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Le ménagier de Paris (v. 1 & 2)

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Quant au second point, c’est assavoir ouquel dirent les sages que tu dois garnir ta maison à grant diligence, je vouldroie bien savoir comment tu entens ceste garnison.

Dist Mellibée: Je l’entens ainsi que je doy garnir ma maison de tours, de chasteaulx[330], d’eschifes[331] et autres édifices par lesquels je me puisse garder et deffendre, et pour cause desquels les ennemis doubteront à approuchier ma maison.

Lors Prudence respondi: La garnison de tours haultes et des grans édifices appartient aucunes fois à orgueil. L’en fait les tours et les grans édifices à grant travail et à grans despens, et quant elles sont faites, elles ne vallent riens se elles ne sont deffendues par sages et par bons amis loyaux, et à grans missions[332]. Et pour ce sachiez que la plus grant garnison et la plus fort que un riche homme puisse avoir à garder son corps et ses biens, c’est qu’il soit amé de ses subjects et de ses voisins, car Tulles dit: une garnison que l’en ne puet vaincre ne desconfire, c’est l’amour des citoyens.

Quant au tiers point, où les sages et anciens dirent que l’en ne doit point aler en ceste besongne soudainement{v. 1, p.210} ne hastivement, mais se doit-on pourveoir et appareillier à grant diligence et à grant délibération, je croy qu’ils parlèrent bien et sagement, car Tulles dit: en toutes besongnes, devant ce que l’en les commence, on se doit appareillier à grant diligence. En vengence doncques, en guerre, en bataille et en garnison faire, devant ce que l’en commence, l’en doit faire son appareil à grant délibération, car Tulles dit: long appareillement de batailles fait brief victoire; et Cassiodores[333] dit: la garnison est plus puissant quant elle est plus long temps pensée.

Or convient aler au conseil que te donnèrent tes voisins qui te portent révérence sans amour, tes ennemis réconciliés, les losengeurs, ceux qui te conseillièrent une chose en secret et autre disoient en appert, les jeunes gens, qui tous te conseillèrent vengier tantost et faire guerre incontinent. Et certes, ainsi comme je t’ay dit dessus, tu erras moult en appelant telles gens à ton conseil, et ce conseil est assez réprouvé pour les choses dessus dictes. Toutesvoies, puis qu’elles sont dictes en général, nous descendrons en espécial. Or véons doncques premièrement, selon ce que dit Tulles, de la vérité de ce conseil. Et certes de la vérité de ceste besongne ne convient pas moult enquerre, car l’en scet bien qui sont ceulx qui te ont fait ceste injure, et quans[334] ils sont, et comment, et quant, et quelle injure ils te ont faite. Examinons doncques la seconde condition que Tulles met, qu’il appelle consentement, c’est à dire qui sont ceulx et quans ils sont qui se consentent à tel conseil et à ta voulenté,{v. 1, p.211} et considérons aussi qui sont ceulx et quans qui se consentent à tes adversaires.

Quant au premier, l’en scet bien quels gens se consentent à ta voulenté, car tous ceulx que j’ay dessus nommés conseillent que tu faces guerre tantost. Or véons doncques qui tu es et qui sont ceulx que tu tiens tant à ennemis. Quant à ta personne, jasoit-ce que tu soies riche et puissant, tu es tout seul et n’as nul enfant masle; tu n’as fors une seule fille tant seulement: tu n’as frères ne cousins germains ne nuls autres bien prouchains parens, pour paour desquels tes ennemis se cessassent de toy poursuivre et destruire; et ta personne destruite, tu scez bien que tes richesses se diviseront en diverses parties, et quant chascun aura sa partie, ils ne seront forcés de vengier ta mort. Mais tes ennemis sont trois et ont moult d’enfans, de frères et d’autres bien prouchains amis et parens, desquels quant tu en auras occis deux ou trois, encores en demourra assez qui pourront vengier leur mort et te pourront occire. Et jasoit-ce que tes amis soient trop plus que les amis de tes adversaires, ils t’appartiennent de moult loing, et les amis de tes adversaires leur sont moult plus prouchains, et en ce leur condition est meilleur que la tienne.

Après, voyons encores se le conseil que l’en te donna de la vengence tantost prendre, se consent à raison. Et certes tu scez que non, car, selon droit, nul ne doit faire vengence [d’autrui, fors le juge qui a la jurisdiction sur lui, jasoit-ce que vengence soit] ottroyée ou permise à aucun quant on la fait incontinent et attrempéement, selon ce que droit le commande. Après, encores sur ce mot consentement, tu dois regarder se ton povoir se consent à ta voulenté et à ton conseil. Et{v. 1, p.212} certes tu pues dire que non, car à parler proprement, nous ne povons riens fors ce que nous povons faire deuement et selon droit; et pour ce que selon droit tu ne dois prendre vengence de ta propre auctorité, l’en puet dire que ton povoir ne se consent point à ta voulenté.

Or convient examiner le tiers point que Tulles appelle conséquent. Tu dois doncques savoir que à vengence que tu veulx faire, est conséquent et s’ensuit autre vengence, périls, guerres et d’autres maulx sans nombre et moult de dommages lesquels l’en ne voit maintenant.

Quant au quart point que Tulles appelle engendrement, tu dois savoir que injure est engendrée de haine, acquisition[335] d’ennemis enflamblés de vengence; de haine et contens guerres naissent, et dégastement de tous biens.

Quant aux causes, qui est le derrenier point que Tulles y met, tu dois savoir que en l’injure qui t’a esté faite a deux causes ouvrières et efficiens: la loingtaine et la prouchaine; la loingtaine est Dieu qui est cause de toutes causes: la prouchaine sont tes trois ennemis. La cause accidentelle fut hayne; la cause matériel sont les cinq plaies de ta fille; la cause formal fut la manière de faire l’injure, c’est assavoir qu’ils appoièrent eschelles contremont les murs et entrèrent par les fenestres; la cause final fut que ils vouldrent occire ta fille, et par eulx ne demoura. Mais la cause final loingtaine, à quel fin ils avendront de ceste besongne, nous ne la povons pas bien savoir, fors par conjectures et{v. 1, p.213} par présumptions, car nous devons présumer qu’ils avendront à male fin par la raison du Décret qui dit: à grant peine sont menées à bonne fin les choses qui sont mal commencées. Qui me demanderoit pourquoy Dieu a voulu et souffert qu’ils t’aient fait telle injure, je n’en sauroie pas bien respondre pour certain, car, selon ce que dit l’appostre, la science et jugement nostre Seigneur sont si parfont que nuls ne le puet comprendre ne encerchier souffisamment. Toutesvoies, par aucunes présumptions je tien que Dieu qui est juste et droiturier a souffert que ce soit advenu pour cause juste et raisonnable; car tu qui as nom Mellibée qui vault autant comme cellui qui boit le miel, [le miel as tant voulu boire,] c’est à dire la doulceur des biens temporels, des richesses, des délices et des honneurs de ce monde, que tu en as esté tout yvres et as oublié Dieu ton créateur, ne ne lui as pas porté honneur ne révérence ainsi comme tu deusses. Tu n’as pas retenu en ta mémoire la parole Ovide[336] qui dit: dessoubs le miel de la doulceur des biens du corps, est abscondu le venin qui occit l’âme. Et Salemon dit: se tu as trouvé le miel, si en mengue à souffisance, car se tu en mengues oultre mesure, il te convendra vomir. Pour ce, par adventure, Dieu en despit de toy a tourné sa face et les oreilles de sa miséricorde [autre part], et a souffert que tu as [esté prins en la manière que tu as] péchié contre lui. Tu as péchié contre nostre Seigneur, car les trois ennemis de l’umain lignage, qui sont le monde, la char et le Déable, tu as laissié entrer en ton cuer tout franchement par les fenestres du corps, sans{v. 1, p.214} toy deffendre souffisamment contre leur assault et leurs temptacions, en telle manière qu’ils ont navrée sa fille, c’est assavoir l’âme de toy, de cinq plaies: c’est à dire de tous les péchiés mortels qui entrèrent ou cuer parmy chascun des cinq sens naturels. Par ceste semblance nostre Seigneur a voulu et souffert que ces trois ennemis sont entrés en ta maison par les fenestres et ont navrée ta fille en la manière dessus dicte.

Certes, dist Mellibée, je voy bien que vous vous efforciez moult par doulces paroles de moy encliner à ce que je ne me venge point de mes ennemis, et m’avez monstré moult sagement les périls et les maulx qui pourroient advenir de ceste vengence. Mais qui vouldroit considérer en toutes vengences tous les périls qui s’en pourroient ensuir, l’en ne feroit jamais vengence, et ce seroit moult grant dommage, car par vengence les mauvais sont ostés d’entre les bons, et ceulx qui ont cuer de mal faire se retraient[337] quant ils voient que l’en punist les malfaiteurs.

A ce respond dame Prudence: certes, dist-elle, je vous octroie que de vengence vient moult de biens, mais faire vengence n’appartient pas à un chascun, fors seulement aux juges et à ceulx qui ont la jurisdiction sur les malfaiteurs, et dy oultre que ainsi que une personne singulière pécheroit en faisant vengence, [ainsi pécheroit le juge en laissant faire[338] vengence,] car Sénèque dit: cellui nuist aux bons, qui espargne les mauvais; et, selon ce que dist Cassiodores, l’en doubte faire les oultrages, quant on scet qu’il desplairoit aux juges et aux souverains. Et un autre dit: le juge qui{v. 1, p.215} doubte faire les drois[339], fait les gens mauvais; et saint Pol l’appostre dist en l’épistre aux Rommains que le juge ne porte pas le glaive sans cause, mais le porte pour punir les mauvais [et pour deffendre les] preudomes. Se tu veulx doncques avoir ta vengence de tes ennemis, tu recourras au juge qui a la jurisdiction sur eulx, et il les punira selon droit, et encores s’ils l’ont desservi, en leur avoir[340] en telle manière que ils demourront povres et vivront à honte.

Hé! dist Mellibée, ceste vengence ne me plaist point: je regarde que fortune m’a nourry dès mon enfance et m’a aidié à passer moult de fors pas. Je la vueil maintenant essayer, et croy que à l’aide de Dieu elle m’aidera à vengier [ma honte].

Certes, dit Prudence, se tu veulx ouvrer de mon conseil, tu ne essaieras point fortune ne ne t’appoieras à elle, car, selon ce que dit Sénèque, les choses se font folement, qui se font à l’espérance de fortune. Car fortune est comme une verrière qui de tant comme elle est plus clere et plus resplendissant, de tant est-elle plus tost brisée; et pour ce, ne t’y fie point, car elle n’est point estable, et là où tu cuideras estre plus seur de son aide, elle te fauldra. Et pour ce que tu dis que fortune t’a nourry dès ton enfance, je te dy que de{v. 1, p.216} tant tu te dois moins fier en elle et en ton sens, car Sénèque dit que cellui que fortune nourrist trop, elle le fait fol. Puis doncques que tu demandes vengence, et la vengence qui se fait selon l’ordre de droit et devant le juge ne te plaist, et la vengence qui se fait en espérance de fortune est mauvaise et périlleuse et si n’est point certaine, tu n’as remède de recours fors au souverain et vray juge qui venge toutes villenies et injures, et il te vengera, selon ce que lui mesmes tesmoingne: à moy, dit-il, laisse la vengence et je la feray.

Mellibée respondi: Se je, dit-il, ne me venge de la villenie que l’en m’a faite, je semondray ceulx qui l’a m’ont faicte et tous autres mauvais à moy faire une nouvelle villenie, car il est escript: se tu sueffres sans vengier la vieille villenie, tu semons à la nouvelle. Et ainsi, par souffrir l’en me feroit tant de villenies de toutes pars que je ne le pourroie souffrir ne porter, ains seroie au bas du tout en tout, car il est escript: en moult souffrant, t’avendront assez de choses que souffrir ne pourras.

