La mort de Philæ
VIII
CHRÉTIENS ARCHAÏQUES
A peine éclairé aux flammes de quelques pauvres cierges minces qui tremblotent contre les murailles dans des niches de pierre, un grouillement compact de formes humaines voilées de noir, en un lieu écrasé, étouffant—quelque souterrain sans doute—qu'emplit l'odeur de l'encens d'Arabie. Et un vacarme de presque méchante allure qui inquiète: plaintes de nouveau-nés, cris de détresse de tout petits enfants dont les voix sont couvertes comme à dessein par un cliquetis de cymbales…
Qu'est-ce que c'est que ça? Pourquoi les avoir descendus dans ce trou sombre, ces petits qui hurlent au milieu de la fumée, tenus par ces fantômes en deuil? En entrant, si l'on n'était prévenu, ne dirait-on pas un repaire de mauvaise sorcellerie, un souterrain pour messe noire?
Non. C'est la crypte de la basilique de Saint-Sergius pendant la messe copte d'un matin de Pâques!—En effet, après la surprise d'arrivée, si l'on regarde ces fantômes, ce sont pour la plupart de jeunes mères au fin et doux visage de madone, qui tiennent tendrement dans leurs voiles les bébés pleureurs et s'efforcent de les consoler. Quant au sorcier qui joue des cymbales, c'est un bon vieux prêtre, ou sacristain, qui sourit paternellement; s'il fait tout ce tapage, sur un rythme d'ailleurs très gai, c'est pour bien marquer la joie pascale, fêter la résurrection du Christ,—un peu aussi pour distraire ces petits, car il y en a qui se désolent vraiment trop. Ils ont peur, ces innocents, de l'obscurité, des parfums qui fument; mais les mamans ne prolongent pas l'épreuve: le temps seulement d'une apparition dans ce lieu vénérable, qui leur portera bonheur, pendant que la messe se dit à l'église au-dessus, et on les emmène,—et on en apporte d'autres, par l'étroit escalier obscur où l'on se cogne la tête aux pierres de voûte; la crypte ne désemplit pas.
Mais que de monde, que de voiles noirs dans ce réduit où l'air est irrespirable, et où vous assourdit cette barbare musique mêlée de ces vagissements et de ces cris! Et quels aspects de vétusté extrême ont ici les choses! Les murs frustes, la voûte si basse que l'on pourrait la toucher, les quelques piliers de granit qui soutiennent les arceaux informes, tout cela est crassé par la fumée des cires, et patiné, rongé par le frottement des mains humaines.
Au fond de la crypte il y a le recoin très sacré, devant lequel on se presse: une niche grossière, un peu plus grande que celles creusées dans le mur pour recevoir les cierges, une niche qui recouvre l'antique dalle où, d'après la tradition, la vierge Marie se serait assise avec l'enfant Jésus, lors de la fuite en Égypte. Oh! elle est bien usée aujourd'hui, cette sainte dalle, bien luisante, pour avoir subi tant de pieux attouchements, et la croix byzantine qui y fut gravée jadis achève de s'effacer.
Si la Vierge ne s'est point assise là, l'humble crypte de Saint-Sergius n'en demeure pas moins l'un des sanctuaires chrétiens les plus vieux du monde. Et ces Coptes, qui s'y assemblent encore avec vénération, ont précédé de beaucoup d'années la plupart de nos races occidentales dans la religion évangélique.
Bien que l'histoire de l'Égypte s'enveloppe tout à coup d'une sorte de nuit au moment de l'apparition du christianisme, on sait que l'essor de la foi nouvelle y fut rapide et impétueux, comme la germination des plantes sous la crue du Nil. Les vieux cultes pharaoniques, amalgamés en ce temps-là avec ceux de la Grèce, s'obscurcissaient tellement sous l'amas des rites et des formules qu'ils n'avaient plus de sens. Et pourtant, ici comme dans la Rome impériale, couvaient les ferments d'un mysticisme passionné. D'ailleurs ce peuple égyptien était plus qu'aucun autre hanté par la terreur de la mort, ainsi que le prouve sa folie des embaumements; il devait donc avec avidité recevoir la Parole de fraternel amour et d'immédiate résurrection.
En tout cas, le christianisme s'implanta si fortement dans cette Égypte que les siècles de persécution n'arrivèrent pas à le détruire; lorsqu'on remonte le vieux fleuve, on voit plusieurs de ces petits groupements humains, aux maisons de boue séchée, où le dôme blanchi de la modeste maison de prière est surmonté d'une croix et non d'un croissant: villages de ces Coptes, de ces Égyptiens qui de père en fils ont gardé la foi chrétienne depuis les temps nébuleux des premiers martyrs.
