets, jusqu'à faire d'Al-Azhar presque une ville au milieu de la ville.
* *
«Celui qui recherche l'instruction est plus aimé de Dieu que celui qui combat dans une guerre sainte.»
(Un verset des Hadices.)
Onze heures, par une journée d'ardent soleil et de pure lumière; Al-Azhar vibre encore d'un multiple bruissement de voix, bien que les leçons du matin soient près de finir.
Une fois franchi le seuil de la double porte ouvragée, voici d'abord la cour, en ce moment vide comme un désert, et éblouissante de soleil. Au delà, tout ouverte, la mosquée déploie ses arcades sans fin, qui se continuent, se répètent, se perdent très loin sous l'obscurité des plafonds, et, dans ce lieu demi-obscur, aux profondeurs confuses, d'innombrables personnages coiffés du turban, accroupis en foule pressée, récitent ou psalmodient tout bas, avec un léger balancement des reins comme pour scander leur déclamation chantante: ce sont les dix mille étudiants venus de tous les points de la terre pour s'imprégner de l'immuable doctrine d'Al-Azhar.
A première vue, on les aperçoit mal, car ils sont loin dans l'ombre, et ici on est aveuglé de rayons; par petits groupes attentifs, de dix ou de vingt, assis sur des nattes autour d'un grave professeur, ils répètent docilement leurs leçons, qui depuis des siècles ont vieilli sans changer comme l'Islam. Ceux qui tiennent cercle tout à fait là-bas, dans les nefs du fond où le jour arrive à peine, comment donc y voient-ils pour déchiffrer sur les feuillets de leurs vieux livres les si difficiles écritures?
En tout cas, gardons-nous de les troubler,—comme tant de touristes, de nos jours, ne craignent pas de le faire; nous entrerons un peu plus tard, quand l'étude du matin sera terminée.
Cette cour, où le soleil de onze heures darde son feu blanc, est un enclos sévèrement et magnifiquement arabe; il nous a isolés soudain du temps et des choses; il doit porter à la prière musulmane, de même que jadis nos cloîtres gothiques portaient à la prière chrétienne. Il est vaste comme un carrousel. D'un côté, il confine à la mosquée même, et partout ailleurs on l'a muré si haut que rien du dehors ne s'y devine plus: des murailles de couleur fauve, où tant de siècles de soleil ont mis des tons ardents, ont prodigué la terre de Sienne et la sanguine; des murailles qui par le bas sont droites, simples, d'une austérité un peu farouche, mais dont la crête, ornementée minutieusement et toute couronnée de créneaux à jours, profile sur le ciel des séries de fines découpures de pierre. Et, au-dessus de cette sorte de dentelle rougeâtre du faîte, qui est là comme pour encadrer le vide si profond et si bleu au-dessus de nous, on voit pointer éperdument tous les minarets d'alentour, rouges aussi, plus rouges encore que la jalouse enceinte, et brodés d'arabesques, ajourés, compliqués de galeries aériennes; les uns presque lointains, les autres effrayants d'être si proches et d'escalader le zénith; tous saisissants et étranges, avec leurs croissants qui brillent et avec leurs bâtons tendus pour appeler les grands oiseaux de l'espace. Malgré soi on lève la tête, fasciné par toute cette beauté qui est en l'air: rien d'autre pourtant que ce carré de ciel merveilleux, sorte de limpide saphir tout enchâssé dans les crénelures d'Al-Azhar, et où montent se perdre les si audacieuses tours fuselées. On est en plein Orient religieux d'autrefois, et on sent combien, sur l'imagination des jeunes prêtres qui se forment ici, doit influer le mystère de cette cour grandiose, où tout le luxe architectural ne consiste qu'en de purs dessins géométriques répétés à l'infini, et ne commence d'ailleurs que très haut, sur les couronnements et les minarets en contact avec le bleu éternel.
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«Tel qui instruit les ignorants est comme un vivant parmi des morts.
»Si un jour se passe sans que j'aie appris quelque chose qui m'approche de Dieu, que l'aube de ce jour ne soit pas bénie.»
(Versets des Hadices.)
Celui qui m'amène aujourd'hui dans ce lieu est mon ami Moustafa Kamel pacha[3], le tribun de l'Égypte, et je dois à sa présence de n'être pas traité comme un visiteur quelconque: on s'empresse d'informer le grand maître de l'université d'Al-Azhar, haut personnage en Islam, dont Moustafa fut jadis l'élève, et qui, sans doute, voudra nous accueillir lui-même.
[3] Ceci se passait une année avant la mort du pacha auquel ce livre est dédié.
C'est dans une salle très arabe, meublée seulement de divans, que nous reçoit ce grand maître aux simplicités d'ascète et aux élégantes manières de prélat. Son regard et même tout son visage disent combien doit être lourd le sacerdoce qu'il exerce: présider à l'instruction de tant et tant de jeunes prêtres qui iront ensuite porter la foi, la paix et l'immobilité à plus de trois cents millions d'hommes.
