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La mort de Philæ

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II
LA MORT DU CAIRE

Janvier 1907.

Des nuages échevelés et mauvais, comme ceux de nos giboulées de mars, courent dans un pâle ciel de soir, qui donne froid à regarder; un vent âpre, humide, tout à fait hivernal, souffle sans trêve et fait passer sur nous de temps à autre le furtif arrosage d'une pluie.

Une voiture m'emmène vers ce qui fut la résidence du grand Mehemet Ali; par une pente rapide elle monte au milieu de rochers, de sables—qui sentent déjà le désert, là tout de suite, au sortir à peine des dernières maisons d'un quartier arabe où des gens en longue robe, l'air gelé, s'enveloppent aujourd'hui jusqu'aux yeux… Y avait-il autrefois des temps pareils, en ce pays réputé pour son climat d'inaltérable tiédeur?

Cette résidence du grand souverain de l'Égypte, la citadelle, la mosquée qu'il fit construire pour y reposer, sont perchées comme nids d'aigle sur un contrefort de la chaîne d'Arabie, le Mokattam, qui s'avance en promontoire vers les plaines du Nil, amenant tout près du Caire, et jusqu'à le surplomber, un peu des solitudes désertiques. Du reste, on la voit de loin et de partout, la mosquée de Mehemet Ali, inattendue là-haut avec ses coupoles aplaties en demi-sphère, ses minarets aigus, sa physionomie si purement turque, au-dessus de cette ville arabe qu'elle domine; le prince qui s'y est endormi a voulu qu'elle ressemblât à celles de sa première patrie, et on la croirait rapportée de Stamboul.

En un temps de trot, nous voici montés jusqu'à la porte inférieure de la vieille forteresse—et, naturellement, tout le Caire, qui est là proche, semble monter en même temps que nous; pas encore l'amas sans fin des maisons, mais seulement, pour commencer, les milliers de minarets, qui, en quelques secondes, pointent tous dans le ciel triste, donnant déjà l'impression qu'une ville immense ne tardera pas à se déployer sous nos yeux.

Double enceinte, doubles ou triples portes comme en ont toutes les citadelles anciennes, et, par un chemin toujours ascendant, nous pénétrons dans une grande cour fortifiée où des murs à créneaux nous masquent soudain la vue. Un poste de soldats est là de garde,—et combien imprévus, de tels soldats, dans ce lieu sacré pour l'Égypte! Des uniformes rouges et des figures blanches du Nord: des Anglais, installés à demeure chez le grand Mehemet Ali!…

La mosquée se présente d'abord, précède le palais. Dès qu'on s'en approche, c'est bien Stamboul—pour moi, le cher Stamboul,—qui s'évoque en la mémoire: rien, dans les lignes architecturales ni dans les détails d'ornementation, rien de l'art arabe,—plus pur peut-être que celui-ci, et dont les autres mosquées du Caire offrent des modèles admirables; non, c'est un coin de la Turquie, où l'on vient d'arriver tout à coup.

Après une cour dallée de marbre, silencieuse et très enclose, qui sert de vaste parvis, le sanctuaire rappelle, avec plus de magnificence encore, ceux de Mehmet Fatih ou de Chah Zadé: même pénombre sainte, où chaque étroite fenêtre jette par son vitrail un éclat de pierreries; entre les énormes piliers, même écartement excessif laissant plus d'espace libre que dans nos églises, sous des dômes qui ont l'air de tenir un peu par enchantement.

Des parois en étrange marbre blanc zébré de jaune. A terre, des tapis d'un rouge sombre, couvrant tout. Aux voûtes, très ouvragées, rien que des noirs et des ors; sur le noir des fonds, un semis de rosaces d'or, et puis des arabesques, comme des dentelles d'or posées en bordure. Et d'en haut descendent des milliers de chaînettes dorées, soutenant les innombrables veilleuses pour les prières des soirs. Çà et là, des gens sont à genoux, petits groupes en robe et turban, dispersés au hasard sur le rouge des tapis, et un peu perdus au milieu de cette solitude somptueuse.

Dans un angle obscur, repose Mehemet Ali, le prince aventureux et chevaleresque autant qu'un héros de légende, et l'un des plus grands souverains de l'histoire contemporaine; il est là derrière de hautes grilles d'or, d'un dessin compliqué, en ce style turc déjà décadent, mais encore si joli, qui fut celui de son époque.

