Le ménagier de Paris (v. 1 & 2)
Ne vouldrent faire à Romme roy.
Ainsi avez-vous deux exemples, l’un de garder honnestement son vefvaige, ou sa virginité ou pucellaige; l’autre de garder son mariaige ou chasteté. Et sachiez que richesse, beaulté de corps et de viaire, lignaige et toutes les autres vertus sont péries et anichillées en femme qui a tache ou souspeçon contre l’une d’icelles vertus. Certes en ce cas tout est péri et effacié, tout est cheu sans jamais relever, puis que une seule fois femme est souspeçonnée ou renommée au contraire; et encores, supposé que la renommée soit à tort, si ne peut jamais[183] icelle renommée estre effaciée. Or véez en quel péril perpétuel une femme met son honneur et l’honneur du lignaige de son mary et de ses enfans quant elle n’eschieve[184] le parler de tel blasme, ce qui est légier à faire. Et est à noter sur ce, si comme j’ay oy dire, que puis que les Roynes de France sont mariées, elles ne lisent jamais seules lettres closes, se elles ne sont escriptes de la propre main de leur mary, si comme l’en dit, et celles lisent-elles toutes seules, et aux autres elles appellent compaignie et les font lire par autres devant elles, et dient souvent qu’elles ne sçevent mie bien lire autre lettre ou escripture que de leur mary; et leur vient de bonne doctrine et de très{v. 1, p.76} grant bien, pour oster seulement les paroles et le souspeçon, car du fait n’est-il point de doubte[185]. Et puisque si haultes dames et si honnourées le font, les petites qui ont aussi grant besoing de l’amour de leurs maris et de bonne renommée le doivent bien faire.
Si vous conseille que les lettres amoureuses et secrètes de vostre mary, vous recevez en grant joye et révérence, et secrètement toute seule les lisez tout à part-vous, et toute seule lui rescripvez de vostre main se vous savez, ou par la main d’autre bien secrète personne; et lui rescripvez bonnes paroles amoureuses et vos joyes et esbatemens, et nulles autres lettres ne recevez, ne ne lisez, ne ne rescripvez à autre personne, fors par estrange main et devant chascun, et en publique les faictes lire.
Item dit-l’en aussi que les Roynes depuis qu’elles sont mariées, jamais elles ne baiseront homme, ne père, ne frère, ne parent, fors que le Roy, tant comme il vivra; pour quoi elles s’en abstiennent, ne se c’est vray, je ne sçay. Ces choses, chère seur, souffisent assez à vous bailler pour cest article; et vous sont baillées plus pour raconte que pour doctrine. Il ne vous convient jà endoctriner sur ce cas, car Dieu mercy de ce péril et souspeçon estes-vous bien gardée et serez.
LE QUINT ARTICLE.
Le quint article de la première distinction dit que vous devez estre très amoureuse et très privée de vostre mary par dessus toutes autres créatures vivans, moiennement{v. 1, p.77} amoureuse et privée de vos bons et prochains parens charnels et parens de vostre mary, très estrangement privée de tous autres hommes, et du tout en tout estrange des oultrecuidés et oyseux jeunes hommes et qui sont de trop grant despence selon leur revenue, et qui, sans terre ou grans lignaiges, deviennent danceurs; et aussi des gens de court, de trop grans seigneurs, et en oultre de ceulx et celles qui sont renommés et renommées d’estre de vie jolie, amoureuse ou dissolue.
A ce que j’ay dit très amoureuse de vostre mary, il est bien voir que tout homme doit amer et chérir sa femme et que toute femme doit amer et servir son homme, car il est son commencement et je le preuve. Car il est trouvé ou deuxiesme chappitre du premier livre de la Bible que l’en appelle Genesy, que quant Dieu eust créé ciel et terre, mer et air, et toutes les choses et créatures à leur aournement et perfection, il admena à Adam toutes les créatures qui eurent vie et il nomma chascune ainsi qu’il luy pleut et qu’elles sont encores appellées. Mais il n’y ot créature semblable à Adam, ne convenable pour lui faire aide et compaignie. Et pour ce dist Dieu adonc: Non est bonum hominem esse solum; faciamus ei adjutorium simile ei. Bonne chose, dist Dieu, n’est pas que l’omme soit seul; faisons-lui aide qui lui soit semblable. Donc meist Dieu sommeil en Adam, et adonc osta une des costes de Adam et rempli le lieu où il la prist de chair, si comme dit Moyses ou second chappitre de Genesy. Cellui qui fait Histoire sur Bible[186] dit que Dieu prist de{v. 1, p.78} la char aussi avecques la coste, aussi dit Josephus[187], et nostre Seigneur édifia la coste qu’il en avoit ostée en une femme; voire, ce dist l’Historieur, il lui édifia char de la char qu’il prist avecques la coste, et os de la coste, et quant il lui ot donné vie, il l’admena à Adam pour ce qu’il luy meist nom. Et quant Adam la regarda, il dit ainsi: Hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea: hec vocabitur virago quoniam de viro sumpta est. Ceste chose, dist-il, est os de mes os et char de ma char, elle sera appellée virago, c’est à dire faicte d’omme. Elle ot nom ainsi premièrement, et après ce qu’ils orent péchié, elle ot nom Eva qui vault autant que vita. Car toutes les créatures humaines qui puis ont eu vie et auront, sont venues d’elle. Encores adjousta Adam et dist ainsi: Propter hoc relinquet homo, etc. Pour ceste chose laissera homme son père et sa mère et se aherdera[188] à sa moullier, et seront deux en une chair; c’est à dire que du sang des deux, voire de l’omme et de la femme, sera faicte une char ès enfans qui d’eulx naistront. Là fist donc Dieu et establi premièrement mariaige, si comme dit l’Historieur, car il dist au conjoindre: Crescite et multiplicamini, etc. Croissez, dist-il, et multipliez et remplez la terre.
Je di adonc, par les raisons dictes et prises en Bible, que femme doit moult amer son mary, quant de la coste de l’omme elle fut faicte.
Item on lit en l’onziesme chappitre de Genesy que un patriarche appellé Abraham prist à moullier en la cité ou ville de Caldée une moult bonne et sainte dame appellée Sarre laquelle fut depuis princesse souveraine{v. 1, p.79} et première des bonnes et vaillans dames desquelles Moyses fait mention en ses cinq livres qui sont les premiers de la Bible. On lit illec que Sarre vesqui moult saintement et fut très loyalle et de bonne foy à son mary Abraham, et obéissant à ses commandemens. Et lit-on illecques que quant Abraham fut parti de Damas pour la grant famine qui estoit en icelle terre et il deust entrer en Egipte, il dist à Sarre sa moullier: Je sçay, dist-il, que les hommes de ceste terre sont chaulx et luxurieux, et tu es moult belle femme; pour quoy je doubte moult, se ils scevent que tu soies ma moullier, que ils ne me occisent pour toy avoir; et pour ce, je te prie que tu vueilles dire que tu es ma seur et non pas ma moullier, et je le diray aussi, par quoy je y puisse vivre paisiblement, entre eulx et mes gens et ma mesgniée[189]. A ce conseil et commandement obéi Sarre, non pas voulentiers, mais pour sauver la vie à son seigneur et à sa gent, et quant les hommes et le prince d’icelle contrée virent Sarre tant belle, ils la prindrent et la menèrent au roy Pharaon qui en ot moult grant joye et la retint, mais oncques, ne lors ne depuis, en quelconque heure, le roy Pharaon ne peust venir vers elle qu’il ne la trouvast toujours plourant du regret qu’elle avoit à son mary, et pour ce, quant le roy Pharaon la véoit en icelluy estat, la voulenté et le désir qu’il avoit d’elle se tresalloit et changeoit, et ainsi la laissoit. Et pour ce, peut-l’en dire que pour sa bonté et la loiaulté que Dieu savoit en elle, laquelle estoit triste et courrouciée de ce que on l’avoit ostée à son mary, il la garda et défendi par telle manière que Pharaon ne pot habiter à{v. 1, p.80} elle et fut moult tourmenté, et tous ceulx de sa mesgniée, pour Sarre qu’ils avoient ostée à Abraham. L’Historieur dit sur ce chappitre que tant que Pharaon tint Sarre, il n’ot povoir de habiter à femme, ne tous ses hommes aussi ne povoient engendrer; et pour ce, les prestres de sa loy sacrifièrent à leurs dieux et il leur fut respondu que c’estoit pour Sarre la moullier à Abraham que le roy Pharaon lui avoit tolue. Et quant le Roy le sceut, il manda Abraham qui vivoit bien paisiblement en sa terre et lui dist: Pourquoi m’as-tu deceu et fait grant mal? Tu disoies que Sarre estoit ta seur, et c’est ta femme! Prens-la et l’emmaine hors de ma terre. Lors commanda-il à ses hommes qu’ils le menassent hors de la terre d’Egipte paisiblement et sans perdre nulle de ses choses.
On lit ou sixiesme chappitre de Genesy que quant Abraham fut party d’Egipte, il ala demourer en la terre de Canaen de coste[190] Bétel. Donc regarda Sarre qu’elle estoit brehaigne[191] et ne povoit avoir enfant, dont elle estoit moult dolente; lors s’advisa qu’elle bailleroit Agar sa chamberière qu’elle avoit admenée d’Egipte, à Abraham son mary, pour savoir s’elle en pourroit avoir enfant, car elle doubtoit moult qu’il ne morust sans hoir, et ce dist-elle à Abraham qui se consenti à faire sa voulenté. Et elle lui bailla Agar sa meschine laquelle conceut tantost un fils dont Sarre ot moult grant joye. Mais quant Agar la meschine vit et sceut qu’elle avoit conceu de Abraham, elle despita sa dame et se portoit grossement contre elle. Et quant elle vit ce, Sarre dist à Abraham: Tu fais mauvaisement encontre moy, je te{v. 1, p.81} baillay ma meschine pour ce que je ne puis avoir enfans de toy, et je désiroie que je peusse avoir fils d’elle et de toy lesquels je peusse nourrir et garder, à la fin que tu ne morusses pas sans laisser lignée de toy: pour ce que ma meschine Agar voit qu’elle a conceu de toy, elle m’a en despit et ne me prise rien; Dieu vueille jugier entre moy et toy, car tu as tort qui sueuffres qu’elle me despite.
Or véons la grant bonté et la grant loyaulté de ceste bonne dame et sainte femme Sarre. Elle amoit si très loyaulment Abraham son mary, et bien savoit qu’il estoit si saint homme et vaillant patriarche, que il lui sembloit que ce feust doleur et grant dommaige s’il mouroit sans hoir et avoir fils de son sang, et si véoit bien qu’elle estoit brehaigne et ne povoit concevoir, et pour le grant désir qu’elle avoit d’avoir fils de son mary lesquels elle peust nourrir et garder, elle bailla sa meschine et la fist couchier en son propre lit, et s’en voult déporter. Quantes dames ou femmes trouveroit-on qui ainsi feissent? Je croy qu’on en trouveroit peu, et pour ce est Sarre tenue à la plus loyale à son mary qui fust dès Adam le premier homme jusques à la loy qui fut donnée à Moyse. Mais Agar sa meschine à tort l’eut en despit quant elle sceut qu’elle eust conceu de Abraham, mais on dit communément que qui essauce[192] son serf il en fait son ennemy. Mais Abraham le bon patriarche vit bien et sceut que Agar la meschine avoit tort, et pour ce il dist à Sarre: Vécy Agar ta meschine, je la mets en ta main, si en fais ta voulenté.
Lors la commença Sarre à approuchier, et la tint{v. 1, p.82} vile jusques à tant qu’elle mesmes, par le commandement de l’ange, se humilia et à sa dame cria mercy; et Sarre la garda tant qu’elle ot enfanté son fils qui ot nom Ysmaël, dont Sarre ot grant joye et le garda et fist garder moult bien. Après ce, nostre Seigneur visita Sarre et s’apparut aussi à Abraham ou val de Mambré, devant son tabernacle, et lui dist qu’il auroit un fils de Sarre sa franche moullier, et auroit nom Ysaac, et ce fils vivroit et sa lignée il multiplieroit ainsi comme les estoiles du ciel et la gravelle de la mer ou la pouldre de la terre. Encores dist-il à Abraham: en ta lignée ou semence toutes gens seront beneurés. Et quant Sarre qui estoit derrière l’uis du tabernacle oy quelle concevroit, si commença à rire et dist à soy mesmes: je suis vieille et ancienne, et Abraham aussi; comment pourray-je avoir enfant? Et merveilles ne fut pas de ce quelle rit et dit ainsi, qu’elle avoit jà plus de quatre-vingts ans, et Abraham en avoit plus de cent. Et Dieu qui la vit bien rire dist à Abraham: Pourquoy a ris Sarre ta moullier? Et Sarre qui ot paour respondi qu’elle n’avoit pas ris, et Dieu lui dist: Je te vis bien rire derrière ton huis; ne sont pas toutes choses légières à Dieu quant il les veult faire? Après ce, Sarre conceut quant il pleust à Dieu et enfanta un fils lequel Abraham appella Ysaac, et le circonci au jour vingtième qu’il fut né. Lors dist Sarre par moult grant joie: Dieu m’a fait rire, et tous ceulx et celles qui orront dire que j’ay enfanté riront aussi avec moy. Qui creroit, dist-elle, Abraham se il disoit que Sarre alaitast un enfant qu’elle luy aroit enfanté en sa vieillesse? Et pour certain toutes gens qui oient de ce parler pevent bien croire et penser que Dieu ama moult Abraham et{v. 1, p.83} Sarre aussi quant il leur fist si belle grâce. Mais Abraham estoit si saint et si bon patriarche que Dieu parla à lui par moult de fois et lui promist que il mesmes se donroit à sa lignée[193], et aussi ama-il moult Sarre pour sa grant loyauté et sa grant bonté.
Moult bien nourri Sarre son fils Ysaac, et quant il fut si grant qu’elle le sevra et qu’il deust mengier à la table son père Abraham, elle appella ses amis et fist grant mengier et grant feste pour son fils. Et quant Sarre vit Ysmaël le fils Agar l’Egipcienne jouer à Ysaac son fils, elle dist à Abraham: Chasse hors la meschine et son fils; le fils de la meschine ne sera pas hoir avecques mon fils Ysaac. Il est dit en Genesy ou XXIe chappitre: Ceste parole fut moult dure à Abraham, mais Dieu lui dist ainsi: Ne te semble pas aspre chose de bouter hors la meschine et son fils; oy la parolle de Sarre et fay tout ce qu’elle te dira, car en Ysaac ta semence sera appellée. (C’est à dire que de Ysaac devoit venir la lignée que Dieu avoit promise à Abraham.) Et pour ce, dit Dieu, que le fils de la meschine est de ta semence, je le feray croistre en moult grant gent. Donc se leva Abraham au matin et bailla à Agar la meschine du pain et un bouchel[194] d’eaue et luy mist sur ses espaules, puis lui fist prendre Ysmaël son fils; si lui commanda qu’elle s’en alast quelle part qu’il luy pleust, et si fist-elle.
Or pourroient, par adventure, penser aucunes personnes que Sarre eust par mal et par envie enchassé Agar sa meschine et Ysmaël son fils: mais qui veult bien considérer la cause, elle n’ot pas tort; Histoire{v. 1, p.84} sur Bible dist ainsi: Sarre vit bien que Ysmaël en son jeu faisoit félonnie à Ysaac son fils; et aussi que, de par esperit de prophécie, elle sceut et apperceut que Ysmaël avoit ymagetes faictes de terre auxquelles il aouroit comme Dieu et vouloit contraindre Ysaac à ce que les aourast aussi. Encores considéroit-elle et savoit assez que se Ysmaël demouroit tant avecques eulx que Abraham morust, il vouldroit déshériter Ysaac et avoir sa seignourie par sa force, et pour ce elle fist moult bien de enchasser la mère et son fils. Et jasoit-ce que j’aye mise l’istoire tout au long et ne l’aye voulu desmembrer ne descoupler pour ce que la matière est belle et s’entretient, toutesvoies par icelle peut estre recueilli à mon propos seulement que Sarre fut très amoureuse privée et obéissant à son mary en tant qu’elle laissa ses parens et sa terre pour aler seule de sa lignée avec son mary en estrange terre et de différent langage, et avec ce, elle délaissa à la prière et pour l’amour de son mary le nom de moullier ou femme qui est le plus prouchain en affinité, en amour et dilection, et, à la demande de son mary, prist le nom de seur; et en oultre que tant comme elle fut hors d’avecques son mary, tout jour et toute nuit plouroit pour l’amour de son mary; et de rechief que pour avoir lignée et représentacion de son mary après la mort d’icelluy, elle en laissa son lit et le soulas de son mary, et lui bailla Agar sa chambrière et la fist dame, et elle très humblement devint serviteresse et humble servant, sans les autres débonnairetés et humilités cy dessus escriptes et lesquelles je laisse pour ce qu’il me semble que ce seroit trop longue récitation.
Item il est trouvé escript ou XXIXe chappitre de Genesy{v. 1, p.85} qui est le premier livre de la Bible, que quant Jacob fut party de Ysaac son père et de Rébecque sa mère, de Briseyda[195] leur cité il ala tant qu’il vint en Mésopotamie, près de la cité de Aram qui estoit à Laban son oncle. Là resta-il de coste un puis auquel les pasteurs de la terre abreuvoient les bestes, lequel puis estoit couvert d’une grant pierre plate. Ainsi comme les pasteurs furent assemblés entour le puis, Jacob leur demanda se ils congnoissoient Laban le fils Batuel qui fut fils Naccor. Les pasteurs respondirent: Oyl, moult bien. Il leur demanda se il estoit sain et en bon point; ils respondirent: Oyl. Vois çà, dirent-ils, Rachel sa fille qui vient abreuver ses bestes à ce puis. Jacob leur dist: Seigneurs, abreuvez vos bestes, si les ramenez en la pasture, car il est encores grant heure et n’est pas temps encores de les mener aux estables. Si comme il disoit ainsi, Rachel vint au puis, et Jacob leva la pierre du puis: si luy fist abreuver ses bestes. Lors parla-il à elle et la baisa; si luy dist qu’il estoist son cousin germain, fils de Ysaac et de Rébecque la seur de Laban son père. Et quant Rachel l’ot entendu, elle s’en courust en son hostel et dist à Laban son père comment elle ot trouvé Jacob son nepveu. Et quant Laban l’oy, il eust moult grant joie et lui demanda la cause de sa voye[196] et pour quoy il estoit là venu. Jacob luy dist que c’estoit pour la paour de Esaü son frère qui le vouloit occire pour ce que il avoit receu la bénéisson son père, mais ce luy ot fait faire sa mère Rébecque. Lors respondi Laban: Tu es os de mes os et char de ma char, et pour ce tu pues demourer avecques moy.{v. 1, p.86}
Quant Jacob ot demouré avec Laban son oncle par l’espace de un mois, Laban lui dist: Comment que tu soies mon nepveu, ne vueil-je pas que tu me serves pour néant; dy moy que tu vouldras avoir pour ton service. Or avoit Laban deux filles: l’ainsnée ot nom Lye, celle ot les yeulx plourans par enfermeté; et la plus jeune ot nom Rachel, celle estoit moult belle et gente de viaire et de corps, et Jacob l’amoit moult. Et pour ce il dist à Laban: Je serviray à toy sept ans pour Rachel la plus jeune. Laban respondi: Mieulx vault que je la te donne que à un autre homme, or demeure doncques avecques moy. Jacob demoura avecques Laban et le servi sept ans pour avoir sa fille Rachel, et lui sembla que le terme fut moult brief pour la grant amour qu’il avoit à elle.
Sur ceste chose dit l’Histoire: le terme de sept ans ne luy sembla pas brief pour la grant amour, mais moult long. Car quant une personne aime et désire aucune chose, il luy semble que les termes que il la doit avoir tardent trop merveilleusement. Mais ce que la Bible dit que les jours semblèrent briefs à Jacob, on peut entendre en ceste manière: il amoit tant Rachel et luy sembloit tant belle, que s’il deust servir encores autant pour l’avoir comme il avoit servi, ne lui sembloit-il pas que il l’eust bien desservie.
A la fin des sept ans, il dit à Laban: Donne moy ma moullier, il est bien temps que je l’aye. Lors appella Laban tous ses amis et voisins et fist grans nopces; et quant la nuit fut venue, il mena à Jacob Lye sa fille l’ainsnée et lui bailla une meschine qui ot nom Zelphan{v. 1, p.87} pour luy servir. Et quant Jacob ot jeu[197] à Lye et il la regarda à la matinée, il dist à Laban: Que est-ce que tu as voulu faire à moy? N’ay-je pas servi à toi sept ans pour Rachel? Pourquoy m’as-tu baillé Lye? Laban respondi: Nous n’avons pas de coustume en ceste contrée de bailler aux nopces la plus jeune devant les ainsnées; attens tant que la sepmaine des nopces soit passée et puis je te donray l’autre, en telle manière que tu me serviras encores sept ans pour elle. Lors accorda Jacob ce que Laban ot dit, et quant la sepmaine fut passée, il prist ainsi à moullier Rachel à laquelle son père avoit donné une meschine laquelle ot nom Balam.
Aucuns veullent dire que puis que Jacob ot prins la fille ainsnée de Laban, il servi autres sept ans pour Rachel avant qu’il l’eust à moullier, mais ils dient mal. On treuve en Histoire que saint Jérosme dit: Tantost après la sepmaine des nopces faictes pour Lye, Jacob prist Rachel, et pour la grant joye qu’il en ot, il servi voulentiers les sept ans ensuivans.
Il est dit en Genesy ou XXIXe chappitre que Jacob ama moult plus Rachel pour ce que elle estoit plus belle et gracieuse que Lye qui n’estoit pas si belle, mais pour ce que Dieu ne vouloit pas qu’il l’eust trop en despit, il la fist concevoir un fils dont elle ot moult grant joye et l’appela Ruben, et dit ainsi: Dieu a veu mon humilité, d’ores-en-avant m’en aymera mon mary. De rechief elle conceut et enfanta un autre fils et l’appela Siméon, en disant ainsi: Pour ce que Dieu m’a oye, il m’a donné encores ce fils. Tiercement, elle conceut{v. 1, p.88} et enfanta un autre fils et dist ainsi: Mon mary se complaira en moy pour ce que je luy ay enfanté trois fils; et pour ce, elle nomma l’enfant Levy. Quartement, conceut et enfanta un fils et dist: Orendroit je me confesseray à nostre Seigneur; et pour ce, l’enfant ot nom Judas et vault autant à dire que confession. Lors cessa Lye qu’elle n’ot plus enfans jusques grant temps après.
Il est escript ou XXXe chappitre de Genesy que Rachel ot grant envie contre Lye sa seur pour ce qu’elle ot enfanté, et elle se trouvoit brehaigne et ne povoit concevoir. Et pour ce elle dist à Jacob son mary: Donne moy des enfans, et se tu ne le fais je mourray. Jacob qui yrié estoit respondi: Je ne suis pas Dieu, je t’apreisse d’avoir enfans de ton ventre. Rachel respondi: J’ay Balan ma meschine, couche avec elle à ce qu’elle enfante et que je puisse avoir fils d’elle et de toy. Jacob fist ce que Rachel voult, et Balan conceut et enfanta un fils. Lors dit Rachel: Dieu a jugié pour moy, si a ma voix essaucée et m’a donné un fils. Pour ce, elle appela l’enfant Dan. De rechief, Balan ot un fils pour lequel Rachel dist: Nostre Seigneur m’a comparée à Lye, et de ce, le fils ot nom Neptalim.
Or véons grant merveille et signe de grant amour. Rachel avoit si grant désir qu’elle eust enfans de Jacob que pour ce qu’elle vit quelle ne povoit concevoir elle luy bailla sa meschine, et les fils qu’elle en ot elle ama aussi que s’ils feussent siens propres. Pour ce que Lye vit qu’elle ne concevoit mais, elle bailla à Jacob Zelphan sa meschine. Le premier fils qu’elle en ot, Lye le receut à joye et dit: Il me vient eureusement, et de ce, le fils ot nom Gad. Et quant Zelphan ot l’autre{v. 1, p.89} fils Lye dist: C’est pour ma bonne eureté et pour ce toutes femmes me diront bieneureuse; et ce fils ot nom Aser.
Ou temps de messon Ruben apporta à Lye sa mère mandagores que il ot trouvées en leur champ, et quant Rachel les vit, si les désira moult et dist à Lye sa sœur: Donne moy partie des mandagores. Lye respondi: Ne te souffist-il pas que tu me ostes mon mary, se tu ne me veulx encores oster mes mandagores? Rachel dist: Je veuil qu’il dorme en ceste nuit avecques toy pour les mandagores que ton fils a apporté. Lye les luy donna, et au soir quant Jacob revint des champs, elle ala encontre luy et luy dist: Tu vendras en ceste nuit coucher avecques moy, car je t’ay acheté par les mandagores que ton fils m’ot donné.
De ces mandagores met l’Histoire sur Bible moult d’oppinions. Les aucuns dient que ce sont arbres qui portent fruit souef flairant autel que pommes. Les autres dient que ce sont racines en terre, en manière d’erbe, portans feuilles vers, et ont ces racines figure et façon d’ommes et de femmes, de tous membres et de chevellure[198]. Catholicon[199] dit: Ce m’est advis que bien pevent estre herbes et racines, et que le fruit vault à femmes brehaignes pour aidier à concevoir, mais que les femmes ne soient pas trop anciennes.
Celle nuit dormit Jacob avecques Lye, et elle conceut un fils, et quant elle l’ot enfanté, elle dist: Dieu m’a enrichie de ce que j’ay donné à mon mary ma{v. 1, p.90} meschine; et pour ce elle appella son fils le cinquiesme Ysacar. Puis ot-elle le sixiesme fils; quant elle l’ot enfanté, elle dist: Dieu m’a enrichie de bon douaire à ceste fois, et encores sera mon mary avecques moy; et pour ce elle appella son fils Zabulon. Encores ot-elle une fille laquelle ot nom Dinam. Après ce, nostre Seigneur se recorda de Rachel et essauça sa prière; si lui fist concevoir et enfanter un fils dont elle ot moult grant joye et dist: Nostre Seigneur a ostée ma reprouche. Si appella son fils Joseph, et dist: Dieu m’en doint encores un autre. Après toutes ces choses dessus dictes, Jacob appella Laban son oncle et lui dist: Donne moy mes moulliers pour lesquelles j’ay servy à toy quatorze ans, et mes enfans; si m’en iray en la terre dont je fus né. Laban lui respondi: Je te prie que tu demeures encore avec moy, car je sçay bien que par toy Dieu m’a bénéy et multiplié mes biens. Jacob respondi: Il me convient pourveoir substance pour moy, pour mes enfans, pour mes femmes et ma famille.
