La mort de Philæ
IV
LE CÉNACLE DES MOMIES
On dirait une ronde de nuit. Nous sommes deux, promenant une lanterne dans l'obscurité de galeries immenses. Nous venons de refermer sur nous à double tour la porte par laquelle nous étions entrés là, et nous avons conscience d'être rigoureusement seuls, si vaste soit ce lieu, avec tant et tant de salles communicantes, et de hauts vestibules, et de larges escaliers,—mathématiquement seuls, pourrait-on presque dire, car c'est ici un palais très spécial, où sur toutes les issues on avait mis les scellés à la tombée du jour, comme on fait du reste chaque soir, à cause des reliques sans prix qui y sont amassées; la rencontre d'aucun être vivant n'est donc possible, malgré tant d'espace libre, et tant de détours, et tant de grandes choses étranges que nous voyons se dresser là-bas partout, projetant des ombres et formant des cachettes.
Notre ronde chemine d'abord au rez-de-chaussée, sur des dalles que font sonner nos pas. Il est environ dix heures. Çà et là, par quelque vitre, se glisse un peu de bleuâtre, grâce aux étoiles qui, pour les gens du dehors, doivent donner des transparences à la nuit; mais c'est égal, il fait solennellement sombre ici, et nous parlons bas, nous rappelant sans doute que, dans les salles au-dessus, il y a des vitrines pleines de morts.
Ces choses qui se dressent le long de notre parcours semblent aussi presque toutes mortuaires. Pour la plupart ce sont des sarcophages en granit, d'orgueilleux et indestructibles sarcophages: les uns, ayant forme de gigantesque boîte, ont été alignés sur des socles,—et il en est parmi ceux-là qui représentent les premières conceptions humaines, des conceptions vieilles de cinq, six et sept mille ans; les autres ayant forme de momie, debout contre les murailles, nous montrent d'énormes visages, d'énormes coiffures, et se tiennent ramassés comme des géants qui porteraient de trop grosses têtes sur des cous trop dans les épaules. Il y a en outre beaucoup de colosses qui sont de simples statues et n'ont jamais recelé de cadavre dans leurs flancs; tous gardent aux lèvres le même imperceptible sourire; ils avoisinent le plafond avec leur bonnet de sphinx, et leur regard fixe passe trop haut pour nous voir. Il y a enfin, çà et là, des êtres pas plus grands que nous, ou même des êtres tout petits, d'une taille de gnome. Et parfois une paire d'yeux d'émail, grands ouverts et imprévus à quelque tournant, plongent tout droit au fond des nôtres, ont l'air de nous suivre, nous font frissonner en nous jetant soudain comme l'étincelle d'une pensée qui viendrait de l'abîme des âges.
Cependant nous marchons vite et plutôt distraits, car ce n'est pas pour ces simulacres du rez-de-chaussée que nous sommes venus, mais pour de plus redoutables hôtes. Elle éclaire d'ailleurs si peu, notre lanterne, dans les profondes salles, que tout ce monde en granit, en grès, en marbre, tout ce monde n'apparaît bien qu'à l'instant précis de notre passage, mais change aussitôt, déploie sur les murs des ombres fantastiques, et puis se confond avec cette foule muette, toujours plus nombreuse derrière nous.
De place en place, il y a des manches à incendie enroulées sur elles-mêmes, chacune ayant sa lance qui brille d'un éclat de cuivre rouge. Et je demande à mon compagnon de ronde: «Qu'est-ce qui pourrait bien brûler ici, ce ne sont que bonshommes de pierre?—Ici, non, me répondit-il; mais ce qu'il y a là-haut, représentez-vous comme cela flamberait!»—Ah! c'est vrai, ce qu'il y a là-haut, et qui est justement le but de ma visite… Je n'y songeais pas, moi, au feu prenant dans une assemblée de momies: les vieilles chairs, les vieilles chevelures, les vieilles carcasses de rois ou de reines, si imbibées de natrum et d'huiles, crépitant comme paquets d'allumettes!… C'est surtout à cause de ce danger-là, du reste, que les scellés sont mis aux portes dès que le soir tombe, et qu'il faut une faveur particulière pour être admis à pénétrer dans ce lieu, la nuit, avec une lanterne.