Certes, dit Prudence, je te ottroie que trop grant souffrance n’est pas bonne, mais pour ce ne s’ensuit-il pas que chascune personne à qui l’en fait injure prengne la vengence, car ce appartient aux juges tant seulement, qui ne doivent pas souffrir que les villenies et injures ne soient vengées. Et pour ce, les deux auctorités que tu as avant traites sont entendues tant seulement des juges que quant ils seuffrent trop faire les injures et villenies sans punition, ils ne semonnent pas tant seulement faire les injures, mais les commandent. Ainsi le dit un sage. Le juge, dit-il, qui ne corrige le{v. 1, p.217} pécheur, luy commande à péchier; et pourroient bien tant souffrir les juges et les souverains [de maulx] en leur terre, que les malfaiteurs les getteroient hors de leur terre, et leur convendroit perdre leur seignorie à la parfin. Mais or posons que tu aies licence de toy vengier, je dy que tu n’as pas la puissance quant à présent, car se tu veulx faire comparoison de ta puissance à la puissance de tes adversaires, tu trouveras trop de choses, selon ce que je t’ay monstré dessus, par quoy leur condition est meilleur que la tienne, et pour ce je te dy qu’il est bon, quant à maintenant, de toy souffrir et avoir patience.

Après, tu scez que l’en dit communément que contendre à plus fort, c’est enragerie: contendre à esgal, c’est péril: contendre à moindre, c’est honte. Et pour ce, l’en doit fuir toute contention tant comme l’en puet, car Salemon dit que c’est grant honneur à homme quant il se scet guetter de brigue et de contens. Et se plus fort de toy te griève, estudie-toy plus à le appaisier que à toy vengier, car Sénèque dit que cellui se met en grant péril, qui se courrouce à plus fort de lui; et Caton dit: se plus grant que toy te griefve, sueffre-toy: car cellui qui t’a une fois grevé, te pourra une autre fois aidier.

Or posons que tu aies licence et puissance de toy vengier, je dy encores que moult de choses sont, qui te doivent retraire et te doivent encliner à toy souffrir et avoir patience en l’injure qui t’a esté faicte et aux autres tribulations de ce monde.

Premièrement [se tu veulx considérer les deffaulx qui sont en] toy, pour lesquels Dieu a voulu souffrir que ceste tribulation te soit advenue, selon ce que j’ay{v. 1, p.218} dit dessus, car le poëte dit que nous devons porter en patience les tribulations qui nous viennent, quant nous pensons que nous les avons desservies. Et saint Grégoire dit que quant un chascun considère le grant nombre de ses défaulx et de ses péchiés, les peines et les tribulations qu’il sueffre lui en appairent plus petites; et de tant comme[341] son péchié monte, lui semble la peine plus légière. Après, moult te doit encliner à patience, la patience nostre Seigneur Jhésu-Crist, selon ce que dit saint Pierre en ses épistres. Jhésu-Crist, dit-il, a souffert [pour nous] et a donné exemple à un chascun de lui ensuivre, car il ne fist oncques péchié, ne onques de sa bouche n’yssi une villenie. Quant on le maudissoit, il ne maudissoit point: quant on le batoit, il ne menaçoit point. Après, moult te doit encliner à patience, la grant patience des Sains de paradis qui ont eu si grant patience ès tribulations qu’ils ont souffertes sans leur coulpe. Après, moult te doit encliner à patience que les tribulations de ce monde durent très petit de temps et sont tantost passées, et la gloire que l’en acquiert pour avoir patience ès tribulations est pardurable, selon ce que dit l’épistre seconde à ceulx de Corinthe.

Après, tien fermement que cellui n’est pas bien enseigné qui ne scet avoir patience, car Salemon dit que la doctrine de l’omme est congneue par patience, et nostre Seigneur dit que patience vaint; et encores dit que en nostre patience nous possiderons nos âmes. Et autre part dit Salemon que cellui est patient qui se gouverne par grant prudence; et cellui mesmes dit que l’omme courrouceux fait les noises, et le patient les{v. 1, p.219} attrempe. Aussi dit-il que mieulx vault estre bien patient que bien fort, et plus fait à prisier cellui qui puet avoir la seignourie de son cuer que cellui qui par grant force prent les grans cités; et pour ce dit saint Jaques en ses épistres que patience est euvre de perfection.

Certes, dit Mellibée, je vous ottroye, dame Prudence, que patience est une grant vertu, mais chascun ne puet pas avoir la perfection que vous alez quérant. Je ne suis pas du nombre des bien parfais, et pour ce mon cuer ne puet estre en paix jusques à tant que je soye vengié. Et jasoit-ce que en ceste vengence eust grant péril, je regarde que aussi [avoit-il grant péril à faire la villenie qui m’a esté faite, et toutesvoies] mes adversaires n’ont pas regardé le péril, mais ont hardiement acompli leur voulenté, et pour ce il me semble que l’en ne me doit pas reprendre se je me met en un pou de péril pour moy vengier et se je fais un grant excès, car on dit que excès n’est corrigé que par excès, c’est à dire que oultrage ne se corrige fors que par oultrage.

Hé! dit dame Prudence, vous dictes vostre voulenté, mais en nul cas du monde l’en ne doit faire oultrage ne excès pour soy venger ne autrement, car Cassiodores dit que autant de mal fait cellui qui se venge par oultrage comme cellui qui a fait oultrage. Et pour ce, vous vous devez vengier selon l’ordre de droit, non pas par excès ne par oultrage, car ainsi que vous savez que vos adversaires ont péchié encontre vous par leur oultrage, [aussi péchiez-vous se vous vous voulez venger] autrement que droit ne l’a commandé; et pour ce dit Sénèque que l’en ne doit nulle fois vengier{v. 1, p.220} mauvaistié. Et se vous dictes que droit octroie que l’en deffende violence par violence et barat par barat, certes c’est vérité quant la deffense se fait incontinent et sans intervalle et pour soy deffendre, non pas pour soy venger, et s’y convient mettre telle diligence[342] et deffense que l’en ne puisse reprendre cellui qui se deffent d’excès ne d’oultrage, car autrement ce seroit contre droit et contre raison. Or vois-tu bien que tu ne fais pas incontinent deffense, ne pour toy deffendre, mais pour toy vengier, et si n’as pas voulenté de faire ton fait attrempéement; et pour ce il me semble encores que la patience est bonne, car Salemon dit que cellui qui n’est pas patient aura dommage.

Certes, dit Mellibée, je vous octroye que quant un homme est impatient et courroucié de ce qui ne le touche et ne lui appartient, se dommage lui vient n’est pas merveille. Car la règle de droit dit que cellui est coupable qui s’entremet de ce qui ne lui appartient point; et Salemon dit ès Proverbes que cellui qui s’entremet des noises d’autruy est semblable à cellui qui prent le chien par les oreilles. Et aussi comme cellui qui tient le chien estrange qu’il ne congnoist est aucune fois mors du chien, aussi est-il raison que dommage viengne à cellui qui par impatience et par courroux se mesle de la noise d’autruy qui riens ne lui appartient. Mais vous savez bien que ce fait me touche moult de près, et pour ce j’en suis courroucié et impatient, et ce n’est pas merveille; et si ne vois mie, sauve vostre grâce, que grant dommage me puisse venir de moy vengier, car je suis plus riche et plus puissant que ne{v. 1, p.221} sont mes adversaires et vous savez bien que par argent se gouvernent et font les choses et le fait de ce monde, et Salemon dit que toutes choses obéissent à pécune.

Prudence, quant elle oy son mary vanter de sa richesse et de sa puissance et soy esjouir, et despriser la povreté de ses adversaires, parla en ceste manière: je vous octroie que vous estes riche et puissant et que les richesses sont bonnes à ceulx qui les ont bien acquises et bien en usent, car ainsi comme le corps ne puet vivre sans [l’âme, ainsi ne puet-il vivre sans] les biens temporels, et par les richesses l’en puet acquerre les grans lignages et les amis. Et pour ce dit Pamphile[343]: se la fille d’un bouvier est riche, elle puet eslire de mil hommes lequel qu’elle veult pour son mary, car nul ne la refusera pas; et dit encores: se tu es, dit-il, bien euré, c’est à dire riche, tu trouveras grant nombre de compaignons et d’amis, et se ta fortune se change et que tu soies povre, tu demoureras tout seul. Et oultre dit Pamphile que par richesses sont nobles ceulx qui sont villains par lignage; et ainsi comme de grans richesses vient moult de biens, ainsi de grant povreté viennent moult de maulx, car grant povreté contraint la personne à moult de maulx faire, et pour ce [l’appelle Cassiodores mère de crimes, et dit aussi] Pierre Alphons: une des grans adversités de ce siècle, si est quant un homme franc par nature est contraint par povreté mendier l’aumosne de son ennemy; et la raison de ce rent Innocent[344] en un sien livre, disant: dolente et meschant est la condition des povres mendians, car se{v. 1, p.222} ils ne demandent, ils meurent de fain, et se ils demandent, ils meurent de honte; et toutesvoies nécessité les contraint à demander. Et pour ce dit Salemon que mieulx vault mourir que avoir telle povreté, car, selon ce qu’il dit autre part, mieulx vault la mort amère que telle vie.

Par les raisons que je t’ay dictes et moult d’autres que dire je te pourroie, je t’ottroie que bonnes sont les richesses à ceulx qui bien les acquièrent et qui bien en usent; et pour ce, je te vueil monstrer comment tu te dois avoir en amassant les richesses et en usant d’icelles. Premièrement, tu les dois acquerre non mie ardemment, mais à loisir et attrempéement et par mesure, car l’homme qui est trop ardent d’acquerre richesses se abandonne légièrement à tous vices et à tous autres maulx; et pour ce dit Salemon: qui trop se haste de soy enrichir, il ne sera pas innocent; et dit aussi autre part que la richesse hastivement venue, hastivement s’en va, mais celle qui est venue petit à petit se croist tousjours et se multiplie. Après, tu dois acquerre les richesses par ton sens et par ton travail, à ton prouffit et sans dommage d’autruy, car la loy dit que nul ne se face riche au dommage d’autruy, et Tulles dit que douleur, ne peine, ne mort, ne autre chose qui puisse advenir à homme, n’est tant contraire à homme ne contre nature, comme accroistre ses richesses au dommage d’autruy; et Cassiodores dit que vouloir accroistre sa richesse de ce petit que le mendiant a, surmonte toute cruaulté. Et pour ce que tu les puisses acquerre plus loyaulment, tu ne dois pas estre oiseux ne paresseux de faire ton prouffit, mais dois fuir toute oisiveté, car Salemon dit que oisiveté enseigne moult{v. 1, p.223} de maulx à faire; et dit autre part que cellui qui travaille et cultive sa terre mengera du pain, mais cellui qui est oiseux cherra en povreté et mourra de fain. Cellui qui est oiseux ne treuve nul temps convenable à faire son prouffit, car, selon ce que dit un versifieur, il s’excuse en yver de ce qu’il fait trop froit, et en esté de ce qu’il fait trop chault. Pour ces causes dit Caton: veille souvent et ne t’abandonne à trop dormir, car trop grant repos est le nourissement des vices. Et pour ce dit saint Jhérome: fay tousjours aucunes bonnes euvres pour ce que l’ennemi ne te treuve oiseux, car l’ennemi ne trait pas légièrement en son euvre celluy qui est occupé en bonnes euvres. En acquérant doncques les richesses, tu dois fuir oisiveté.