Ores du surplus de l’histoire je me tais, car il ne touche point à ma matière. Mais par ce que dit est dessus peut estre recueilli la grant bonté des dessus dictes Lye et Rachel qui toutes deux et en un mesmes temps, elles estans ensemble en un mesme hostel et mesnage, servoient et servirent Jacob leur mary en bonne paix et en bon amour, sans jalousie, sans tençon et sans envie, et en oultre elles avoient laissié leur pays, leur nativité, leur père, leur mère et leur langage pour icelluy mary et pour le servir en estrange terre. Et est moult à considérer la grant {v. 1, p.91}amour et l’ardeur que Rachel avoit d’avoir lignée et remembrance de Jacob auquel elle bailla Balan sa chamberière.
Quantes dames est-il maintenant qui le féissent, ne qui vesquissent si paisiblement que quant l’une l’aroit, l’autre n’en rechignast et murmurast, mais encores pis? Car, par Dieu, je cuide qu’elles batteroient l’une l’autre. O Dieu! quelles bonnes femmes et sainctes elles furent! Pour néant n’est pas en la bénéisson des espousailles ramenteue ceste parole: Sis amabilis ut Rachel viro, prudens ut Sarra, sapiens ut Rebecca.
Item nous véons en Thobie Xe que Raguel et Anne sa femme, quant ils mirent hors de leur hostel Thobie le jeune et Sarre leur fille qui estoit femme d’icelluy jeune Thobie, ils baisièrent icelle leur fille et l’admonestèrent qu’elle amast cordialment son mary et honnourast ses parens, et si fist-elle. Et à ce propos, il est trouvé Machabeorum, XIº que quant Alixandre oy dire que le roy d’Égipte qui avoit espousé sa seur le venoit veoir, il manda par toutes les universités à son peuple qu’ils ississent de leurs cités et alassent au devant d’icelluy roy d’Égipte pour luy honnorer, et ainsi faisoit honneur à ses parens quant il honnouroit le mary de sa seur.
Et pour que l’en ne die mie que je ne vueille aussi bien dire des devoirs des hommes comme des femmes, je di aussi qu’il est escript Ad Ephesios Vº que les maris doivent amer leurs femmes comme leur propre corps, ce n’est mie à dire par fiction, ne par parole, c’est léalment, de cuer, avecques ce que dit est dessus. Encores, pour monstrer ce que j’ay dit que vous devez estre très privée et très amoureuse de vostre mary, je mets un exemple rural que mesmes les oiseaulx{v. 1, p.92} ramages[200] et les bestes privées et sauvaiges, voire les bestes ravissables, ont le sens et industrie de ceste pratique, car les oiseaulx femelles suivent et se tiennent prouchaines de leurs masles et non d’autres, et les suivent et volent après eulx et non après autres. Se les masles s’arrestent, aussi font les femelles et s’assieent près de leurs masles: quant leurs masles s’envolent, et elles après joingnant à joingnant. Et mesmes les oiseaulx sauvaiges qui sont nourris par personnes qui leur sont estranges au commencement, puis que iceulx oiseaulx ont prins nourriture d’icelles personnes estranges, soient corbeaux, corneilles, choues[201], voire lez oiseaulx de proye, comme espriviers, faucons, tiercelez[202], ostours et les semblables, si les aiment-ils plus que les autres. Ce mesmes est-il des bestes sauvaiges, des dommeschés[203], voire des bestes champestres. Des dommeschés, vous véez que un lévrier, ou mastin, ou chiennet, soit en alant par le chemin, ou à table, ou en lit, tousjours se tient-il au plus près de celluy avecques qui il prent sa nourriture, et laisse et est estrange et farouche de tous les autres; et se le chien en est loing, tousjours a-il le cuer et l’ueil à son maistre; mesmes se son maistre le bat et luy rue pierres après luy, si le suit-il balant la queue, et en soy couchant devant son maistre le rapaise, et par rivières, par bois, par larronnières et par batailles le suit.
Autre exemple peut estre prins du chien Maquaire[204],{v. 1, p.93} qui vit tuer son maistre dedens un bois, et depuis qu’il fut mort, ne le laissa, mais couchoit ou bois emprès luy qui estoit mort, et aloit de jour querre son vivre loing et l’apportoit en sa gueule, et illec retournoit sans mengier, mais couchoit, buvoit et mengoit emprès le corps et gardoit icelluy corps de son maistre, au bois, tout mort. Depuis, icelluy chien se combati et assailli plusieurs fois celluy qui son maistre avoit tué, et toutes fois qu’il le trouvoit l’assailloit et se combatoit; et en la parfin le desconfi ou champs en l’Isle Nostre Dame[205] à Paris, et encore y sont les traces des lices qui furent faictes pour le chien et pour le champ.
Par Dieu, je vy à Nyort un chien vieil qui gisoit sur la fosse où son maistre avoit esté enterré qui avoit esté tué des Anglois, et y fut mené monseigneur de Berry et grant nombre de chevaliers pour veoir la merveille de la loyaulté et de l’amour du chien qui jour et nuit ne se{v. 1, p.94} partoit de dessus la fosse où estoit son maistre que les Anglois avoient tué. Et luy fist monseigneur de Berry donner dix frans qui furent baillés à un voisin pour lui quérir à mengier toute sa vie[206].{v. 1, p.95}
Ce mesmes est-il des bestes champestres; vous le véez d’un mouton, d’un aignel, qui suivent et sont privés de leurs maistres et maistresses et les suivent et sont privés d’eulx et non d’autres; et autel est-il des bestes sauvaiges, comme d’un sanglier, un cerf, une biche, qui ont nature sauvage, suivent et se tiennent joingnans et près de leurs maistres et maistresses et laissent tous autres. Item, autel est-il des bestes mesmes sauvaiges qui sont dévourans et ravissables, comme loups, lyons, léopars et les semblables, qui sont bestes farouches, fières, cruelles, dévourans et ravissables; si suivent-ils, servent et sont privés de ceulx avecques qui ils prennent leur nourriture et qui les aiment, et sont estranges des autres.
Ores avez-vous veu moult de divers et estranges exemples dont les derrains sont vrais et visibles à l’ueil{v. 1, p.96} par lesquels exemples vous véez que les oiseaulx du ciel et les bestes privées et sauvages et mesmes les bestes ravissables ont ce sens de parfaictement amer et estre privées de leurs patrons et bienfaisans et estranges des autres; doncques, par meilleure et plus forte raison, les femmes à qui Dieu a donné sens naturel, et sont raisonnables, doivent avoir à leurs maris parfaicte et solemnelle amour, et pour ce je vous prye que vous soyez très amoureuse et très privée de vostre mary qui sera.
LE SIXIÈME ARTICLE.
Le sixiesme article de la première distinction dit que vous soiez humble et obéissant à celluy qui sera vostre mary, lequel article contient en soy quatre membres.
Le premier membre dit que vous soiez obéissant: qui est entendu à lui, et à ses commandemens quels qu’ils soient, supposé que les commandemens soient fais à certes[207] ou par jeu, ou que les commandemens soient fais d’aucunes choses estranges à faire, ou que les commandemens soient fais sur choses de petit pris ou de grant pris; car toutes choses vous doivent estre de grant pris, puis que cellui qui sera vostre mary le vous aura commandé. Le deuxiesme membre ou particularité est à entendre que se vous avez aucunes besongnes à faire dont vous n’ayez point parlé à celluy qui sera vostre mary, ne il ne s’en est point advisé, et pour ce il n’en a riens commandé ne deffendu, se la besongne est hastive et qu’il la conviengne faire avant{v. 1, p.97} que celluy qui sera vostre mary le sache, se vous avez plaisir de la faire en aucune manière, et vous sentez que celluy qui sera vostre mary eust plaisir de la faire en une autre manière, faictes avant[208] au plaisir de celluy qui sera vostre mary que au vostre, car son plaisir doit précéder le vostre.
La troisiesme particularité est à entendre que se celluy qui sera vostre mary vous deffendra aucune chose, supposé que sa deffense soit faicte à jeu ou à certes, ou que sa deffense soit faicte sur chose de petit pris ou de grant value, gardez que aucunement vous ne faciez contre sa deffense.
La quarte particularité est que vous ne soyez arrogant ne répliquant contre celluy qui sera vostre mary ne contre ses dis, et ne dictes contre sa parole, mesmement[209] devant les gens.
En reprenant le premier point des quatre particularités qui dit que vous soyez humble à vostre mary et à luy obéissant, etc., l’Escripture le commande Ad Ephesios Vº où il est dit: Mulieres viris suis subdite sint sicut domino, quoniam vir caput est mulieris, sicut Christus caput est Ecclesie. C’est à dire que le commandement de Dieu est que les femmes soient subjectes à leurs maris comme à seigneurs, car le mary est aussi bien chief de la femme comme nostre Seigneur Jhésu-Crist est chief de l’Église. Doncques il s’ensuit que ainsi comme l’Église est subjecte et obéissant aux commandemens grans et petis de Jhésu-Crist, comme à son chief, tout ainsi les femmes doivent estre subjectes à leurs maris comme à leur chief et obéir à eulx et à{v. 1, p.98} leurs commandemens grans et petis. Et ainsi le commanda nostre Seigneur, si comme dit saint Jhérosme, et aussi le dit le Décret[210], XXXIIIe Questione, quinto capitulo: Cum caput. Et pour ce dit l’apostre quant il escript aux Hébrieux, ou XIIIe chappitre: Obedite prepositis vestris et subjacete eis, etc. C’est à dire obéissez à vos souverains et soyez en bonne subjection vers eulx. Encores vous est-il assez monstré que c’est sentence de nostre Seigneur par ce que dit est par avant, que femme doit estre subjecte à homme. Car il est dit que quant au commencement du monde Adam fut fait, nostre Seigneur par sa bouche et parole dist: Faisons-luy aide. Et lors de la coste de Adam fist la femme comme aide et subjecte et ainsi en use-l’en, et c’est raison. Et pour ce, se doit bien femme adviser de quelle condition est cellui qu’elle prendra, avant qu’elle le preigne. Car, ainsi comme dit un povre homs Rommain qui sans son sceu ou pourchas fut par les Rommains esleu à estre empereur, quant l’en luy apporta le faudesteul[211] et la couronne il fut tout esbahy; l’une de ses premières paroles fut qu’il dist au peuple: Prenez vous tous garde que vous faictes ou avez fait, car s’il est ainsi que vous m’ayez esleu et je soye demouré empereur, sachez de certain que de là en avant mes paroles seront tranchans comme rasouers de nouvel esmolus. C’estoit à dire que quiconques n’obéiroit à ses défenses ou commandemens, puis qu’il seroit ou estoit fait empereur, c’estoit sur peine de perdre la teste.
Ainsi, garde soy une femme comment ne à qui elle{v. 1, p.99} sera mariée, car quiconques, povre ou petit qu’il ait esté par avant, toutesvoies pour le temps à venir depuis le mariage, doit-il estre et est souverain et qui peut tout multiplier ou tout descroistre. Et pour ce vous devez plus en mary penser à la condition que à l’avoir[212], car vous ne le pourrez après changer, et quant vous l’aurez prins, si le tenez à amour et amez et obéissez humblement, comme fist Sarre dont il est parlé en l’article précédent. Car plusieurs femmes ont gaignié par leur obéissance et sont venues à grant honneur, et autres femmes par leur désobéissance ont esté reculées et désavancées.
A ce propos d’obéissance, et dont il vient bien à la femme qui est obéissant à son mary, puis-je traire un exemple qui fut jà pieçà translaté par maistre François Pétrac[213] qui à Romme fut couronné poëte, lequel histoire dit ainsi:
Aux confines de Pimont en Lombardie, ainsi comme au pié de la montaigne qui devise France et Ytalie, qui est appellée ou païs Mont Vésée[214], a une contrée longue et lée, qui est habitée de chasteaulx et villes et aournée de bois, de prés, de rivières, de vignes, de foings et de terres labourables: et celle terre est appellée la terre de Saluces laquelle d’ancienneté seignourist{v. 1, p.100} les contrées voisines, et d’ancienneté a esté gouvernée jusques aujourd’uy par aucuns nobles et puissans princes appellés marquis de Saluces, desquels l’un des plus nobles et plus puissans fut appellé Gautier auquel tous les autres de celle région, comme barons, chevaliers, escuiers, bourgois, marchans et laboureurs obéissoient. Icelluy Gautier marquis de Saluces estoit bel de corps, fort et légier, noble de sang, riche d’avoir et de grant seignourie, plein de toutes bonnes meurs et parfaitement garni de précieux dons de nature. Un vice estoit en lui, car il amoit fort solitude et n’acontoit[215] riens au temps à venir, ne en nulle manière ne vouloit pour lui mariage. Toute sa joye et plaisance estoit en rivières, en bois, en chiens et en oyseaulx, et peu s’entremettoit du gouvernement de sa seignourie; pour laquelle chose ses barons le mouvoient et admonestoient de marier, et son peuple estoit en très grant tristesse et par espécial de ce qu’il ne vouloit entendre à mariage. Une journée s’assemblèrent en grant nombre, et les plus souffisans vindrent à lui et par la bouche de l’un luy dirent telles paroles: O tu, marquis nostre seigneur, l’amour que nous avons en toy nous donne hardement de parler féablement. Comme il soit ainsi que toy et toutes les choses qui sont en toy nous plaisent et ont tousjours pleu, et nous réputons bieneureux d’avoir tel seigneur, une chose défault en toy, laquelle se tu la nous veulx octroier, nous nous réputons estre mieulx fortunés que tous nos voisins: c’est assavoir qu’il te plaise encliner ton courage au lien de mariage, et que ta liberté passée{v. 1, p.101} soit un peu réfrénée et mise au droit des mariés. Tu scez, Sire, que les jours passent en volant sans jamais retourner. Et combien que tu soies de jeune aage, toutesvoies de jour en jour t’assault la mort et s’approche, laquelle n’espargne à nul aage, et de ce nul n’a privilège. Il les convient tous morir, mais l’en ne scet quant, ne comment, ne le jour, ne la fin. Tes hommes doncques qui tes commandemens jamais ne refuseroient, te prient très humblement qu’ils aient liberté de querre pour toy une dame de convenable lignée, noble de sang, belle de corps, de bonté et de sens aournée, laquelle il te plaira à prendre par mariage, et par laquelle nous espérons avoir de toy lignée et seigneur venant de toy à successeur. Sire, fay ceste grâce à tes loyaulx subjects, afin que, se de ta haulte et noble personne avenoit aucune chose, et que tu t’en alasses de ce siècle, ce ne fust mie sans hoir et successeur, et que tes subjects tristes et dolans ne demourassent mie sans seigneur.
Ces paroles finées, le marquis meu de pitié et d’amour envers ses subjects leur respondi moult doulcement et dist: Mes amis, vous me contraignez à ce qui en mon courage ne peut oncquesmais estre; car je me délitoie en liberté et en franchise de voulenté laquelle est peu trouvée en mariage, ce scevent bien ceulx qui l’ont esprouvé. Toutesvoies, pour vostre amour, je me soubsmets à vostre voulenté. Vray est que mariage est une chose doubteuse, et maintes fois les enfans ne ressemblent pas au père. Toutesfois s’aucun bien vient au père, il ne doit mie pour ce dire qu’il luy soit deu de droit, mais vient de Dieu de lassus; à lui je recommande le sort de mon mariage, espérant en sa doulce{v. 1, p.102} bonté qu’il me octroie telle avecques laquelle je puisse vivre en paix et en repos expédient à mon salut. Je vous octroye de prendre femme, mes amis, et le vous promects; mais je la vueil moy mesmes eslire et choisir, et de vous je vueil une chose que vous me promectez et gardez: c’est asseurément que celle que je prendray par mon élection, quelle qu’elle soit, fille de Prince des Rommains, femme de poste[216], ou autre, vous la doiez amer entièrement et honnourer, et qu’il n’y ait aucun de vous qui après l’élection du mariage doie estre d’elle mal content, ne contre elle groncier ne murmurer.
Lors tous les barons et subjects du marquis furent liés de ce qu’ils avoient ce qu’ils demandoient, de laquelle chose ils avoient esté maintes fois désespérés. A une voix remercièrent le marquis leur seigneur et promirent de bon cuer la révérence et obéissance qu’il leur avoit demandé. Grant joie fut ou palais de Saluces, et par le marquis fut le jour assigné de ses nopces auquel il devoit prendre femme, et commanda faire un grant appareil, trop plus grant que par autre marquis n’avoit autresfois esté fait, et que les parens et amis, voisins, et les dames du païs ensement[217], fussent semoncés à la dicte journée; laquelle chose fut solemnéement acomplie, et entretant que l’appareil se faisoit, le marquis de Saluces comme il avoit acoustumé aloit en son déduit chacier et vouler[218].
Assez près du chastel de Saluces avoit une petite villette en laquelle demouroient un peu de laboureurs, par laquelle villette le marquis passoit souventesfois,{v. 1, p.103} et entre les dessusdis laboureurs avoit un vieil homme et povre qui ne se povoit aidier et estoit appellé Jehannicola. A cellui povre homme estoit demourée une fille appellée Grisilidis, assez belle de corps, mais trop plus belle de vie et de bonnes meurs: nourrie avoit esté de petite vie, comme du labour de son père; oncques à sa congnoissance n’estoient venues viandes délicieuses ne choses délicatives. Un courage vertueux plein de toute meurté en son pis virginal doulcement habitoit; la vieillesse de son père, en très grant humilité, doulcement supportoit et soustenoit, et icelluy nourrissoit; et un peu de brebis que son père avoit, diligemment gardoit et avecques icelles aux champs sa quenoille filoit continuelment. Et quant Grisilidis au vespre revenoit et ramenoit ses bestes à l’hostel de son père, elle les affouragoit, et appareilloit à son père et à elle les viandes que Dieu leur donnoit. Et briefment toutes les curialités et services qu’elle povoit faire à son père doulcement faisoit.
Le marquis assez informé par commune renommée de la vertu et grant bonté d’icelle Grisilidis, en alant à son déduit souventesfois la regardoit, et en son cuer la belle manière d’icelle et sa grant vertu fichoit et atachoit. Et en la fin détermina en son cuer que Grisilidis seroit eslevée par lui à estre sa femme marquise de Saluces, et que autre n’aroit, et fist admonester ses barons de venir à ses nopces au jour qui estoit déterminé. Icellui jour approucha, et les barons non sachans de la fille que le marquis avoit advisé de prendre, furent moult esbahis. Toutesvoies, savoient-ils bien que le marquis avoit et faisoit appareiller riches robes, ceintures, fermaulx, anneaulx et joiaulx à la forme d’une{v. 1, p.104} pucelle qui de corps ressembloit à Grisilidis. Or advint que le jour des nopces fut venu, et que tout le palais de Saluces fut peuplé grandement de barons, de chevaliers, de dames et de damoiselles, de bourgois et d’autres gens, mais nulle nouvelle n’estoit de l’espousée leur seigneur, laquelle chose n’estoit pas sans grant merveille; et qui plus est, l’eure s’approuchoit du disner, et tous les officiers estoient prets chascun de faire son office. Lors le marquis de Saluces, ainsi comme s’il voulsist aler encontre son espousée, se parti de son palais, et les chevaliers et dames à grans routes[219], ménestrels et héraulx suivoient.
Mais la pucelle Grisilidis de tout ce riens ne savoit, car ce matin mesmes elle appareilloit, nettoioit et ordonnoit l’hostel de son père pour aler avecques les autres pucelles voisines veoir l’espousée de leur seigneur. A celle heure que le marquis approuchoit, Grisilidis apportoit sur sa teste une cruche pleine d’eaue à l’hostel de son père, et le marquis à celle heure, ainsi acompaignié comme il estoit, appella la pucelle par son nom et lui demanda où son père estoit. Grisilidis mist sa cruche à terre et à genoulx, humblement, à grant révérence, respondi: Monseigneur, il est à l’hostel.—Va à luy, dist le marquis, et luy di qu’il viengne parler à moy. Et elle y ala. Et donc le povre homme Jehannicola yssi de son hostel. Le marquis le tira par la main et le traït à part et puis secrètement lui dist: Jehannicola, je sçay assez que tu m’as amé tousjours et aimes encores, et ce qui me plaist à toy doit plaire. Je vueil de toy une chose: c’est assavoir que tu me donnes ta{v. 1, p.105} fille pour espouse.—Le povre homme n’osa dire mot, et un petit après respondit à genoulx, moult humblement: Monseigneur, je ne doy vouloir aucune chose ou non vouloir fors ce qui te plaist, car tu es mon seigneur. Le marquis lui dist lors: Entre en ta maison tout seul, toy et ta fille, car je lui vueil demander aucune chose. Le marquis entra en la maison du povre homme Jehannicola comme dit est, et tout le peuple demoura dehors forment esmerveillié; et la pucelle se mist emprès son père, paoureuse, honteuse et vergongneuse de la soudaine survenue de son seigneur et de sa grant et noble compaignie, car elle n’avoit pas apris de veoir souvent un tel hoste en leur maison. Le marquis adreça ses paroles à elle et si lui dist: Grisilidis, à ton père et à moy plaist que tu soies m’espouse, et je pense bien que tu ne me refuseras pas, mais je t’ay à demander une chose devant ton père; c’est assavoir que ou cas que je te prendray à femme, laquelle chose sera de présent, je vueil savoir se tu voudras encliner ton couraige entièrement à toute ma voulenté, en telle manière que je puisse faire de toy et de ce qui touchera à toy, à ma volenté, sans résonance ne contredit par toy, en fait ne en dit, en signe ne en pensée. Lors Grisilidis, non sans merveille de si grant fait esbahie, respondi: Monseigneur, je congnoy bien que je ne suis pas digne, non tant seulement de estre appellée t’espouse, mais d’estre appellée ton ancelle; mais s’il te plaist et fortune le me présente, jamais je ne sauray faire chose, ne ne feray, ne ne penseray, que je puisse sentir qui soit encontre ta voulenté, ne tu ne feras jamais riens envers moy que je contredie.—Il souffist, dit le marquis qui prist la pucelle par la main et la mena hors de la maison{v. 1, p.106} ou milieu de ses barons et de son peuple et dist ainsi: Mes amis véez cy ma femme, vostre dame, ceste amez, doubtez et honnourez, et se vous m’amez, ceste très chièrement amez. Et à ce que Grisilidis n’apportast avecques soy aucunes reliques de la vile fortune de povreté, le marquis commanda que par les dames et matrones la pucelle fust despouilliée toute nue, dès les piés jusques à la teste, et tantost revestue de riches draps et paremens de nopces.
On veist lors les dames embesongnées: les unes la vestoient, et les autres la chaussoient, et les autres la ceignoient: les autres lui mettoient les fermaulx et cousoient sur ly les perles et pierres précieuses: les autres pignoient leur dame et appareilloient son chief et lui mettoient une riche couronne par dessus qu’elle n’avoit pas apris, et ce n’estoit pas merveille s’elle estoit esbahie. Qui veist lors une povre vierge tainte du soleil et ainsi maigre de povreté si noblement parée et si richement couronnée et soudainement transformée par telle manière que à peine le peuple la recongnoissoit, bien se povoit-on de ce merveillier.
Lors les barons prindrent leur dame et à grant joie la menèrent à l’église, et là le marquis lui mist l’annel ou doy et l’espousa selon l’ordonnance de saincte Eglise et usage du païs. Et acompli le divin office, la dame Grisilidis fut assise sur un blanc destrier et de tous acompaigniée et menée au palais qui retentissoit de toutes manières d’instrumens. Et furent les nopces célébrées, et icellui jour fut trespassé en très grant joie et consolation du marquis et de tous ses amis et subjects. Et fut la dame avecques son seigneur et mary tellement inspirée de sens et de beau maintien, de la{v. 1, p.107} divine grâce resplendist icelle povre dame Grisilidis en telle manière, que chascun disoit que non tant seulement en la maison d’un pastour ou laboureur, mais en palais royal ou impérial elle avoit esté enseignée et nourrie. Et fut tant amée, chérie et honnourée de tous ceulx qui de s’enfance la congnoissoient que à peine povoient croire que elle fust fille du povre homme Jehannicola.
La belle estoit de si belle vie et bonne et de si doulces paroles que le courage de toutes personnes elle attrayoit à elle amer, et non pas tant seulement les subjects du marquis et les voisins, mais des provinces d’environ; et les barons et dames pour sa bonne renommée la venoient visiter, et tous se partirent de lui joyeux et consolés. Et ainsi le marquis et Grisilidis vivoient joyeusement ou palais en paix et en repos, à la grâce de Dieu, et dehors à la grâce des hommes, et s’esmerveilloient plusieurs comment si grant vertu estoit repousée en personne nourrie en si grant povreté; et oultre plus icelle marquise s’entremettoit sagement et diligemment du gouvernement et de ce qui appartenoit aux dames, et aux commandemens et en la présence de son seigneur, de la chose publique sagement et diligemment s’entremettoit. Mais quant le cas li offroit des débas et discors des nobles, par ses doulces paroles, par si bon jugement et si bonne équité les appaisoit, que tous à une voix disoient que pour le salut de la chose publique ceste dame leur avoit esté envoiée par provision célestielle.