* *
La naïve église de Saint-Sergius est une relique très cachée, presque enfouie au milieu d'un dédale de ruines; sans un guide, rien n'est plus difficile que de s'orienter pour la découvrir. Le quartier qui la contient s'enferme dans les murs de ce qui fut jadis une citadelle romaine, et cette citadelle à son tour s'enveloppe des tranquilles désuétudes du «Vieux-Caire»,—qui est au Caire des mameluks et des khédives un peu ce que Versailles est à Paris.
Ce matin de Pâques, partis en voiture du Caire actuel pour nous rendre à cette messe, nous avons à traverser d'abord une banlieue en voie de transformation, où du sol antique vont bientôt sortir quantité de ces modernes horreurs en fonte et torchis, usines ou grands hôtels, qui pullulent dans ce pauvre pays avec une stupéfiante vitesse. Puis viennent un ou deux kilomètres de terrains vagues, mêlés à des sables et déjà presque un peu désertiques. Puis enfin les murs du Vieux-Caire, après lesquels commence la paix des maisonnettes à l'abandon, des jardinets et des vergers parmi des ruines. Le vent et la poussière font rage contre nous pendant toute la route, le presque éternel vent et l'éternelle poussière d'ici, par lesquels, depuis le commencement des âges, tant d'yeux humains ont été brûlés sans recours; ils nous maintiennent dans d'aveuglants tourbillons où foisonnent des mouches. La «saison» du reste est déjà finie, les étrangers envahisseurs ont fui jusqu'au prochain automne, et l'Égypte se retrouve plus égyptienne, sous un ciel plus ardent. Ce soleil d'un dimanche de Pâques chauffe comme notre soleil de juillet, et on dirait que la terre va mourir de sécheresse. Mais c'est toujours ainsi, le printemps de ce pays sans pluie; les arbres, qui avaient gardé leurs feuilles pendant l'hiver, se dépouillent en avril comme chez nous en novembre; plus d'ombre nulle part et tout souffre, tout jaunit sur les sables jaunes.—Il n'y a pas à s'inquiéter cependant, car l'inondation va venir, immanquable depuis que notre période géologique a commencé d'être; encore quelques semaines et le prodigieux fleuve, comme au temps du dieu Amon, va épandre le long de ses rives une vie hâtive et fougueuse.—En attendant, les orangers, les jasmins, les chèvrefeuilles, ceux que les hommes prennent soin d'arroser d'eau du Nil, ont follement fleuri; lorsque nous passons devant les jardins du Vieux-Caire, qui alternent avec les maisons croulantes, ce continuel nuage de poussière blanche où nous étouffons s'emplit tout à coup de leur suave odeur; malgré cette sécheresse, malgré cet effeuillement des arbres, les parfums d'un renouveau brusque et enfiévré sont déjà dans l'air.
Arrivés aux murailles de ce qui fut la citadelle romaine, il faut descendre de voiture, franchir une porte basse et pénétrer à pied dans le labyrinthe d'un quartier copte qui se meurt de poussière et de vétusté. Maisons délaissées, servant de refuge à des miséreux; moucharabiehs qui tombent de vermoulure; ruelles en souricière, qui parfois nous font passer sous quelque arceau du moyen âge, ou bien qui se referment au-dessus de nos têtes par la fantaisie des vieilles masures penchées… Et c'est cela, le chemin qui conduit à une basilique fameuse? Nous croirions nous être égarés, n'étaient ces groupes de Coptes en tenue du dimanche qui se rendent comme nous à la messe pascale à travers les ruines.
Et qu'il y en a de jolies, de ces femmes drapées en fantômes dans des soies noires! Leur long voile ne les cache point comme celui des musulmanes; il est seulement posé sur leurs cheveux et découvre leur fin visage, leur collier d'or, leurs bras un peu nus qui portent au poignet de grosses torsades en or vierge. Pures Égyptiennes, elles ont gardé ce même profil délicat et ces mêmes yeux si allongés qu'avaient les déesses de jadis inscrites en bas-relief sur les murs pharaoniques. Mais déjà quelques-unes, hélas! parmi les jeunes, ont renié le traditionnel costume pour s'habiller à la franque, porter robe et chapeau.—Et quelles robes! quels chapeaux, quelles fleurs, dont ne voudraient plus les paysannes de nos derniers villages!—Hélas! hélas! ces pauvres petites, qui pourraient être adorables, comment les avertir que les beaux plis des voiles noirs leur laisseraient une exquise distinction de race, tandis qu'elles font pitié sous leurs oripeaux qui rappellent la mi-carême?…
Dans l'un quelconque de ces vieux murs qui depuis un instant nous enserrent, voici la percée d'une porte basse et comme craintive: cela, l'entrée de la basilique? Non, c'est invraisemblable!… Pourtant quelques-unes de ces jolies créatures, aux voiles noirs et aux bracelets d'or, qui nous précédaient viennent de s'y engouffrer, et déjà le parfum des encensoirs flotte pour nous avertir. Une sorte de corridor, étonnant de pauvreté et de vieillesse, se contourne avec des airs de méfiance, puis nous mène à une cour étroite, qui a bien mille ans, et où des loqueteux, assis sur des banquettes à l'orientale, réclament nos aumônes. L'odeur de l'encens d'Arabie s'accentue, et une dernière porte, au fond de ce réduit, cachée en pleine ombre, nous donne accès enfin dans la vénérable église.