Après, des richesses que tu auras acquises par ton sens et par ton travail et deuement, tu dois user en telle manière, c’est assavoir que tu ne sois tenu pour trop eschars ne pour fol larges, car ainsi comme fait à blasmer avarice, ainsi fait à blasmer et reprendre folle largesse. Et pour ce dit Caton: use des choses acquises par telle manière que l’en ne t’appelle pas povre ne chétif, car grant honte est à homme qui a le cuer povre et la bourse riche. Aussi dist-il: use des biens que tu auras acquis, sagement, sans mésuser, car ceulx qui folement desgastent ce qu’ils ont, quant ils n’ont plus riens, ils se abandonnent légièrement à prendre l’autrui. Je dy doncques que tu dois fuir avarice en usant des richesses acquises, en telle manière que l’en ne die pas que tes richesses soient ensevelies, mais que tu les as en ta puissance; car un sage reprent l’omme aver et dit ainsi en deux vers: pourquoy homme qui est cendre et qui mourir{v. 1, p.224} convient, ensevelit son avoir par si grant avarice? Pourquoy se joinct-il tant à son avoir que l’en ne puet l’en déssevrer? Car quant il mourra, il ne l’emportera pas avec soy. Et pour ce dit saint Augustin: l’omme aver est semblable à enfer, car plus dévoure, et plus veult dévourer. Et ainsi comme tu dois d’avoir user en manière que l’en ne te clame aver et chétif, ainsi tu te dois garder que l’en ne te clame pour un fol large. Pour ce dit Tulles: les biens de ton hostel ne doivent pas estre tant enclos que pitié ne débonnaireté ne les puissent ouvrir, et aussi ne doivent-ils pas tant estre ouvers qu’ils soient abandonnés à un chascun.

Après, en acquérant les richesses et en usant d’icelles, tu dois tousjours avoir trois choses en ton cuer, c’est assavoir Dieu, conscience et bonne fame et renommée. Tu dois doncques avoir Dieu en ton cuer, car pour nulle richesse tu ne dois faire chose qui desplaise à Dieu ton créateur, car, selon le dit Salemon, mieulx vault petit avoir et de Dieu la paour que grant trésor acquerre et perdre son seigneur. Et le philosophe dit que mieulx vault estre preudome et petit avoir que estre mauvais et avoir grans richesses. Après, je dy que tu dois acquerre et user des richesses, sauve tousjours ta conscience, car l’appostre dit que la chose dont nous devons avoir plus grant gloire, si est quant nostre conscience nous porte bon tesmoignage; et le sage dit: bonne est la substance dont l’acquérir ne nuit point à la conscience.

Après, en acquérant les richesses et en usant d’icelles, tu dois avoir grant cure et grant diligence comment ta bonne fame et renommée soit tousjours gardée, car il est escrit: le gaing doit estre appellé perte, qui sa{v. 1, p.225} bonne fame ne garde; et Salemon dit: mieulx vault la bonne renommée que les grans richesses; et pour ce, il dit autre part: aies grant diligence de garder ton bon renom et ta bonne fame, car ce te demourra plus que nul trésor grant et précieux. Et certes il ne doit pas estre dit gentils homs, qui toutes autres choses arrière mises après Dieu et conscience, n’a grant diligence de garder sa bonne renommée. Pour ce dit Cassiodores: il est signe de gentil cuer, quant il affecte et désire bon nom et bonne fame; et pour ce dit saint Augustin: deux choses te sont nécessaires, c’est assavoir bonne conscience pour toy, bonne fame pour ton prouchain: et cellui qui tant se fie en sa bonne conscience qu’il néglige sa bonne renommée et ne fait force de la garder, il est cruel et villain.

Or t’ay-je monstré comment tu te dois porter en acquérant les richesses et usant d’icelles; et pour ce que vous vous fiez tant en vos richesses que pour la fiance que vous y avez vous voulez mouvoir guerre [et faire bataille, je vous conseille que vous ne commencez point guerre, car la grant] fiance de vos richesses ne souffit point à guerre maintenir. Pour ce dit un philosophe: homme qui guerre vuelt avoir, n’aura jà à souffisance avoir, car de tant comme l’omme est plus riche, de tant lui convient faire plus grans mises se il veut avoir honneur et victoire; car Salemon dit: où plus a de richesses, plus a de despendu. Après, très chier seigneur, jasoit-ce que par vos richesses moult de gens vous puissiez avoir, toutesvoies pour ce ne vous convient pas commencier guerre là où vous povez avoir autrement paix à vostre honneur et à vostre proffit, car la victoire des batailles de ce monde ne gist pas ou{v. 1, p.226} grant nombre de gens ne en la vertu des hommes, mais en la main et en la voulenté de Dieu. Et pour ce, Judas Machabeus qui estoit chevalier de Dieu, quant il se deut combattre contre son adversaire qui avoit plus grant nombre de gens qu’il n’avoit, il reconforta sa petite compaignie et dit: aussi légièrement puet donner Dieu victoire à pou de gens comme à moult, car la victoire des batailles ne vient pas du grant nombre de gens, mais vient du ciel. Et pour ce, très chier seigneur, que nul n’est certain s’il est digne que Dieu lui doint victoire ne plus que il est certain se il est digne de l’amour de Dieu ou non, selon ce que dit Salemon, un chascun doit avoir grant paour de faire guerre, et pour ce que ès batailles a moult de périls, et advient aucunes fois que aussi tost occist-l’en le grant comme le petit. Car, selon ce qu’il est escript ou second livre des Rois, les fais des batailles sont adventureux et ne sont pas certains[345], ainçois également occist maintenant l’un, maintenant l’autre; et pour ce que péril y a, tout homme sage doit fuir les guerres tant comme il puet bonnement, car Salemon dit: qui aime le péril, il cherra en péril.

Après ce que dame Prudence ot parlé, Mellibée respondi: je voy bien, dist-il, dame Prudence, par vos belles parolles et par les raisons que vous mettez avant, que la guerre ne vous plaist point, mais je n’ay pas encore oy vostre conseil comment je me doy porter en ceste besongne.

Certes, dist-elle, je vous conseille que vous accordiez[346] à vos adversaires et que vous ayez paix avec eulx,{v. 1, p.227} car Sénèque dit en ses escrips que par concorde les richesses petites deviennent grandes, et par discorde les grandes deviennent petites et vont à déclin et se fondent tousjours; et vous savez que un des grans biens de ce monde ce est paix. Pour ce dit Jhésu-Crist à ses appostres: bieneurés sont ceulx qui aiment et pourchassent la paix, car ils sont appellés enfans de Dieu.

Hé! dist Mellibée, or voy-je bien que vous n’aimez pas mon honneur. Vous savez que mes adversaires ont commencié la riote et la brigue par leur oultrage, et voiez qu’ils ne requièrent point la paix et ne demandent pas la réconciliation; vous voulez doncques que je me voise humilier et crier mercy? Certes, ce ne seroit pas mon honneur, car ainsi comme l’on dit que trop grant familiarité engendre mesprisement, aussi fait trop grant humilité.

Lors, dame Prudence fit semblant d’estre courrouciée et dist: Sire! Sire! sauve vostre grâce, j’aime vostre honneur et vostre prouffit comme le mien propre, et l’ay tousjours aimé, et vous ne autre ne veistes oncques le contraire. Et se je vous avoie dit que vous deviez pourchasser la paix et la réconciliation, je n’auroie pas tant mespris comme il vous semble, car un sage dit: la dissension tousjours commence par autre et la paix par toy; et le prophète dit: fuy le mal et fay le bien, quier la paix et la pourchasse tant comme tu pourras. Toutesvoies, je ne vous ay pas dit que vous requérez la paix premier que vos adversaires, car je vous sçay bien de si dur cuer que vous ne feriez à pièce[347]{v. 1, p.228} tant pour moy, et toutesvoies Salemon dit que mal vendra en la fin à cellui qui a le cuer trop dur.

Quant Mellibée oy dame Prudence faire semblant de courroux, si dist: Dame, je vous prie qu’il ne vous desplaise chose que je vous die, car vous savez que je suis courroucié, et n’est mie merveille, et ceulx qui sont courrouciés ne scevent pas bien qu’ils font ne qu’ils dient; pour ce, dit le philosophe que les troublés ne sont pas bien cler-voyans. Mais dictes et conseilliez ce qu’il vous plaira, et je suis appareillié du faire; et se vous me reprenez de ma folie, je vous en doy plus prisier et amer, car Salemon dit que cellui qui durement reprent cellui qui fait folie, il doit trouver plus grant grâce envers lui que cellui qui le déçoit par doulces paroles.

Je, dit Prudence, ne fay semblant d’estre yrée et courroucée fors pour vostre grant prouffit, car Salemon dit: mieulx vault cellui qui le fol reprent et qui lui monstre semblant d’ire, que le loer quant il mesprent, et de ses grans folies rire; et dit après que par la tristesse du visage corrige le fol son courage.

Adoncques dit Mellibée: Dame je ne sauroie respondre à tant de belles raisons que vous mettez avant: dictes-moy briefment vostre voulenté et vostre conseil, et je suis appareillié de l’acomplir.

Lors, dame Prudence descouvrit toute sa voulenté et dist ainsi: Je conseille que devant toutes choses vous faciez paix à Dieu et vous réconciliez à lui, car, selon ce que je vous ay dit autres fois, il vous a souffert advenir ceste tribulation par vos péchiés, et se vous faites ce, je vous promects de par lui que il vous amènera vos adversaires [à vos piés et appareillés de faire{v. 1, p.229} toute vostre voulenté, car] Salemon dit: quant les voies des hommes plaisent à Dieu, il leur convertit leurs ennemis et les contraint de requérir paix. Après, je vous prie qu’il vous plaise que je parle à secret à vos ennemis et adversaires, sans faire semblant que ce viengne de vostre consentement: et lors, quant je sauray leur voulenté, je vous pourray conseiller plus seurement.

Faites, dit Mellibée, toute vostre voulenté, car je met tout mon fait en vostre disposition.

Lors dame Prudence, quant elle vit la bonne voulenté de son mary, si ot délibération en soy mesmes et pensa comment elle pourroit mener ceste besongne à bonne fin. Et quant elle vit que temps fut, elle manda les adversaires en secret lieu, et leur proposa sagement les grans biens qui sont en paix et les grans périls qui sont en guerre, et leur enseigna moult doulcement comment ils se devoient repentir de l’injure qu’ils avoient faite à Mellibée son seigneur, à elle et à sa fille.

Quant ceulx oïrent les doulces paroles de dame Prudence, ils furent si surprins et orent si grant joie que nul ne le pourroit extimer. Hé! dame, dirent-ils, vous nous avez dénoncié en la bénéisson de doulceur selon ce que dit David le prophète, car la réconciliation dont nous ne sommes pas dignes et que nous vous deussions requerre à grant dévotion et à grant humilité, vous, par vostre grant doulceur, la nous avez présentée. Or véons-nous bien que la sentence Salemon est vraie, qui dit que doulce parole multiplie les amis et fait débonnaires les ennemis. Certes, dirent-ils, nous mettons nostre fait en vostre bonne voulenté, et sommes appareilliés en tout et par tout obéir au dit et au commandement{v. 1, p.230} de monseigneur Mellibée; et pour ce, très chère dame et bénigne, nous vous requérons et prions tant humblement comme nous povons plus, que il vous plaise acomplir par fait vos douces paroles. Toutesvoies, très chère dame, nous considérons et congnoissons que nous avons offendu monseigneur Mellibée oultre mesure et plus que ne pourrions amender, et pour ce nous obligons nous et nos amis à faire toute sa voulenté et son commandement; mais, par aventure, il, comme courroucié, nous donnera telle peine que nous ne pourrons acomplir ne porter. Et pour ce, plaise vous avoir en ce fait tel advisement que nous et nos amis ne soions mie déshérités et perdus par nostre folie.