Un peu de temps après, la marquise Grisilidis fut ençainte et puis se délivra d’une belle fille, dont le marquis et tous ceux du pays, combien qu’ils amassent mieulx qu’elle eust eu un fils, toutesfois ils en eurent grant joye{v. 1, p.108} et furent réconfortés. Passé le temps, les jours passèrent que la fille du marquis fut sevrée. Lors le marquis qui tant amoit s’espouse pour les grans vertus qu’il véoit tous les jours croistre en elle, pensa de elle esprouver et de la fort tempter. Il entra en sa chambre monstrant face troublée et ainsi comme couroucié lui dist ces paroles: O tu, Grisilidis, combien que tu soies à présent eslevée en ceste plaisant fortune, je pense bien que tu n’as pas oublié ton estat du temps passé, et comment et en quelle manière tu entras en cestui palais; tu y as esté bien honnourée, et es encores de moy chérie et amée; mais il n’est pas ainsi du courage de mes vassaulx comme tu cuides, et par espécial depuis que tu eus lignée. Car ils ont grant desdaing d’estre subjects à dame yssue de petis parens et de basse lignée, et à moy qui désire, comme sire, avoir paix avecques eux, me convient obtempérer aux jugemens et consentir[220] d’aucuns et pas aux miens, et faire de ta fille telle chose que nulle ne me pourroit estre plus douloureuse au cuer, laquelle chose je ne vueil pas faire que tu ne le saches. Si vueil que à ce faire tu t’acordes et prestes ta franche voulenté et ayes patience de ce qui se fera, et telle patience que tu me promis au commencement de nostre mariage.
Finées les paroles du marquis qui le cuer de la marquise naturelment devoient transpercier, icelle marquise, sans muer couleur ne monstrer signe de tristesse, à son seigneur humblement respondi: Tu es mon seigneur, et moy et ceste petite fille sommes tiennes: de tes choses fay ce qu’il te plaist! Nulle chose ne te peut{v. 1, p.109} plaire qui aussi ne doie plaire à moy, et ce ay-je si fichié au millieu de mon cuer que par l’espace d’aucun temps, ne pour mort, il ne sera effacé, et toutes autres choses se pourroient faire avant que j’eusse mué mon courage. Le marquis lors, oiant la responce de s’espouse, voiant sa constance et son humilité, eust en son cuer grant joye laquelle il dissimula, et comme triste et doloureux se parti de s’espouse.
Aucuns jours après ce trespassés, le marquis appella un sien subject loyal et secret ouquel il se fioit plainement, et tout ce qu’il avoit ordonné estre fait de sa fille le commist au sergent, et l’envoia à la marquise. Le sergent vint devant sa dame et sagement dist telles paroles: Madame, je te prie que tu me vueilles pardonner et que tu ne vueilles imputer à moy ce dont je suis contraint de faire. Tu es sage dame et scez bien quelle chose est d’estre soubs les seigneurs ausquels nulles fois, ne par force, ne par engin, l’en ne peut résister. Madame, je suis contraint à prendre ceste fille et acomplir ce qui m’est commandé. Lors la marquise en son cuer remembrant des paroles que son seigneur lui avoit dictes, par les paroles du sergent entendi bien et souspeçonna que sa fille devoit mourir. Elle print en elle cuer vertueux et se reconforta, vainquant nature, pour sa promesse et soy acquictier et à son seigneur obéissance païer. Et sans soupirer, ne autre douleur monstrer en elle, prist sa fille et longuement la regarda et doulcement la baisa et si empraint sur elle le signe de la croix; si la bailla au sergent et luy dist ainsi: Tout ce que monseigneur t’a commandé pense de faire et acomplir entièrement; mais je te vueil prier que le tendre corps de ceste pucelle ne soit mengié{v. 1, p.110} des oiseaulx ou des bestes sauvages, se le contraire ne t’est commandé.
Le sergent se parti de la marquise, emportant sa fille, et secrètement vint au marquis et lui monstra sa fille, en faisant relation de ce qu’il avoit trouvé la marquise femme de grant courage et sans contradition obéissant à lui. Le marquis considéra la grant vertu de sa femme et regarda sa fille et à lui prist une paternelle compassion, et la rigueur de son propos il ne voult pas muer, mais commanda au sergent ouquel il se fioit qu’il envelopast sa fille ainsi qu’il appartenoit à l’aise d’elle, et la mist en un panier sur une mule souef portant[221], et sans nulle demeure la portast secrètement à Boulongne la Grasse à sa seur germaine qui estoit femme du conte de Péruse, et dist à sa dicte seur que, sur l’amour qu’elle avoit à luy, elle la feist nourrir et endoctriner en toutes bonnes meurs, et que si secrètement fust nourrie que son mary le conte ne personne vivant ne le peust jamais savoir.
Lequel sergent tantost et de nuit se parti et porta la fille à Boulongne la Grasse et fist son messaige bien diligemment, ainsi comme il lui estoit commandé. Et la contesse receut sa niepce à très grant joie et fist très sagement tout ce que le marquis son frère luy avoit mandé.
Passée paciemment ceste tempeste trespersant les entrailles de Grisilidis laquelle fermement et en son cuer tenoit que sa fille fust morte et occise, le marquis comme ès temps passés se traïst devers s’espouse sans lui dire mot de sa fille, et souvent regardoit la face de{v. 1, p.111} la marquise, sa manière et sa contenance, pour appercevoir et esprouver soubtillement s’il pourroit veoir en son espouse aucun signe de douleur, mais nulle mutation de courage ne peut en lui comprendre ne veoir, mais pareille liesse et pareil service, une mesme amour, un mesme courage; pareille comme devant estoit tousjours la dame envers son seigneur, nulle tristesse ne démonstroit, nulle mention ne faisoit de sa fille, ne en présence du marquis, ne en son absence.
Et ainsi passèrent quatre ans ensemble le marquis et la marquise en grant amour et menant vie amoureuse et paisible. Et au chief de quatre ans, la marquise Grisilidis eust un fils de merveilleuse beauté, dont le marquis eust parfaite joie et ses amis et ses subjects et tous ceulx du païs. Quant l’enfant fut sevré de sa nourrice et il ot deux ans, croissant en grant beaulté, le marquis lors resmeu de nouvel de sa merveilleuse et périlleuse espreuve, vint à la marquise et lui dit: Tu scez et oys jà pieçà comment mon peuple estoit très mal content de nostre mariage, et par espécial depuis qu’ils virent que en toy avoit fécondité et portoies enfans. Toutesvoies oncquesmais ne furent si mal contens mes barons et mon peuple comme ils sont à présent par espécial, pour ce que tu as enfanté un enfant masle, et dient souvent, et à mes oreilles ay oy leur murmuracion, disans en remposnes: faisons Gautier mourir, et le bon homme Jehannicola sera nostre seigneur, et si noble pays à tel seigneur sera subject! Telles sentences chascun jour machinent; pour lesquelles paroles et doubtes, je qui désire vivre en paix avec mes subjects, et néantmoins pour la très grant doubte de mon corps, suis contraint et esmeu de faire et ordonner{v. 1, p.112} de cestui enfant comme je feis de sa seur, laquelle chose je te dis afin que une soudaine douleur ne doie perturber ton cuer.
O quelles douloureuses admiracions peut avoit ceste dame en son cuer, en recordant la vilaine mort de sa fille, et que de son seul fils de l’aage de deux ans la mort pareille estoit déterminée! Qui est cellui, je ne dy pas femmes qui de leurs natures sont tendres et à leurs enfans amoureuses, mais le plus fort homme de courage qui se pourroit trouver, qui de son seul fils telle sentence peust dissimuler? Entendez-cy, roynes, princesses et marquises et toutes autres femmes, que la dame à son seigneur respondi et y prenez exemple. Monseigneur, dit-elle, je t’ay autresfois dit et encores je le répète, que nulle chose je ne vueil, ne ne desvueil fors ce que je sçay qu’il te plaist. De moy et des enfans tu es seigneur! En tes choses doncques use de ton droit sans demander mon consentement. Quant je entray premièrement en ton palais, à l’entrée je me dévestis de mes povres robes et de ma propre voulenté et affection et vestis les tiennes, pour laquelle cause tout ce que tu veulx je vueil. Certainement s’il estoit possible que je feusse enformée de tes pensées et vouloirs avant que tu les deisses, quelles qu’elles feussent je les acompliroie à mon povoir, car il n’est chose en ce monde, ne parens, ne amis, ne ma propre vie, qui à vostre amour se puisse comparer.
Le marquis de Saluces oyant la response de sa femme, et en son cuer merveillant et pensant si grant vertu et constance non pareille et la vraie amour qu’elle avoit à luy, ne respondi riens, mais ainsi comme s’il fust troublé de ce que faire se devoit de son fils, s’en ala{v. 1, p.113} la chière basse, et assez tost après, ainsi comme autresfois avoit fait, envoia un sergent loyal secrètement à la marquise. Lequel sergent après maintes excusations et démonstrant doulcement qu’il estoit nécessaire à lui de obéir à son seigneur, très humblement et piteusement demandoit pardon à sa dame se autresfois il lui avoit fait chose qui lui despleust, et se encores luy convenoit faire, qu’elle luy pardonnast sa grant cruaulté, et demanda l’enfant. La dame, sans arrest et sans nul signe de douleur, prist son beau fils entre ses bras et sans gecter larmes ne soupirs longuement le regarda, et comme elle avoit fait de sa fille, elle le signa du signe de la croix et le béneist en baisant doulcement et le bailla au sergent en disant: Tien, mon amy, fais ce qui t’est commandé, d’une chose[222] comme autresfois, ainçois je te prie, se faire se peut, que les tendres membres de cestui enfant tu vueilles garder de la vexation et dévoration des oyseaulx et des bestes sauvaiges.
Le sergent print l’enfant et porta secrètement à son seigneur et lui raconta tout ce qu’il avoit oy de sa dame, dont le marquis trop plus que devant se merveilla du grant et constant courage de sa femme, et s’il n’eust bien congneu la grant amour qu’elle avoit à ses enfans, il peust penser que tel courage ne procédoit pas d’umanité, mais de cruaulté bestiale, et veoit bien clèrement que icelle espouse n’amoit riens soubs le ciel par dessus son mary.
Le marquis envoia son fils à Boulongne secrètement à sa seur, par la manière qu’il avoit fait sa fille. Et sa seur la contesse de Péruse, selon la voulenté son frère{v. 1, p.114} le marquis, nourrist sa fille et le fils si sagement que onques l’on ne peust savoir de qui lesdis enfans estoient, jusques à tant que le marquis l’ordonna comme cy après apperra.
Bien peust au marquis de Saluces ainsi crueulx et très rigoreux mary souffire la preuve non pareille qu’il avoit faicte de sa femme sans luy plus essaïer ne donner autre torment. Mais ils sont aucuns qui en fait de souspeçon, quant ils ont commencé, ne scevent prendre fin ne appaisier leur courage.
Toutes ces choses passées, le marquis conversant avec la marquise la regardoit souventesfois pour veoir s’elle monstroit envers luy aucun semblant des choses trespassées, mais oncques il n’apperceust en elle mutation ne changement de couraige. De jour en jour la trouvoit joyeuse et amoureuse et plus obéissant, par telle manière que nul ne povoit appercevoir que en icelles deux personnes eust que un courage, lequel courage et voulenté principalment estoit du mary, car ceste espouse, comme dit est dessus, ne vouloit pour elle ne par elle aucune propre affection, mais remettoit tout à la voulenté de son seigneur.
Le marquis ainsi amoureusement vivant avec sa femme en grant repos et en grant joie, sceust qu’il estoit sur ce une renommée, c’est assavoir que pour ce que le marquis non advisant le grant lignage dont il estoit yssus, honteux de ce qu’il s’étoit conjoint par mariage à la fille Jehannicola très povre homme, vergongneux de ce qu’il avoit eu deux enfans, il les avoit fait mourir et gecter en tel lieu que nuls ne savoient qu’ils estoient devenus. Et combien qu’ils l’amassent bien par avant comme leur naturel seigneur, toutesvoies pour ceste{v. 1, p.115} cause ils le prenoient en haine laquelle il sentoit bien. Et néantmoins ne voit-il fleschir ne amolier son courage rigoreux, mais pensa encores par plus fort argument et ennuyeuse manière prouver et tempter son espouse, par prendre autre femme.
Douze ans estoient jà passés que la fille avoit esté née; le marquis manda secrètement à Romme au saint père le Pape et fist impétrer unes bulles saintifiées par lesquelles la renommée ala à son peuple que le marquis avoit congié du Pape de Romme que pour la paix et repos de luy et de ses subjects, son premier mariage délaissé et dégecté, il peust prendre à mariage légitime une autre femme. Laquelle chose fust assez créable au peuple rude qui estoit indigné contre son seigneur. Ces froides nouvelles de ceste bulle, que le marquis devoit prendre une autre femme, vindrent aux oreilles de Grisilidis fille de Jehannicola, et se raisonnablement fut troublée en son courage nul n’en doit avoir merveille. Mais elle qui une fois d’elle mesmes et des siens s’estoit soubsmise à la voulenté de son seigneur, de son fait franchement délibérée et conseillée, prist cuer en soy, et comme toute reconfortée conclut qu’elle attendroit tout ce que cellui ouquel elle s’estoit toute soubsmise en vouldroit ordonner.
Lors manda et escript à Boulongne le marquis au conte de Péruse et à sa seur qu’ils lui amenassent ses enfans, sans dire de qui ils estoient, et sa seur rescript que ainsi le feroit-elle. Ceste venue fust tantost publiée, et fut la renommée de courir par tout le païs qu’il venoit belle vierge extraicte de grant lignaige qui devoit estre espouse du marquis de Saluces.
Le conte de Péruse acompaignié de grans chevaliers{v. 1, p.116} et de dames se départi de Boulongne et amena avecques luy le fils et la fille du marquis. Et estoit le fils de l’aage de huit ans et la fille de l’aage de douze ans laquelle estoit très belle de corps et de visaige et preste à marier, et estoit parée de riches draps, de vestemens et de joyaulx, et à certain jour ordonné devoit estre à Saluces.
Entretant que le conte de Péruse et les enfans estoient au chemin, le marquis de Saluces appella Grisilidis s’espouse en la présence d’aucuns de ses barons et lui dist telles paroles: Ès temps passés, je me délictoie assez de ta compaignie par mariage, tes bonnes meurs considérant et non pas ton lignaige, mais à présent, si comme je voy, grant fortune chiet sur moy et suis en un grant servaige, ne il ne m’est pas consentu que un povre homme laboureur dont tu es venue ait si grant seigneurie sur mes vassaulx. Mes hommes me contraignent, et le Pape le consent, que je prengne une autre femme que toy laquelle est ou chemin et sera tantost icy. Soies doncques de fort courage, Grisilidis, et laisse ton lieu à l’autre qui vient. Prens ton douaire et appaise ton couraige. Va-t’en en la maison ton père; nulle riens qui soit à l’omme ou à la femme en ce monde ne peut estre perpétuel.
Lors respondi Grisilidis et dist ainsi: Monseigneur, je créoie bien, ou au moins le pensoie-je, que entre ta magnificence et ma povreté ne povoit avoir aucune proportion ne températion, ne oncques je ne me réputay estre digne d’estre non tant seulement ton espouse, mais d’estre ta meschine, et en ce palais cy ouquel tu m’as fait porter et maintenir comme dame, je prens Dieu en tesmoingnage que je me suis toujours réputée et démenée comme ancelle, et de tout le temps que j’ay{v. 1, p.117} demouré avec toy je te rens grâces, et de présent je suis appareilliée de retourner en la maison mon père en laquelle je useray ma vieillesse et vueil mourir comme une bieneureuse et honnorable vefve, qui d’un tel seigneur ay esté espouse. Je laisse mon lieu à Dieu qui vueille que très bonne vierge viengne en ce lieu ouquel j’ay très joyeusement demouré, et puisque ainsi te plaist, je, sans mal et sans rigueur, me pars. Et quant est à mon douaire que tu m’as commandé que je doie emporter, quel il est je le voy. Tu scez bien, quant tu me prins, à l’issue de l’hostel de mon père Jehannicola, tu me feis despouillier toute nue et vestir de tes robes avec lesquelles je vins à toy, ne oncques avecques toy je n’apportay autres biens ou douaire fors que foy, loyauté, révérence et povreté. Vecy doncques ceste robe dont je me despouille, et si te restitue l’annel dout tu me espousas; les autres anneaulx, joyaulx, vestemens et aournemens par lesquels j’estoie aournée et enrichie sont en ta chambre. Toute nue de la maison mon père je yssis, et toute nue je y retourneray, sauf que ce me sembleroit chose indigne que ce ventre ouquel furent les enfans que tu as engendrés deust apparoir tout nu devant le peuple, pour quoy, s’il te plaist et non autrement, je te prie que pour la récompensation de ma virginité que je apportay en ton palais et laquelle je n’en rapporte pas, il te plaise à commander que une chemise me soit laissée, de laquelle je couvriray le ventre de ta femme, jadis marquise, et que pour ton honneur je me parte au vespre.
Lors, ne se pot plus le marquis tenir de plourer de la pitié qu’il eust de sa très loyale espouse. Il tourna sa face et larmoiant commanda que au vespre une seule{v. 1, p.118} chemise luy fust baillée. Ainsi fut fait; au vespre elle se despouilla de tous ses draps et deschaussa et osta les aournemens de son chief, et de sa seule chemise que son seigneur lui avoit fait bailler humblement se vesti, et de ce fut contente, et se parti du palais nus piés, le chief descouvert, acompaignée de barons et de chevaliers, de dames et de damoiselles qui plouroient et regardoient ses grans vertus, loyaulté et merveilleuse bonté et patience. Chascun plouroit, mais elle n’en gecta une seule larme; mais honnestement et tout simplement, les yeulx baissiés, vint vers l’hostel de son père Jehannicola, lequel oy le bruit de la venue de si grant compaignie. Et pour ce que cellui Jehannicola qui estoit vieil et sage avoit tousjours tenu en son cuer les nopces de sa fille pour souspeçonneuses, créant que quant son seigneur seroit saoul du petit mariage d’une si povre créature, de légier, luy qui estoit si grant seigneur, lui donroit congié, fut adoncques tout effréé et soudainement vint à l’uis et vit que c’estoit sa fille toute nue, et lors prist hastivement la povre et dessirée robe qu’elle avoit pieçà laisiée, et tout larmoyant acourut à l’encontre de sa fille laquelle il baisa et revesti et couvri de sa dicte vieille robe. Et quant Grisilidis fut venue sur le seuil de l’uis de l’hostel de son père, elle, sans monstrer aucun semblant de desdaing ne de courroux, se retourna devers les chevaliers, dames et damoiselles qui l’avoient acompaignée, et de leur compaignie et convoy les mercia doulcement et humblement, et leur dist et monstra par belles et doulces paroles que pour Dieu elles ne voulsissent ne dire, ne penser, ne croire que son seigneur le marquis eust aucunement tort vers elle, qu’il n’estoit mie ainsi,{v. 1, p.119} mais avoit bonne cause de faire tout ce qu’il luy plaisoit d’elle qui bien estoit tenue de le souffrir et endurer. Et aussi véoient-elles bien que à elle n’en desplaisoit point, en elles admonestant que, pour l’amour de Dieu, elles voulsissent amer léalment leurs maris et très cordieusement et de toute leur puissance les servir et honnourer, et que plus grant bien et greigneur renommée ne meilleure louenge ne povoient-elles en la parfin acquérir, et leur dist adieu. Et ainsi entra en l’hostel de son père, et les seigneurs et dames qui l’avoient convoiée s’en retournèrent plourans et fort gémissans et souspirans, tellement qu’ils ne povoient regarder l’un l’autre ne parler l’un à l’autre.
Grisilidis du tout en tout fut contente; oublieuse et nonchalant des grans aises et des grans richesses qu’elle avoit eues et des grans services, révérences et obéissances que l’en lui avoit faictes, se tint avec son père à petite vie, comme devant, povre d’esperit et en très grant humilité vers ses povres amies et anciennes voisines de son père, et vesquit de moult humble conversation. Or peut-l’en penser quelle douleur et desconfort avoit le povre Jehannicola qui estoit en sa vieillesse voyant sa fille en un si povre et si petit estat comme elle estoit, après si grans et si haultes honneurs et richesses; mais c’estoit un merveilleux bien de veoir comment bénignement, humblement et sagement, elle le servoit, et quant elle le véoit pensif, comment sagement elle le reconfortoit, et après le mettoit en parole d’autre matière.
Moult de jours passés comme dist est, le conte de Péruse et sa noble compaignie approuchèrent, et toutes les gens du païs murmuroient des nopces du marquis.{v. 1, p.120} Le conte de Péruse, frère du marquis, envoia plusieurs chevaliers devant pour certifier à son frère le marquis de Saluces le jour de sa venue, et qu’il amenoit avec luy la vierge que le marquis devoit espouser; car en vérité icellui conte de Péruse ne savoit riens que les enfans que la contesse sa femme avoit nourris fussent enfans d’icelluy marquis, car celle contesse de Péruse avoit la chose tenue secrète vers son mary en nourrissant sa niepce et son nepveu, et par les paroles de la contesse pensoit le conte que ce fussent enfans d’estrange païs, si comme par leur belle manière les enfans le monstroient. Et avoit le conte espérance que puis que la fille seroit mariée au marquis, et les nouvelles en iroient par le monde, l’en saroit tantost qui seroit le père.
Lors le marquis de Saluces manda querre Grisilidis, et que tantost elle venist en son palais; laquelle, sans contradiction vint. Et le marquis lui dist: Grisilidis, la pucelle que je doy espouser sera demain cy au disner, et pour ce que je désire qu’elle et le conte mon frère et les autres seigneurs de leur compaignie soient honnourablement receus, et en telle manière que à un chascun soit fait honneur selon son estat, et par espécial pour l’amour de la vierge qui vient à moy, et je n’ay en mon palais femme ne meschine qui si bien le sache faire à ma voulenté comme toy, (car tu congnois mes meurs et comment l’en doit recevoir tels gens, et si scez de tout mon palais les chambres, les lieux et les ordonnances;) pour ce vueil-je que tu n’aies regart ou temps passé et n’aies honte de ta povre robe, et que nonobstant ton petit habit, tu preignes la cure de tout mon fait, et tous les officiers de mon hostel obéiront à toy.{v. 1, p.121} Grisilidis respondit liement: Monseigneur, non tant seulement voulentiers, mais de très bon cuer, tout ce que je pourray à ton plaisir feray, ne n’en seray jamais lasse ne traveillée, et ne m’en feindray, tant que les reliques de mon povre esperit demourront en mon corps.
Lors Grisilidis comme une povre ancelle prist les vils instrumens et les bailla aux mesgnies, et commanda aux uns à nettoier le palais et aux autres les estables, enorter les officiers et meschines de bien faire chascun en son endroit la besongne espéciale, et elle emprist à drécier et à ordonner les lits et les chambres, tendre les tappis de haulte lice et toutes choses de broderie et devises qui appartenoient aux paremens du palais, comme pour recevoir l’espouse de son seigneur. Et combien que Grisilidis fust en povre estat et en l’abit d’une povre ancelle, si sembloit-il bien à tous ceulx qui la véoient qu’elle fust une femme de très grant honneur et de merveilleuse prudence. Ceste vertu, ce bien et ceste obéissance est assez grant pour toutes les dames esmerveillier.
L’endemain, heure de tierce, le conte, avecques luy la pucelle et son frère et toute la compaignie, entrèrent en Saluces. Et de la beaulté de la vierge et de son frère et de leur belle manière chascun se esmerveilloit, et aucuns en y eust qui dirent: Gaultier le marquis change sagement son mariage, car ceste espouse est plus tendre et plus noble que n’est la fille Jehannicola.
Ainsi entrèrent et descendirent au palais à grant joie. Grisilidis qui à toutes ces choses estoit présente et qui se démonstroit toute reconfortée d’un si grant cas{v. 1, p.122} à elle si près touchant, et de sa povre robe non vergongneuse, à lie face, vint de loing à l’encontre de la pucelle et de loing humblement la salua à genoulx, disant: Bien soiez venue, madame, et puis au fils, et puis au conte, et humblement les salua aussi en disant: Bien viengnez-vous avec ma dame. Et mena chascun en sa chambre qui estoient richement appareillées. Et quant ils eurent veu et advisé les fais et les manières de Grisilidis, à la parfin tous se esmerveillèrent comment tant de si bonnes meurs povoient estre en si povre habit.
Grisilidis, après ces choses, se traït devers la pucelle et devers l’enfant, ne de avec eulx ne se povoit partir. Une heure regardoit à la beaulté de la fille, et puis du jeune fils la gracieuse manière, et ne se povoit saouler de les fort louer. L’heure approucha que l’en devoit aler à la table. Le marquis lors devant tous appella Grisilidis et à haulte voix lui dist: Que te semble, Grisilidis, de ceste moie espouse? N’est-elle pas assez belle et honneste? Grisilidis, haultement et sagement, à genoulx, respondi: Certainement, monseigneur, c’est la plus belle et la plus honneste à mon gré que je veisse oncques. Monseigneur, avec ceste pourrez-vous mener joyeuse vie et honneste, laquelle chose en bonne foy je désire, mais, monseigneur, je vous vueil prier et admonester que vous ne vueilliez pas molester ceste nouvelle espouse d’estranges admonestemens, car, monseigneur, vous povez penser que ceste est jeune et de grant lieu venue, doulcement nourrie, et ne les pourroit pas souffrir comme l’autre a souffert, si comme je pense.
Lors le marquis oyant les doulces et sages paroles de Grisilidis et considérant la bonne chière et grant{v. 1, p.123} constance qu’elle monstroit et avoit tousjours monstré, eust en son cuer une piteuse compassion et ne se peut plus tenir de monstrer sa voulenté, et en la présence de tous à haulte voix dist ainsi: O Grisilidis! Grisilidis! je vois et congnois, et me souffist assez ta vraie foy et loyaulté; et l’amour que tu as vers moy, ta constant obédience et vraie humilité sont par moy esprouvées et très bien congneues et me contraignent de dire que je croy qu’il n’y a homme dessoubs le ciel qui s’espouse ait tant esprouvée comme j’ay toy. Et lors Grisilidis mua couleur, à tout le chief enclin[223] par honneste vergongne, pour les grans louenges dont elle estoit devant tant de peuple louée du marquis son seigneur. Lequel adoncques larmoyant l’embrassa en la baisant et luy dist: Tu seule es mon espouse, ne autre espouse jamais je n’aray. Celle que tu pensoies estre ma nouvelle espouse est ta fille, et cestui enfant est ton fils: lesquels deux enfans estoient perdus par l’opinion de nos subjects. Sachent donc tous ceulx qui le contraire pensoient que j’ay voulu ceste ma loyale espouse curieusement et rigoreusement esprouver, et non pas pour la contemner ou despire, et ses enfans ay-je fait nourrir secrètement par ma seur à Boulongne, et non pas occire ne tuer.