En plein jour, rien de banal comme ce «musée des Antiquités égyptiennes», composé pourtant de souvenirs sans prix. C'est la plus pompeuse et la plus outrageante de ces bâtisses dépourvues de style dont s'enrichit chaque année le Caire nouveau; entre qui veut, pour y dévisager de près, sous un trop brutal éclairage, des morts et des mortes augustes, qui avaient si bien cru se cacher pour l'éternité.
Mais la nuit!… Oh! la nuit, toutes portes closes, c'est le palais du cauchemar et de la peur. La nuit, au dire des gardiens arabes, qui n'entreraient pas à prix d'or, même après avoir fait leur prière, des Formes affreuses s'échappent, non seulement de tous les personnages embaumés qui habitent là-haut dans les vitrines, mais aussi des statues funéraires, des papyrus, de mille choses qui au fond des tombeaux se sont longuement imprégnées d'essence humaine; les Formes ressemblent à des cadavres, ou parfois à de vagues bêtes, même rampantes; après avoir erré dans les salles, elles finissent par se réunir, pour des conciliabules, sur les toits…
Nous montons maintenant un escalier monumental, qui est vide dans toute sa largeur, et où nous voici délivrés pour un temps de l'obsession de ces rigides figures, de ces regards, de ces sourires de personnages en pierre blanche ou en granit noir qui se pressaient dans les galeries et les vestibules du rez-de-chaussée. Aucun d'eux sans doute ne montera derrière nous; mais c'est égal, ils gardent en foule et embrouillent de leurs ombres les seuls chemins par lesquels nous pourrions battre en retraite si les hôtes plus inquiétants de là-haut nous réservaient un trop sinistre accueil…
Celui qui a bien voulu faire fléchir pour moi les consignes de nuit est l'illustre savant auquel on a confié la direction des fouilles dans le sol d'Égypte; il est aussi l'ordonnateur du prodigieux musée, et c'est lui-même qui a la bonté de me guider ce soir dans ce labyrinthe.
A travers le silence des salles d'en haut, voici que nous nous dirigeons maintenant tout droit vers ceux et celles à qui j'ai demandé audience nocturne.
La nuit, cela paraît sans fin, l'enfilade de ces chambres à vitrines dont le déploiement est de plus de quatre cents mètres sur les quatre faces de l'édifice. Après avoir passé devant les papyrus, les émaux, les vases canopes recéleurs d'entrailles humaines, nous arrivons chez les momies de bêtes sacrées: des chats, des ibis, des chiens, des éperviers, ayant bandelettes et sarcophage; même des singes, restés grotesques jusque dans la mort. Ensuite commencent les masques humains, et, debout dans les armoires, les «cartonnages de momie», qui moulaient le corps par-dessus les bandelettes et reproduisaient, plus ou moins agrandie, la figure défunte. Tout un lot de courtisanes de l'époque gréco-romaine, ainsi moulées en pâte d'après cadavre, et couronnées de roses, nous font des sourires d'appel derrière leurs vitres. Des masques couleur de chair morte alternent avec des masques d'or que notre lanterne, en passant vite, fait briller d'un éclair. Toujours des yeux trop larges, aux paupières trop ouvertes, aux prunelles trop dilatées qui regardent comme avec effarement. Parmi ces cartonnages ou ces couvercles de cercueil à figure, il en est que l'on dirait taillés pour personnes géantes; la tête surtout, sous la lourde coiffure, la tête rentrée comme par farce dans des épaules de bossu, s'indique énorme, tout à fait disproportionnée avec le corps, qui par le bas s'amincit en gaine.
Bien que notre petite lanterne cependant ne s'éteigne pas, il semble que nous y voyons de moins en moins: trop d'obscurité autour de nous, dans des chambres trop vastes,—et dans des chambres qui toutes communiquent, facilitant la promenade de ces Formes qui, le soir, se dégagent et rôdent…
Sur une table de milieu, une chose à donner le frisson brille dans une boîte en verre, une frêle chose qui faillit vivre il y a quelque deux mille ans. C'est la momie d'un embryon humain, dont on avait dans les temps orné le visage d'une belle couche d'or pour apaiser sa malice de mort-né,—car, d'après la croyance égyptienne, ces petits avortons devenaient de mauvais génies dans les familles lorsqu'on négligeait de leur rendre honneur. Au bout de son corps de rien du tout, sa tête dorée, ses gros yeux de fœtus restent inoubliables de laideur souffrante, d'expression déçue et féroce.