Entre les barreaux dorés, on aperçoit dans l'ombre le catafalque d'apparat, à trois étages, que recouvrent des brocarts bleus, fanés délicieusement, brodés et rebrodés d'or éteint. Devant la porte fermée de cette sorte d'enclos funéraire, se croisent deux longues palmes vertes, coupées fraîchement à quelque dattier du voisinage. Et il semble que tout cela s'entoure d'une inviolable paix religieuse…

Mais tout à coup, tapage de conversations en langue teutonne,—et des éclats de voix, et des rires!… Comment est-ce possible, si près du grand mort?… Entrée d'une bande de touristes, habillés en «gens chics» ou à peu près. Un guide à visage de drôle leur fait la nomenclature des beautés du lieu, parlant à tue-tête, comme s'il était chargé du boniment dans une ménagerie. Et l'une des voyageuses, à cause de sandales trop larges qui la font trébucher, rit d'un petit rire bête et continu, comme glousserait une dinde…

Alors, il n'y a pas de police, de gardien, dans cette mosquée sainte? Et parmi les fervents prosternés en prière, pas un qui se lève et s'indigne!… Qui donc, après cela, vient nous parler du fanatisme des Égyptiens?… Trop débonnaires plutôt, ils me sont apparus partout. Dans n'importe quelle église d'Europe, où des hommes prieraient agenouillés, je voudrais voir comment seraient accueillis des touristes musulmans qui, par impossible, se tiendraient aussi mal que ces sauvages-là.

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*  *

Derrière la mosquée, une esplanade, et puis le palais.

Le palais, il n'existe pour ainsi dire plus, car on en a fait une caserne pour les «troupes d'occupation». Et ils sont tous alentour, les soldats anglais, fumant leurs grosses pipes pendant la flânerie du soir; l'un d'eux qui ne fume pas, s'escrime à graver son nom au couteau sur l'une des assises de marbre, à la base du sanctuaire.

Au bord de l'esplanade, une sorte de balcon s'avance, d'où l'on découvre brusquement toute la ville, avec une étendue infinie de plaines vertes ou de jaunes déserts. Un point de vue classique pour voyageurs des agences; nous y retrouvons ceux de la mosquée, qui nous y ont précédés, les messieurs au verbe haut, le guide qui hurle et la dame qui glousse. Quelques soldats y ont pris place aussi, et contemplent, la pipe à la bouche.—Malgré tout ce monde, et malgré ce ciel d'hiver, on est saisi quand même, en arrivant, et c'est encore admirable.

Féerie bien différente de celle de Stamboul, qui s'érige, lui, en amphithéâtre au-dessus du Bosphore et de la Marmara. Ici, la ville immense est uniment déployée dans une plaine qu'environnent des solitudes de sable et que dominent des rochers chaotiques. Les minarets par milliers se lèvent de partout comme les épis de blé dans un champ; jusqu'au fond des lointains, on voit se multiplier leurs pointes fuselées;—mais, au lieu d'être simplement, comme à Stamboul, des flèches blanches, ils se compliquent ici d'arabesques, de galeries, de clochetons, de colonnettes, et semblent avoir emprunté la couleur fauve des proches déserts.

Les toits en terrasses disent une région qui fut autrefois sans pluie, et les innombrables palmiers des jardins, au-dessus de cet océan de mosquées et de maisons, balancent au vent leurs plumets, qui étonnent sous ces nuages chargés d'averses froides. Vers le sud et vers l'ouest, aux dernières limites de la vue, des triangles géants apparaissent, comme posés sur l'horizon brumeux des plaines: c'est Gizeh et c'est Memphis, ce sont les Pyramides éternelles.

Et au nord de la ville, s'avance un coin très particulier du désert, couleur de bistre et de momie, où toute une peuplade de hautes coupoles à l'abandon se tient encore debout, au milieu des sables et des roches désolées: l'orgueilleux cimetière de ces sultans mamelouks, qui finirent ici avec le moyen âge.

Si l'on regarde bien, quel délabrement, quel amas de ruines dans cette ville encore un peu féerique, battue ce soir par les rafales d'hiver! Les dômes, les saints tombeaux, les minarets, les terrasses, tout est croulant, tout va mourir. Mais là-bas, très au loin, près de cette traînée d'argent qui passe dans les plaines et qui est le vieux Nil, les temps nouveaux s'indiquent par des cheminées d'usines, effrontément hautes, enlaidissant tout et lançant au milieu du crépuscule d'épaisses fumées noires…

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*  *

La nuit tombe, quand nous redescendons de cette esplanade pour rentrer au logis.