La marquise Grisilidis lors oyant les paroles de son mary cheist devant lui toute pasmée à terre, de joie de veoir ses enfans. Elle fut tantost relevée et quant elle fut relevée elle prist ses deux enfans et doulcement les acola et baisa, tellement qu’elle les couvrist tous de larmes, ne l’en ne les povoit oster d’entre ses bras, dont{v. 1, p.124} c’estoit grant pitié à veoir. Les dames et damoiselles joyeusement plourans prirent leur dame Grisilidis et tantost l’enmenèrent en une chambre et lui dévestirent ses povres robes et vestemens et la revestirent des autres et la receurent à marquise comme il appartenoit. Léans eut une telle solemnité et telle joie de ce que les enfans du marquis estoient retournés à inestimable consolation de la mère, du marquis et de ses amis et subjects, que par tout le pays la grant joie en fust respandue, et ce jour ou palais de Saluces eut de pitié maintes larmes respandues, ne ne se povoient saouler de léalment recorder les grans vertus non pareilles de Grisilidis qui mieulx sembloit estre fille d’un empereur par contenance, ou de Salemon par prudence, que fille du povre Jehannicola. La feste fut trop plus grande et plus joyeuse qu’elle n’avoit esté de leurs nopces, et vesquirent depuis ensemble le marquis et la marquise l’espace de vingt ans en grant amour, paix et concorde. Et quant est de Jehannicola père de Grisilidis duquel le marquis n’avoit fait compte ès temps passés pour esprouver sa fille, icellui marquis le fist translater ou palais de Saluces et là le tint le marquis à grant honneur tous les jours de sa vie. Sa fille aussi maria icellui marquis haultement et puissamment, et aussi, quant son fils fut en aage, il le maria et ot enfans lesquels il vit; et après sa fin gracieuse il laissa son fils hoir et successeur de Saluces, à grant consolation de tous ses amis et subjects.
Chère seur, ceste histoire fut translatée par maistre François Pétrac poëte couronné à Romme, non mie pour mouvoir les bonnes dames à avoir patience ès tribulations que leur font leurs maris pour l’amour{v. 1, p.125} d’iceulx maris tant seulement, mais fut translatée pour monstrer que puisque ainsi est que Dieu, l’Église et raison veullent qu’elles soient obéissans, et que leurs maris veullent qu’elles aient tant à souffrir, et que pour pis eschever il leur est nécessité de eulx soubsmettre du tout à la voulenté de leurs maris et endurer patiemment ce que iceux maris veulent, et que encores et néantmoins icelles bonnes dames les doient celer et taire et nonobstant ce les rappaisier, rappeller, et elles retraire et raprouchier tousjours joyeusement à la grâce et amour d’iceulx maris qui sont mortels, par plus forte raison doivent hommes et femmes souffrir patiemment les tribulations que Dieu qui est immortel, éternel et pardurable leur envoie, et nonobstant mortalité d’amis, perte de biens, d’enfans, ne de lignage, desconfiture par ennemis, prises, occisions, pertes, feu, tempestes, orage de temps, ravine d’eaue ou autres tribulations soudaines, tousjours le doit-on souffrir patiemment et retourner joindre et rappeller amoureusement et attraiement[224] à l’amour du souverain immortel, éternel et pardurable seigneur, par l’exemple de ceste povre femme née en povreté, de menues gens sans honneur et science, qui tant souffri pour son mortel ami.
Et je qui seulement pour vous endoctriner l’ay mise cy, ne l’y ay pas mise pour l’applicquer à vous, ne pour ce que je vueille de vous telle obéissance, car je n’en suis mie digne, et aussi je ne suis mie marquis ne ne vous ay prise bergière, ne je ne suis si fol, si oultrecuidié, ne si jeune de sens, que je ne doie bien savoir{v. 1, p.126} que ce n’appartient pas à moy de vous faire tels assaulx, ne essais ou semblables. Dieu me gart de vous, par ceste manière ne par autres, soubs couleur de faulses simulations, vous en essaier! Ne autrement en quelque manière ne vous vueil-je point essaier, car à moy souffist bien l’espreuve jà faicte par la bonne renommée de vos prédécesseurs et de vous, avecques ce que je sens et voy à l’ueil et congnois par vraie expérience. Et me excuse se l’histoire parle de trop grant cruaulté, à mon advis, plus que de raison. Et croy que ce ne fust oncques vray, mais l’histoire est telle et ne la doy pas corriger ne faire autre, car plus sage de moy la compila et intitula. Et désire bien que puisque autres l’ont veue, que aussi vous la véez et sachiez de tout parler comme les autres.
Ainsi, chère seur, comme j’ay dit devant que vous devez estre obéissant à cellui qui sera vostre mary, et que par bonne obéissance une preudefemme acquiert l’amour de son mary, et en la fin a de lui ce qu’elle désire: ainsi puis-je dire que par deffault d’obéissance, ou par haultesse se vous l’emprenez, vous destruisez vous et vostre mary et vostre mesnaige. Et j’en tray à exemple un raconte qui dit ainsi: Il advint que deux mariés eurent contention l’un contre l’autre, c’est assavoir la femme contre le mary; car chascun d’eulx se disoit estre le plus sage, le plus noble de lignée et le plus digne, et allégoient comme fols plusieurs raisons l’un contre l’autre, et si aigrement garda la femme sa rigueur contre le mary qui au commencement, par aventure, ne l’avoit pas doctrinée doulcement, que pour eschever dommageux esclandre il convint que amis s’en entremissent. Plusieurs assemblées d’amis en{v. 1, p.127} furent faictes, plusieurs reprouches entregectés, et nul remède n’y povoit estre trouvé que la femme par son orgueil ne voulsist avoir ses drois tous esclarcis par poins, et que les obéissances et services que les amis disoient qu’elle devoit faire à son mary lui fussent mis et escripts par articles d’une part, et autant et autel à son mary pour elle d’autre part; et à tant devoient demourer ensemble, se non en amour, ou mains en paix. Ainsi fut fait et demourèrent depuis par aucun temps que la femme gardoit et garda estroitement son droit par sa cédule contre son mary, ouquel mary, pour pis eschever, il convenoit avoir ou faindre patience en despit qu’il en eust, car il avoit pris trop tart à l’amender.
Un jour aloient en pélerinage et leur convint passer un fossé pardessus une estroite planche. Le mary passa le premier, puis se retourna et vist que sa femme estoit paoureuse et n’osoit passer après luy; si doubta le mary que s’elle passoit, la paour mesmes ne la feist cheoir, et retourna charitablement à elle et la print et tint par la main; et en la menant du long de la planche, la tenoit, et en parlant à elle l’asseuroit qu’elle n’eust point paour, et tousjours parloit à elle et aloit le bons homs à reculons; si chéy en l’eaue qui estoit parfonde et se combatist fort en l’eaue pour eschever le péril de noyer, si s’arresta et se tint à une vieille planche qui de grant temps passé y estoit cheute et qui là flotoit, et dist à sa femme que à l’aide de son bourdon qu’elle portoit, elle tirast la planche au bort de l’eaue pour lui sauver. Elle luy respondi: Nennil, nennil, dist-elle, je regarderay premièrement en ma cédule s’il y est escript que je le doie faire, et s’il y est, je le feray: et autrement{v. 1, p.128}, non. Elle y regarda, et pour ce que sa cédule n’en faisoit point mention, elle luy respondi qu’elle n’en feroit rien, et le laissa et s’en ala. Le mary fut en l’eaue lonc temps et tant qu’il fut sur le point de morir. Le seigneur du pays et ses gens passèrent par illecques et le virent et le rescouirent qu’il estoit près de mort. Ils le feirent chaufer et aisier, et quant la parole lui fut revenue, l’en lui demanda le cas: il le raconta comme dessus; le seigneur fist suivir et prendre la femme et la fist ardoir. Or véez quelle fin son orgueil lui donna, qui par sa grant inobédience vouloit si estroitement garder sa raison contre son mary.
Et, par Dieu, il n’est pas tousjours saison de dire à son souverain: Je n’en feray riens, ce n’est pas raison; plus de bien vient d’obéir, et pour ce je tray à exemple la parole de la benoite vierge Marie, quant l’ange Gabriel luy apporta la nouvelle que nostre Seigneur s’enumbreroit en elle. Elle ne respondi pas: ce n’est pas raison, je suis pucelle et vierge, je n’en souffreray rien, je seroie diffamée; mais elle obéissamment respondi: Fiat michi secundum verbum tuum, qui vault autant à dire comme: ce qui luy plaist soit fait. Ainsi elle fut vraie humble et obéissant, et par son humilité et obéissance grant bien nous est venu, et par inobédience et orgueil grant mal et mauvaise conclusion vient, comme il est dit dessus de celle qui fut arse, et comme on lit en la Bible de Ève, par la désobéissance et orgueil de laquelle elle et toutes celles qui après elle sont venues et vendront, furent et ont esté par la bouche de Dieu mauldictes. Car, si comme dit l’Historieur, pour ce que Ève pécha doublement elle eust deux maléditions. Premièrement, quand elle s’éleva{v. 1, p.129} par orgueil et que elle voult estre semblable à Dieu: pour ce fut-elle abaissiée et humiliée en la première malédition où Dieu dist ainsi: Multiplicabo ærumnas tuas et sub potestate viri eris, et ipse dominabitur tibi. C’est à dire: Je multiplieray tes peines, tu seras soubs la puissance d’homme, et il aura seignourie sur toy. L’Histoire dit que avant qu’elle péchast, elle estoit bien aucunement subjecte à homme pour ce qu’elle avoit esté faicte d’homme et de la coste d’icellui, mais icelle subjection estoit moult doulce et attrempée et naissoit de droicte obéissance et fine[225] voulenté, mais après ceste malédition, elle fut de tout en tout subjecte par nécessité et voulsist ou non, et toutes les autres qui d’elle vindrent et vendront ont eu et auront à souffrir et obéir à ce que leurs maris vouldront faire, et seront tenues de entériner[226] leurs commandemens. La seconde malédition fut telle: Multiplicabo conceptus tuos; in dolore paries filios tuos. Dist Dieu: Je multiplieray tes concevemens, c’est à dire: tu concevras plusieurs enfans en douleur, et en travail enfanteras tes fils. L’Histoire dit que la malédition ne fut pas pour l’enfant, mais de la douleur que femmes ont à l’enfanter.
Aussi véez-vous la malédition que nostre Seigneur voult donner pour la désobéissance[227] de Lucifer. Car jadis Lucifer fut le plus solemnel ange, et le mieulx amé et le plus prouchain de Dieu qui fust adoncques en paradis, et pour ce estoit-il de tous appellé Lucifer, c’est quasi lucem ferens, qui est à dire portant lumière, car au regart des autres toute clarté et toute joie estoit où il venoit pour ce qu’il représentoit et donnoit souvenance{v. 1, p.130} d’icellui souverain Seigneur qui tant l’amoit et dont il venoit et duquel il estoit si prouchain. Et si tost que icelluy Lucifer laissa humilité et en orgueil haussa son courage, le mist nostre Seigneur plus loing de luy, car il le fist trébuchier plus bas que nul autre, c’est assavoir ou plus parfont d’enfer où il est le plus ort, le pire et le plus meschant des meschans. Aussi pareillement sachiez que vous serez si prouchaine de vostre mary que partout où il vendra il portera mémoire, souvenance et remembrance de vous. Et vous le véez de tous mariés, car tantost que l’en voit le mary, l’en lui demande: comment le fait[228] vostre femme? Et aussi, quant l’en voit la femme, l’en luy demande: comment le fait vostre mary? Tant est la femme jointe avecques le mary.
Doncques véez-vous, tant par les jugemens de Dieu mesmes que par les exemples dessus allégués, que se vous n’estes obéissant en toutes choses grandes et petites à vostre mary qui sera, vous serez plus à blasmer et punir de vostre dit mary que un autre qui luy désobéiroit, en tant que vous estes plus prouchaine de lui. Se vous estiez moins obéissant, et vostre chamberière luy feist par amours[229] et service ou autrement, obéissance tellement que en vous délaissant il convenist à elle commettre les espéciaulx besongnes qu’il vous devroit commettre, et il ne vous commeist riens et vous laissast derrière, que diroient vos amis? Que présumeroit vostre cuer quant il s’en apparcevroit? Et puis que il auroit traîné[230] son plaisir illecques, comment le {v. 1, p.131}pourriez-vous depuis retraire? Certes, il ne serait mie en vostre puissance.
Et, pour Dieu, gardez-vous que ce meschief n’aviengne, que une seule fois il prengne autruy service que le vostre. Et doncques vous soient ses commandemens, mesmement les petis qui de prime face vous sembleroient estre de nulle valeur ou estranges, tellement attachés au cuer que de vos plaisirs ne vous chaille fors que des siens, et gardez que par vostre main et par vous mesmes et en vostre personne les siens soient achevés; et quant à lui ne à ses affaires qui vous appartendront, ne souffrez aucun approucher, ne nul n’y mette la main que vous, et les vostres affaires soient par vous commandés et commis à vos enfans et à vos privés mesgnies qui sont dessoubs vous, à chascun selon son endroit, et s’ils ne le font, si les en punissez.
Et pour ce que je vous ay dit que vous soiez obéissant à vostre mary qui sera, c’est assavoir plus que à nul autre et pardessus toute autre créature vivant, peut ceste parole d’obédience estre entendue et à vous déclairée; c’est assavoir que en tous cas, en tous termes, en tous lieux et en toutes saisons, vous faictes et acomplissiez sans redargution tous ses commandemens quelconques. Car sachiez que puis qu’il soit homme raisonnable et de bon sens naturel, il ne vous commandera riens sans cause, ne ne vous laissera riens faire contre raison. Jasoit-ce qu’ils sont aucunes femmes qui pardessus la raison et sens de leurs maris veulent gloser et esplucher, et encores pour faire les sages et les maistresses, font-elles plus devant les gens que autrement, qui est le pis. Car jasoit-ce que je ne vueille mie dire qu’elles ne doivent tout savoir et que leurs maris{v. 1, p.132} ne leur doivent tout dire, toutesvoies ce doit estre dit et fait à part, et doit venir du vouloir et de la courtoisie du mary, non mie de l’auctorité, maistrise et seignourie de la femme qui le doie, par manière de domination, interroguer devant la gent. Car devant la gent, pour monstrer son obéissance et pour son honneur garder, n’en doit-elle sonner mot, pour ce qu’il sembleroit à la gent qui ce orroient que le mary eust accoustumé à rendre compte de ses vouloirs à sa femme, ce que femme ne doit pas vouloir que l’en apparçoive, car en tel cas elles se démonstreroient comme maistresses et dames, et à elles-mesmes feroient grant blasme, et grant vilenie à leurs maris.
De rechief, aucunes sont à qui leurs maris commandent faire aucunes choses qui à elles semblent petites et de petite valeur, et elles n’ont pas regard à l’encontre de celluy de qui le commandement vient, ne à l’obéissance qu’elles luy doivent, mais à la valeur de la chose seulement, laquelle valeur elles jugent selon leur sens et non mie aucunes fois selon la vérité, car elles ne la scevent pas, puisque l’en ne leur a dicte. Exemple qui peut avenir: Un homme nommé Robert qui me doit deux cens frans me vient dire adieu et dit qu’il s’en va oultre mer et me dit telles paroles: Sire, fait-il, je vous doy deux cens frans lesquels j’ay bailliés à ma femme qui ne vous congnoist, mais je lui ay dit qu’elle les baille à celluy qui lui portera son nom par escript de ma main, et véez-le-cy. Et à tant se part, et tantost qu’il s’est party de moy, sans dire le cas, je le commande à garder à ma femme à qui je me fie, laquelle ma femme le fait lire à un autre, et quant elle voit que c’est le nom d’une femme, elle en pensant à mal le gecte ou feu,{v. 1, p.133} et par courroux me vient dire qu’elle ne daigneroit estre ma maquerelle. Cy a belle obéissance! Item, je lui bailleray un festu ou un viés clou ou un caillou qui m’ont esté baillés pour aucunes enseignes[231] d’aucuns grans cas, ou un fil ou une vergette de bois pour mesure d’aucune grosse besongne dont, par oubliance ou par autre adventure, je ne diray riens à ma femme du cas ne de la matière, mais je luy bailleray pour garder espécialment; celle n’aura regard fors à la valeur du fil ou de la vergette et autre compte ne tendra de mon commandement, en despit de ce que je ne luy auray porté honneur et révérence de lui dire le cas au long. Et communément telles femmes rebelles, haultaines et couvertes[232], quant pour monstrer leur maistrise elles ont tout honni[233], elles cuident, en elles excusant, faire croire à leurs maris qu’elles cuidoient que ce fust un néant et pour ce n’ont point fait leur commandement; mais se leurs maris sont saiges, ils voient bien que c’est par desdaing et despit de ce qu’ils ne leur avoient pas porté telle honneur que de leur dire le cas tantost et sans délay, et par aventure ont le commandement en nonchalance par leur fierté, ne ne leur chault en riens du desplaisir de leurs maris, mais que[234] seulement elles{v. 1, p.134} ayent achoison d’elles excuser et dire: ce n’estoit riens, mais se ce eust esté grant chose, je l’eusse fait. Et pour tant, ce leur semble, seront excusées, mais il leur semble mal, car jasoit-ce que lors le mari n’en die rien adonc, toutesvoies elles perdent tousjours le nom de la vertu d’obéissance, et la tache de la désobéissance demeure long temps après dedens le cuer du mary si attachée qu’à une autre fois il en souviendra au mary quant la femme cuidera que la paix soit faicte et que le mary l’ait oublié. Or escheve donc femme ce dangereux péril, et prengne garde à ce que dit l’apostre Ad Hebreos XIIIº: Obedite, etc.
Or dit encores cest article que la femme doit obéir à son mary et faire ses commandemens quelconques grans et petis, et mesmes les très petis; ne il ne convient point que vostre mary vous die la cause de son commandement, ne qui le meut, car ce sembleroit un signe de le vouloir ou non vouloir faire selon ce que la cause vous sembleroit ou bonne ou autre, ce qui ne doit pas cheoir en vous ne en vostre jugement, car à lui appartient de le savoir tout seul, et à vous n’appartient pas de luy demander, se ce n’est après, à vous deux seulement et à privé. Car pardessus son commandement vous ne devez avoir en quelque chose reculement, reffus, retardement ou délay, ne pardessus sa deffence rien faire, corrigier, acroistre, apeticier, eslargir ou estrecier en quelque manière; car en tout et partout, soit bien, soit mal que vous ayez fait, vous estes quictes et délivres en disant: mon mary le m’a commandé. Encores, se mal vient par vostre ouvrage, si dit-l’en d’une femme mariée: elle fist bien puis que son mary luy commanda, car en ce faisant elle fist son devoir.{v. 1, p.135} Et ainsi, au pis venir, vous en seriez non mie seulement excusée, mais bien louée.
Et à ce propos je vous diray une piteuse merveille et que je plain bien[235]. Je sçay une femme de très grant{v. 1, p.136} nom en bourgeoisie qui est mariée à une bonne personne, et sont deux bonnes créatures, jeunes gens paisibles, et qui ont de beaux petis enfans. La femme est blasmée d’avoir receu la compaignie d’un grant seigneur{v. 1, p.137}, mais, par Dieu, quant l’on en parle, les autres femmes et hommes qui scevent le cas, et mesmement ceux qui héent ce péchié, dient que la femme n’en doit point estre blasmée, car son mary luy commanda. Le cas est tel qu’ils demeurent en une des plus grans cités de ce royaume. Son mary et plusieurs autres bourgois{v. 1, p.138} furent de par le Roy emprisonnés pour une rébellion que le commun avoit faicte. Chascun jour l’en en coppoit les testes à trois ou à quatre d’iceulx. Elle et les autres femmes d’iceulx prisonniers estoient chascun jour devers les seigneurs, plourans et agenoillans, et les mains joinctes requérans que l’en eust pitié et miséricorde et entendist-l’en à la délivrance de leurs maris. L’un des seigneurs qui estoit entour le Roy, comme non crémant Dieu ne sa justice, mais comme cruel et félon tirant, fist dire à icelle bourgoise que s’elle vouloit faire sa voulenté, sans faulte il feroit délivrer son mary. Elle ne respondi riens sur ce, mais dist au messaige que pour l’amour de Dieu il feist par devers ceulx qui gardoient son mary en la prison qu’elle veist son mary et qu’elle parlast à luy. Et ainsi fut fait, car elle fut mise en prison avec son mary, et toute plourant luy dist ce qu’elle véoit ou povoit apparcevoir des autres, et aussi de l’estat de sa délivrance, et la vilaine requeste que l’en lui avoit faicte. Son mary luy commanda que comment qu’il fust elle feist tant qu’il eschappast sans mort, et qu’elle n’y espargnast ne son corps, ne son honneur, ne autre chose, pour le sauver et rescourre sa vie. A tant se partirent l’un de l’autre, tous deux plourans. Plusieurs des autres prisonniers bourgois furent décapités, son mary fut délivré. Si l’excuse-l’en d’un si grant cas que, supposé encores qu’il soit vray, si n’y a-elle ne péchié ne coulpe, ne n’y commist délit ne mauvaistié quant son mary luy commanda, mais le fist, pour sauver son mary, sagement et comme bonne femme. Mais toutesvoies, je laisse le cas qui est vilain à raconter et trop grant, (maudit soit le tirant qui ce fist!) et revien à mon propos que l’en doit obéir à son mary, et laisseray{v. 1, p.139} les grans cas et prendray les petis cas d’esbatement.
Par Dieu, je croy que quant deux bonnes preudes gens sont mariés, toutes autres amours sont reculées, annichilées et oubliées, fors d’eulx deux, et me semble que quant ils sont présens et l’un devant l’autre, ils s’entre-regardent plus que autres, ils s’entre-pincent, ils s’entre-hurtent, et ne font signe ne ne parlent voulentiers, fors l’un à l’autre. Et quant ils s’entr’éloignent, si pensent-ils l’un à l’autre, et dient en leur cuer: quant je le verray, je luy feray ainsi, je luy diray ainsi, je le prieray de tel chose. Et tous leurs plaisirs espéciaulx, leurs principaulx désirs et leurs parfaictes joies sont de faire les plaisirs et obéissances l’un de l’autre, et s’ils s’entre-aiment, il ne leur chault de obéissance ne de révérence, fors le commun qui est trop petite entre plusieurs.
Et à ce propos de jeux et esbatemens entre les maris et les femmes, par Dieu, j’ay ouy dire au bailli de Tournay[236] qu’il a esté en plusieurs compaignies{v. 1, p.140} et disners avecques hommes qui estoient de long temps mariés, et avecques iceulx a fait plusieurs bourgages[237] et gaigeures de païer le disner qu’ils auroient fait et plusieurs escos et disners à païer sur condition que d’illecques tous les compaignons de l’escot iroient ensemble en l’hostel de tous iceulx mariés, l’un après l’autre, et celluy de l’assemblée qui aroit femme si obéissant qu’il la peust arrangéement et sans faillir faire compter jusques à quatre, sans arrest, contradition, mocquerie ou réplication, seroit quicte de l’escot, et cellui ou ceulx de qui les femmes seroient rebelles et répliqueroient, mocqueroient ou desdiroient, icelluy escot rendroient, ou chascun autant. Et quant ainsi estoit accordé, l’en aloit adoncques par droit esbatement et par droit jeu en l’hostel Robin qui appelloit Marie sa femme qui bien faisoit la gorgue[238], et devant tous le mary luy disoit: Marie, dictes après moy ce que{v. 1, p.141} je diray. Voulentiers, sire.—Marie dictes: empreu[239],—empreu—et deux—et deux—et trois... Adonc, Marie un peu fièrement disoit: et sept, et douze, et quatorze! Esgar[240]! vous mocquez-vous de moy? Ainsi le mary Marie perdoit. Après ce, l’en aloit en l’hostel Jehan qui appelloit Agnesot sa femme qui bien savoit faire la dame, et luy disoit: dictes après moy ce que je diray—Empreu.—Agnesot disoit par desdain: et deux. Adonc perdoit. Tassin disoit à dame Tassine: Empreu.—Tassine par orgueil disoit en hault: C’est de nouvel! Ou disoit: Je ne suis mie enfant pour aprendre à compter. Ou disoit: or çà, de par Dieu, esgar, estes-vous devenu ménestrier? Et les semblables. Et ainsi perdoit; et tous ceulx qui avoient espousées les jeunes bien aprises et bien endoctrinées gaignoient et estoient joyeux.
Regardez mesmes que Dieu qui est sage sur toute sagesse fist pour ce que Adam, désobéissant et mesprisant le commandement de Dieu ou deffense, menga la pomme (qui estoit peu de chose à luy que une pomme), et comment il en fut courroucié; il ne se courrouça pas pour la pomme, mais pour la désobéissance et le petit compte qu’il tenoit de luy. Regardez comment il ama la vierge Marie pour son obéissance. Regardez des obéissances et fais d’Abraham, dont il est parlé cy dessus à deux feuillets près, qui par simple mandement fist si grans et terribles choses sans demander la cause. Regardez de Grisilidis, quels fais elle supporta et endura en son cuer sans demander cause pour quoy, et si n’y povoit estre apparceu ne considéré{v. 1, p.142} cause aucune, ne couleur de cause, proufit à venir, ne nécessité de faire, fors que seule voulenté terrible et espoventable, et si n’en demandoit ne n’en disoit mot, et dont elle acquist telle louenge que maintenant que sommes cinq cens ans après sa mort, il est lecture de son bien.