Dans les salles où nous pénétrons après, ce sont des cadavres pour tout de bon qui nous entourent de droite et de gauche; sur des étagères, les cercueils s'étalent en rangs superposés; on respire l'odeur fade des momies, et, par terre, lovés toujours comme de gros serpents, les tuyaux de cuir se tiennent prêts, car c'est l'endroit dangereux pour le feu.
—Nous arrivons, me dit le maître de céans; tenez, là-bas, les voilà!
En effet, je reconnais la place, étant venu maintes fois en plein jour comme tout le monde. Malgré ces demi-ténèbres, qui commencent à dix pas de nous tant est petit le cercle lumineux que notre fanal dessine, je puis distinguer déjà le double alignement des grands cercueils royaux, ouverts sans pudeur sous des cages vitrées et dont les couvercles à figure sont posés debout, en sentinelle, contre les murailles.
Nous y sommes enfin, admis à cette heure indue dans le cénacle des rois et des reines, pour une audience vraiment privée.
D'abord la dame au bébé, sur laquelle nous projetons sans nous arrêter la lueur de notre lanterne: une dame qui trépassa en mettant au monde un petit prince mort. Depuis les antiques embaumeurs, personne encore n'a revu son visage, à cette reine Makéri; dans le cercueil, ce n'est qu'une longue forme féminine, dessinée sous l'emmaillotage serré des bandelettes aux tons bis; contre ses pieds, repose le bébé fatal, recroquevillé drôlement, voilé et mystérieux comme elle, sorte de poupée mise là, dirait-on, pour lui tenir éternelle compagnie pendant que se traîneraient les siècles et les millénaires.
Ensuite se déroule, plus intimidante à aborder, la série des momies démaillotées. Ici, dans chaque cercueil sur lequel nous nous penchons, il y a une tête qui nous regarde, ou qui ferme les yeux pour ne pas nous voir, et il y a des épaules maigres, de maigres bras et des mains aux ongles trop longs qui sortent de lugubres guenilles. Chaque nouvelle momie royale que notre lanterne éclaire nous réserve une surprise et le frisson d'un effroi différent; elles se ressemblent si peu! Les unes rient en montrant des dents jaunes, les autres ont une expression de tristesse ou de souffrance infinie. Tantôt les visages sont minces, très fins, restés jolis malgré le pincement des narines. Tantôt ils sont démesurément élargis de bouffissure putride, avec le bout du nez mangé: les embaumeurs, comme on sait, n'étaient pas sûrs de leurs moyens; les momies ne réussissaient pas toujours; chez quelques-unes il se produisait des tuméfactions, des pourritures, même des éclosions soudaines de larves, de «compagnons sans oreilles et sans yeux», qui finissaient bien par mourir avec le temps, mais après avoir perforé toutes les chairs.
A peu près par dynastie et par ordre chronologique, les orgueilleux Pharaons sont là piteusement rangés, le père, le fils, le petit-fils, l'arrière-petit-fils. Et de vulgaires étiquettes de papier disent seules leurs noms écrasants: Sethos Ier, Ramsès II, Sethos II, Ramsès III, Ramsès IV, etc. Il n'en manque bientôt plus à l'appel, tant on a fouillé au cœur des rochers et du sol pour les avoir tous, et ces vitrines de musée seront sans doute leur résidence dernière. Dans l'antiquité, ils ont cependant pérégriné souvent depuis leur mort, car aux époques troublées de l'histoire d'Égypte, c'était une des lourdes préoccupations du souverain régnant: cacher, cacher ces momies d'ancêtres, dont la terre s'emplissait de plus en plus et que les violateurs de sépultures étaient si habiles à dépister; alors on les promenait clandestinement d'un trou à un autre, les enlevant chacun de son fastueux souterrain personnel, pour à la fin les murer de compagnie dans quelque humble caveau plus discret. Mais c'est ici qu'elles vont achever bientôt leur retour à la poussière, différé comme par miracle pendant tant de siècles; aujourd'hui, dépouillées de leurs bandelettes, elles ne dureront plus, et il faudrait se hâter de graver ces physionomies de trois ou quatre mille ans qui vont s'évanouir.