Certes, dit Prudence, il est dure chose et périlleuse que un homme se commette du tout en l’arbitrage et en la puissance de ses ennemis, car Salemon dit: oiez-moy, dit-il, tous peuples et toutes gens et gouverneurs de l’Église: à ton fils, à ta femme, à ton frère et à ton ami ne donne puissance sur toy, en toute ta vie. Se il a doncques deffendu que l’en ne donne puissance sur soy à frère ne ami, par plus fort raison il deffend que l’en ne la donne à son ennemi. Toutesvoies, je vous conseille que vous ne vous deffiez point de mon seigneur: je le congnois et sçay qu’il est debonnaire, large et courtois, et n’est point convoiteux d’avoir; il ne désire en ce monde fors honneur tant seulement. Après, je sçay bien que en ceste besongne il ne fera riens sans mon conseil, et je feray, se Dieu plaist, que ceste chose vendra à bonne fin, en telle manière que vous vous devrez loer de moy.

Adonc, dirent-ils: nous mettons nous et nos biens, en tout et partout, en vostre ordonnance et disposition{v. 1, p.231}, et sommes appareilliés de venir au jour que vous nous vouldrez donner, et faire obligation si forte comme il vous plaira, que nous acomplirons la voulenté de monseigneur Mellibée et la vostre.

Dame Prudence, quant elle oy la responce d’iceulx, si leur commanda retourner en leurs lieux secrètement; elle d’autre part s’en retourna vers son seigneur Mellibée, et lui conta comment elle avoit trouvé ses adversaires repentans et recongnoissans leurs péchiés, et appareilliés à souffrir toutes peines, et requérans sa pitié et sa miséricorde.

Lors Mellibée respondi: Icellui est digne de pardon, qui ne excuse point son péchié, mais le recongnoist et s’en repent et demande indulgence; car Sénèque dit: là est rémission où est confession, car confession est prouchaine à innocence; et dit autre part: cellui est presque innocent qui a honte de son péchié et le recongnoist. Et pour ce je me accorde à paix, mais il est bon que nous la facions de la voulenté et du consentement de nos amis.

Lors Prudence fist une chière lie et joieuse et dist: Certes, vous avez trop bien parlé, car tout ainsi comme par le conseil et aide de vos amis vous avez eu en propos de vous vengier et de faire guerre, aussi sans demander leur conseil vous ne devez accorder ne faire paix, car la loy dit que nulle chose n’est tant selon nature comme la chose deslier par ce dont elle a esté liée.

Lors incontinent dame Prudence envoia messagiers et manda querre leurs parens et leurs anciens amis loyaulx et sages, et leur raconta le fait en la présence de Mellibée tout par ordre et en la guise que il est devisé{v. 1, p.232} par dessus, et leur demanda quel conseil ils donroient sur ce. Lors les amis Mellibée, toutes choses considérées et icelles dessusdictes mesmes délibérées et examinées à grant diligence, donnèrent conseil de paix faire et que l’en les receust à miséricorde et à mercy. Quant dame Prudence ot oy le consentement de son seigneur et le conseil de ses amis à son entention, si fut moult joyeuse de cuer. L’en dist, fist-elle, ès Proverbes: le bien que tu peus faire au matin, n’attens pas le soir ne l’endemain, et pour ce je te conseille que tantost messagiers sages et advisés tu envoies à iceulx gens pour leur dire que se ils veullent traictier de paix et d’accord ainsi comme ils se sont présentés, que ils se traient vers nous incontinent et sans dilation, ensemble leurs fiances[348] loyaulx et convenables.

Ainsi comme dame Prudence le conseilla, ainsi fut-il fait. Quant iceulx trois malfaicteurs et repentans de leurs folies oïrent les messagiers, ils furent liés et joyeux et respondirent, en rendant grâces à monseigneur Mellibée et à toute sa compaignie, qu’ils estoient prests et appareilliés d’aler vers eulx sans dilation et de obéir en tout et partout à leur commandement. Et tantost après, ils se mirent à la voie d’aler à la court monseigneur Mellibée, ensemble leurs femmes et aucuns de leurs amis loyaulx.

Quant Mellibée les ot en sa présence, si dist: Il est vérité que vous, sans cause et sans raison, avez fait injure à moy, à ma femme Prudence et à ma fille, en entrant en ma maison à violence et en faisant tel oultrage comme chascun scet, pour laquelle cause vous{v. 1, p.233} avez mort desservie; et pour ce je vueil savoir de vous se vous vous voulez mettre du tout à la punition et à la vengence de cest oultrage à ma voulenté et à la voulenté de ma femme.

Lors l’ainsné et le plus sage de ces trois respondi pour tous. Sire, dit-il, nous ne sommes pas dignes de venir à la court de si noble, ne de tel homme comme vous estes, car nous avons tant meffait que en vérité nous sommes dignes de mort, non pas de vie. Toutesvoies, nous nous confions en vostre doulceur et en la debonnaireté dont vous estes renommé par tout le monde et pour ce nous nous offrons et sommes appareilliés de obéir à tous vos commandemens, et vous prions à genoulx et à larmes que vous ayez pitié et miséricorde de nous. Lors Mellibée [les releva] bénignement [et] receut leurs obligations par leur serement et par leurs pleiges[349], et leur assigna journée de retourner à sa court et de eulx offrir à sa personne pour oïr sentence à sa voulenté[350].

Ces choses ainsi ordonnées, et un chascun d’une part et d’autre départi de ensemble, dame Prudence parla premièrement à son seigneur Mellibée et lui demanda quelle vengence il entendoit prendre de ses adversaires. Certes, dit Mellibée, je entens à les déshériter de tout ce qu’ils ont et eulx envoïer oultre mer, sans demourer plus en ce païs ne retourner.

Certes, dit Prudence, ceste sentence seroit moult{v. 1, p.234} félonneuse et contre raison, car tu es trop riches et n’as pas besoing de l’autruy richesse ne de l’autrui argent, et pourroies estre par raison notés et repris de convoitise qui est un grant vice et racine de tous maulx. Et, selon ce que dit l’appostre, il te vauldroit mieulx tout [perdre du tien que prendre le leur; par ceste manière mieulx vault] perdre à honneur que tout gaignier à honte; et autre part aussi: le gaing doit estre appellé perte, qui la bone fame ne garde; et dit oultre que l’en ne se doit pas seulement garder de faire chose par quoy l’en perde sa bonne fame, mais se doit-on tousjours efforcier de faire chose aucune pour acquérir nouvelle et meilleur fame, car il est escript: la vieille fame est tost alée quant elle n’est renouvellée. Après, quant à ce que tu dis que tu les veulx envoïer oultre la mer sans jamais retourner, il me semble que ce seroit mésuser de la puissance que ils t’ont donnée sur eulx pour faire à toi honneur et révérence, et le droit dit que cellui est digne de perdre son prévilège qui mésuse de la puissance qui lui a esté donnée. Et dis plus, car supposé que tu leur puisses enjoindre telle peine selon droit, laquelle chose je ne octroie mie, je dis que tu ne la pourroies pas mener de fait à exécution, ains, par aventure, convendroit retourner à guerre comme devant. Et pour ce, se tu veulx que l’en obéisse à toy, il te convient sentencier plus courtoisement, car il est escript: à cellui qui plus doulcement commande, obéist-l’en le mieulx; et pour ce je te prie que, en ceste besongne te plaise vaincre ton cuer, car Sénèque dit: deux fois vaint, qui son cuer vaint; et Tulles aussi dit: riens ne fait tant à loer en grant homme que quant il est debonnaire et s’appaise légièrement. Et pour ce je te prie{v. 1, p.235} qu’il te plaise toy porter en telle manière en ceste vengence que ta bonne fame soit gardée et que tu soies loé de pitié et de doulceur, et qu’il ne te conviengne pas repentir de chose que tu faces, car Sénèque dit: mal vaint qui se repent de sa victoire. Pour ces choses je te prie que tu adjoustes à ton jugement miséricorde, à celle fin que Dieu ait de toy miséricorde en son derrain jugement, car saint Jacques dit en son épistre: jugement sans miséricorde sera fait à cellui qui ne fera miséricorde, car justice sans miséricorde est tirannie.

Quant Mellibée ot oy toutes les paroles dame Prudence et ses sages enseignemens, si fut en grant paix de cuer et loua Dieu qui lui avoit donné si sage compaigne, et quant la journée vint que ses adversaires comparurent en sa présence, il parla à eulx moult doulcement et dit: Jasoit-ce que vous vous soiez portés envers nous moult orguilleusement, et de grant présumption vous soit advenu, toutesvoies la grant humilité que je voy en vous me contraint à vous faire grâce, et pour ce nous vous recevons en nostre amitié et en nostre bonne grâce, et vous pardonnons toutes injures et tous vos meffais encontre nous, à celle fin que Dieu au point de la mort nous vueille pardonner les nostres.

 

Belle seur, ainsi povez-vous veoir comment sagement ceste bonne preude femme Prudence refraigni et couvri la grant douleur qu’elle mesmes avoit en son cuer, qui estoit si triste et si dolente pour l’injure qu’elle et sa fille avoient soufferte en leur propre corps, dont elle ne disoit un seul mot pour ce qu’il sembloit et vray estoit que Mellibée s’en fust plus désespéréement esmeu que devant; et ainsi monstroit bien qu’elle l’aimoit, et sagement{v. 1, p.236} le rapaisoit; ne icelle bonne dame ne se démonstroit estre courrouciée fors que par le courroux que son mary prenoit tant seulement, et le sien courroux céloit et tapissoit en son cuer, sans en faire quelconque démonstrance. Vous povez aussi par ce que dit est en l’istoire veoir comment sagement et subtillement, par bonne meurté et humblement, elle admonnestoit son mary à tolérer et dissimuler son injure et luy preschoit patience sur si grant cas, et devez considérer les grans et cordiales pensées que luy en convenoit avoir jour et nuit à trouver si fors argumens et si vives raisons pour oster la rigueur de l’emprise à quoy son mary tendoit. A ce monstroit-elle bien qu’elle l’amoit et pensoit à le retraire de sa fole voulenté, et povez veoir comment sagement en la parfin elle amolia le courage d’icellui, et comment la bonne dame, sans cesser, pourchassa par divers intervalles et exploita tant qu’elle l’appaisa du tout. Et pour ce je vous di que ainsi sagement, subtillement, cautement et doulcement doivent les bonnes dames conseillier et retraire leurs maris des folies et simplesses dont elles les voyent embrasés et entéchiés, et non mie cuidier les retourner par maistrise, par hault parler, par crier à leurs voisins ou par les rues, ou par les blasmer, par elles plaindre à leurs amis et parens, ne par autres voies de maistrise. Car tout ce ne vault fors engaignement[351] et renforcement de mal en pis, car cuer d’homme envis[352] se corrige par domination ou seignourie de femme, et sachiez qu’il n’est si povre homme ne de si petite valeur, puis qu’il soit marié, qui ne vueille seignourir[353].{v. 1, p.237}