Et n’est mie maintenant commencement de faire doctrine de l’obéissance des femmes envers leurs maris. Il est trouvé en Genesy, ou XXIXe chappitre, que Loth et sa femme se partirent d’une cité; Loth deffendit à sa femme qu’elle ne regardast point derrière ly. Elle s’en tint une pièce, et après mesprisa le commandement et y regarda. Incontinent, Dieu la converti en une pierre de sel, et la demoura, et encores est telle et sera. C’est propre texte de la Bible et le nous convient croire par nécessité, ou autrement nous ne serions pas bons chrestiens. Or véez-vous, se Dieu essayoit adoncques ses amis et ses serviteurs en bien petites choses, comme pour une pomme l’un, pour regarder derrière luy l’autre, aussi n’est-ce pas merveille se les maris qui par leur bonté ont mis tout leur cuer, toutes leurs joies et esbatemens en leurs femmes et arrière mises toutes autres amours, preignent plaisir en leur obéissance, et par amoureux esbatement et à autruy non nuisibles les essayer.
Et pour ce, en reprenant ce que dessus, comment les maris essaient l’obéissance des femmes, jasoit-ce que ce ne soit que jeu, toutesvoies à tous qui estoient désobéis et qui par ce perdoient, le cuer leur douloit de la mocquerie et de la perte, et quelque semblant qu’ils en feissent, ils en estoient tous honteux et moins amoureux de leurs femmes qui leur estoient peu humbles,{v. 1, p.143} craintives et obéissans, ce qu’elles ne devoient pas estre en tant soit petite chose, toutesvoies s’il n’y avoit grant cause, laquelle cause elle luy devroit dire en secret et à part. Et sont aucunes fois les jeunes et fols maris si meschans que sans raison que par petites et inutiles achoisons[241] dont les commencemens sont venus par jeu et de néant, et par continuelles désobéissances de leurs preudefemmes, ils amassent et amoncellent un secret et couvert courroux en leurs cuers dont pis vient à tous les deux, et aucunes fois se acointent de meschans et deshonnestes femmes qui les obéissent en toutes choses et honnorent plus qu’ils ne sont honnorés de leurs preudefemmes; adonc, iceulx mariés comme fols se assotent[242] d’icelles méchans femmes qui scevent garder leur paix et iceulx honnorer et obéir à tous propos et faire leurs plaisirs. Car, ne doubtez, il n’est nul si meschant mary qui ne vueille estre obéy et esjoy de sa femme, et quant les maris se treuvent mieulx obéis autre part que devant n’estoient en leurs hostels, si laissent comme fols à nonchalance[243] leurs espouses pour les haultesses et désobéissances d’icelles, lesquelles en sont depuis courroucées après, quant icelles mariées voient que en toutes compaignies elles ne sont mie si honnourées comme celles qui sont accompaigniées de leurs maris qui[244] jà, comme fols, sont si fort par le cuer enlassiés que l’en ne les peut descharner[245]. Et l’en ne peut mie si légièrement reprendre son oisel quant il est eschappé de la cage comme de garder qu’il ne s’envole: aussi ne pevent-elles retraire les cuers de leurs{v. 1, p.144} maris, quant iceulx maris ont essayé et trouvé meilleure obéissance ailleurs, et icelles en donnent à leurs maris la coulpe qui est à elles mesmes.
Chère seur, vous véez que comme il est dit des hommes et femmes, l’en peut dire des bestes sauvaiges, et encores non mie seulement des bestes sauvaiges, mais des bestes qui ont acoustumé à ravir et à dévorer, comme ours, loups et lyons: car icelles bestes aprivoise-l’en et attrait-l’en par leur faire leurs plaisirs, et vont après et suivent ceulx qui les servent, acompaignent et aiment; et fait-l’en les ours chevauchier, les singes et autres bestes saillir, dancer, tumber et obéir à tout ce que le maistre veult; et aussi par ceste raison vous puis-je monstrer que vostre mary vous chérira, aimera et gardera se vous pensez à luy faire le sien plaisir. Et pour ce que j’ay dit, et j’ay dit voir, que les bestes ravissables sont apprivoisées etc., je dy par le contraire, et vous le trouverez, que non mie seulement vos maris, mais vos pères et mères, vos seurs, vous estrangeront se vous leur estes farouche et ne leur soiez débonnaire et obéissant.
Or savez-vous bien que vostre principal manoir, vostre principal labour et amour et vostre principal compaignie est de vostre mary, pour l’amour et compaignie duquel vous estes riche et honnorée, et se il se desfuit, retrait ou eslonge de vous par vostre inobédience ou autre quelque cause que ce soit, à tort ou à droit, vous demourrez seule et despariée, et si vous en sera donné le blasme et en serez moins prisée, et se une seule fois il ait ce mal de vous, à paine le pourriez-vous jamais rappaisier que la tache du maltalent ne luy demeure en son cuer pourtraicte et escripte tellement{v. 1, p.145} que jasoit-ce qu’il n’en monstre rien, ne ne die, elle ne pourra estre de long temps planée ou effaciée. Et se la seconde désobéissance revient, gardez-vous de la vengence de laquelle il sera parlé cy après en ce mesmes chappitre et article, ou § Mais encores etc.[246] Et pour ce, je vous prie, aimez, servez et obéissez vos maris, mesmes ès très petites choses d’esbatement, car aucunes fois essaie-l’en en très petites choses, bien petites, d’esbatement, et qui semblent de nulle valeur pour ce que la désobéissance d’icelles porte petit dommaige, pour essayer, et par ce scet-l’en comment l’en se doit attendre d’estre obéy ès grans ou désobéy; voire mesmement ès choses bien estranges et sauvaiges et dont vostre mary vous fera commandement soit par jeu ou à certes, si di-je que vous devez incontinent obéir.
Et à ce propos je tray un raconte qui dit: Trois abbés et trois mariés estoient en une compaignie, et entre eulx mut une question en disant lesquels estoient plus obéissans, ou les femmes à leurs maris, ou les religieux à leur abbé; et sur ce eurent moult de paroles, d’argumens et exemples racontés d’une part et d’autre. Se les exemples estoient vrais, je ne sçay: mais en conclusion ils demourèrent contraires et ordonnèrent que une preuve s’en feroit loyaument, et secrètement jurée entre eulx par foy et par serement, c’est assavoir que chascun des abbés commanderoit à chascun de ses moines que sans le sceu des autres il laissast la nuit sa chambre ouverte et unes verges soubs son chevet, en attendant la discipline que son abbé luy vouldroit donner; et chascun des maris commanderoit secrètement{v. 1, p.146} à sa femme, à leur couchier, et sans ce que aucun de leur mesgnie en sceussent rien, ne aucun fors eulx deux, qu’elle meist et laissast toute nuit un balay derrière l’uis de leur chambre; et dedens huit jours rassembleroient illecques les abbés et les mariés, et jureroient lors d’avoir exécuté leur essay et de rapporter justement et loyaument, sans fraude, ce qui en seroit ensuivi; et ceulx ou des abbés ou des mariés à qui l’en auroit moins obéy paieroient un escot de dix frans. Ainsi fut acordé et exécuté. Le rapport de chascun des abbés fut tel que, sur l’âme d’eulx, ils et chascun d’eulx avoient fait le commandement à chascun de leurs moines, et à mienuit chascun avoit reviseté chascune chambre et avoient trouvé leur commandement acompli. Les mariés firent après leur rappors l’un après l’autre. Le premier dit qu’il fist, avant couchier, secrètement le commandement à sa femme qui luy demanda moult fort à quoy c’estoit bon et que ce vauldroit. Il ne le voult dire. Elle refusoit adonc à le faire, et il adonc fist semblant de soy courroucier, et pour ce elle luy promist qu’elle le feroit. Le soir ils se couchèrent et envoièrent leurs gens qui emportèrent la clarté[247]. Il fist adoncques lever sa femme et oy bien qu’elle mist le balay. Il lui en sceut bon gré et s’endormi un petit, et tantost après se resveilla et senti bien que sa femme dormoit; si se leva tout bellement et ala à l’uis et ne trouva point de balay, et se recoucha secrètement et esveilla sa femme et lui demanda se le balay estoit derrière l’uis; elle luy dist: oil. Il dit que non estoit et qu’il y avoit esté. Et lors elle luy dit: par Dieu, pour[248]{v. 1, p.147} perdre la meilleur robe que j’aye, je ne l’y eusse laissié, car quant vous fustes endormy, les cheveulx me commencèrent à hérisser, et commençay à tressuer et n’eusse peu dormir tant qu’il eust esté en ceste chambre; si l’ay gecté en la rue par les fenestres. L’autre dit que depuis ce qu’ils estoient couchiés il avoit fait relever sa femme, et en grant desplaisance elle toute courroucée avoit mis le balay derrière l’uis, mais elle s’estoit revestue incontinent, et parti de la chambre en disant qu’elle ne coucheroit jà en chambre où il fust, et que voirement ils pussent les ennemis d’enfer venir; et ala couchier toute vestue avec sa chamberière. L’autre dit que sa femme lui avoit respondu qu’elle n’estoit venue ne yssue d’enchanteurs ne de sorciers, et qu’elle ne savoit jouer des basteaulx[249] de nuit, ne des balais[250], et pour mourir elle ne le feroit, ne ne consentiroit, ne jamais en l’hostel ne gerroit s’il estoit fait.
Ainsi les moines furent obéissans en plus grant chose et à leur abbé qui est plus estrange: mais c’est raison, car ils sont hommes; et les femmes mariées furent moins obéissans et en mendre chose et à leurs propres maris qui leur doivent estre plus espéciaulx, car c’est leur nature, car elles sont femmes; et par elles perdirent leurs maris dix frans et furent déceus de leur oultrageuse vantance, qui se estoient vantés de l’obéissance de leurs femmes. Mais je vous pry, belle seur, ne soiez pas de celles, mais plus obéissant à vostre mary qui sera, et en petite choses, et en estranges, soit{v. 1, p.148} à certes, par jeu, par esbatement, ou autrement: car tout est bon.
Par Dieu, je veis à Meleun[251] une chose aussi bien estrange, un jour que le sire d’Andresel estoit capitaine{v. 1, p.149} de la ville; car en plusieurs lieux les Anglois estoient logiés à l’environ: les Navarrois estoient logiés dedens le chastel. Et un après-disner le dit sire d’Andresel[252] estoit à la porte et luy ennuyoit et se démenoit qu’il ne{v. 1, p.150} savoit où aler esbatre pour passer le jour; un escuier luy dit: Sire, voulez-vous aler veoir une damoiselle demourant en ceste ville qui fait quanque son mary luy commande? Le sire d’Andresel lui respondi: oyl, alons. Lors il se prirent à aler, et en alant fut monstré au sire d’Andresel un escuier duquel l’en luy dit que c’estoit le mary d’icelle demoiselle. Le sire d’Andresel l’appella et lui demanda se sa femme faisoit ce qu’il lui commandoit. Et icellui escuier luy dit: par Dieu, Sire,{v. 1, p.151} oy, s’il n’y a villenie grant. Et le sire d’Andresel luy dit: Je mettray à vous pour un disner, que je vous conseilleray à luy faire faire telle chose où il n’y aura point de villenie et si ne le fera pas. L’escuier respondi: Certes, Sire, elle le feroit et gaigneroie; et par autres plusieurs manières puis-je gaignier plus honnourablement avecques vous, et par ceste aray-je plus d’onneur à perdre et païer le disner; si vous prie que vous gaigez qu’elle le fera et je gaigerai que non. Le sire d’Andresel{v. 1, p.152} dit: Je vous commande que vous gaigiez ainsi que j’ay dit. Adonc l’escuier obéist et accepta la gaigeure. Le sire d’Andresel vouloit estre présent et tous ceulx qui là estoient; l’escuier dist qu’il le vouloit bien. Adoncques le sire d’Andresel qui tenoit un baston lui dit: Je vueil que si tost que nous serons arrivés, et sans dire autre chose, que devant nous tous vous direz à vostre femme qu’elle saille pardessus ce baston devant nous trestous, et que ce soit fait sans froncier ou guigner ou faire aucun signe. Ainsi fut fait, car tous entrèrent en l’hostel de l’escuier ensemble. Et incontinent la damoiselle leur vint au devant. L’escuier mist et tint à terre le baston et dit: Damoiselle, saillez par cy dessus! Elle saillit tantost. Il lui dist: Resaillez! Elle resaillit encores. Saillez{v. 1, p.153}! Elle sailli trois fois sans dire un seul mot fors que voulentiers. Le sire d’Andresel fut tout esbahi et dit qu’il devoit et paieroit le disner l’endemain en son hostel d’Andresel. Et tantost se partirent tous pour aler là; et tantost qu’il fut entré en la porte d’Andresel, la dame d’Andresel vint au devant et s’enclina. Tantost que le sire d’Andresel fut descendu, il qui tenoit encores le baston pardessus lequel la damoiselle avoit sailli à Meleun, mist icellui baston à terre et cuida pardessus icelluy faire saillir la dame d’Andresel qui de ce faire fut refusant; dont le sire d’Andresel fut parfaictement courroucié. Et du surplus je me tais, et pour cause: mais tant en puis-je bien dire, et le sçay bien, que s’elle eust acompli le commandement de son mary, lequel il faisoit plus pour jeu et pour essay que pour prouffit, elle eust mieulx gardé son honneur et mieux lui en eust pris; mais à aucunes ne vient pas tousjours bien et à aucunes si fait.
Et encores à ce propos je puis bien dire une chose bien aussi estrange, que une fois, ès jours d’esté, je venoie de devers Chaumont en Bassigny à Paris, et à une heure de vespres me arrestay pour logier en la ville de Bar sur Aube. Plusieurs des jeunes hommes de la ville mariés en icelle, desquels aucuns avoient à moy aucune congnoissance, vindrent à moy prier de soupper avecques eulx, si comme ils disoient, et disoient leur cas estre tel: ils estoient plusieurs hommes jeunes et assez nouvellement mariés et à jeunes femmes, et s’estoient trouvés en une compaignie sans autres gens sages, si avoient enquis de l’estat l’un de l’autre et trouvèrent par les dis d’un chascun que chascun d’eulx cuidoit avoit la meilleur et la plus obéissant femme de toutes{v. 1, p.154} obéissances, commandemens et défenses, petites ou grans. Si avoient pour ce prins complot, si comme ils disoient, d’aler tous ensemble en chascun hostel de chascun d’eulx, et là le seigneur demanderoit à sa femme une esguille, ou une espingle, ou unes forcettes[253], ou la clef de leur coffre, ou aucune chose semblable; et se la femme disoit: à quoy faire? ou: qu’en ferez-vous? ou: est-ce à certes? ou: vous mocquez-vous de moy? ou: je n’en ay point, ou elle ait autre réplication ou retardement, le mary paieroit un franc pour le soupper; et se sans rédargution ou délaier elle bailloit tantost à son mary ce qu’il demandoit, le mary estoit tenus pour bien eureux d’avoir si saige femme et obéissant, et pour sage homme de la maintenir et garder en icelle obéissance et estoit assis au plus hault et ne paieroit riens.
Et jasoit-ce qu’ils soient aucunes femmes qui à telles menues estranges choses ne se sauroient ou daigneroient fléchir, mais les desdaigneroient et mespriseroient et tous ceulx et celles qui ainsi en useroient, toutesvoies, belle seur, povez-vous bien savoir qu’il est nécessité que d’aucune chose nature se resjoïsse; mesmes les povres, les impotens, les maladifs ou enlangourés et ceulx qui sont au lit de la mort preignent et quièrent plaisir et joye, et par plus forte raison les sains. Des uns tout leur déduit est de chasser ou vouler: des autres de jouer d’instrumens: des autres noer[254], ou dancer, ou chanter, ou jouster: chascun selon sa condition prent son plaisir; mesmes le vostre quérez-vous diversement en quelques choses diverses; doncques, se vostre mary qui sera a telle imagination qu’il vueille{v. 1, p.155} prendre son plaisir ou en vostre service ou en vostre obéissance telle que dessus, si l’en servez et saoulez, et sachiez que Dieu vous aura fait plus grant grâce que vostre mary prengne plaisir plus en vous que en une autre chose; car se vous estes la clef de son plaisir, il vous servira, suivra et aimera pour ce, et s’il a plaisir à autre chose, il la suivra et serez derrière. Si vous conseille et admonneste de faire son plaisir en très petites choses et très estranges et en toutes, et se ainsi le faictes-vous, ses enfans et vous mesmes serez son ménestrier et ses joyes et plaisirs, et ne prendra pas ses joyes ailleurs, et sera un grant bien et une grant paix et honneur pour vous.
Et s’il advient que d’aucune besongne il n’ait point souvenu à vostre mary quant il s’est parti de vous, et pour ce ne vous en ait parlé, ne commandé, ne deffendu, toutesvoies devez-vous faire à son plaisir, quelque plaisir que vous ayez autre, et devez délaisser vostre plaisir et mettre derrière et tousjours son plaisir mettre devant; mais se la besongne estoit pesant et de telle attendue que vous peussiez luy faire savoir, rescrivez luy comment vous créez que sa voulenté soit de faire ainsi etc. et pour ce vous aiez vouloir de faire à son plaisir, mais pour ce que en ce faisant tel inconvénient s’en peut ensuir, et telle perte et tel dommage aussi, et qu’il vous semble qu’il seroit mieulx et plus honnourable ainsi et ainsi etc., laquelle chose vous n’osez faire sans son congié, qu’il lui plaise vous mander son vouloir sur ce, et son mandement vous acomplirez de très bon cuer, de tout vostre povoir etc.
Toutes ne font pas ainsi, dont il leur mesvient à la fin, et puis quant elles sont moins prisées et elles voient les bonnes obéissans qui sont bieneurées, acompaignées{v. 1, p.156} et aimées de leurs maris, icelles meschans qui ne sont ainsi en guerroient sus à fortune et dient que ce a fait fortune qui leur a couru sus, et la mauvaistié de leurs maris qui ne se fient mie tant en elles; mais elles mentent, ce n’a pas fait fortune: ce a fait leur inobédience et irrévérence qu’elles ont envers leurs maris qui après ce qu’ils ont moult de fois défailly vers elles qui leur ont désobéy et irrévéré, ne s’y osent plus fier, et ont quis iceulx maris et trouvé obéissance ailleurs où ils se fient.
Et me souvient, par Dieu, que je vis une de vos cousines qui bien aime vous et moy, et si fait son mary, et vint à moy disant ainsi: Cousin, nous avons telle besongne à faire, et me semble qu’elle seroit bien faicte ainsi et ainsi, et me plairoit bien; que vous en semble? Et je luy dis: Le premier point est de savoir le conseil de vostre mary et son plaisir; luy en avez-vous point parlé? Et elle me respondi: par Dieu, cousin, nennil; car par divers moyens et estranges parlers, j’ay sentu qu’il vouldroit ainsi et ainsi, et non pas comme je dy, et j’aroie trop chier de la faire comme j’ay dit. Et vous savez, cousin, qu’il est maindre blasme de faire aucune chose sans le congié de son souverain que après sa deffense, et je suis certaine qu’il le me deffendroit et suis certaine qu’il vous aime et tient bonne personne, et se j’avoie ainsi fait comme je dy, par vostre conseil, quelque chose qu’il en advenist, puis que je me excuseroie de vostre conseil, il seroit de légier appaisié, tant vous aime. Et je luy dis: puis qu’il m’aime, je le doy amer et faire son plaisir, et pour ce je vous conseille que vous ouvrez selon son plaisir et mettez lei vostre plaisir au néant. Et autre chose ne peut avoir et s’en parti toute{v. 1, p.157} courroucée de ce que je ne lui aidie à achever sa voulenté qui estoit toute contraire à la voulenté de son mary; et du courroux de son mary ne luy chaloit puis qu’elle eust esté oye à dire: Vous ne le m’avez point autrement commandé etc. vostre cousin le me conseilla ainsi à faire. Or véez-vous son courage et comment la femme est bien entalentée de faire un grant plaisir à son mary et quelle obéissance elle luy donne!
Chère seur, aucunes autres femmes sont, qui quant elles ont désir de faire une chose en une manière, mais icelle doubte que son mary ne le vueille pas ainsi, si n’en dure ou pose, et frétille et frémie, et quant elle apperçoit que son mary et elle sont à seul et parlent de leurs besongnes, affaires et esbatemens, et la femme par aucuns parlers prouchains à aucune matière enquiert soubtillement et sent de icelle besongne que son mary entend à faire et poursuivre par autre voie qu’elle ne voulsist, adonc la femme met son mary en autre propos, afin que d’icelluy il ne luy die mie oultréement: de celle besongne faictes ainsi; et cautement se passe et met son mary en autres termes et concluent sur autre besongne loingtaine à celle. Et tantost que icelle femme voit son point, elle fait faire icelle première besongne à son plaisir et ne luy chault du plaisir de son mary duquel elle ne tient compte et s’atend à soy excuser pour dire: vous ne m’en avez riens dit, car à elle ne chault du courroux ne du desplaisir de son mary, mais que le sien passe et que sa voulenté soit faicte. Et me semble que c’est mal fait d’ainsi barater, décevoir et essaier son mary; mais plusieurs sont, qui tels essais et plusieurs autres font, dont c’est mal fait, car l’on doit tousjours tendre à faire le plaisir{v. 1, p.158} de son mary quant il est sage et raisonnable; et quant l’en essaie son mary couvertement et cautement, soubs couverture malicieuse et estrange, supposé que ce soit pour mieux exploictier, si est-ce mal fait, car avec son mary l’en ne doit mie besongnier par aguet ou malice, mais plainement et rondement, cuer à cuer.
Mais encores est-ce pis quant la femme a mary preudomme et débonnaire et elle le laisse pour espérance d’avoir pardon ou excusation de mal faire, si comme il est trouvé ou livre des Sept Sages de Romme[255] que en la cité avoit un sage vefve, ancien de grant aage, et moult riche de terre et de bonne renommée qui jadis avoit eu deux femmes espousées qui estoient trespassées. Ses amis lui dirent que encores il prist femme. Il leur dist que ils la luy quéissent et que il la prendroit voulentiers. Ils la luy quirent belle et jeune et advenant de corps, car à peine verrez-vous jà si vieil homme qui ne prengne voulentiers jeune femme. Il ot espousé: la dame fut avecques lui un an que point ne luy feist ce que vous savez. Or avoit icelle dame une mère; un jour elle estoit au moustier emprès sa mère, si luy dist tout bas qu’elle n’avoit nul soulas de son seigneur et pour ce elle vouloit amer. Fille, dist la mère, se tu le faisoies, il t’en mesprendroit trop asprement, car certes il n’est nulle si grant vengence que de vieil{v. 1, p.159} homme, et pour ce, se tu me crois, ce ne feras-tu mie, car tu ne pourroies jamais rapaisier ton mary. La fille respondi que si feroit. La mère luy dist: quant autrement ne peut estre, je vueil que tu essaies, avant, ton mary. Voulentiers, dist la fille, je le essaieray ainsi: il a en son vergier une ante[256] qui est tant belle et qu’il aime plus que tous autres arbres, je la coupperay: si verray se je le pourray rapaisier. A cest accord demourèrent et à tant se partirent hors du moustier.
La jeune dame s’en vint à son hostel et trouva que son seigneur estoit alé esbatre aux champs. Si prent une coignée, vient à l’ante, et y commence à férir à dextre et à sénestre tant qu’elle la couppa, et la fist tronçonner par un varlet et apporter au feu. Et ainsi que celluy l’apportoit, le seigneur entra en son hostel et voit celluy qui apportoit les tronçons de l’ante en sa main; le seigneur demanda: dont vient ceste buche? La dame luy respondi: Je viens oresendroit du moustier et l’en me dist que vous estiez alés aux champs: si doubtay, pour ce qu’il avoit pleu, que vous ne retournissiez moullié et que vous eussiez froit, si alay en ce vergier et couppay ceste ante: car céans n’avoit point de buche. Dame, dit le seigneur, c’est ma bonne ante! Certes, sire, fait la dame, je ne sçay. Le seigneur s’en vint en son vergier et vit la souche de l’ante qu’il amoit tant, si fut iriés assez plus que il ne monstroit le semblant et s’en revint et treuve la dame qui de l’ante faisoit le feu et sembloit qu’elle le feist en bonne pensée pour luy chauffer. Quant le seigneur fust venus, si dist tels mots: Ores, dame, ce est ma bonne ante que vous{v. 1, p.160} avez couppée! Sire, dit la dame, je ne m’en prins garde, car certes je le fis pour ce que je savoie bien que vous venriez tout moullié et tout empluyé, si doubtay que vous n’eussiez froit et que le froit ne vous feist mal. Dame, dit le seigneur, je lairay ce ester[257] pour ce que vous dictes que vous le feistes pour moy.
L’endemain la dame revint au moustier et trouva sa mère à laquelle dit: J’ay mon seigneur essayé et couppé l’ante, mais il ne me fist nul semblant qu’il fust moult iriés et pour ce sachiez, mère, que j’aimeray.—Non feras, belle fille, dit la mère, laisse ester.—Certes, dist la fille, si feray; je ne m’en pourroie plus tenir.—Belle fille, dist la mère, puis qu’ainsi est que tu dis que tu ne t’en pourroies tenir, essaie donc encores ton mary. Dist la fille: voulentiers, je l’essaieray encores ainsi: il a une levrière que il aime à merveilles, ne il n’en prendroit nul denier, tant est bonne, ne ne souffreroit pas que nul de ses varlès la chassast hors du feu, ne que nul luy donnast à mengier sinon luy: et je la tueray devant luy.