D'abord l'ancien Caire, qu'il faut traverser, tout le dédale encore charmant où les mille petites lampes des boutiques arabes allument déjà leurs flammes discrètes. Dans des rues qui se contournent à leur caprice, et sous tant de balcons qui débordent, grillagés de très fines menuiseries, il faut ralentir notre course, au milieu de la foule serrée des gens et des bêtes. Près de nous passent les fellahines voilées de noir, gentiment mystérieuses comme aux vieux temps, et les hommes restés graves, sous la longue robe et les blanches draperies; passent aussi les petits ânes, très pompeusement parés de colliers en perles bleues, et les files de lents chameaux, avec leurs charges de luzerne qui sentent la bonne odeur des champs. Dans la demi-obscurité, qui masque les décrépitudes, c'est parfois de l'Orient resté adorable, quand, au-dessus des maisonnettes si agrémentées de moucharabiehs et d'arabesques, on voit tout à coup quelques-uns des grands minarets aériens, qui s'élancent prodigieusement haut dans le ciel crépusculaire.

Cependant, que de ruines, d'immondices, de décombres! Comme on sent que tout cela se meurt!… Et puis quoi: des lacs maintenant, en pleine rue! On sait bien qu'il pleut ici beaucoup plus que jadis, depuis que la vallée du Nil est artificiellement inondée; mais c'est invraisemblable quand même, toute cette eau noire où notre voiture s'enfonce jusqu'aux essieux, car il y a huit jours que n'est tombée une averse un peu sérieuse. Alors les nouveaux maîtres n'ont pas songé au drainage, dans ce pays dont le budget d'entretien annuel a été porté par leurs soins à quinze millions de livres?—Et les bons Arabes, avec patience, sans murmurer, retroussent leurs robes, jambes nues jusqu'aux genoux, pour cheminer au milieu de cette eau déjà pestilentielle, qui doit couver pour eux des fièvres et de la mort.

Plus loin, la voiture courant toujours, voici que peu à peu le décor change, hélas! Les rues se banalisent; les maisons de «Mille et une Nuits» font place à d'insipides bâtisses levantines; les lampes électriques commencent à piquer l'obscurité de leurs fatigants éclats blêmes; et, à un tournant brusque, le nouveau Caire nous apparaît.

Qu'est-ce que c'est que ça, et où sommes-nous tombés? En moins comme il faut encore, on dirait Nice, ou La Riviera, ou Interlaken, l'une quelconque de ces villes carnavalesques où le mauvais goût du monde entier vient s'ébattre aux saisons dites élégantes.—Mais, dans ces quartiers-ci par exemple, qui appartiennent aux étrangers ou aux Égyptiens ralliés franchement, tout est asséché, soigné, bien tenu; plus de cloaques ni d'ornières; les quinze millions de livres ont fait consciencieusement leur office.

Partout de l'électricité aveuglante; des hôtels monstres, étalant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses; le long des rues, triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis; sarabande de tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l'art nouveau, le pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D'innombrables cabarets, qui regorgent de bouteilles: tous nos alcools, tous nos poisons d'Occident, déversés sur l'Égypte à bouche-que-veux-tu.

Des estaminets, des tripots, des maisons louches. Et, plein les trottoirs, des filles levantines, qui visent à s'attifer comme celles de Paris, mais qui, par erreur, sans doute, ont fait leurs commandes chez quelque habilleuse pour chiens savants.

Alors ce serait le Caire de l'avenir, cette foire cosmopolite?… Mon Dieu, quand donc se reprendront-ils, les Égyptiens, quand comprendront-ils que les ancêtres leur avaient laissé un patrimoine inaliénable d'art, d'architecture, de fine élégance, et que, par leur abandon, l'une de ces villes qui furent les plus exquises sur terre s'écroule et se meurt?

Parmi ces jeunes musulmans ou coptes, sortis des écoles, il est tant d'esprits distingués cependant et d'intelligences supérieures! Tandis que je vois encore les choses d'ici avec mes yeux tout neufs d'étranger débarqué hier sur ce sol imprégné d'ancienne gloire, je voudrais pouvoir leur crier, avec une franchise brutale peut-être, mais avec une si profonde sympathie:

«Réagissez, avant qu'il soit trop tard. Contre l'invasion dissolvante, défendez-vous,—non par la violence, bien entendu, non par l'inhospitalité ni la mauvaise humeur,—mais en dédaignant cette camelote occidentale dont on vous inonde quand elle est démodée chez nous. Essayez de préserver non seulement vos traditions et votre admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fut la grâce et le mystère de votre ville, le luxe affiné de vos demeures. Il ne s'agit pas là que de fantaisies d'artistes, il y va de votre dignité nationale. Vous étiez des Orientaux (je prononce avec respect ce mot qui implique tout un passé de précoce civilisation, de pure grandeur), mais, encore quelques années, si vous n'y prenez garde, et on aura fait de vous de simples courtiers levantins, uniquement occupés de la plus-value des terres et de la hausse des cotons.»

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