Encores ne me vueil-je pas taire d’un exemple servant au propos de retraire son mary par debonnaireté, lequel exemple je oys pieçà compter à feu mon père dont Dieux ait l’âme, qui disoit que il y avoit une bourgoise demeurant à Paris, appelée dame Jehanne la Quentine qui estoit femme de Thomas Quentin. Elle sceut que le dit Thomas son mary simplement et nicement foloioit et repairoit et aucunefois gisoit avec une povre fille qui estoit filleresse de laine au rouet, et longuement, sans en monstrer semblant ou dire un seul mot, le tolléra icelle dame Jehanne et le souffri moult patiemment; et en la parfin enquist où icelle povre fille demouroit et tant en enquist qu’elle le sceut. Et vint en l’hostel et trouva la povre fille qui n’avoit aucune garnison[354] quelconque, ne de busche, ne de lart, ne de chandelle, ne de huille, ne de charbon, ne de rien, fors un lit et une couverture, son touret[355] et bien pou d’autre mesnage. Si luy dist tels mots: Ma mie, je suis tenue de garder mon mary de blasme, et pour ce que je sçay qu’il prent plaisir en vous et vous aime et qu’il repaire céans, je vous prie que de luy vous parliez en{v. 1, p.238} compaignie le moins que vous pourrez, pour eschever son blasme, le mien et de nos enfans, et que vous le céliez de vostre part, et je vous jure que vous et luy serez bien célés de la moye part, car puisqu’ainsi est qu’il vous aime, mon intention est de vous amer, secourir et aidier de tout ce dont vous aurez à faire, et vous l’apparcevrez bien; mais je vous prie du cuer que son péchié ne soit révélé ne publié. Et pour ce que je sçay qu’il est de bonnes gens[356], qu’il a esté tendrement nouri, bien peu, bien chauffé, bien couchié et bien couvert à mon povoir, et que je voy que de luy bien aisier vous avez pou de quoy, j’ai plus chier que vous et moy le gardions en santé que je seule le gardasse malade. Si vous prie que vous l’amez et gardez et servez tellement que par vous il soit refraint et contregardé de viloter ailleurs en divers périls; et sans ce qu’il en sache riens, je vous envoieray une grant paelle pour luy souvent laver les piés, garnison de busche pour le chauffer, un bon lit de duvet, draps et couverture selon son estat, cuevrechiefs, orilliers, chausses et robelinges nettes; et quant je vous envoieray des nettes, si m’envoiez les sales, et que de tout ce qui sera entre vous et moy qu’il n’en sache rien, qu’il ne se hontoie; pour Dieu faictes avec luy si sagement et secrètement qu’il n’apparçoive de nostre secret. Ainsi fu promis et juré: Jehanne la Quentine s’en parti et sagement envoya ce qu’elle avoit promis.

Quant Thomas vint au vespre à l’hostel de la jeune fille, il ot ses piés lavés et fut très bien couchié en lit de duvet, en grans draps déliés pendans d’une part et{v. 1, p.239} d’autre[357], très bien couvert, mieulx qu’il n’avoit accoustumé, et l’endemain eust robelinge blanche, chausses nettes et beaulx souliers[358] tous frais. Il se donna grant merveille de ceste nouvelleté et fut moult pensif, et ala oïr messe comme il avoit accoustumé, et retourna à la fille et lui mist sus que ces choses venoient de mauvais lieu, et moult aigrement l’accusa de mauvaistié afin qu’elle en sa deffense luy dist dont ce luy estoit venu. Or savoit-il bien qu’il l’avoit laissée povre deux ou trois jours devant, et que en si pou de temps ne povoit-elle pas estre de tant enrichie. Quant elle se vit ainsi accusée et qu’il la convint respondre pour soy deffendre, elle sceut bien tant de la conscience d’icellui Thomas que de ce qu’elle luy dirait il l’en croirait, si n’ot loy de mentir et lui dist la vérité de tout ce que dessus est dit.

Lors vint ledit Thomas tout honteux en son hostel et plus pensif que devant, mais un seul mot ne dist à ladicte Jehanne sa femme, ne elle à luy, mais le servi très joyeusement, et très doulcement dormirent luy et sa femme la nuit ensemble sans en dire l’un à l’autre un seul mot. L’endemain ledit Thomas de son seul mouvement ala oïr messe et se confessa de ses péchiés, et tantost après retourna à la fille et luy donna ce qu’elle avoit du sien, et voua continence et de soy abstenir de toutes femmes excepté de sa femme, tant comme il vivroit. Et ainsi le retrahi sa femme par subtilleté et moult humblement, et cordieusement l’aima depuis. Et ainsi sagement, non pas par maistrise ne par haultesse, doivent les bonnes dames conseiller et retraire leurs{v. 1, p.240} maris par humilité; ce que les mauvaises ne scevent, ne leur cuer ne le puet endurer, dont leurs besongnes vont souvent pis que devant. Et jasoit-ce que plusieurs autres exemples on y pourroit donner qui seraient longs à escripre, toutesvoies ce vous doit assez souffire quant à cest article, car de ce derrenier cas n’avez-vous garde, et aussi en savez-vous bien oster le péril[359].

FIN DE LA PREMIÈRE DISTINCTION ET DU TOME PREMIER.

LE

MÉNAGIER DE PARIS,

TRAITÉ

DE MORALE ET D’ÉCONOMIE DOMESTIQUE

COMPOSÉ VERS 1393,

PAR UN BOURGEOIS PARISIEN,

CONTENANT

Des préceptes moraux, quelques faits historiques, des instructions
sur l’art de diriger une maison, des renseignemens sur la consommation
du Roi, des Princes et de la ville de Paris, à la fin du quatorzième siècle, des conseils
sur le jardinage et sur le choix des chevaux; un traité de cuisine fort étendu,
et un autre non moins complet sur la chasse à l’épervier.

ENSEMBLE:

L’histoire de Grisélidis, Mellibée et Prudence par Albertan de Brescia (1246),
traduit par frère Renault de Louens; et le chemin de Povreté et de Richesse,
poëme composé, en 1342, par Jean Bruyant, notaire au Châtelet de Paris;


PUBLIÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS

PAR LA SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES FRANÇOIS.

TOME SECOND.

colohpon LITTERIS PATRIÆQUE CARUS.
A   P A R I S,
DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET,
RUE DE VAUGIRARD, 9.

M. D. CCC. XLVI.

{v. 2, p.1}

LE MÉNAGIER
DE PARIS.

LE PREMIER ARTICLE

DE LA SECONDE DISTINCTION,

LEQUEL DOIT PARLER D’AVOIR SOIN DE SON MESNAGE.

BELLE seur, sachiez que je suis en grant mélancolie ou de cy finer mon livre ou d’en faire plus, pour ce que je doubte que je ne vous ennuye, car je vous pourroie bien tant chargier que vous auriez cause de moy tenir pour oultrageux et que mon conseil vous donroit charge en si grant nombre de faix et si gréveux que vous désespéreriez de trop{v. 2, p.2} grant fardel pour ce qu’il vous sembleroit que vous ne le pourriez tout porter ne acomplir, dont je seroie honteux et courroucié. Et pour ce je vueil ycy penser et adviser que je ne vous charge trop et que je ne vous conseille à entreprendre fors les choses très neccessaires et honnorables, et encores sur le moins que je pourray, afin que vous soiez en icelles choses nécessaires plus fondée et mieulx faisant et par conséquent plus honnorée en vos dis et en vos fais, car je sçay que vous ne povez ne que une autre femme, et pour icelle cause je vueil premièrement adviser combien je vous ay chargée, et se c’est du plus nécessaire, et se je vous doy plus chargier, et de combien. Et se plus y a à faire que vous ne pourriez, je vous vueil donner aide; et sur ce je recueil mes commencemens.

Premièrement, je vous ay admonnestée à louer Dieu à vostre esveillier et à vostre lever, et à vostre aler au moustier vous contenir, illec oïr messe, vous confesser et vous mettre et tenir en l’amour et grâce de Dieu. Par m’âme, il est nécessaire à vous, ne nul autre que vostre personne n’y peut estre commise[360]. Et après ce, je vous ay conseillié que vous soiez continent et chaste, aimer vostre mary, luy obéir, penser de garder ses secrets, le savoir retraire se il folie ou veult folier; et certes encores est cecy neccessaire et très honnourable pour vous et à vous seule appartient et n’est point trop chargé; vous le povez bien faire moyennant la doctrine dessus dicte qui vous fera grant avantage: les autres femmes ne l’eurent oncques tel.

Or est-il certain aussi que après ce que dit est vous avez à penser de vous, vos enfans et vostre chevance,{v. 2, p.3} mais à ces trois choses et à chascune povez-vous bien avoir aide; si vous convient dire comment vous vous y entendrez, quelles aides et quelles gens vous prendrez et comment vous les embesongnerez, car de ce ne vueil-je que vous aiez fors le commandement, la visitation et la diligence de le faire faire par autres et aux despens de vostre mary.

Or véez-vous bien, chière seur, que vous ne vous devez pas plaindre et que vous n’estes guères chargée, et n’avez charge fors celle qu’autre ne puet faire que vous et de chose qui vous doit estre bien plaisant, comme de servir Dieu et penser du corps de vostre mary, et en somme c’est tout.

Or continuons doncques nostre matière, et commençons à ce premier article, lequel article je fais savoir à tous qu’il ne vient mie de mon sens, ne ne l’ay mie mis en la forme qu’il est, ne à moy n’en attribue la louenge, car je n’y ay riens mis du mien, ne n’en doy mie avoir l’onneur, mais le doit avoir un bon preudomme et subtil appellé feu Jehan Bruyant qui jadis fut notaire du Roy ou Chastellet de Paris, qui fist le traictié qui s’ensuit et lequel je met cy après seulement pour moy aidier de la diligence et persévérance que son livre monstre que un nouvel marié doit avoir. Et pour ce que je ne vueil mie son livre estrippeller, ne en oster un coippel[361], ne le départir du remenant[362], et mesmement que tout est bon ensemble, je m’aide de tout pour obtenir au point ou article que seulement je désire, et pour le premier article je prens tout le livre qui en rime dit ainsi:{v. 2, p.4}

LE CHEMIN
DE POVRETÉ ET DE RICHESSE,

PAR JEAN BRUYANT[363],

NOTAIRE DU ROY AU CHASTELET DE PARIS.