A tant s’en départirent. La fille s’en revint en son hostel; il fut tart et fit froit, le feu fut beau et cler et les lis furent bien parés et couvers de belles coustes-pointes[258] et de tapis, et la dame fut vestue d’une pelice toute neufve. Le seigneur vint des champs. La dame se leva encontre luy; si luy osta le mantel et puis luy voult oster les esperons, mais le seigneur ne le voult pas souffrir, ains les fit oster à un de ses varlès; moult s’offry la dame à luy servir: elle court, si luy apporte un{v. 1, p.161} mantel de deux draps[259] et si luy met sur les espaules et appareille une chaire[260] et met un quarrel[261] dessus, et le fait seoir au feu et luy dit ainsi: Sire, certainement vous estes tout pâle de froit, chauffez-vous et aisiez très bien! Ainsi qu’elle ot ce dit, si se assit emprès luy et plus bas que luy sur une selle[262] et estendi la robe[263] de sa pelice, regardant tousjours son mary. Quant la levrière vit le beau feu, elle vint par sa mésaventure, si se couche tantost sur le pan de la robe et de la pelice de la dame, et la dame advise emprès elle un varlet qui avoit un grant coustel, si le sache et en fiert parmy le corps d’icelle levrière qui commença illecques à pestiller[264] et mourut devant le mary. Dame, fait-il, comment avez-vous esté si osée comme de tuer, en ma présence, ma levrière que j’amoie tant?—Sire, fait la dame, ne véez-vous chascun jour comme il nous attournent? Il ne sera nuls deux jours qu’il ne conviengne faire buée[265] céans pour vos chiens! Or regardez de ma pelice que je n’avoie onquesmais vestue, quelle elle est attournée! Cuidiez-vous que je n’en soye iriée? L’ancien sage respondi: Par Dieu! c’est mal fait et vous en sçay très mauvais gré, mais maintenant je n’en parleray plus. La{v. 1, p.162} dame dit: Sire, vous povez faire de moy vostre plaisir, car je suis vostre et si sachiez bien que je me repens de ce que en ay fait, car je sçay bien que vous l’aimiez moult; si me poise de ce que je vous ay courroucié. Quant elle ot ce dit, si fist moult grant semblant de plourer. Quant le seigneur vit ce, si ce laissa ester.
Et quant vint à l’endemain qu’elle fust alée au moustier, si trouva sa mère à laquelle elle dit comment luy estoit advenu et que vraiement, puisque ainsi bien luy estoit advenu et que ainsi bien lui en eschéoit, qu’elle aimeroit. Ha! belle fille, dit la mère, non feras, tu t’en pourras bien tenir.—Certes, dame, non feray. Alors dit la mère: Belle fille, je me suis toute ma vie bien tenue à ton père, oncques telle folie ne fis, ne n’en eus talent.—Ha! dame, respondi la fille, il n’est mie ainsi de moy comme il est de vous, car vous assemblastes entre vous et mon père jeunes gens; si avez eues vos joies ensemble, mais je n’ay du mien joie ne soulas: si me convient à pourchasser.—Or, belle fille, et se amer te convient, qui aimeras-tu?—Mère, dit la fille, j’aimeray le chappellain de ceste ville, car prestres et religieux craingnent honte et sont plus secrets. Je ne vouldroie jamais amer un chevalier, car il se vanteroit plus tost et gaberoit de moy et me demanderoit mes gages[266] à engager.—Ores, belle fille, fais encores à mon conseil et essaye encores ton seigneur. Dist la fille: Essaier tant et tant, et encores et encores, ainsi ne fineroie jamais!—Par mon chief! fait la mère, tu l’essaieras encores par mon los[267], car tu ne verras jà si male vengence ne si cruelle comme de vieil{v. 1, p.163} homme.—Or, dame, fit la fille, voulentiers feray encores vostre commandement, et l’essaieray ainsi: il sera jeudi le jour de Noël, si tendra mon seigneur grant tinel[268] de ses parens et autres amis, car tous les vavasseurs de ceste ville y seront, et je me seray assise au chief de la table en une chaire; si tost comme le premier mès[269] sera assis, je aray mes clefs meslées ès franges de la nappe, et quant je auray ce fait, je me leveray à coup et tireray tout à moy et feray tout espandre et verser quanque il y aura sur la table, et puis appaiseray tout. Ainsi auray essaié mon seigneur par trois fois de trois grans essais, et légièrement rappaisié, et à ce savez-vous bien que ainsi légièrement le rappaiseray-je des cas plus obscurs et couvers et ès quels ne pourra déposer[270] que par souspeçon.—Ores belle fille, dist la mère, Dieu te doint bien faire!
Adonc se partirent; chascune vint en son hostel. La fille servit cordieusement, par semblant, et moult attraiement et bien son seigneur, et moult bel, tant que le jour de Noël vint. Les vavasseurs de Romme et les damoiselles furent venues, les tables furent drécées et les nappes mises, et tous s’assirent, et la dame fist la gouverneresse et l’embesongnée et s’assist au chief de la table en une chaire, et les serviteurs apportèrent le premier mès et brouets sur table. Ainsi comme les varlès tranchans orent commencié à tranchier, la dame entortille ses clefs ès franges de la fin de la nappe et quant elle sceut qu’elles y furent bien entortillées, elle se liève à un coup et fait un grant pas arrière, ainsi comme se elle eust chancelé en levant; si tire la nappe, et escuelles{v. 1, p.164} plaines de brouet, et hanaps plains de vin, et sausses versent et espandent tout quanque il y avoit sur la table. Quant le seigneur vit ce, si ot honte et fu moult courroucié et luy remembra des choses précédens. Aussitost la dame osta ses clefs qui estoient entortillées en la nappe.—Dame, fit le seigneur, mal avez exploictié!—Sire, fait la dame, je n’en puis mais, je aloie querre vos cousteaulx à tranchier qui n’estoient mie sur table, si m’en pesoit.—Dame, fit le seigneur, or nous apportez autres nappes. La dame fit apporter autres nappes, et autres mès recommencent à venir. Ils mengièrent liement, ne le seigneur n’en fit nul semblant d’ire ne de courroux, et quant ils orent assez mengié et le seigneur les ot moult honnourés, si s’en départirent.
Le seigneur souffri celle nuit tant qu’il vint à l’endemain. Lors luy dit: Dame, vous m’avez fait trois grans desplaisirs et courroux, se je puis vous ne me ferez mie le quart; et je sçay bien que ce vous a fait faire mauvais sang: il vous convient saignier. Il mande le barbier et fait faire le feu. La dame luy dit: Sire, que voulez-vous faire? Je ne fus onques saignée.—Tant vault pis, fait le seigneur, encommencier le vous convient: les trois mauvaises emprises que vous m’avez faictes, ce vous a fait faire mauvais sang.
Lors luy fait eschauffer le bras destre au feu, et quant il fut eschauffé, si la fist saignier; tant saigna que le gros et vermeil sang vint. Lors la fist le seigneur estanchier, et puis luy fait l’autre bras traire hors de la robe. La dame commence à crier mercy. Riens ne luy vault, car il la fit eschauffer et saignier de ce second bras; et commença à saignier: tant la tint qu’elle s’esvanoui{v. 1, p.165}, et perdi la parolle et devint toute de morte couleur. Quant le seigneur vit ce, si la fist estanchier et porter en son lit en sa chambre. Quant elle revint de pamoison, si commença à crier et plourer et manda sa mère qui tantost vint; et quant elle fut devant ly, tous vuidèrent la chambre et les laissèrent ambedeux seul à seul. Quant la dame vit sa mère, si luy dist: Ha! mère, je suis morte; mon seigneur m’a fait tant saignier que je cuide bien que je ne jouiray jamais de mon corps.—Or, fille, je pensoie bien que mauvais sang te démengoit: or me di, ma fille, as-tu plus talent d’amer?—Certes, dame, nennil.—Fille, ne te di-je bien que jà ne verroies si cruel vengence comme de vieil homme?—Dame, oïl; mais, pour Dieu, aidiez-moi à relever et secourir à ma santé, et par m’âme, mère, je n’aimeray jamais.—Belle fille, fait la mère, tu feras que sage. Ton seigneur est bon preudomme et sage, aime-le et sers, et croy qu’il ne t’en peut venir que bien et honneur.—Certes, mère, je sçay ores bien que vous me donnastes et donnez bon conseil et je le croiray d’ores-en-avant et honnoureray mon mary et jamais ne l’essaieray ne ne courrouceray.
Chère seur, assez souffist quant à ce point, qui a la voulenté de retenir et de bien obéir, car sur ceste matière d’obéissance, nous avons cy dessus parlé de ce qui est à faire quant le mary commande petites choses par jeu, à certes ou autrement, et puis de ce qui est à faire quant le mary n’a commandé ne deffendu pour ce que à luy n’en est souvenu, et tiercement des excès que les femmes font pour acomplir leur vouloir oultre et pardessus le vouloir de leurs maris. Et maintenant à ce derrière nous parlerons que l’en ne face pas contre{v. 1, p.166} la défense d’iceulx, soit en petit cas ou en grant, car du faire c’est trop mal fait. Et je commence ès petis cas ès quels on doit obéir aussi bien; je le monstre mesmes par les jugemens de Dieu, car vous savez, chère seur, que par la désobéissance de Adam qui pardessus la défense de Dieu menga une pomme qui est pou de chose, tout le monde fut mis en servaige. Et pour ce je vous conseille que les très petites choses et de très petite valeur et ne fust fors d’un festu que vostre mary qui sera après moy vous commandera à garder, que vous, sans enquerre pour quoy ne à quelle fin, puis que la parole sera telle yssue de la bouche de vostre mary qui sera, vous fectes et gardez très soingneusement et très diligemment, car vous ne savez, ne ne devez adonc enquérir, si ne le vous dist de son mouvement, qui à ce le meut ou a meu: se il a cause, ou se il le fait pour vous essaier. Car, s’il a cause, donc estes-vous bien tenue de le garder, et s’il n’y a point de cause, mais le fait pour vous essaier, donc devez-vous bien vouloir qu’il vous treuve obéissant et diligent à ses commandemens, et mesmement devez penser que puisque sur un néant il vous treuvera obéissant à son vouloir et que vous en tenrez grant compte, croira-il que sur un gros cas vous trouveroit-il encores en cent doubles plus obéissant. Et vous véez que nostre Seigneur commist à Adam de luy garder pou de chose, c’est assavoir un seul pommier, et povez penser que nostre Seigneur ne se courrouça pas à Adam pour une seule pomme, car à si grant seigneur c’estoit bien pou de chose que une pomme, mais luy despleut pour la mesprenture de Adam qui si pou avoit prisié son commandement ou défense quant pour si pou d’avantage luy désobéissoit. Et aussi{v. 1, p.167} véez et considérez que de tant que Adam estoit plus près de nostre Seigneur qui l’avoit fait de sa propre main et le tenoit son famillier et garde de son jardin, de tant fut nostre Seigneur pour pou de chose plus aigrement meu contre luy; et puis la désobéissance ne voult sanctifier: et par semblable raison, de tant que vous estes plus prouchaine et près de vostre mary, seroit-il contre vous plus tost et pour mendre chose plus aigrement courroucié, comme nostre Seigneur se courrouça à Lucifer qui estoit plus prouchain de luy.
Mais aucunes femmes sont, qui cuident trop soubtillement eschapper, car quant leur mary leur a deffendu aucune chose qui leur pleust à faire et voulsissent bien faire, elles délayent et attendent et passent temps jusques à ce que la deffense soit entr’oubliée par le mary, ou qu’il s’en soit alé, ou qu’il est chargié d’autres si gros fait que d’icelluy ne luy souvient. Et après, tantost, incontinent et hastivement, la femme fait icelle besongne à son plaisir et contre la voulenté et deffense du mary, ou la fait faire par ses gens disant: faictes hardiement! Monseigneur ne s’en apparcevra jà, il n’en saura riens. Or véez-vous que par ce, ceste est, en son courage et voulenté, pure rebelle et désobéissant, et sa malice et mauvaistié qui riens ne vallent empirent son cas et démonstrent plainement son mauvais courage. Et sachiez qu’il n’est riens qui à la parfin ne soit sceu, et quant le mary le saura, et apparcevra que celle sépare l’union de leurs voulentés qui doivent estre tout un, comme dit est devant, icelluy mary s’en taira par adventure comme fit le sage de Romme dont il est parlé cy devant en l’article, mais son cuer en sera si parfondément navré que jamais n’en garira, mais{v. 1, p.168} toutes fois qu’il lui en souvendra naistra nouvelle douleur.
Si vous pry, chère seur, que de tels essais et entreprinses à faire à autre mary que à moy, se vous l’avez, vous vous gaittiez et gardez très espécialement, mais vostre courage et le sien soient tout un, comme vous et moy sommes à présent; et ce souffist quant à cest article.
SEPTIÈME ARTICLE.
Le septiesme article de la première distinction doit monstrer que vous devez estre curieuse et songneuse de la personne de vostre mary. Sur quoy, belle seur, se vous avez autre mary après moy, sachiez que vous devez moult penser de sa personne, car puis que une femme a perdu son premier mary et mariage, communément à paine treuve-elle, selon son estat, le second à son advenant, ains demeure toute esgarée et desconseillée long temps; et par plus grant raison quant elle pert le second. Et pour ce aimez la personne de vostre mary songneusement, et vous pry que vous le tenez nettement de linge, car en vous en est, et pour ce que aux hommes est la cure et soing des besongnes de dehors, et en doivent les maris soignier, aler, venir et recourir de çà et de là, par pluies, par vens, par neges, par gresles, une fois moullié, autre fois sec, une fois suant, autre fois tremblant, mal peu, mal herbergié, mal chauffé, mal couchié. Et tout ne luy fait mal pour ce qu’il est reconforté de l’espérance qu’il a aux cures que la femme prendra de luy à son retour, aux aises, aux joies et aux plaisirs qu’elle luy fera ou fera faire devant elle; d’estre deschaux à bon feu, d’estre lavé les{v. 1, p.169} piés, avoir chausses[271] et soulers frais, bien peu, bien abeuvré, bien servi, bien seignouri, bien couchié en blans draps, et cueuvrechiefs[272] blans, bien couvert de bonnes fourrures, et assouvi des autres joies et esbatemens, privetés, amours et secrets dont je me tais. Et l’endemain, robes-linges[273] et vestemens nouveaulx.
Certes, belle seur, tels services font amer et désirer à homme le retour de son hostel et veoir sa preudefemme et estre estrange des autres. Et pour ce je vous conseille à reconforter ainsi vostre autre mary à toutes ses venues et demeures, et y persévérez; et aussi à luy tenir bonne paix, et vous souviengne du proverbe rural qui dit que trois choses sont qui chassent le preudomme hors de sa maison, c’est assavoir maison descouverte, cheminée fumeuse et femme rioteuse. Et pour ce, chère seur, je vous prie que pour vous tenir en l’amour et grâce de vostre mary, soyez luy doulce amiable et débonnaire. Faictes-luy ce que les bonnes simples femmes de nostre païs dient que l’en a fait à leurs fils quant ils sont enamourés autre part et elles n’en pevent chevir. Il est certain que quant les pères ou les mères sont morts, et les parrastres et marrastres qui ont fillastres les arguent, tencent et estrangent, et ne pensent de leur couchier, de leur boire ou mengier, de leur chausses, chemises, ne autres nécessités ou affaires{v. 1, p.170}, et iceulx enfans trouvent ailleurs aucun bon retrait et conseil d’aucune autre femme qui les recueille avecques elle et laquelle pense de leur chauffer à aucun povre tison avec elles, de leur couchier, de les tenir nettement, à faire rappareiller leurs chausses, brayes[274], chemises et autres vestemens, iceulx enfans les suivent et désirent leur compaignie et estre couchiés et eschauffés entre leurs mamelles, et du tout en tout s’estrangent de leurs mères ou pères qui par avant n’en tenoient compte, et maintenant les voulsissent retraire et ravoir, mais ce ne peut estre, car iceulx enfans ont plus cher la compagnie des plus estranges qui de eux pensent et aient soing que de leurs plus prouchains qui d’eulx ne tiennent compte. Et puis brayent et crient, et dient que icelles femmes ont leurs enfans ensorcellés, et sont enchantés, et ne les pevent laissier, ne ne sont aises se ils ne sont avecques elles. Mais, quoy que l’en die, ce n’est point ensorcellement, c’est pour les amours, les curialités, les privetés, joies et plaisirs qu’elles leur font en toutes manières, et par m’âme, il n’est autre ensorcellement. Car qui à un ours, un lou ou un lyon feroit tous ses plaisirs, icelluy ours, lou ou lyon feroit et suivroit ceulx qui ce luy feroient, et par pareille parole pourroient dire les autres bestes, se elles parloient, que icelles qui ainsi seroient aprivoisées serroient ensorcellées. Et, par m’âme, je ne croy mie qu’il soit autre ensorcellement que de bien faire, ne l’en ne peut mieulx ensorceller un homme que de luy faire son plaisir[275].{v. 1, p.171}
Et pour ce, chère seur, je vous pry que le mary que vous arez vous le vueillez ainsi ensorceller et rensorceller et le gardez de maison maucouverte et de cheminée fumeuse et ne luy soyez pas rioteuse, mais doulce, amiable et paisible. Gardez en yver qu’il ait bon feu sans fumée, et entre vos mamelles bien couchié, bien couvert, et illec l’ensorcellez. Et en esté gardez que en vostre chambre ne en vostre lit n’ait nulles puces, ce que vous povez faire en six manières, si comme j’ay oy dire. Car, j’ay entendu par aucuns, qui sème sa chambre de fueilles d’aune, les puces s’y prennent. Item, j’ay oy dire que qui aroit de nuit un ou plusieurs tranchouers[276] qui feussent pardessus oins de glus ou de trébentine et mis parmy la chambre, ou millieu de chascun tranchouer une chandelle ardant, elles s’y venroient engluer et prendre. L’autre que j’ay essayé et est vray: prenez un drap estru[277] et le estendez parmy vostre chambre et sur vostre lit, et toutes les puces qui s’y pourront bouter s’y prendront, tellement que vous les pourrez porter avec le drap où vous vouldrez. Item des peaulx de mouton. Item, j’ai veu mettre des blanchets[278] sur le feurre[279] et sur le lit, et quant les puces qui noires estoient s’y estoient boutées, l’en les trouvoit plus tost parmy le blanc et les tuoit-l’en. Mais le plus fort est{v. 1, p.172} de soy gaittier de celles qui sont ès couvertures et ès pennes[280], ès draps des robes dont l’en se cueuvre. Car sachiez que j’ay essaié que quant les couvertures, pennes ou robes où il a puces sont enclos et enfermés serréement, comme en male bien liée estroictement de courroies, ou en sac bien lié et pressé, ou autrement mis et compressé que icelles puces soient sans jour et sans air et tenues à destroit, ainsi périront et mourront sur heure. Item, j’ay veu aucunes fois en plusieurs chambres que quant l’en estoit couchié, l’en se trouvoit tout plain de cincenelles[281] qui à la fumée de l’alaine se venoient asseoir sur le visage de ceulx qui dormoient et les poingnoient si fort qu’il se convenoit lever et alumer du foing pour faire fumée pour laquelle il les convenoit fuir ou mourir, et aussi bien le pourroit-l’en faire de jour qui s’en doubteroit, et aussi bien par un cincenellier[282], qui l’a, s’en peut-l’en garantir.
Et se vous avez chambre ou estage où il ait très grant repaire de mouches, prenez petis floqueaux de feuchière[283] et les liez à filets[284] comme filopes[285] et les tendez, et toutes les mouches s’y logeront au vespre: puis destendez les filopes et les gectez hors. Item, fermez très bien vostre chambre au vespre, mais qu’il y ait seulement un petit pertuis ou mur devers Orient, et si tost que l’aube esclarcira, toutes les mouches s’en yront par{v. 1, p.173} ce pertuis, puis soit estoupé. Item, prenez une escuelle de lait et l’amer[286] d’un lièvre et meslez l’un parmy l’autre, et puis mettez-en deux ou trois escuelles ès lieux là où les mouches repairent, et toutes celles qui en tasteront, mourront. Item, autrement, ayez une chausse de toille liée au fons d’un pot qui ait le cul percié, et mettez icelluy pot ou lieu où les mouches repairent et oingnez-le par dedens de miel, ou de pommes, ou de poires; quant il sera bien garny de mouches, mettez un tranchouer sur la gueule, et puis hochez[287]. Item, autrement, prenez des ongnons rouges crus et les broiez et espraignez le jus en une escuelle et le mettez où les mouches repairent, et toutes celles qui en tasteront, mourront. Item, ayez des palettes pour les tuer à la main. Item, aiez des vergettes[288] gluées sur un bacin d’eaue. Item, aiez vos fenestres closes bien justement de toille cirée ou autre, ou de parchemin ou autre chose[289] si justement que nulle mouche y puisse entrer, et les mouches qui seront dedens soient tuées à la palette ou autrement comme dessus, et les autres n’y entreront plus. Item, ayez un cordon pendant et moullié en miel, les mouches y vendront asseoir, et au soir soient prinses en un sac. En somme, il me semble que les mouches ne se arresteront point en chambre où il{v. 1, p.174} n’ait tables dréciées, fourmes[290], dreçouers, ou autres choses sur quoy ils se puissent descendre et reposer, car se ils ne se pevent aherdre ou arrester fors aux parois qui sont droites, ils ne s’y arresteront point, ne aussi en lieu ombragé et moicte. Et pour ce me semble que se la chambre est bien arrousée et bien close et bien fermée, et qu’il n’y ait rien gisant sur le plat[291], jà mouche ne s’y arrestera.
Et ainsi le[292] garantissez et gardez de toutes mésaises et lui donnez toutes les aises que vous pourrez penser et le servez et faictes servir en vostre hostel, et vous attendez à luy des choses de dehors, car s’il est bon, il en prendra plus de peine et travail que vous ne vouldriez, et par faisant ce que dit est, il aura tousjours son regret et son cuer à vous et à vostre amoureux service et guerpira tous autres hostels, toutes autres femmes, tous{v. 1, p.175} autres services et mesnages: tout ne lui sera que terre au regard de vous qui en penserez comme dit est et que faire le devez par l’exemple mesmes que vous véez des gens chevauchans parmy le monde, que vous véez que si tost qu’ils sont en leur hostel revenus d’aucun voyage, ils font à leurs chevaulx blanche lictière jusques au ventre, iceulx chevaulx sont defferrés et mis au bas, ils sont emmiellés[293], ils ont foing trié, et avoine criblée, et leur fait-l’en en leur hostel plus de bien à leur retour que en nul autre lieu. Et par plus forte raison, se les chevaulx sont aisiés, les personnes, mesmement les souverains[294], à leurs despens le soient à leur retour. Aux chiens qui viennent des bois et de la chasse fait-l’en lictière devant leur maistre, et luy mesmes leur fait lictière blanche devant son feu; l’en leur oint de sain doulx leurs piés au feu, l’en leur fait souppes, et sont aisiés par pitié de leur travail; et par semblable, se les femmes font ainsi à leurs maris que font les gens à leurs chevaulx, chiens, asnes, mulles et autres bestes, certes les autres hostels où ils ont esté servis ne leur sembleroient que prisons obscures et lieux estranges envers le leur qui leur sera donc un paradis de repos. Et ainsi sur le chemin les maris auront regard à leurs femmes, ne nulle peine ne leur sera griefve pour espérance et amour qu’ils auront à leurs femmes auxquelles reveoir ils auront aussi grant regret comme les povres hermites, les penanciers[295] et les religieux abstinens ont de veoir la face Jhésu-Crist; ne iceulx maris ainsi servis{v. 1, p.176} n’auront jamais voulenté d’autre repaire ne d’autre compaignie, mais en seront gardés, reculés et retardés: tout le remenant ne leur semblera que lit de pierres envers leur hostel; mais que ce soit continué, et de bon cuer, sans faintise.
Mais aucunes vieilles sont, qui sont rusées et font les sages et faignent grant amour par démonstrance de grant service de leur cuer, sans autre chose; et sachez, belle seur, que les maris sont petit sages se ils ne s’en apparçoivent; et quant ils s’en apparçoivent, et le mary et la femme s’en taisent et dissimulent l’un contre l’autre, c’est mauvais commencement et s’ensuit pire fin. Et aucunes femmes sont, qui au commencement font trop bien leur service vers leurs maris, et leur semble bien que leurs maris lesquels elles voient bien adonc estre amoureux d’elles et vers elles débonnaires tellement, se leur semble, que à peine se oseroient-ils courroucier à elles se elles en faisoient moins, si se laschent et essaient petit à petit à moins faire de révérence, de service et d’obéissance, mais, qui plus est, entreprennent auctorité, commandement et seigneurie, une fois sur un petit fait, après sur un plus grant, après un petit un jour, un autre petit en un autre. Ainsi essaient et s’avancent et montent, se leur semble, et cuident que leurs maris qui par débonnaireté, ou, par adventure, par aguet s’en taisent, n’y voient goutte pour ce qu’ils le seuffrent ainsi. Et certes ce n’est pas bien pensé ne servi, car quant les maris voient qu’elles discontinuent leur service et montent en domination et qu’elles en font trop et que du souffrir mal en pourroit bien venir, elles sont à un coup, par la voulenté du droit de leurs maris, trébuchées comme fut Lucifer qui estoit souverain des{v. 1, p.177} anges de paradis, et lequel nostre Seigneur aima tant qu’il tollera et lui souffri faire moult de ses voulentés, et il s’enorguilli et monta en oultrecuidance. Tant fist et entreprist d’autres qu’il en fist trop, et en despleut à nostre Seigneur qui longuement avoit dissimullé et souffert sans dire mot, et lors à un coup tout luy vint à souvenance. Si le trébucha ou plus parfont d’enfer pour ce qu’il ne continua son service à quoy il estoit ordonné et pour lequel il avoit au commencement acquis l’amour de nostre Seigneur qu’il avoit si grande. Et pour ce devez-vous estre obéissant au commencement et tousjours persévérer à cest exemple.
HUITIÈME ARTICLE.
Le huitiesme article de la première distinction dit que vous soiés taisant ou au moins attrempéement parlant, et sage pour garder et céler les secrets de vostre mary. Sur quoy, belle seur, sachiez que toute personne qui s’eschauffe en sa parole n’est mie bien attrempé en son sens, et pour ce sachez que savoir mettre frain en sa langue est souveraine vertu, et moult de périls sont venus de trop parler, et par espécial quant l’en prent paroles à gens arrogans, ou de grant courage, ou gens de court de seigneurs. Et par espécial gardez-vous en tous vos fais de prendre paroles à telles gens; et se par adventure telles gens se addressent à vous, si les eschevez et laissiez sagement et courtoisement, et ce sera souverainement grant sens à vous, et sachez que d’ainsi faire il vous est pure nécessité; et jasoit-ce que le cuer en face mal, toutesvoies le convient-il aucunes fois mestrier[296],{v. 1, p.178} et n’est pas sage qui ne le puet faire, car il est trouvé un proverbe rural qui dit que aucun n’est digne d’avoir seignourie ou maistrise sur autruy qui ne peut estre maistre de luy mesmes.