Dans ce cercueil—l'avant-dernier de la rangée de gauche,—c'est le grand Sésostris en personne qui nous attend. Nous connaissons d'ailleurs de longue date son visage de nonagénaire, son nez en bec de faucon, les brèches entre ses dents de vieillard, son cou décharné d'oiseau et sa main qui se lève en geste de menace. Voici vingt ans qu'il a revu la lumière, ce maître du monde. Il était enroulé, des milliers de fois, dans un merveilleux linceul en fibres d'aloès, plus fin qu'une mousseline des Indes, qui avait dû coûter des années de travail et mesurait quatre cents mètres de long; le démaillotage, en présence du khédive Tewfik et des grands personnages de l'Égypte, dura deux heures, et après le dernier tour, quand la figure illustre apparut, l'émotion fut telle parmi les assistants qu'ils se bousculèrent comme un troupeau, et le pharaon fut renversé. Il a du reste beaucoup fait parler de lui, le grand Sésostris, depuis son installation au musée. Un jour, tout à coup, d'un geste brusque, au milieu des gardiens, qui fuyaient en hurlant de peur, il a levé cette main[2], qui est encore en l'air et qu'il n'a plus voulu baisser. Ensuite est survenue, dans ses vieux cheveux d'un blanc jaunâtre et le long de tous ses membres l'éclosion d'une faune cadavérique très fourmillante qui a nécessité un bain complet, au mercure.—Lui aussi a son étiquette, en papier écolier, collée sur le bord de sa boîte, et on y lit, tracé d'une écriture négligée, ce nom formidable qui fit trembler tous les peuples de la terre: «Ramsès II (Sésostris)»!… Il n'y a pas à dire, il a beaucoup décliné et noirci depuis seulement une quinzaine d'années que je le connais. C'est un fantôme qui s'en va; malgré les soins dont on l'entoure, c'est un pauvre fantôme tout près de se désagréger, de s'anéantir. Nous promenons devant son nez crochu notre lanterne, pour mieux déchiffrer, par le jeu de l'ombre, son expression encore autoritaire… Ainsi les destinées du monde se réglaient jadis, sans appel, au fond de ce crâne, qui semble plutôt étroit sous la peau sèche et les horribles cheveux blanchâtres! Et tout ce qui a dû tenir de volonté là dedans, et de passion, et de colossal orgueil! Sans compter ce souci, que nous ne concevons plus, mais qui primait tout à son époque: celui d'assurer la magnificence et l'inviolabilité de la sépulture… Ainsi cet épouvantail édenté et sénile, qui s'exhibe là dans ses chiffons immondes, avec toujours sa main levée pour une impuissante menace, a été autrefois l'étincelant Sésostris, qui connut l'excès presque surhumain des triomphes et des splendeurs; le maître des rois, et aussi, par sa force et sa beauté, le demi-dieu, dont maints colosses de granit ou de marbre, à Memphis, à Thèbes, à Louxor, reproduisent et essayent d'éterniser les jarrets musculeux, la poitrine d'athlète…
[2] On explique ce mouvement par un rayon de soleil qui, tombant sur son bras déshabillé, aurait fait dilater et jouer les os du coude.
Dans le cercueil tout proche est couché son père, Sethos Ier, qui régna moins longtemps et mourut beaucoup plus jeune que lui.—Or cette jeunesse se voit encore si bien sur les traits de la momie, empreints d'ailleurs de beauté persistante. Vraiment ce roi Sethos, on dirait la statue du Calme et de la Rêverie sereine; aucun effroi ne se dégage de ce mort aux longs yeux fermés, aux lèvres délicates, au menton noble et au profil pur; il est apaisant et agréable à regarder dormir, les mains croisées sur la poitrine. Et on ne s'explique pas d'ailleurs, en le voyant jeune, qu'il puisse avoir pour fils son voisin, le vieillard presque centenaire.