——
M. CCC XLII.
——

On dit souvent en reprochier
Un proverbe que j’ay moult chier,
Car véritable est, bien le say,
Que mettez un fol à part soy,
Il pensera de soy chevir[364].
Par moi meismes le puis plevir[365]:
Tout aie-je ma chevissance[366]
Petitement, mais souffisance,
Si comme l’Escripture adresce,
Au monde est parfaicte richesce.
Quant à or de ce me tairay
Et cy après vous retrairay
Une advision qui m’avint
A dix huit jours ou a vint.
Après que je fus mariés,
Que passés furent les foiriez[367]
De mes nopces et de ma feste,
Et qu’il fut temps d’avoir moleste,
Un soir me couchay en mon lit
Où je eus moult peu de délit,{v. 2, p.5}
Et ma femme dormoit lez moy,
Qui n’estoit pas en grant esmoy;
Et si m’avint, tout en veillant,
Ce dont je m’alay merveillant,
Car à moi vindrent, ce me semble,
Un homme et trois femmes ensemble
Qui bien sembloient estre ireux,
Mornes, pensifs et désireux,
Desconfortés, triste et las;
En eulx n’ot joye ne soulas,
N’il ne leur tenoit d’eulx esbatre.
Bien furent d’un semblant tous quatre,
Car mieulx estoient à tencier
Taillés, qu’à feste commencier.
L’omme si ot a nom Besoing:
Plains iert de tristesse et de soing.
L’ainsnée femme, en vérité,
Nommée estoit Neccessité.
La seconde femme Souffrete
Ot nom, et la tierce Disette.
Tous quatre estoient suers et frères,
Et Povreté si fut leur mère,
Et les engendra Méséur
[368]
En grant tristesse et en péur
Par grant aïr vers moy s’en vindrent
Et fort à manier me prindrent
Sans menacier et sans jangler,
Com s’il me deussent estrangler,
Besoing tout premier m’assailly,
A moy prandre point ne failly;
De ses bras si fort me destraint
Que j’en eu le corps si estraint
Qu’à poi le cuer ne me party.
Nécessité lors s’apparti[369]
Moult angoisseuse et plaine d’ire,
Par le col me print sans mot dire,
De fort estraindre se pena;
Là lourdement me demena.
Souffrette et Disette à costé
Me r’orent[370] de chascun costé;
L’une sacha[371], l’autre bouta[372],
Chascune à moy se desgleta[373].
Ainsy ces quatre m’atrapèrent
Et me batirent et frapèrent:
Là me mistrent en tel destresse
Qu’exempt fu de toute léesse.
Adonc s’en vint à moy errant[374]
Une grant vieille à poil ferrant[375]
Qui estoit hideuse et flestrie
Et moult ressembloit bien estrie[376]
Aiant félonnie en pensée:
On l’appelloit par nom Pensée.
Ceste vieille me fist moult pis
Que les autres, car sur mon pis[377]
Se mist l’orde vieille puant:
Tout le corps me fist tressuant.
L’âme de lui au Deable soit!
Car tant sur le pis me pesoit
Que mon cuer mettoit à malaise
De grant destresce et de mésaise.
Trop fort me print à margoillier[378];
Lors commençay à ventroullier,
Et entray en si fort penser
Que nul ne le sçauroit penser,
Ne bouche raconter ne dire.
Si com j’estoie en tel martire{v. 2, p.6}
Que Pensée m’avoit baillié,
Or voy un villain mautaillié,
Let, froncié, hideux et bossu,
Rechigué, crasseux et moussu,
Les yeulx chacieux, plains d’ordure;
Moult estoit de laide figure,
Tout rongneux estoit et pelés;
Soussy fu par nom appellés.
Se mal m’orent les autres fait,
Encor m’a cestui plus meffait.
Las! je n’en avoie mestier!
Tant me donna de son mestier,
Et me mist à si grant meschief
Que je n’eus ne membre, ne chief,
Qu’il ne me convenist faillir.
Trembler me fist et tressaillir,
Pâlir et le sang remuer,
Et de mésaise tressuer,
Et me faisoit la char frémir,
Moy dementer
[379], plaindre et gémir,
D’un costé sur autre tourner;
Briefment, tel m’ala atourner
Soussi, tant me fu fel et aigre,
Que j’en devins chétif et maigre
Et aussi sec comme une boise[380].
Quant m’en souvient, pas ne m’envoise[381],
Ains suis si blaffart et si fade
Qu’il semble qu’aie esté malade.
Hélas! certes, si l’ay-je esté
De trop plus male enfermeté
Que fièvre tierce ne quartaine,
Car qui de Soussy a la paine,
En lui a santé maladive
Et a la maladie santive[382].
C’est diablie[383] que de Soussy,
Quant m’en souvient trop m’en soussy,
Car en soy a trop dure rage
Et merveille est que cil n’enrage
Que Soussy tient en son demaine,
Car trestout ainsi le demaine
Com fait le sain en la paelle,
Qui par force de feu sautelle,
Et le fait-on séchier et frire:
Ainsi fait Soussy gens défrire,
Et les tient si fort en ses las
Qu’il leur fait souvent dire: Hélas!
Et les fait vivre en tel doleur
Qu’en eulx n’a gresse ne couleur.
Soussy est si mal amiable,
Si hideux, si espoventable,
Et si abhominable à cuer
Que ne l’ameroit à nul fuer[384]
Nullui qui l’eust essaié.
Soussy a maint cuer esmayé[385],
Et encor tous les jours esmaie;
Nul ne le scet qui ne l’essaye
Ainsi com j’ay fait maugré moi,
En paine, en travail et esmoy.
Quant je vis celle compaignie,
Qu’avec moy ert à compaignie:
C’est assavoir Besoing, Souffrete,
Nécessité avec Disette,
Pensée la vieille et Soussy,
La teste levay et toussy.
Adonc vint à moy, sans demeure,
Un grant villain plus noir que meure
Qui avoit à non Desconfort.
A manier me print moult fort{v. 2, p.7}
Et me fist ma peine doubler.
Lors me print le sens à troubler,
Car tant avoie esté pené
Qu’à poy n’estoie forcené.
Moult fort me print à dementer
Et à moi mesmes tourmenter,
Et dire: Chétif! que feras?
Tes debtes comment paieras?
Tu n’as riens et si dois assez.
Que fusses-tu or trespassé!
Tu es tout nouvel mesnagier
Et si n’as gaige à engaigier
Se tu ne veulx ta robe vendre.
Las! chétif, quel tour pourras prendre?
Ne sçay où tu pourras aler.
Si com j’estoie en ce parler,
A moy s’en vint grant aléure,
Une femme qui pou séure
Et enragée sembloit estre
A son semblant et à son estre.
Have estoit et eschevellée,
Désespérance ert appellée,
Fille Desconfort le hideux.
Moult me vint peine et annuy d’eux,
Par eulx perdi discrétion,
Sens, mémoire, et entention.
Les dens commençay à estraindre
Et la couleur pâlir et taindre,
Et disoie: Las! que feray?
Tout au désespéré mettray,
Mauvais seray, où que je viengne,
Il ne me chault qu’il en aviengne,
Soit en pluye ou soit en bise;
Qui ne pourra ploier, si brise!
Sèche qui ne pourra florir!
N’ay que d’une mort à mourir.
Et j’ay pieça oy parler
Que qui au Deable veult aler,
Riens ne vault longuement attendre:
Noyer ne puet, cil qui doit pendre
[386].
Honny soit qui jamais vourra
Faire fors du pis qu’il pourra,
Quant par moy ne puet estre attaint
Le manoir où Richesse maint!
Car elle demeure si loing
Que trop de travail et de soing,
Avant qu’on la puist attaindre,
Moult fait les gens pâlir et taindre.
Avant qu’ils puissent estre à ly,
Mains beaux visaiges a pâli
A qui oncques n’en fu de mieulx,
Car se on attent qu’on soit vieulx,
Que l’en ne puisse mais errer[387],
En ce pourroit-on méserrer[388];
Qui ce feroit, son temps perdroit.
Quant je ne puis avoir par droit
Ne possession, ne avoir,
J’en vouldroie donc à tort avoir;
Mieulx vault estre en tort cras et aise
Qu’en droit chétif et à malaise.
Ainsi com en ce point estoie
Et que je tout au pis mettoie
Sans viser comment tout aloit,
Et que de rien ne me challoit
Fors d’acomplir ma voulenté,
Car moult m’avoit entalenté{v. 2, p.8}
Désespérance de mal faire
Et m’avoit par son put
[389] afaire
Presque fait perdre corps et âme,
Ès-vous une très noble dame
Gente, droite, plaisant et belle:
Ne sembloit pas estre rebelle,
Mais doulce et humble à toute gent:
Moult ot le corps et bel et gent
Et paré de si noble arroy
Qu’elle sembloit bien fille à roy;
Et si ert-elle, en vérité,
Fille du Roy de magesté
Vers qui nul n’a comparoison;
On l’appelle par nom: Raison.
Moult estoit sage et advisée;
Droit à moi a pris sa visée
Et s’en vint de lez moi seoir,
Mais si tost com la pot veoir
Désesperance la hideuse,
Elle s’en fouy moult doubteuse
Tant com piés la porent porter;
Car ne se pourroit déporter[390]
En nul lieu où Raison surviengne
Que tost fouir ne la conviengne;
Car plus la het Raison, sans fin,
Que triacle ne fait venin.
Raison si fu moult esjoye
Quant d’avec moy s’en fut foye
Désespérance sa contraire.
Lors se prist près de moy à traire;
Raison dit: Amy, Dieu te gard!
Tu as eu très mauvais regard,
Mauvais sens et mauvais advis,
Car nagaires t’estoit advis
Que pour toy est tout bien failli;
Mais onc nul à mal ne failli
Qui voulsist entendre à bien faire
Et vivre selon mon affaire
Et selon mon enseignement
Qui donne aux âmes sauvement;
Lequel, se tu le veulx entendre,
Je te vueil cy dire et aprendre.
Premièrement, tu dois amer
Mon père, de cuer, sans amer,
Et la doulce vierge prisiée
Sans vanité n’ypocrisie,
Et aourer sainctes et sains,
Soies malades ou soies sains,
C’est à dire en prospérité
Aussy bien qu’en adversité;
Et, par contraire, en meschéance
Aussi bien com en habundance,
Car tel est humbles en tristesse
Qui est despiteux en liesse;
Et tel est en léesse doulx
Qui en tristesse est moult escoux[391]
Ce vient de male acoustumance
Qu’on acoustume dès s’enfance,
Car qui aprent une coustume,
Moult à envis s’en descoustume;
Si fait bon tel coustume aprendre
Où l’en puist honneur et preu[392] prendre.
Donc s’avoir veulx coustume bonne,
Garde que ton cuer ne s’adonne
A nul des sept mortels péchiés,
Et que ne soies entéchiés
D’aucunes de leurs circonstances,
Car moult t’en vendroit de nuisances,
Mais fay tant que ton cuer s’accorde
Aux sept chiefs de miséricorde
Qui sont aux sept vices contraires;
Cestes te seront nécessaires
A acquérir l’amour mon père{v. 2, p.9}
Et de sa glorieuse mère.
Ces sept vices dont parlé t’ay
Déclaration t’en feray
Et des branches qui en descendent,
Qui à toy décevoir entendent.
Et tu, en voyes et sentiers,
Entens à eulx moult voulentiers,
Tes maistres sont, à eulx es serfs,
Car nuit et jour de cuer les sers
En deservant un tel loier
Où nul ne se puet apoier
[393].
Ainsi en leur subjection
Vivras, à ta dampnacion,
S’a eulx n’aprens à estriver
Par guerre pour eulx eschiver.
Car bien t’aprendray la manière
De les traire de toy arrière,
Et d’avoir franc povoir sur eulx
Contre les fais aventureux
Qui par eulx venir te pourront
Quant ils assaillir te vendront
Pour clamer dessus toy haussage[394].
Se tu me veulx croire pour sage,
Si bien te sauras d’eulx garder
Qu’ils ne t’oseront regarder
Pour la doubte des sept vertus
Qui là te seront bons escus
Encontre les sept ennemis
Qui souvent se sont entremis
De toy mettre à perdition;
Mais que par bonne entention