Et pour ce, en ce cas et en tous autres, devez-vous si estre maistre de vostre cuer et de vostre langue qu’elle soit subjecte à vostre raison, et advisez toudis devant qui et à qui vous parlerez; et vous prie et admoneste que soit en compaignie, soit à table, gardez-vous de trop habondamment parler, car en habondance de paroles ne peut estre qu’il n’en y ait aucune fois de mal assises aucunes, et dit-l’en aucunes fois, par esbatement et par jeu, paroles de revel[297] qui depuis sont prinses et recordées à part en grant dérision et mocquerie de ceulx qui les ont dictes. Et pour ce gardez devant qui et de quoy vous parlerez, ne à quel propos, et ce que vous direz, dictes à trait[298] et simplement: et en parlant pensez que riens ne ysse qui ne doie yssir et que la bride soit devant les dens pour refraindre le trop. Et soyez bon secrétaire et aiez tousjours souvenance de garder les secrets de vostre mary qui sera; premier[299] ses meffais, vices ou péchiés, se vous en savez aucuns, célez-les et couvrez, mesmes sans son sceu, afin qu’il ne s’en hontie, car à peine trouverez-vous aucun que s’il a aucun amy qui apparçoive son péchié, jà puis ne le verra de si bon cuer que devant et aura honte de luy et l’aura en regard. Et ainsi vous conseille-je que ce que vostre mary vous dira en conseil, vous ne le revélez point à quelque personne tant soit privée de vous, et vainquez en ce la nature des femmes qui est telle, si comme l’en{v. 1, p.179} dit, qu’elles ne pevent riens céler, c’est à dire les mauvaises et meschans. Dont un philosophe appellé Macrobe raconte, et est trouvé ou livre du Songe Scipion, qu’il estoit à Romme un enfant, jeune fils, qui avoit nom Papire, qui une fois avec son père lequel estoit sénateur de Romme s’en ala en la chambre des sénateurs, en laquelle chambre les sénateurs rommains tenoient leur conseil. Et illecques firent serement que leur conseil nul n’oseroit révéler sur paine de perdre la teste. Et quant ils orent tenu conseil et l’enfant retourna à l’hostel, sa mère luy demanda dont il venoit, et il respondi du conseil du Sénatoire avec son père. La mère luy demanda quel conseil c’estoit; il dist qu’il ne l’oseroit dire sur paine de mort. Adonc fut la mère plus en grant désir de le savoir, et commença maintenant à flater, et en après à menacier son fils qu’il luy dist. Et quant l’enfant vit qu’il ne povoit durer à sa mère, si luy fist premièrement promettre qu’elle ne le diroit à nulluy et elle luy promist. Après il luy dist ceste mençonge, c’est assavoir que les sénateurs avoient eu en leur conseil entre eulx, ou que un mary eust deux femmes, ou une femme deux maris. Quant la mère oy ce, si luy deffendi qu’il ne le dist à nul autre, et puis s’en ala à ses commères et leur dist le conseil en secret, et l’autre à l’autre, et ainsi sceurent toutes ce conseil, chascune en son secret.
Si advint un pou après que toutes les femmes de Romme vindrent au Sénatoire où les sénateurs estoient assemblés, et par moult de fois crièrent à haulte voix qu’elles aimoient mieulx que une femme eust deux maris que un homme deux femmes. Les sénateurs estoient tous esbahis et ne savoient que ce vouloit dire, et se{v. 1, p.180} taisoient et regardoient l’un l’autre en demandant dont ce venoit, jusques à tant que l’enfant Papire leur compta tout le fait. Et quant les sénateurs oyrent ce, si en furent tous courroucés et le firent sénateur et establirent que jamais d’ores-en-avant nul enfant ne fust en leur compaignie.
Ainsi appert par ceste exemple que l’enfant masle qui estoit jeune sceut céler et taire et évada, et la femme qui avoit aage convenable pour avoir sens et discrétion ne sceut taire ne céler ce qu’elle avoit juré et promis sur son serement, et mesmes le secret qui touchoit l’honneur de son mary et de son fils.
Et encores est-ce le pis que quant femmes racontent aucune chose l’une à l’autre, tousjours la derrenière y adjouste plus et accroist la bourde et y met du sien, et l’autre encores plus. Et à ce propos raconte-l’en un conte rural d’une bonne dame qui avoit acoustumé à soy lever matin. Un jour ne se leva mie si matin qu’elle avoit acoustumé; sa commère se doubta qu’elle ne feust malade, si l’ala veoir en son lit et luy demanda moult qu’elle avoit. La bonne dame qui eut honte d’avoir tant jeu, ne sceut que dire fors qu’elle estoit moult pesante et malade et tellement qu’elle ne le sceut dire. La commère la pressa et pria par amours qu’elle luy dist, et elle luy jura, promist, et fiança que jamais ce qu’elle luy diroit ne seroit révélé pour rien de ce monde à nulle créature vivant, père, mère, seur, frère, mary, ne confesseur, ne autre. Après celle promesse et serement la bonne dame qui ne savoit que dire, par adventure, luy dist que elle avoit un œuf ponnu. La commère en fut moult esbahie et monstra semblant d’en estre bien courroucée, et{v. 1, p.181} jura plus fort que devant que jamais parole n’en seroit révélée.
Assez tost après icelle commère se parti et en s’en retournant encontra une autre commère qui luy emprist à dire dont elle venoit, et celle tantost luy dist qu’elle venoit de veoir la bonne dame qui estoit malade et avoit ponnu deux œufs, et luy pria et aussi l’autre luy promist que ce seroit secret. L’autre encontra une autre et en secret luy dist que la bonne dame avoit ponnu quatre œufs: l’autre encontra une autre et luy dist huit œufs, et ainsi de plus en plus multiplia le nombre. La bonne dame se leva et sceut que par toute la ville l’en disoit qu’elle avoit ponnu une pannerée d’œufs. Ainsi s’apparceut comment femmes sont mal secrètes, et qui pis est le racontent tousjours en pire endroit.
Et pour ce, belle seur, sachiez vos secrets céler a tous, vostre mary excepté, et ce sera grant sens, car ne créez pas que une autre personne cèle pour vous ce que vous mesmes n’arez peu ou sceu céler; et pour ce soyez secrète et célant à tous fors à vostre mary, car à celluy ne devez-vous riens céler, mais tout dire, et luy à vous aussi ensemble. Et il est dit Ad Ephesios Vº: Sic viri debent diligere uxores scilicet ut corpora sua. Ideo ibidem dicitur: Viri diligite uxores vestras; et Unusquisque uxorem suam diligat sicut se ipsum, c’est à dire quel’homme doit amer sa femme comme son propre corps, et pour ce, vous deux, c’est assavoir l’homme et la femme, devez estre tout un, et en tout et partout l’un de l’autre conseil ouvrer, et ainsi font et doivent faire les bonnes et sages gens. Et vueil bien que les maris sachent que aussi doivent-ils céler et couvrir les simplesses{v. 1, p.182} jà faictes par leurs femmes, et doulcement pourveoir aux simplesses à venir. Et ainsi le voult faire un bon preudome de Venise.
A Venise furent deux mariés qui orent trois enfans en mariage. Après, la femme fu gisant au lit de la mort et se confessa, entre les autres choses, de ce que l’un des enfans n’estoit pas de son mary. Le confesseur à la parfin luy dist qu’il auroit advis quel conseil il luy donroit et retourneroit à elle. Icelluy confesseur vint au phisicien qui la gouvernoit et luy demanda l’estat de la maladie d’elle. Le phisicien dist qu’elle n’en pourroit eschapper. Adonc le confesseur vint à elle et luy dist comment il s’estoit conseillié de son cas et ne véoit mie que Dieu luy donnast santé, se elle ne crioit mercy à son mary du tort qu’elle luy avoit fait. Elle manda son mary et fist tous vuidier hors de la chambre excepté sa mère et son confesseur qui la mirent et soustindrent dedens son lit à genoulx, et les mains joinctes devant son mary, luy pria humblement mercy de ce qu’elle avoit péchié en la loy de son mariage et avoit eu l’un de ses enfans d’autre que de luy: et disoit oultre, mais son mary l’escria en disant: Ho! ho! ho! n’en dictes plus! Sur ce la baisa et luy pardonna en disant: Jamais plus ne le dictes, ne nommez à moy ne à autre lequel c’est de vos enfans, car je les vueil aimer autant l’un comme l’autre si également que en vostre vie ne après vostre mort vous ne soïez blasmée, car en vostre blasme aroie-je honte, et vos enfans mesmes et autres par eulx, c’est assavoir nos parens, en recevroient vilain et perpétuel reprouche. Si vous en taisiez: je n’en vueil plus savoir afin que l’en ne die mie que je face tort aux autres deux. Qui que cestuy soit, je luy donne en pur{v. 1, p.183} don, dès maintenant, à mon vivant, ce que le droit de nos successions luy monteroit.
Belle seur, ainsi véez-vous que le sage homme fleschi son courage pour saulver l’onneur de sa femme qui redondoit à luy et à ses enfans, et par ce vous appert que les sages hommes et les sages femmes doivent faire l’un pour l’autre pour sauver son honneur. Et à ce propos peut estre trait autre exemple.
Il fut un grant sage homme que sa femme laissa pour aler avec un autre homme jeune en Avignon, lequel quant il en fut saoul la laissa, comme il est acoustumé que tels jeunes hommes font souvent. Elle fut povre et desconfortée; si se mist au commun pour ce qu’elle ne sceut de quoi vivre. Son mary le sceut depuis et en fut moult courroucié et mist le remède qui s’ensuit. Il mist à cheval deux des frères de la femme et leur donna de l’argent et leur dist qu’ils alassent querre leur seur qui estoit ainsi comme toute commune en Avignon, et qu’elle feust vestue de housse et chargiée de coquilles, à l’usage de pelerins venant de Saint Jaques, et montée souffisament, et quant elle seroit à une journée près de Paris, qu’ils le luy mandassent. A tant se partirent. Le sage homme publia et dist partout à un et à autre qu’il estoit bien joyeulx de ce que sa femme retournoit en bon point, Dieu mercy, de là où il l’avoit envoyée, et quant on luy demandoit où il l’avoit envoyée, il disoit qu’il l’avoit pieçà envoyée à Saint Jaques en Galice pour faire pour luy un pélérinage que son père à son trespassement luy avoit enchargié. Chascun estoit tout esbahy de ce qu’il disoit, considéré ce que l’en avoit par avant dit d’icelle. Quant sa femme fut venue à une journée près de Paris, il fist parer son{v. 1, p.184} hostel et mettre du may et de l’erbe vert[300] et assembla ses amis pour aler au devant de sa femme. Il fut au devant et s’entre-baisièrent, puis commencèrent l’un et l’autre à plourer, et puis firent très grant joye. Il fist dire à sa femme que à tous elle parlast esbatéement[301], haultement et hardiement, et à luy mesmes, et mesmement devant la gent, et qu’elle venue à Paris alast sur toutes ses voisines l’une après l’autre et ne fist nul semblant de rien que de joye. Et ainsi le bon homme retourna et garda l’onneur de sa femme.
Et, par Dieu, se un homme garde l’onneur de sa femme et une femme blasme son mary ou seuffre qu’il soit blasmé, ne couvertement, ne en appert, elle mesmes en est blasmée, et non sans cause; car, ou il est blasmé à tort, ou il est blasmé à droit: s’il est blasmé à tort, donc le doit-elle aigrement revenchier; s’il est blasmé à droit, donc le doit-elle gracieusement couvrir et doulcement défendre, car il est certain que se le blasme demouroit sans estre effacié, de tant comme auroit plus meschant mary, seroit elle réputée pour meschant et partiroit à son blasme pour ce qu’elle se seroit mariée à si meschant. Car, tout ainsi comme celluy qui joue aux eschez tient longuement en sa main son eschec avant qu’il l’assiée pour adviser de le mettre en lieu seur, tout ainsi la femme se doit tenir pour advisier et choisir et se mettre en bon lieu. Et s’elle ne le fait, si luy soit reprouchié, et doit partir au blasme de son mary; et se il est en rien taché, elle le doit couvrir et céler de tout son povoir. Et autel doit faire le mary de sa femme, comme dit est dessus et dit sera cy après.{v. 1, p.185}
Je sceus un bien notable advocat en Parlement, lequel advocat avoit eu une fille qu’il avoit engendrée en une povre femme, qui la mist à nourrisse: et par deffault de paiement, ou de visitation, ou des courtoisies que les hommes ne scevent pas faire aux nourrisses en tels cas, fu de ce telles paroles que la femme de l’advocat le sceut, et sceut aussi que je faisoie les paiemens de ceste nouriture et pour couvrir l’honneur du seigneur à qui j’estoie et suis bien tenu, Dieu le gart! Et pour ce la femme d’icelluy advocat vint à moy et me dist que je faisoie grant péchié que son seigneur fust esclandry et diffamé, et qu’elle estoit mieulx tenue à souffrir le danger[302] de ceste nouriture que moy, et que je la menasse où l’enfant estoit[303].... la mist en garde avec une cousturière et luy fist aprendre son mestier et puis la maria, ne oncques un maltalent ne un seul courroux ou laide parole son mary n’en apparceut. Et ainsi font les bonnes femmes vers leurs maris et les bons maris vers leurs femmes quant elles faillent.
NEUVIÈME ARTICLE.
Le neuviesme article doit monstrer que vous soyez sage à ce que se vostre mary folloie comme jeunes gens ou simples gens font souvent, que doulcement et sagement vous le retrayez de ses folies. Primo, s’il veult soy courroucier ou mal exploitier contre vous, gardez que par bonne patience et par la doulceur de vos paroles vous occiez l’orgueil de sa cruaulté, et se ainsi le savez faire, vous l’arez vaincu tellement qu’il{v. 1, p.186} ne vous pourra faire mal néant plus que s’il fust mort, et si luy souvendra depuis tellement de vostre bien, jasoit-ce qu’il n’en die mot devant vous, que vous l’aurez du tout attrait à vous. Et se vous ne le povez desmouvoir qu’il ne vous courrousse, gardez que vous ne vous en plaigniez à vos amis ne autres dont il se puisse apparcevoir, car il en tendroit moins de bien de vous et luy en souvendroit autre fois, mais alez en vostre chambre plourer bellement et coyement, à basse voix, et vous en plaignez à Dieu; et ainsi le font les sages dames. Et s’il est ainsi qu’il se vueille esmouvoir contre autre personne plus estrange, si le refrenez sagement; et, à ce propos, est une histoire ou traictié qui dit ainsi[304]:
Un jouvencel appellé Mellibée, puissant et riche, ot une femme nommée Prudence, et de celle femme ot une fille. Advint un jour qu’il s’ala esbatre et jouer et laissa en son hostel sa femme et sa fille et les portes closes. Trois de ses anciens ennemis approuchièrent et appoièrent escheles aux murs de sa maison, et par les fenestres entrèrent dedans, et batirent sa femme{v. 1, p.187} [forment], et navrèrent sa fille de cinq plaies mortels en cinq lieux de son corps c’est assavoir ès piés, ès oreilles, ou nez, en la bouche et ès mains, et la laissièrent presque morte, puis s’en alèrent.
Quant Mellibée retourna à son hostel et vit cest meschief, si commença et prist à plaindre et à plourer et à soy batre, et en manière de forcené sa robe dessirer. Lors Prudence sa femme le prist à admonester qu’il se souffrist[305]; et il tousjours plus fort crioit. Adonc Prudence se appensa de la sentence Ovide, ou livre des Remèdes d’amours, qui dit que cellui est fol qui s’efforce d’empeschier la mère de plorer la mort de son enfant, jusques à tant qu’elle se soit bien vuidée de larmes et saoulée de plorer. Lors il est temps de la conforter et attremper sa douleur par doulces paroles.
Pour ce Prudence se souffri un pou de temps, et puis quant elle vit son temps, si lui dist: Sire, dist-elle, pourquoy vous faites-vous sembler fol? Il n’appartient pas à sage homme de démener si grant dueil. Vostre fille eschappera se Dieu plaist: se elle estoit ores morte, vous ne vous devriez pas pour luy destruire, car Sénèque dit que li sages ne doit point prendre grant desconfort de [la mort de] ses enfans, ains doit souffrir leur mort aussi légièrement comme il attend la sienne propre. Mellibée respondi: qui est celluy qui se pourroit tenir de plorer en si grant cause de douleur? Nostre Seigneur Jhésu-Crist mesmes plora de la mort du ladre son amy.—Certes, dist Prudence, pleurs ne sont mie deffendus à celluy qui est{v. 1, p.188} triste ou entre les tristes, mais leur est ottroié, car, selon ce que dit saint Pol l’apostre en l’epistre aux Rommains, on doit mener joye avec ceulx qui ont joye et mainnent, et doit-on plourer avec ceulx qui pleurent. Mais jasoit-ce que plourer atrempéement soit permis, toutesvoies plorer desmesuréement est deffendu, et pour ce l’on doit garder la mesure que Sénèque met. Quant tu auras, dit-il, perdu ton amy, ton œil ne soit ne trop sec ne trop moistes, car jasoit-ce que la larme viengne à l’œil, elle n’en doit pas issir; et quant tu auras perdu ton ami, pense et efforce-toy d’un autre recouvrer, car il te vault mieulx un autre ami recouvrer que l’ami perdu plorer. Se tu veulx vivre sagement, oste tristesse de ton cuer, car Sénèque dit: le cuer lié et joyeux maintient la personne en la fleur de son aage, mais l’esperit triste luy fait séchier les os[306]; et dist aussi que tristesse occist moult de gens[307]. Et Salemon dit que tout ainsi comme la tigne ou l’artuison[308] nuit à la robe et le petit ver au bois, tout ainsi griève tristesse au cuer. Et pour ce nous devons porter [patiemment] en la perte de nos enfans et de nos autres biens temporels ainsi comme Job [lequel,] quant il ot perdu ses enfans et toute sa substance et eut receu moult de tribulations en son corps, il dist: nostre Seigneur le m’a donné, nostre Seigneur le m’a tolu: ainsi comme il le m’a voulu faire, il l’a fait; benoist soit le nom nostre Seigneur!
Mellibée respondi à Prudence sa femme ainsi: toutes les choses que tu dis sont vrayes et profitables,{v. 1, p.189} mais mon esperit est si troublé que je ne sçay que je doie faire. Lors Prudence lui dist: appelle tous tes loyaulx amis, tes affins[309] et tes parens, et leur demande conseil de ceste chose, et te gouverne selon le conseil qu’ils te donront, car Salemon dit: tous tes fais par conseil feras, ainsi ne t’en repentiras.
Adonc Mellibée appella moult de gens, c’est assavoir cirurgiens, phisiciens vieillars et jeunes, et aucuns de ses anciens ennemis qui estoient réconciliés [par semblance], et retournés en sa grâce et en son amour, et aucuns de ses voisins qui lui portèrent révérence plus par doubtance que par amour, et avec ce vindrent plusieurs de losengeurs et moult de sages clers et bons advocas. Quant ceulx furent ensemble, il leur recompta et monstra bien par la manière de son parler qu’il estoit moult courroucié, et qu’il avoit moult grant désir de soy vengier tantost et faire guerre incontinent: toutesvoies il demanda sur ce leur conseil. Lors un cirurgien par le conseil des autres cirurgiens se leva disant: Sire, il appartient à un cirurgien que il porte à un chascun prouffit et à nul dommage, dont il advient aucunes fois que quant deux hommes par malice se sont combatus ensemble et navrés l’un l’autre, un mesme cirurgien garist l’un et l’autre; et pour ce il n’appartient point à nous de esmouvoir ou nourrir guerre ne supporter partie[310], mais à ta fille garir. Jasoit-ce qu’elle soit navrée malement, nous mettrons toute nostre cure de jour et de nuit, et, à l’aide de nostre Seigneur, nous te la rendrons toute saine. Presques en ceste manière respondirent les phisiciens, et oultre adjoustèrent avec ce aucuns que tout ainsi comme selon l’art de médicine les maladies se{v. 1, p.190} doivent garir par contraires, ainsi doit-l’en garir guerre par vengence. Les voisins envieux, les ennemis réconciliés par semblant, les losengeurs, firent semblant de plorer et commencèrent le fait moult à aggraver en loant moult Mellibée en puissance d’avoir et d’amis, et en vitupérant la puissance de ses adversaires, et dirent que tout oultre il se devoit tantost vengier et incontinent commencier la guerre. Adonc un sage advocat de la voulenté des autres se leva et dist: Beaulx seigneurs, la besongne pour quoy nous sommes cy assemblés est moult haulte et pesante pour cause de l’injure et du maléfice qui est moult grant, et pour raison des grans maulx qui s’en pevent ensuivre ou temps advenir, et pour la force des richesses et des puissances des parties; pour laquelle chose il seroit grant péril errer en ceste besongne. Pour ce, Mellibée, dès maintenant nous te conseillons que sur toutes choses tu aies diligence de garder ta personne, et euvres en telle manière que tu soies bien pourveu d’espies[311] et guettes[312] pour toy garder. Et après tu mettras en ta maison bonne garnison et fort pour toy et ta maison défendre. Mais de mouvoir guerre et de toy vengier tantost, nous n’en povons pas bien jugier en si pou de temps lequel vault mieulx. Si demandons [espace] d’avoir délibération, car l’on dit communément: qui tost juge, tost se repent; et dit-on aussi que le juge est bon qui tost entent et tart juge. Car jasoit-ce que toute demeure soit ennuyeuse, toutesvoies elle ne fait pas à reprendre en jugement et en vengence quant elle est souffisant et raisonnable. Et ce{v. 1, p.191} nous monstre nostre Seigneur par exemple, quant la femme qui estoit prinse en adultère lui fut admenée pour jugier d’icelle ce que on en devoit faire. Car jasoit-ce qu’il sceust bien qu’il devoit respondre, toutesvoies il ne respondi pas tantost, mais voult avoir délibération et escript deux fois en terre. Pour ces raisons, nous demandons délibération, laquelle eue, nous te conseillerons, à l’aide de Dieu, chose qui sera à ton proufit.
Lors les jeunes gens et la plus grant partie de tous les autres mocquèrent[313] ce sage et firent grant bruit, et dirent que tout ainsi comme l’en doit batre le fer tant comme il est chault, ainsi l’en doit vengier l’injure tant comme elle est fresche, et se escrièrent à haulte voix: guerre! guerre! guerre!
Adonques se leva un des anciens et estendit la main et cria que l’en feist silence et dist ainsi: moult de gens crient guerre! haultement, qui ne scevent que guerre se monte. Guerre en son commencement est si large et a si grant entrée que un chascun y puet entrer et la puet trouver légièrement, mais à très grant peine puet-l’en savoir à quelle fin l’en en puet venir. Car quant la guerre commence, moult de gens ne sont encores nés, qui pour cause de la guerre mourront jeunes, ou en vivront en douleur et en misère et fineront leur vie en chétiveté. Et pour ce, avant que l’en mueve guerre, l’en doit avoir grant conseil et grant délibération.
Quant icelluy ancien cuida confermer son dit par raisons, ils se levèrent presque tous encontre luy et entrerompirent son dit souvent, et lui dirent qu’il{v. 1, p.192} abrégeast ses paroles, car la narration de cellui qui presche à ceulx qui ne le veulent oïr, est ennuyeuse; c’est à dire que autant vault parler devant cellui à qui il ennuye comme chanter devant cellui qui pleure. Quant ce sage ancien vit qu’il ne povoit avoir audience, ne se efforça plus de parler. Si dit: je vois bien maintenant que le proverbe commun est vray: lors fault le bon conseil, quant le grant besoing est[314]. Et ce dit, il s’assist comme tout honteulx.
Encores avoit en conseil Mellibée moult de gens qui lui conseilloient autre chose en l’oreille et autre chose en appert. Quant Mellibée eust oy son conseil, il conceut et advisa que trop plus grant partie se accordoit et conseilloit que l’en feist guerre; si se arresta en leur sentence et la conferma. Lors dame Prudence, quant elle vit son mary qui se appareilloit de soy vengier et de faire guerre, si lui vint au devant et lui dist moult doulcement: Sire, je vous pry que vous ne vous hastez et que vous pour tous dons me donnez espace de parler, car Pierre Alphons[315] dit: qui te fera bien ou mal, ne te haste du rendre, car ainsi comme plus long temps te attendra ton amy, ainsi plus long temps te doubtera ton ennemi. Mellibée respondi à Prudence sa femme: je ne propose point de user de ton conseil et pour moult de raisons. Premièrement, car chascun me tendroit pour fol, se je par ton conseil et par ton consentement changeoie ce qui est ordonné par moult de bonnes gens: après car toutes femmes{v. 1, p.193} sont mauvaises, et une seule n’est bonne, selon le dit de Salemon: en mil hommes, dit-il, j’ay bien trouvé un preudomme, mais de toutes les femmes je n’en treuve nulle bonne. Après est la tierce raison, car se je me gouvernoie de ton conseil, il sembleroit que je te donnasse sur moy seignorie, laquelle chose ne doit pas estre. Car Jhésu-Sirac[316] dit: se la femme a la seignorie, elle est contraire à son mary. Et Salemon dit: à ton fils, à ta femme, à ton frère, à ton amy ne donne puissance sur toy en toute ta vie, car il te vault mieulx que tes enfans te requièrent ce que mestier sera pour eulx que toy regarder ès mains de tes enfans. Après, se je vouloye user de ton conseil, il conviendroit aucunes fois que le conseil fust secret jusques à tant qu’il fust temps de le révéler, et ce ne se pourroit faire, car il est escript: la jenglerie des femmes ne puet riens céler fors ce qu’elle ne scet. Après, le philosophe dit: en mauvais conseil les femmes vainquent les hommes. Pour ces raisons je ne doy point user de ton conseil.