En passant, nous avons dévisagé quantité d'autres momies royales, tranquilles ou grimaçantes. Mais, pour finir, il en est une (troisième cercueil, là, dans la rangée d'en face), une certaine reine Nsitanébashrou, que j'aborde avec crainte, bien que, pour elle seule peut-être, j'aie souhaité faire cette ronde macabre. Même en plein jour, elle arrive au maximum d'horreur que puisse jeter une figure de spectre; qu'est-ce que cela va être la nuit sous le vacillement de notre petite lanterne?…
La voilà donc, la vampiresse échevelée, bien à son poste, étendue, mais toujours comme prête à bondir, et du premier coup je croise le regard en coulisse de ses prunelles d'émail, qui brillent sous les paupières entr'ouvertes, aux cils à peine mangés. Oh! la terrifiante personne!… Non qu'elle soit laide; au contraire, on voit qu'elle était plutôt jolie et qu'elle fut momifiée jeune. Ce qu'elle a de particulier surtout, c'est son air déçu et furieux d'être morte… Les embaumeurs l'avaient du reste très pieusement fardée; mais le rose, sous l'action des sels de la peau, s'est décomposé par places pour donner des macules vertes. Ses épaules nues, le haut de ses bras hors des guenilles qui furent son linceul magnifique, simulent encore des rondeurs grasses, mais se sont tachés aussi de zébrures verdâtres ou noires comme on en voit sur les serpents. Certes aucun cadavre, ni ici ni ailleurs, n'a jamais gardé cette expression de vie intense, et d'ironique, d'implacable férocité; sa bouche est tordue par un petit rire de défi, ses narines se pincent comme feraient celles d'une goule pour flairer du sang, et ses yeux disent à qui s'approche: «Je suis couchée dans ma boîte, oui; mais tu verras tout à l'heure comme je saurai en sortir!»—Cela déroute de songer que la menace de ce regard terrible et ce semblant de fureur mal contenue duraient déjà depuis des siècles quand débuta notre ère, et duraient pour rien, dans les ténèbres secrètes d'un cercueil fermé, au fond d'un caveau sans porte.
* *
Maintenant que nous allons nous retirer, qu'est-ce qu'il se passera ici, avec la complicité du silence, aux heures plus profondes de la nuit? Est-ce qu'ils vont rester inertes et rigides, une fois livrés à eux-mêmes, tous ces embaumés qui faisaient mine d'être sages parce que nous étions là? Quels échanges de vieux fluide humain vont se continuer, comme sans doute chaque soir, d'un cercueil à un autre? Jadis, ces rois, ces reines, dans leur obsédante inquiétude sur l'avenir de leur momie, avaient pu imaginer des violations, des pillages, des émiettements parmi le sable du désert, mais jamais cela: être réunis un jour, et presque tous à visage dévoilé, si près les uns des autres, en rang sous des glaces. Eux qui gouvernèrent l'Égypte à des siècles d'intervalle et ne s'étaient jamais connus que par l'histoire, par les papyrus inscrits d'hiéroglyphes, ainsi mis en présence, tant de choses ils ont à se dire, tant de questions ardentes à se poser, sur des amours, sur des crimes! Dès que nous serons presque loin, seulement dès que notre lanterne, au bout des longues galeries, ne paraîtra plus que comme un feu follet qui s'échappe, est-ce que les «Formes», dont les gardiens s'épouvantent, ne vont pas commencer leur grouillement, et les voix creuses des momies chuchoter des mots, avec effort?…
Mon Dieu, qu'il fait noir ici! Notre lanterne pourtant ne s'éteint pas, non… Mais on dirait qu'il fait noir de plus en plus… Et, la nuit, tout fermé, comme on sent l'odeur des huiles, dont sont imbibés les linceuls, et, plus intolérablement, la demi-puanteur fade et sournoise de tous ces morts!…
En m'en allant à travers cette obscurité des salles trop longues, un vague instinct de conservation fait que je me retourne tout de même un peu, pour regarder derrière moi. Il me semble que la dame au bébé lève déjà lentement, avec mille précautions et ruses, sa tête encore tout enveloppée… Tandis qu'au contraire, plus là-bas, les cheveux épars, je la devine bien se dressant d'une saccade impatiente sur son séant, la goule aux yeux d'émail, la dame Nsitanébashrou…