Leur vueilles, sans plus, déprier
Qu’à toy se vueillent alier.
Et se tu le fais de cuer fin,
Ils te mettront ta guerre à fin
Sans en prendre aucun paiement,
Fors que ton prier seulement;
Ce n’est pas oultrageux loier,
Car il est aisié à paier,
Si ne s’en puet nuls excuser
Se il ne vouloit abuser.
Quant tu verras venir Orgueil
Regardant en travers de l’ueil,
Avecque lui Desrision,
Desdaing, Despit, Présumption,
Supediter, Fierté, Bobance,
Desprisier, et Oultrecuidance,
Et tous ses autres compaignons
Qui cueurs ont pires que gaignons[395],
Vers toi, banière desployé,
Si pren tantost de ton aye[396]
Humilité, Dévotion,
Franchise, Contemplation,
Paour de Dieu, Doulceur, et Pitié,
Justice, Simplesse, Équité,
Et moult d’autres qu’à eulx vendront
Qui pour toi secourre acourront;
Et s’y vendra chascun offrir,
Mais que tu les vueilles souffrir.
Et se contre Orgueil te combas,
Ils le mettront du tout au bas
Et le feront fouir le cours
Et tous les siens, sans nul recours.
Quant auras par Humilité
Orgueil et les siens surmonté,
Garde toy, d’illec en avant,
Que s’il te venoit audevant
Pour toy tourner de sa partie,
Que ne se soit pas départie
D’avecques toy Humilité,{v. 2, p.10}
Ne les aultres de sa mité[397],
Car d’Orgueil bien te garderont,
Tant comme avecques toi seront.
D’un autre assault te fault garder
Qui périlleux est à garder
Entre tous ceulx qui sont en vie,
Le chevetain[398] en est Envie
Qui moult est de mauvais convine;
Avec lui est tousjours Hayne,
Fauseté, Murtre et Trayson,
Faulx-semblant et Détraction,
Ennemitié et Male-bouche
Qui n’aime que mauvais reprouche.
S’il te veulent assault livrer,
Tantost t’en pourras délivrer,
Mais que de trop près ne t’aprochent,
Si que de leurs dars ne te brochent,
Et pour leur péril contrester,
T’encueur[399] tantost, sans arrester,
Prier Foy qu’elle te sequeure,
Et Loiaulté, et eus en l’eure,
Sans plus parler, te secourront,
Et ceulx qu’avec eulx amenront:
C’est assavoir Paix et Concorde,
Vraie-amitié, Miséricorde,
Bénivolence, Vérité,
Conscience avec Unité,
A tout leur congrégation
Dont je ne fais pas mention.
Ceulx ci feront Envie fuire,
Si qu’elle ne te pourra nuire.
D’un assault qui moult fait à craindre
Te refault défendre sans faindre,
C’est d’Ire le mauvais tirant
Qui va tousjours en empirant;
En toute mauvaistié habonde,
C’est le plus fel qui soit au monde.
Et quant assaillir te vendra,
Forte deffense y convendra,
Car cil se scet desmesurer
Que nul ne peut à lui durer;
Et tous ceulx de sa compaignie[400]
Sont de sa mauvaise manière:
Cruaulté porte sa banière,
Perversité, Forcenerie,
Félonnie et Esragerie,
Desverie et autres félons
Lui vont tousjours près des talons.
Quant ceste gent verras venir,
Gart toy que ne te puist tenir
Nuls d’eulx qu’il ne t’ait arresté;
Tray toi vers Débonnaireté,
Qui tost bon conseil te donra
Et contre Yre te secourra
Avecques ceulx de son lignage
Qui moult sont de souef courage:
C’est assavoir Doulceur, Souffrance[401],
Estableté[402] et Attrempance,
Patience, Discrétion,
Refrainte[403] avec Correction.
Ceulx cy et ceulx de leur banière
Trairont Yre de toy arrière,
Et toute sa gent forcenée
Qu’avec lui aura amenée.
Ainsi seras d’Ire délivre{v. 2, p.11}
Se Débonnaireté veulx suivre
Qui est franche, courtoise et douce:
C’est celle qui nul temps ne grouce
[404]
De riens qui lui puist advenir;
Bon la fait avec soy tenir
Et fuire Ire le mal tirant
Qui de pou se va ayrant.
Ire doit-on craindre et doubter
Et hors d’avecques soy bouter
Et le tenir pour ennemi
Sans l’acointer jour ne demi.
C’est un mauvais ennemi qu’Ire,
Car si tost com un cuer s’aïre,
De félonnie si s’enflamme
Qu’il en puet perdre corps et âme.
Quant en ire se desmesure
Et se de soy ne s’amesure[405],
Masvei[406] mesure en lui se met
Et de le dampner s’entremet.
Elle est de tel condition
Que qui en soy correction
Ne met amesuréement,
Elle s’y met si lourdement
Qu’elle honnist tout à un cop.
Et vraiement elle het trop
Gens où il fault qu’elle se mette,
Et pour ce tout au brouvet[407] gecte
Sans querre y terme ne respit,
Si tost comme on lui fait despit.
Gart donc qu’à toi ne se courrouce,
Aies en toi manière doulce,
Soies courtois et débonnaire
Comme uns homs estrait de bonne aire[408].
Nuls ne se devroit courroucier
De rien qu’il voie, ne groucier,
Mais faire tousjours bone chière
Et mettre tout courroux arrière.
Laisse le vice et pren vertu,
Ainsi te pourras sauver tu.
Eschièves couroux et tristesse
Et pren en toi joie et léesse,
Voire par bonne entention,
Non pas par dissolution,
Car joye qui est dissolue
N’est pas à l’âme de value.
Contre un autre assault périlleux
Te fault estre moult artilleux[409]
Afin que tu surpris ne soies
En ton hostel, n’enmy les voies,
Car c’est un assault moult doubtable,
Moult dommageux, moult décevable,
Car les pluseurs en sont déceus
Ains qu’avis aient de ce eu.
De cest assault est chief Paresse
Qui sans menacier fiert et blesse
En tapinage, en couardie[410];{v. 2, p.12}
S’enseigne porte Fétardie,
Faintise, Oiseuse, Lâcheté,
Négligence avec Niceté,
Nonchaloir avec Cuer-failly
Vont après; moult est mal bailli
[411]
Cellui qu’ils pevent entraper
Et dessoubs leur trappe atrapper.
Tant[412] ne soient-ils pas hardis,
Mais lasches et reffétardis[413],
Ainçois simples, à mate chière:
Mais couart est de tel manière
Que quant il se voit audessus,
Il est de trop mauvais dessus.
Le cuer a fier comme lyon
Et aspre comme champion;
Lors fiert et frappe, bat et tue,
Quant il voit qu’on ne se remue
Encontre lui pour soy vengier.
Donc fait-il bon soy esloignier
De Paresce et de sa famille
Qui n’est qu’en son dessus soubtille,
Et les doit-on mettre au dessoubs
Si qu’estre n’en puissent ressous[414].
Et s’au dessoubs mettre les veulx,
Amaine avecques toy contre eulx
Diligence et Apperteté,
Bon-cuer et Bonne-voulenté,
Talent-de-bien-faire avec Cure,
Et Soing qui voulentiers procure
Contre Paresse avoir victoire,
S’ainsi est qu’on le vueille croire.
Se ceulx ci avec toi retiens
Et du cuer à amour les tiens,
Garde n’aras, n’en doubte mie,
De Paresce leur annemie,
Ne de tous ceulx de sa banière,
Mais se trairont de toi arrière,
Car l’assault n’osent entreprendre,
Fors à qui tantost se veult rendre.
Après, gart toy du quint assault
Car si soubtivement assault
Cil qui en est droit capitaine
Qu’à ses subgez donne grant peine
Quant il les tient en son service;
Ce capitaine est Avarice
Qui moult est de décevant guise.
S’enseigne porte Convoitise:
Rapine, Usure et Faulx-traictié
Le suivent tousjours pié à pié;
Malice avecques Tricherie
Murtre, Larrecin, Roberie,
Engignement, Déception,
Fraude avec Cavilation[415],
Et les autres de leur banière.
Quant tu verras ceste gent fière
Qui te vouldront assault livrer,
Se tu t’en veulx tost délivrer,
Fay de Charité connestable
Qui tant est piteuse et traitable;
Et toute sa connestablie
Q’avecques lui est establie,
(Que, selon Dieu, poursuit[416] richesse,)
C’est Souffisance avec Largesse,
Aumosne faicte en cuer dévost,
Ce que Dieu plus au monde volt.
Se ceste conestablie as
Avecques toi, acompliras
Ceste bataille à ton vouloir
Contre Avarice et son povoir.
Avarice est de put affaire,
Car il mains maulx machine à faire[417]
Par le conseil de Convoitise{v. 2, p.13}
Qui les gens à tolir atise.
Si te garde donc de rien prendre
De l’autrui, se ne le veulx rendre,
Par quelque voie que ce soit;
Car Convoitise gens déçoit,
De jour en jour, par leur foleur,
Dont aucuns meurent à douleur;
Et par ce nature blasmée
En est souvent et diffamée
Sans cause, car elle n’y a coulpe;
Se fait péchié qui l’en encoulpe,
Car elle en est la plus dolente
Et qui plus en sueffre et tormente.
Donc qui de bien faire n’a cure
Il ne lui vient pas de nature,
Ainçois lui vient par accident;
Chascun le voit tout évident.
S’aucun en soy a mauvais vice
Qui porter lui peut préjudice,
S’on dit que Nature lui face
Par force qu’il soit enclin à ce,
Les gens ne le doivent pas croire,
Car ce n’est mie chose voire,
Ains est par la male doctrine
Dont nourriture
[418] le doctrine.
Du sixième assault bien te gardes,
Contre cestuy fay bonnes gardes.
Gloutonnie en est conduiseur,
Qui de tous biens est destruiseur,
Car enclins est à tous délices,
Et engendre tous mauvais vices.
Nul temps ne puet estre assouvis,
Mais tousjours semble estre allouvis[419]
Et si est-il plus qu’il ne pert[420],
Nul temps sa voulenté ne pert
Qui est sur toute riens mauvaise,
Car sans oultrage n’iert jà aise.
Gloutonnie est soubtil guerrier:
Assault-il devant et derrier,
Car il part en deux sa bataille
Toudis et avant qu’il assaille;
Gourmandie l’une conduit:
Avec lui sont en son conduit
Friandise, Lopinerie,
Yvresse, Oultrage, Lécherie,
Et pluseurs autres de tel sorte
Que Gloutonnie à soi enhorte.
Ceste bataille ainsi partie
Livre assault de une partie,
Et si donne assez à entendre
A ceulx qui la veulent attendre.
L’autre bataille est Male-bouche
Qui n’aime que mauvais reprouche,
Mesdit, Surdit[421], Maugréerie,
Hastiveté, Pautonnerie[422]
Et des autres à grant planté
Qui sont de telle voulenté.
Ceste bataille se tient fort
Et livre assault à grant effort
De l’autre costé, pour surprendre,
Si que l’en ne s’y puist deffendre.
Gloutonnie point et repoint
De l’un à l’autre, et leur enjoint
Que si se tiengnent sans recroire[423]
Que partout aient la victoire.
Or fault, se tu te veulx garder
Des deux assaulx, bien regarder
De tous costés à ce qui fault
Pour contrester à leur assault.
S’il t’assaillent, met toy à deffense
Et pren avec toy Abstinence{v. 2, p.14}
Et Sobriété sa compaigne
Avecques ceulx de leur enseigne,
Car s’avecques toy as ces deulx,
Assez en vendra avec eulx,
Et te garderont bien, sans faille,
Encontre celle gloutonnaille.
Sur toute rien gart toy d’Ivresse,
Que sa bataille à toi n’adresse;
Car cil qu’à Yvresse se livre
N’a povoir de longuement vivre,
Et s’il vit, si est ce à meschief,
Car il n’a ne membre ne chief
Qui par yvresce ne lui dueille.
Les mains lui tremblent comme fueille
Et s’en chiet plus tost en vieillesse,
En maladie ou en foiblesse.
Qui s’enyvre, il se desnourrist,
Car tout le foie se pourrist;
Ainsi est de soy homicide,
Dont c’est grant doleur et grant hide
[424].