Dame Prudence, après ce qu’elle ot oy débonnairement et en grant patience toutes les choses que son mary voult avant traire, si demanda licence de parler et puis dist: Sire, à la première raison que vous m’avez avant mise, puet-on respondre légièrement. Car je dy qu’il n’est pas folie de changer son conseil quant la chose se change ou quant la chose appert autrement que devant. Après, je dy encores plus, car se tu avoies promis et juré de faire ton emprise et tu la laissoies à faire pour juste cause, l’en ne devroit pas dire que tu fusses mensongier ne parjure, car il est{v. 1, p.194} escript: le sage ne ment mie quant il mue son courage[317] en mieulx. Et jasoit-ce que ton emprise soit estable et ordonnée par grant multitude de gens, pour ce ne la convient pas accomplir, car la vérité des choses et le prouffit sont mieulx trouvés par pou de gens sages et parlans par raison que par multitude de gens où chascun brait et crie à sa voulenté: et telle multitude n’est point honneste.
A la seconde raison, quant vous dittes que toutes femmes sont mauvaises et nulles bonnes, sauf vostre grâce, [vous parlez trop généraulment quant] vous les desprisez ainsi toutes, car il est escript: qui tout desprise, à tout desplait; et Sénèque dit que cellui qui veult acquerre sapience ne doit nul desprisier, mais ce qu’il scet, il le doit enseigner sans présumption, et ce qu’il ne scet, il ne doit pas avoir honte de demander à maindre de luy. Et que moult de femmes soient bonnes, l’en le puet prouver légièrement. Premièrement, car nostre Seigneur Jhésu-Crist ne se fust oncques daigné descendre en femme se elles fussent toutes mauvaises ainsi comme tu le dis. Après, pour la bonté des femmes, nostre Seigneur Jhésu-Crist, quant il fut ressuscité de mort à vie, il apparut premier[318] à Marie Magdalaine que aux apostres; et quant Salemon dist que de toutes femmes il n’en a trouvé nulle bonne, pour ce ne s’ensuit pas que nulle ne soit bonne. Car jasoit-ce qu’il ne l’ait trouvée, moult des autres en ont bien trouvé plusieurs bonnes et loyaulx; ou, par adventure, quant Salemon dit qu’il n’a point trouvé de bonne femme, il entend de la bonté{v. 1, p.195} souveraine de laquelle nul n’est bon fors Dieu seulement, selon ce que lui mesmes le dit en l’Euvangile, car nulle créature n’est tant bonne, à qui ne faille aucune chose, sans comparoison à la perfection de son Créateur.
La tierce chose si est comme tu dis se tu te gouvernoies par mon conseil, il sembleroit que tu me donnasses par dessus toy seignorie. Sauve ta grâce, il n’est pas ainsi: car selon ce, nul ne prendroit conseil fors à cellui à qui il vouldroit sur lui puissance, et ce n’est pas vray, car cellui qui demande conseil a franchise et libérale voulenté de faire ce que l’en luy conseille, ou de le laissier.
Quant à la quarte raison, où tu dis que la jenglerie des femmes ne puet céler fors ce qu’elles ne scevent pas, ceste parole doit estre entendue d’aucunes femmes jengleresses desquelles on dit: trois choses sont qui gettent homme hors de sa maison, c’est assavoir la fumée[319], la goutière et la femme mauvaise. Et de telles femmes parle Salemon quant il dit: il vauldroit mieulx habiter en terre déserte que avec femme rioteuse et courrouceuse. Or scez-tu bien que tu ne m’as pas trouvée telle, ains as souvent esprouvé ma grant silence et ma grant souffrance, et comme j’ai gardé et célé les choses que l’en devoit céler et tenir secrètes.
Quant à la quinte raison, où tu dis que en mauvais conseil les femmes vainquent les hommes, ceste raison n’a point cy son lieu, car tu ne demandes pas conseil de mal faire, et se tu vouloies user de mauvais conseil et mal faire, et ta femme t’en povoit retraire et vaincre, ce ne seroit pas à reprendre, mais à loer.{v. 1, p.196} Et ainsi l’en doit entendre le dit du philosophe: en mauvais conseil vainquent les femmes les hommes, car aucunes fois quant les hommes veullent ouvrer de mauvais conseil, les femmes les en retraient et les vainquent. Et quant vous blasmez tant les femmes et leur conseil, je vous monstreray par moult de raisons que moult de femmes ont esté bonnes et leur conseil bon et proufitable. Premièrement, l’en a acoustumé de dire: conseil de femme, ou il est très chier, ou il est très vil. Car jasoit-ce que moult de femmes soient très mauvaises et leur conseil vil, toutesvoies l’en en treuve assez de bonnes et qui très bon conseil et très chier ont donné. Jacob par le bon conseil de Rébeca sa mère gaigna la bénéiçon de Isaac son père et la seignorie sur tous ses frères. Judith par son bon conseil délivra la cité de Buthulie où elle demouroit, des mains de Holofernes qui l’avoit assiégée et la vouloit destruire. Abigaïl délivra Nagal son mari de David qui le vouloit occire et appaisa le roy par son sens et par son conseil. Hester par son conseil esleva moult son peuple ou royaume de Assuere le roy: et, ainsi puet-l’en dire de plusieurs autres. Après, quant nostre Seigneur ot créé Adam le premier homme, il dist: Il n’est pas bon estre [l’homme] tout seul. Faisons-lui aide semblable [à lui]. Se elles doncques n’estoient bonnes et leur conseil [bon], nostre Seigneur ne les eust pas appellées[320] adjutoires de hommes, car elles ne fussent pas adjutoires de l’homme, mais en dommage et en nuisance. Après, un maistre fist deux vers ès quels il demande et respont et dit ainsi: [quelle{v. 1, p.197} chose vault mieux que l’or? Jaspe. Quelle chose vaut plus que jaspe? Sens.] Quelle chose vault mieulx que sens? Femme. Quelle chose vault mieulx que femme? Riens. Par ces raisons et par moult d’autres pues-tu veoir que moult de femmes sont bonnes et leur conseil bon et proufitable. Se tu veulx doncques maintenant croire mon conseil, je te rendray ta fille toute saine, et feray tant que tu auras honneur en ce fait.
Quant Mellibée ot oy Prudence, si dist: je voy bien que la parole Salemon est vraye, qui dit: broches de miel sont bonnes paroles bien ordonnées, car elles donnent doulceur à l’âme et santé au corps. Car pour tes paroles très doulces, et pour ce aussi que j’ay esprouvé ta grant sapience et ta grant loyaulté, je me vueil du tout gouverner par ton conseil.
Puis, dist Prudence, que tu te veulx gouverner par mon conseil, je te vueil enseignier comment tu te dois avoir en conseil prendre. Premièrement, en toutes tes euvres et devant tous autres conseils, tu dois amer et prendre le conseil de Dieu et le demander, et te dois mettre en tel lieu et en tel estat qu’il te daigne conseillier et conforter. Pour ce dist Thobie à son fils: en tout temps bénéis Dieu et lui prie qu’il t’adrece tes voies, et tous tes conseils soient en lui tout temps. Saint Jaques si a dit: se aucun de nous a mestier de sapience, si la demande à Dieu. Après, tu dois prendre conseil en toy et entrer en ta pensée et examiner ce que mieulx te vault. Et lors dois-tu oster trois choses de toy qui sont contrarieuses à conseil, c’est assavoir: ire, convoitise et hastiveté. Premièrement donques, cellui qui demande conseil à soy mesmes doit estre sans yre par moult de raisons. La première est{v. 1, p.198} car cellui qui est courreciés cuide tousjours plus povoir faire qu’il ne puet, et pour ce, son conseil[321] surmonte tousjours sa force: l’autre car cellui qui est courroucié, selon ce que dit Sénèque, ne puet parler fors que choses crimineuses, et par ceste manière il esmeut les autres à courroux et à yre; l’autre car cellui qui est courcié ne puet bien juger et par conséquent bien conseiller. Après, tu dois oster de toy convoitise, car, selon ce que dit l’apostre, convoitise est racine de tous maulx, et le convoiteux ne puet riens juger fors que en la fin sa convoitise soit acomplie, qui acomplir ne se puet, car tant com plus a li convoiteux, plus désire.
Après tu dois oster de toy hastiveté, car tu ne dois pas juger pour le meilleur ce que tantost te vendra au devant, ains y dois penser souvent, car, selon ce que tu as oy dessus, l’en dist communément: qui tost juge, tost se repent. Tu n’es pas toutes heures en une disposition, ains trouveras que ce qui aucune fois te semblera bon de faire, l’autre fois te semblera mauvais. Et quant tu auras pris conseil à toy mesme et auras jugié à grant délibération ce qui mieulx te vault, tien le secret et te garde de révéler à nulle personne, se tu ne cuides que en révélant tu faces ta condition meilleur et que le révéler te portera prouffit. Car Jhésu-Sirac[322] dit: à ton ami ne à ton ennemi ne raconte ton secret ne ta folie, car ils te orront et te regarderont et te supporteront en ta présence, et par derrière se moqueront de toy. Et un autre dit: à peine trouveras-tu un, tant seulement, qui puisse bien céler secret. Et Pierre Alphons dit: tant comme ton secret{v. 1, p.199} est en ton cuer, tu le tiens en ta prison, et quant tu le révèles à autruy il le tient en la sienne; et pour ce il te vault mieulx taire et ton secret céler que prier cellui à qui tu le révèles qu’il le cèle, car Sénèque dit: se tu ne te pues taire et ton secret céler, comment ose-tu prier un autre qu’il le vueille céler?
Se tu cuides que révéler ton secret à autre et avoir son conseil face ta condition meilleur, lors le quiers, et maintien-toy en telle guise: premièrement, tu ne dois pas faire semblant [à ton conseil][323] quelle partie tu veulx tenir ne monstrer ta voulenté, car communément tous conseillers sont losengeurs, espécialment ceulx qui sont du conseil des grans seigneurs, car ils s’efforcent plus de dire chose plaisant que proufitable, et pour ce, riche homme n’aura jà bon conseil se il ne l’a de soy mesmes. Après tu dois considérer tes amis et tes ennemis. Entre tes amis tu dois considérer le plus loial et le plus sage, le plus ancien et le plus esprouvé en conseil, et à ceulx tu dois conseil demander. Premièrement doncques, tu dois appeller à ton conseil tes bons et tes loyaulx amis, car Salemon dit ainsi: comme le cuer se délite en bonne odeur, conseil de bons amis fait à l’âme doulceur; et dit encores: à l’amy loyal nulle chose ne se compare, car ne or ne argent ne sont tant dignes comme la voulenté du loyal amy. Et dit oultre: amy loyal est une forte défense: qui le trouve, il treuve un grant trésor. Après tu dois regarder que les loyaulx amis que tu appelles à ton conseil soient sages, car il est escript: requier tousjours le conseil du sage. Par ceste mesme raison{v. 1, p.200} tu dois appeller les anciens qui assez ont veu et assez ont esprouvé, car il est escript en Job: ès anciens est la sapience, et en moult de temps est prudence. Et Tulles dit: les grans besongnes ne se font pas par force ne par légièreté de corps, mais par bon conseil et par auctorité de personne et par science: lesquelles trois choses ne affoiblissent pas en vieillesse, mais enforcent et croissent tous les jours. Après, en ton conseil tu dois garder ceste règle car au commencement tu dois appeller pou de gens des plus espéciaulx, car Salemon dit: efforce-toy d’avoir pluseurs amis, mais entre mil eslis-en un pour ton conseiller. Quant tu auras en ton conseil pou de gens, si le peus révéler, se mestier est, à plusieurs. Toutesvoies les trois conditions dessus dictes si doivent estre ès conseillers tousjours gardées, et ne te souffise pas un conseillier tant seulement, mais en fais plusieurs, car Salemon dit: sainement est la chose où plusieurs conseillers sont.
Après ce que je t’ay monstré à qui tu dois prendre conseil, je te vueil monstrer lequel conseil tu dois fuir; [premièrement tu dois] le conseil des fols eschiver, car Salemon dit: à fol ne vueil prendre conseil, car il ne te saura conseiller fors ce qu’il aime et qui luy plaist; et il est escript: en la propriété du fol est que il croit légièrement tous maulx d’autruy et tous biens de luy. Après, tu dois fuir le conseil des faintifs et losengeurs qui s’efforcent plus de loer ta personne et à toy plaire que de dire vérité. Et Tulles dit: entre toutes les pestilences qui en amitié sont, la plus grant est losengerie. Et pour ce tu dois plus doubter et fuir les doulces paroles [de celui qui te loera] que [les aigres paroles de] celui qui vérité te dira, car Salemon{v. 1, p.201} dit: homme qui dit paroles de losengerie est un las pour prendre les innocens; et dit aussi autre part: homme qui parle à son amy paroles doulces et souefves, luy met devant les piés la rais pour le prendre. Pour ce dit Tulles: garde que ne enclines point tes oreilles aux losengeurs et ne reçoy point en ton conseil paroles de losengerie. Et Caton dit ainsi: advise-toy d’eschever paroles doulces et souefves.
Après, tu dois eschever le conseil de tes anciens ennemis qui sont réconciliés, car il est escript: nul ne retourne seurement en la grâce de son ennemy. Et Ysope dit: ne vous fiez point en ceulx à qui vous avez eu guerre ou inimitié anciennement et ne leur révélez point vos consaulx ou secrets; et la raison rent Sénèque et dit ainsi: il ne peut estre que là où le feu a esté longuement, qu’il n’y demeure tousjours aucune vapeur. Pour ce dit Salemon: en ton ancien ennemy ne te vueilles nul temps fier, et encores s’il est réconcilié, se humilité est en luy par semblant, et encline sa teste devant toy, ne le croy néant, car il le fait plus [pour son proffit que] pour l’amour de toy, afin qu’il puisse avoir victoire de toy en soy humiliant envers toy, laquelle victoire il ne peut avoir en toy poursuiant. Et Pierre Alphons dit: ne t’acompaigne pas à tes anciens ennemis, car ce que tu feras de bien, ils le pervertiront ou amenuiseront.
Après tu dois fuir le conseil de ceulx qui te servent et portent révérence, car ils le font plus par doubtance que par amour. Car un philosophe dit: nul n’est bien loyal à celui que il trop doubte; et Tulles dit: nulle puissance d’empire n’est si grant que elle puisse durer longuement se elle n’a plus l’amour du peuple que{v. 1, p.202} la paour. Après, tu dois fuir le conseil de ceulx qui sont souvent yvres, car ils ne scevent riens céler, et dit Salemon: nul secret n’est là où règne yvresse. Après tu dois avoir le conseil suspect de ceulx qui conseillent une chose en secret, et puis autre dient en appert. Car Cassiodores dit: une manière de grever son ami est de monstrer en appert ce dont l’en veult le contraire. Après, tu dois avoir en suspect le conseil des mauvais hommes, car il est escript: les conseils des mauvais hommes sont tousjours plains de fraude; et David dit: bieneureux est l’homme qui n’a point esté ès consaulx des mauvais! Après, tu dois fuir le conseil des jeunes gens, car le sens des jeunes gens n’est pas encores meur. De quoy Salemon dit: dolente est la terre qui a enfant à seigneur[324]! Et le philosophe dit que nous n’eslisons pas les jeunes en princes, car communément ils n’ont point de prudence; et dit encores Salemon: dolente est la terre de quoy le prince ne se liève matin!
Puis que je t’ay monstré à qui tu dois prendre conseil et de qui conseil tu dois eschever et fuir, je te vueil apprendre comment tu dois conseil examiner. En examinant doncques ton conseil, selon ce que dit Tulles et enseigne, tu dois considérer plusieurs choses. Premièrement, tu dois considérer que en ce que tu proposes et sur quoy tu veulx avoir conseil, vérité soit gardée et dicte, car l’en ne puet bien conseillier à cellui qui ne dit vérité. Après tu dois considérer toutes les choses qui s’accordent à ce que tu proposes faire selon ton conseil: se raison s’y accorde et si ta puissance{v. 1, p.203} s’y accorde, si plusieurs et meilleurs s’y accordent que discordent, ou non. Après, tu dois considérer au conseil ce qui s’ensuit: se c’est haine ou amour, paix ou guerre, prouffit ou dommage, et aussi de moult d’autres choses; et en toutes ces choses tu dois tousjours eslire ce qui est ton prouffit, toutes autres choses reffusées et rabatues. Après, tu dois considérer de quelle racine est engendrée la matière de ton conseil et quel prouffit elle puet concevoir et engendrer, et dois encores considérer toutes les causes dont elle est venue.
Quant tu auras examiné ton conseil en la manière dicte, et trouvé laquelle partie est meilleur et plus prouffitable et esprouvée de plusieurs sages et anciens, tu dois considérer se tu le pouras mener à fin, car nul ne doit commencer chose s’il n’a povoir de la parfaire, et ne doit prendre charge qu’il ne puisse porter. L’en dit en un proverbe: qui trop embrasse, pou estraint; et Caton dit: essaye-toy de faire ce que tu as povoir de faire, pour ce que la charge ne te presse tant qu’il te faille laissier ce que tu as commencié à faire, et s’il est doubte se tu le pourras mener à fin ou non, eslis plus tost le délaissier que le commencier. Car Pierre Alphons dit: se tu as povoir de faire une chose dont il te conviengne repentir, il te vault mieulx souffrir que encommencier. Bien disent ceulx qui deffendent à un chascun chose faire [dont il duelt et doubte se elle est de faire] ou non. En la fin, quant tu auras examiné ton conseil en la manière dessus dicte et auras trouvé que tu le pourras mener à fin, lors le retien et le conferme.
Or est raison que je te monstre quant et pourquoy on doit changier son conseil sans répréhension. L’en peut changier son conseil et son propos quant la cause{v. 1, p.204} cesse ou quant nouvelle cause survient. Car la loy dit: les choses qui de nouvel surviennent ont mestier de nouvel conseil. Et Sénèque dit: se ton conseil est venu à la congnoissance de ton ennemy, lors change ton conseil. Après, l’en peut changier son conseil quant l’en treuve après que par erreur ou par autre cause mal ou dommage en puet venir; après, quant le conseil est déshonneste ou vient de cause déshonneste, car les lois dient que toutes promesses déshonnestes sont de nulle valeur; après, quant il est impossible ou ne se puet garder bonnement; et en moult d’autres manières. Après ce, tu dois tenir pour règle générale que ton conseil est mauvais quant il est si ferme que l’en ne le puet changier pour condition qui surviengne.
Quant Mellibée ot oy ces enseignemens de dame Prudence, si respondi: Prudence, jusques à l’eure de maintenant vous m’avez assez enseignié comment en général je me doy porter en conseil prendre ou retenir, or vouldroie-je bien que vous descendissiez en espécial et me deissiez ce que vous semble du conseil que nous avons eu en ceste propre besongne.
Lors respondi dame Prudence: Sire, dist-elle, je te prie que tu ne rappelles point en ton courage se je dy chose qui te desplaise, car tout ce que je te dy, je l’entens dire à ton honneur et à ton prouffit, et ay espérance que tu le prendras en patience. Et pour ce je te fais assavoir que ton conseil, à parler proprement, ne doit estre appellé conseil, mais un fol esmouvement sans discrétion ouquel tu as erré en moult de manières.
Premièrement, tu as erré en assemblant ton conseil,{v. 1, p.205} car au commencement tu deusses avoir appellé moult peu de gens, et puis après plusieurs, se besoing fust; mais tantost tu as appellé une multitude de gent chargeuse et ennuyeuse. Après tu as erré, car tu deusses avoir appellé tant seulement tes loyaulx amis, sages et anciens; mais avec ceulx tu as appellé gens estranges, jouvenceaulx, fols, losengeurs, ennemis réconciliés et gens qui te portent révérence sans amour. Après tu as erré quant tu es venu à conseil, car tu avoies avec toy ensemble ire, convoitise et hastiveté, lesquelles trois choses sont contraires à conseil, et ne les as pas abaissées en toy ne en ton conseil ainsi comme tu deusses. Après tu as erré, car tu as démonstré à ton conseil ta voulenté et la grant affection que tu avoies de faire guerre incontinent et de prendre vengence, et pour ce ils ont plus suivy ta voulenté que ton prouffit. Après tu as erré, car tu as esté content d’un conseil tant seulement, et toutesvoies en si grant besongne et si haulte estoient bien nécessaires plusieurs conseils. Après tu as erré, car [quant tu as fait la division entre ceulx de ton conseil,] tu n’as pas suivy la voulenté de tes loyaulx amis sages et anciens, mais as regardé seulement le plus grant nombre. Et tu scez bien que les fols sont tousjours en plus grant nombre que les sages, et pour ce le conseil des chappitres et des grans multitudes de gens où l’on regarde plus le nombre que les mérites des personnes erre souvent, car en tel conseil les fols ont toujours gaignié par multitude.
Mellibée adonc respondi: je confesse bien que j’ay erré, mais pour ce que tu m’as dit dessus que cellui ne fait pas à reprendre, qui change son conseil en moult de cas, je suis appareillié à le changier à ta{v. 1, p.206} voulenté, car péchier est euvre d’omme, mais persévérer en péchié est euvre de déable; et pour ce je ne vueil plus en ce persévérer.
Lors dit Prudence: examinons tout ton conseil [et véons lesquels ont parlé plus raisonnablement et donné meilleur conseil,] et pour ce que l’examination soit mieulx faicte, commençons aux cirurgiens et aux phisiciens qui premièrement parlèrent. Je dy, dist-elle, que les cirurgiens et les phisiciens dirent ou conseil ce qu’ils devoient dire et parlèrent sagement, car à leur office appartient à un chascun prouffiter et à nul nuire, et selon leur art ils doivent avoir grant diligence de la cure de ceulx qu’ils ont en leur gouvernement, ainsi comme ils ont dit et respondu sagement; et pour ce je conseille qu’ils soient haultement guerdonnés, en telle manière qu’ils entendent plus liement à la cure de ta fille. Car jasoit-ce qu’ils soient tes amis, toutesvoies tu ne dois pas souffrir qu’ils te servent pour néant, mais les dois plus largement païer et guerdonner. Mais quant à la proposition que les phisiciens adjoustèrent, que ès maladies un contraire se garit par autre contraire, je vouldroie bien savoir comment tu l’entens.
Certes, dist Mellibée, je l’entens ainsi: car comme ils m’ont fait un contraire, que je leur en face un autre, et pour ce qu’ils se sont vengiés de moy et m’ont fait injure, je me vengeray d’eulx et leur feray injure et lors auray gary un contraire par autre.
Or véez, dist Prudence, comment un chascun croit légièrement ce qu’il veut et désire! Certes, dist-elle, la parole des phisiciens ne doit pas estre ainsi entendue, car mal n’est pas contraire à mal, ne vengence à vengence, ne injure à injure, mais sont semblables. Et{v. 1, p.207} pour ce, vengence par vengence, ne injure par injure n’est pas curé, mais accroist l’une l’autre. Mais la parole doit estre ainsi entendue: ainsi que mal et bien, sont contraires paix et guerre, vengence et souffrance, discorde et concorde, et ainsi de moult d’autres; mais mal se doit gairir par bien, discorde par accord, guerre par paix, et ainsi de tous les autres; et à ce s’accorde saint Pol l’appostre en plusieurs lieux: ne rendez, dit-il, mal pour mal, ne mesdit pour mesdit, mais faites bien à cellui qui mal vous fera, et bénéissez cellui qui vous maudira. Et en moult d’autres lieux de ses épistres il admoneste à paix et à concorde.
Or convient parler du conseil que donnèrent les advocas, les sages et les anciens, qui furent tous d’un accord et dirent que devant toutes choses tu dois mettre diligence en garder ta personne et en garnir ta maison, et dirent aussi que en ceste besongne l’en doit aler adviséement et à grant délibération. Quant au premier point qui touche la garde de ta personne, tu dois savoir que cellui qui a guerre doit tous les jours, devant toutes choses, humblement et dévotement demander la garde et l’aide de Dieu, [car en cest monde nul ne se puet garder souffisamment sans la garde de nostre Seigneur.] Pour ce dit David le prophète: se Dieu de la cité n’est garde, pour néant veille qui la garde. Après, en la garde de ta personne tu dois mettre tes loyaux amis esprouvés et congneus et à eulx dois demander aide pour toy garder, car Caton dit: se tu as besoing d’aide, demande-le à tes amis, car il n’est si bon phisicien comme le loyal amy. Après, tu te dois garder de toutes gens estranges et mescongneus et avoir leur compaignie suspecte, car Pierre Alphons dit: ne{v. 1, p.208} t’acompaigne en voye à nulle personne se tu ne la congnois devant, et s’aucune personne s’acompaigne avec toy sans ta voulenté et enquière de ta vie et de ta voie, fains que tu veulx aler plus loing que tu n’as proposé; et se il porte lance, si te tieng à sa dextre: se il porte espée, si te tieng à sa senestre.
Après, garde-toy sagement de tous ceulx[325] que je t’ay dit, car tu dois leur conseil eschever et fuir. Après, garde-toy en telle manière que pour la présumption de ta force tu ne desprises point ton adversaire tant que[326] laisses tes gardes, car sage homme doit tousjours doubter, espécialment ses ennemis. Et Salemon dit: beneuré est cellui qui tousjours se doubte, car à cellui qui par la dureté de son cuer a trop grant présumption, mal lui vendra. Tu dois doncques doubter tous agais et toutes espies. Car, selon ce que dit Sénèque[327], qui toutes choses doubte, en nulle ne cherra; et encores dit-il: sage est celluy qui doubte, et eschiève tous maulx. Et jasoit-ce qu’il te soit semblant estre bien asseur et en seur lieu, toutesvoies tu dois avoir tousjours diligence de toy garder, car Sénèque dit: qui seur se garde n’a doubte de nuls périls. Après tu te dois garder non pas tant seulement de ton grant et fort ennemi, mais de tout le plus petit, car Sénèque dit: il appartient à homme bien enseignié qu’il doubte son petit ennemi. Et Ovide, ou livre du Remède d’amours, dit: la petite vivre[328] occist le grant torel, et le chien qui n’est pas moult grant relient bien le sanglier{v. 1, p.209}. Toutesvoies, tu ne dois pas estre tant doubteux que tu doubtes là où riens n’a à doubter, car il est escript: aucunes gens ont enseignié leur décevoir mais ils ont trop doubté que l’en les déceust[329]. Après, tu te dois garder de venin et de compaignie de moqueurs, car il est escript: avecques le moqueur n’aies compaignie, mais la fuy et ses paroles comme le venin.