Et les voici bientôt, Moustafa pacha et lui, dissertant—comme s'il s'agissait d'un fait d'intérêt actuel—sur un point controversé des événements qui suivirent la mort du prophète, et sur le rôle d'Ali… Oh! combien alors mon ami Moustafa, que j'ai vu si Français en France, m'apparaît tout à coup musulman jusqu'au fond de l'âme! Du reste il en est ainsi pour la plupart des Orientaux qui, rencontrés chez nous, semblent les plus parisianisés: leur modernisme n'est qu'à la surface; en eux-mêmes, tout au fond, l'Islam demeure intact. Et l'on s'explique sans peine que le spectacle de nos troubles, de nos désespoirs, de nos misères, dans ces voies nouvelles où le sort nous jette, les fasse réfléchir et se replier plutôt vers le tranquille rêve des ancêtres…
En attendant que finissent les cours du matin, on nous promène dans les dépendances d'Al-Azhar. Des salles de toutes les époques, annexées les unes après les autres et formant un peu labyrinthe; plusieurs contiennent des mihrabs, qui sont, comme on sait, des espèces de portiques toujours festonnés et dentelés comme s'ils étaient ruisselants de gouttes de givre. Des bibliothèques et des bibliothèques, dont les plafonds de cèdre ont été sculptés aux temps où l'on avait le loisir et la patience. Par milliers, de précieux manuscrits d'érudition, qui datent bien de quelques siècles, mais qui, en ce pays, ne se démodent point. Ouverts dans des vitrines, plusieurs Corans inestimables, qui furent jadis calligraphiés et enluminés sur parchemin par de pieux khédives. Et, à une place d'honneur, une grande lunette astronomique pour observer le lever de la lune du Ramadan… Tout cela sent beaucoup le passé. D'ailleurs ce que l'on enseigne aujourd'hui aux dix mille étudiants d'Al-Azhar diffère à peine de ce qu'on leur enseignait sous le règne glorieux des Fatimides,—et qui était alors transcendant ou même nouveau: le Coran et tous ses commentaires; les subtilités de la syntaxe et de la prononciation; la jurisprudence; la calligraphie, qui est restée chère aux Orientaux; la versification; enfin ces mathématiques dont les Arabes furent les inventeurs.
Oui, tout cela sent le passé, la poussière des âges révolus. Et certes les prêtres formés dans cette université de mille ans pourront devenir des esprits d'élite, de nobles et calmes rêveurs, mais ne seront jamais que des retardataires, ancrés bien à l'abri du tourbillon qui nous emporte.
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«C'est un sacrilège que de prohiber la science. Demander la science, c'est faire acte d'adoration envers Dieu; l'enseigner, c'est faire acte de charité.
»La science est la vie de l'Islam, la colonne de la foi.»
(Versets des Hadices.)
La leçon du matin est finie, nous pouvons, sans déranger personne, visiter la mosquée.
Quand nous revenons dans la grande cour aux murs crénelés de dentelles, c'est l'heure où s'y déverse le flot des jeunes hommes en robe et turban qui sortent de la pénombre du sanctuaire. Après être restés depuis le lever du jour accroupis sur des nattes pour étudier ou prier, au bourdonnement confus de leurs milliers de voix, ils vont se répandre un instant dans les proches quartiers arabes, en attendant que commencent les leçons du soir. Par groupes, quelquefois se donnant la main comme des enfants, ils marchent pour la plupart la tête haute et levant les yeux, bien qu'un peu éblouis sous ce soleil qui les saisit dehors et les crible de rayons. Innombrables, ils nous montrent en passant des visages très divers; c'est qu'ils viennent des quatre vents du monde, les uns de Bagdad, les autres de Bassorah, de Mossoul ou bien du fond du Hedjaz; ceux du Nord ont des prunelles claires et pâles, et, parmi ceux du Moghreb, du Maroc et du Sahara, plusieurs ont le teint presque noir. Mais leur expression à tous se ressemble: quelque chose d'extatique et de lointain, le même détachement, l'obstination dans le même rêve. En l'air, où se portent leurs yeux levés, c'est—toujours dans ce cadre des créneaux d'Al-Azhar—le ciel presque blanchi par excès de lumière, avec l'élancement des grands minarets rougeâtres, que l'on dirait empourprés par quelque reflet d'incendie. Et, en regardant passer là cette masse de jeunes prêtres ou de jeunes légistes, à la fois si différents et si semblables, on comprend mieux qu'ailleurs combien l'Islam, le plus vieil Islam, garde encore de cohésion et de puissance.
La mosquée où ils font leurs études est maintenant presque vide. Nous y trouvons, en même temps qu'un reposant demi-jour, du silence et des musiques inattendues de petits oiseaux; c'est la saison des couvées et, dans les plafonds de bois ciselé, il y a quantité de nids que personne ne dérange.