L'église! Elle tient de la basilique byzantine, de la mosquée et du gourbi de désert. En entrant on a l'impression d'être initié d'une façon soudaine à l'enfance naïve du christianisme, de le surprendre, si l'on peut dire, dans son berceau—qui fut en réalité tout oriental. La triple nef est pleine de petits enfants (c'est aussi là ce qui frappe dès l'abord), de tout petits enfants qui pleurent ou qui rient et s'amusent, et beaucoup de mères allaitent leurs nouveau-nés—pendant l'invisible messe, qui doit se célébrer là-bas, derrière l'iconostase. Par terre, des nattes, où des familles sont assises en cercle et semblent chez elles. Sur les murailles frustes et déjetées, une épaisseur de chaux blanche attestant des années sans nombre. Et au-dessus de tout cela un étrange vieux plafond en bois de cèdre, avec de grosses poutres barbares.
Dans cette nef que soutiennent des colonnes de marbre enlevées jadis à des temples païens, il y a, comme dans toutes les antiques églises coptes, de hautes boiseries transversales, minutieusement travaillées à la façon arabe, la divisant en trois sections: la première, par où l'on arrive, est celle où doivent s'asseoir les femmes; la seconde est pour le baptistère; la troisième, plus au fond et confinant à l'iconostase, appartient aux hommes.
Elles portent presque toutes les longs voiles de soie noire d'autrefois, ces femmes qui encombrent ce matin, si familièrement et avec tant de petits nourrissons, la zone à elles réservée; dans leurs groupes harmonieux et sans cesse mouvementés, les robes à la franque, les pauvres chapeaux de mardi gras sont encore l'exception; l'ensemble conserve, à peu près intactes, sa grâce d'archaïsme et sa candeur.
Plus loin, on s'agite aussi beaucoup, dans le compartiment des hommes, limité au fond par l'iconostase (un mur millénaire que décorent des marqueteries en cèdre et en ivoire d'un précieux travail ancien, et où sont accrochées d'étranges vieilles icones noircies par les ans). C'est derrière ce mur, percé de portes, que se dit la messe. On entend vaguement chanter, dans l'ultime sanctuaire qui est là, fermé au peuple; de temps à autre, un prêtre fait mine d'en sortir, en soulevant une portière de soie fanée, et sur le seuil esquisse un geste bénisseur; il a une robe d'or, une couronne d'or, mais d'humbles fidèles lui parlent librement et touchent même ses beaux atours de roi mage; il sourit, et puis, laissant retomber la draperie qui masque l'entrée du tabernacle, il redisparaît dans son innocent mystère.
Combien ici les moindres choses disent la décrépitude! Les dalles sont dénivelées par le tassement du sol, usées par les pas de quelques milliers de générations mortes. Tout est de travers, penché, poussiéreux et finissant. Le jour tombe d'en haut par d'étroites fenêtres grillagées. On manque d'air, on étouffe un peu; mais, bien que le soleil ne pénètre point, je ne sais quelle réverbération indécise de la chaux sur les murs vient vous rappeler qu'au dehors il y a un printemps oriental qui resplendit et brûle.
Dans cette église, aïeule des églises, au milieu du nuage de fumée odorante, ce que l'on entend, plus encore que le chant de la messe, c'est le va-et-vient, la pieuse agitation des fidèles; et plus encore, c'est l'étonnant tapage qui se fait en dessous et qui monte par le trou de la sainte crypte: l'alerte batterie de cymbales, et tous ces vagissements, comme des plaintes de jeunes chats…
Mais loin de moi les pensées d'ironie, oh! non. Si, dans notre Occident, certains offices me semblent antichrétiens—comme, par exemple, en la trop fastueuse cathédrale de Cologne, une de ces messes à grand spectacle où des hallebardiers maintiennent la foule avec morgue,—ici, par contre, elle est tellement touchante et respectable, la bonhomie de ce culte primitif! Ces Coptes, qui s'installent dans leur église comme chez eux, qui en font leur maison et l'encombrent de leurs bébés pleureurs, ont, à leur manière, bien entendu la parole de Celui qui a dit: «Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point, car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent.»