Un monde, cette mosquée, où des milliers d'hommes peuvent trouver place à l'aise. Environ cent cinquante colonnes de marbre, provenant de temples antiques, soutiennent les séries d'arceaux des sept nefs parallèles. La lumière ne pénètre que par l'arcade ouverte sur la cour et, il fait si sombre dans les nefs du fond, comment donc les fidèles y voient-ils pour lire, quand le soleil d'Égypte par hasard se voile?
Quelques étudiants sont là encore, restés pendant l'heure du repos, une vingtaine, perdus au milieu de cette vaste solitude, et s'occupant à faire la propreté par terre avec de longues palmes en guise de balai: les étudiants pauvres, ceux-ci, qui n'ont à manger que du pain sec et s'étendent la nuit pour dormir sur la même natte où ils s'étaient tenus assis à travailler toute la journée.
Le séjour de cette université est gratuit pour tous les élèves; les frais de leur nourriture et de leur entretien, assurés par des donations pieuses. Mais, comme ces legs demeurent séparés par nation, il y a inégalité dans les traitements: les jeunes hommes de telle contrée sont presque riches, possèdent une chambre et un bon lit; ceux d'un pays voisin couchent par terre, ont juste de quoi ne pas mourir. Mais aucun d'eux ne se plaint, et ils savent s'entr'aider[4].
[4] La durée des études à Al-Azhar varie entre trois et six ans.
Près de nous, un des étudiants pauvres mange sans fausse honte son pain sec de midi, accueillant avec un sourire les moineaux et autres petits voleurs ailés qui descendent des beaux plafonds de cèdre pour lui disputer les miettes de son repas.
Plus loin, dans les nefs du fond peu éclairé, un autre qui dédaigne de manger, ou qui n'a plus de pain, se rassied sur sa natte, une fois terminé son petit service de balayage, et rouvre son Coran pour s'exercer seul à le lire avec l'intonation consacrée. Sa voix facile et chaude, qu'il modère par discrétion, est d'un charme irrésistible dans la sonorité de cette mosquée immense, où l'on n'entendait plus à cette heure que le gazouillis à peine saisissable des couvées, là-haut parmi les poutres aux dorures éteintes. Tous ceux à qui les sanctuaires de l'Islam ont été familiers savent comme moi qu'il n'est pas de livre plus délicieusement rythmé que celui du Prophète; même si le sens des versets vous échappe, la lecture chantante, qui se fait pendant certains offices, agit sur vous par la seule magie des sons, à la manière de ces oratorios qui, dans les églises du Christ, amènent les larmes. La déclamation tristement berceuse de ce jeune prêtre au visage d'illuminé, aux vêtements de décente misère, a beau être contenue, il semble que peu à peu elle emplisse les sept nefs désertes d'Al-Azhar. On s'arrête malgré soi et on se tait pour l'écouter, au milieu du silence de midi. Et—dans ce lieu si vénérable, où le délabrement, l'usure des siècles s'indiquent partout, même aux colonnes de marbre rongées par le frottement des mains—cette voix d'or qui s'élève solitaire, on dirait qu'elle entonne le lamento suprême sur l'agonie du vieil Islam et sur la fin des temps, l'élégie sur l'universelle mort de la foi dans le cœur des hommes…
* *
«La science est une religion, la prière en est une autre. L'étude est préférable à l'adoration.
»Allez demander partout l'instruction, même, s'il le fallait, jusqu'en Chine.»
(Versets des Hadices.)
Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons «le progrès». Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec les races, et on sait quel rapide essor il a donné aux hommes sous le règne des anciens khalifes; lui imputer la décadence actuelle du monde musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment, par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat: c'est une loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils se réveillent.
Cette immobilité des pays du Croissant m'était chère. Si le but est de passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en dédaignant l'agitation vaine, et de mourir anesthésié par de radieux espoirs, les Orientaux étaient les seuls sages. Mais leur rêve n'est plus possible, maintenant que des nations de proie les guettent de tous côtés. Donc, hélas! il faut se réveiller.
Il faut se réveiller, et cela commence. Alors, en Égypte, où l'on sent la nécessité de changer tant de choses, on songe à réformer aussi la vieille université d'Al-Azhar, l'un des grands centres de l'Islam; on y songe avec crainte, sachant le danger de porter la main sur des institutions millénaires; la réforme, cependant, est en principe décidée. Des connaissances nouvelles, venues d'Occident, vont pénétrer dans ce tabernacle des Fatimides; le Prophète n'a-t-il pas dit: «Allez partout demander l'instruction, au besoin jusqu'en Chine?» Qu'en adviendra-t-il? Qui saurait le présager?… Mais ceci, en tous cas, est certain: aux heures éblouissantes de midi, ou aux heures dorées du soir, quand le flot des étudiants ainsi modernisés se répandra dans la grande cour que tant de minarets surveillent, on ne verra plus dans tous ces regards la mystique flamme d'aujourd'hui; et ce ne sera plus l'inébranlable foi, ni la haute et sereine insouciance, ni la paix si profonde qu'ils iront porter, ces messagers, à tous les bouts de la terre musulmane…