Du septisme assault dont Luxure
Est capitaine par nature,
Te fault gaittier et traire arrière,
Si qu’elle et ceulx de sa banière
En leur chemin pas ne te truissent
Si que suppéditer te puissent.
Se Fol-regard le fort archier
Trayoit à toy pour toy blécier,
Soies sages et te retray,
Vistement hors du trayt te tray;
Et quant hors seras de leurs mettes,
Garde toy bien que ne te mettes
En la voye de souvenir
Si près qu’à toy puist avenir,
Car s’avec lui t’avoit attrait,
Il te remenroit droit au trait,
Si que la flesche de Pensée
Te seroit tost ou corps boutée,
Et celle de Fole-plaisance
Qui ne tendroit qu’à décevance
Te mectroit, tout à son plaisir,
Ou trait de garrot[425] de Désir
Qui si fort au cuer te ferroit
Que jà mire ne te guerroit;
Là languiroies en tel peine
Que tu n’auroies cuer ne vaine
Qui voulsist entendre à rien faire
Qu’à maintenir le fol afaire
Qui de folle amour se dépent
Dont chascun en fin se repent.
Là t’auroit si suppédité
Folle amour par fragilité
Qu’il te faudroit pour vaincu rendre.
Mais se tu te veulx bien deffendre
Contre les archiers amoureux,
Jà ne seras surprins par eulx.
Pren la targe de Chasteté
Et la lance de Fermeté:
La targe met devant tes yeulx,
Tu ne te pues deffendre mieulx;
Grant mestier as qu’elle te gart
Encontre les trais de Regart.
Se tu ce pas[426] pues bien garder
Contre Folement-regarder,
Jà Fole-cogitation
Ne t’ara en subjection.
Et quant ces deux ne te ferront
Jà les autres ne s’y verront.
Ainsi ces deux pevent tout faire,
Aussi pevent-ils tout deffaire.
Regart si est trop perçant chose;
Toute plaisance y est enclose,{v. 2, p.15}
Aussi y est tout le contraire,
Si soubtillement scet-il traire,
Car tous ceulx que Regart attaint,
Soit pour bien ou pour mal, à teint
Souvent leur fait muer couleur,
Soit par joye ou par douleur.
Pour ce est voir ce qu’on dire seult:
De ce qu’œil ne voit, cuer ne deult.
Si sont aucuns qui se vouldroient
Excuser qu’ils ne se pourroient
Du fort trait de regart garder
Et qu’il leur convient regarder
Ly un l’autre quant sont ensemble;
Tout Saincte Église ce assemble
Selon l’ordre de mariage,
A tels excusans respondray je
Briefement, sans prolongation,
Ce n’est mie m’entention
De deffendre à nul, bon regart,
Mais que de Fol-regart se gart
Qui les fols fait ymaginer
Et par Fol-cuidier deviner
[427],
Dont est née Fole-plaisance
Qui convoite du corps l’aisance,
Et de ce vient Ardent-désir
Qui art tout, s’il n’a son plaisir;
Lors fait tant qu’à son gré avient,
Et tout ce de fol regart vient.
Ce n’est pas regart convenable
Quant à Dieu, mais quant au Déable:
Regart fait pour charnel délit
Au Déable moult abélist[428]
Et autant desplaît-il à Dieu
Si n’est pas fait en temps et lieu.
Gens qui en mariage sont,
Qui tousjours leurs courages ont
A délit charnel maintenir,
Voulans s’y soir et main[429] tenir,
Pechent ensemble, sans doubtance,
Par l’engin de Fole-plaisance
Qui souvent les tient en ses las;
Mais ne le cuident pas les las,
Car à vertu tiennent ce vice
Dont ils font que fols et que nices;
Car conjoins ne devroient jà voir[430]
L’un à l’autre affaire avoir
Par charnele conjunction,
Se ce n’estoit en entention
De lignée multiplier;
Pour ce les fais-je marier,
Si que, par le gré de nature,
Facent ensemble engendréure,
Quant temps en est, et point, et lieu,
Et tout ainsi l’ordonna Dieu,
Non mie pour soy déliter
A l’un avec l’autre habiter.
Fols est qui l’un à l’autre habite
Sans l’entention dessus dicte,
Car quant Nature en tels gens euvre
Selon les estas de son euvre,
Sans moy ne Mesure appeller,
Et que son fait nous fait celer{v. 2, p.16}
Afin qu’Atrempance n’y viengne
Qui en subjection la tiengne,
Iceste copulation
Faicte sans génération
Et sans droicte nécessité,
Par fresle superfluité,
Est péchié mortel, nul n’en doubte,
Qui par Fol-désir les y boute
Pour acomplir leur volenté
Charnele dont ils sont tempté,
Où nature est tousjours encline.
Nul temps qu’elle puist n’y décline,
Ains queurt tousjours de randonnée
Fresle, fole et abandonnée,
Ne se scet, pour grief, espargnier
Tant com riens a en son grenier.
Ainsi de soy s’occist Nature
Se ne la gouverne Mesure
Ma suer
[431] qui tant est bien ruillée[432]
Qu’elle en nul temps n’est desruillée[433],
Ains fait faire tout si à point
Que où elle est, d’excès n’a point.
Croy donc Mesure en tous tes fais
Et tu n’y seras jà meffais
En nul temps, je t’en asséur,
Car qui la croit, il vit asseur.
Cy lairay du septime assault
Dont Luxure les gens assault
Et revendray à ma matière
Que j’ay entreprise première.
Soies tous temps vray en ta foy,
Aimes ton proesme comme toy,
Dieu mon père le veult ainsi;
Et fay à chascun tout ainsi
Comme qu’il te feist vouldroies.
Et se tu vas parmy les voies,
Soies enclin à saluer;
Et si ne dois nul temps ruer
De ta bouche male parole:
Saiges est cil qui pou parole,
Et qui aime et désire paix
Oyt tousjours, voit et se tait.
Et se tu es en compaignie
Parlant de sens ou de folie,
Parle au plus tart[434] que tu pourras,
Escoute ce que tu orras,
Si que tu en saches parler
Quant ce vendra au paraler[435],
Et que ce soit par brief langaige;
Ainsi seras tenu pour sage.
Et ne le fusses ores mie,
Là fault-il jouer d’escrémie[436]
Assez mieux qu’au jeu du bocler[437],
Car on apparçoit tost, moult cler,
Qui veult à parler entreprendre[438],
S’il ne se garde de mesprendre,
Ou cler sens, ou clère folie.
Et pour ce clèrement folie
Cil qui de tost parler se haste.
Qui parle ne doit avoir haste,
Ains se doit trois fois adviser
Avant qu’il doie deviser:
La chose dont il veult parler,
Et à quel fin il puet aler,
Et ce qu’il en puet avenir;
Ainsi n’en puet nul mal venir.
Soies courtois et amiables{v. 2, p.17}
Envers tous et humiliables;
Par toy soient grans et menus
Tous temps amés et chier tenus,
Suy les bons et fuy les mauvais,
Aimes tous temps douceur et paix;
Et se tu ois tencions ne noises,
Garde toy bien que tu n’y voises,
Car nul ne se puet avancier
D’amer noises, ne de tencier.
Amis, se tu veulx advenir
Au manoir Richesse et venir
Dont je t’ay si fort oï plaindre
Que nuls homs ne le puet attaindre
Se n’est par paine et par doleur,
Laisses ester telle foleur
Et telle cogitation,
Et pren en toy discrétion.
Pren des deux voies la meilleur,
Laisses le bren
[439] et pren la fleur[440]:
Se ne le fais, feras foleur;
Qui est à chois, le mieux doit prendre.
Et se tu veulx la voie aprendre
Que tu dis que tu ne scez pas,
Pour ce qu’il y a mal trespas,
Si comme tu dis, à passer
Par quoi on s’y puet trop lasser,
(C’est au beau manoir de Richesse,)
Je t’en aprendray bien l’adresse
Et ce qu’il en puet avenir;
Ainsi n’en puet nul mal venir
Qui[441] t’y saura bien convoier,
Sans toy feindre ne forvoier.
Pren le chemin droit à main destre
Et laisse cellui à senestre,
Car le destre toutes gens maine
Droit à Richesse, en son demaine,
Mais que on ne se traie hors voie;
En cellui nul ne se forvoie,
Ainçois va tout à sa devise.
Or est droit que je te devise
Comme cil chemin est nommé
Qui tant est bel et renommé,
Et qui fait ceulx qui le vont, estre
Tous temps en très gracieux estre.
Cil chemin a nom Diligence,
Pavés[442] est de Persévérance.
S’en ce chemin te veulx tenir,
Tu pues à richesse venir
Et le chemin tost achever
Aiséement, sans toy grever,
Et avec Richesse manoir[443]
En son très gracieux manoir.
Car qui n’y va, ne tient qu’à lui,
Quant le cuer a si achailly
Qu’il het le bel destre chemin
Pour estre a l’ort senestre enclin.
Qui ce senestre veult aler,
Meschéans est au paraler,
Ni n’en puet eschapper n’estordre[444],
Ains lui convient telle hart[445] tordre
En paine, en meschief, en angoisse.
Cil chemins moult de gens angoisse
Et les fait vivre en grant destresse:
Laie[446] gent l’appellent paresse
Et li clerc l’appellent accide;
On n’y treuve confort, n’aïde,
Ne conseil, n’espoir, ne chevance,
Fors peine, ennuy et meschéance;{v. 2, p.18}
C’est un chemin moult destravé[447].
Plein de boullons[448], tout encavé;
N’il ne fera jà si beau temps
Qu’y puist tost errer qui est ens[449].
Là le tiennent en couardie,
Les grans boullons de fétardie,
D’ignorance et de niceté.
C’est le chemin de Povrété,
Une dame qui n’est prisée,
En ce monde, n’auctorisée
Ne qu’un viel chien, en vérité.
De lui vient toute adversité,
Meschief, peine, ennuy et contraire,
Arrière se fait donc bon traire
Du chemin qui à lui adresse,
Et prendre la plaisant adresse.
Du beau chemin de Diligence,
Car chascun puet veoir en ce
Qui est à chois et puet eslire,
Il ne doit pas prendre le pire;
Et s’il le prent et puis s’en veut
Repentir, quant il ne le peut
Recouvrer, c’est trop grant foleur.
Car qui bien laisse et prent doleur
Et se forvoie à escient,
Ne puet chaloir s’il en mesvient,
Car quant un cuer s’est forvoyés,
N’est pas de légier ravoiés.
S’il est ou chemin de Paresse,
Il tourne le cul à Richesse
Et va à Povreté tout droit,
Dont je t’ay parlé orendroit,
Qui fait si mal gens atourner;
Et quant il cuide retourner
Et s’apperçoit de sa folie,
Lors entre en grant mérencolie
Qui moult le travaille et le peine,
En pensée, en soussy, en peine,
En desconfort, en désespoir,
Dont il devient larron espoir[450],
Et tolt et emble aux gens le leur,
Dont en la fin muert à doleur.
Or sont aucuns qui veullent dire
Que destinée à ce les tire
Et les fait ensement aler.
Folie font d’ainsi parler,
Car ils ne scevent que ils dient:
Et les maléureux s’y fient
Qui dient souvent et menu,
Quant meschief leur est advenu,
Qu’ainsi leur devoit avenir,
Et le veulent pour vrai tenir
Et prennent en leur meschéance,
Par ce parler, glorifiance,
Et s’excusent de leur meffait,
Disans qu’ils ne l’orent mie fait
Par leur gré, mais par destinée
Qui au naistre leur fu donnée.
Ceulx qui le croient se deçoivent,
Ne croient pas si comme il doivent,
Car à nullui n’est destiné
Qu’il soit pendu ne traïné,
Ne qu’il meure de mort vilaine,
S’il ne met au desservir peine.
Meschief contrester chacun puet
Qui entendre à bien faire veult,
N’il n’est pas de nécessité
Qu’à nul aviengne adversité,
Mais advient par cas d’aventure,
Quant folement on s’aventure.
Destinée ne puet contraindre{v. 2, p.19}
Nul, si qu’il ne se puist refraindre,
Mais qu’il ait bonne voulenté;
Et s’il est à la fois tempté
D’aler faire aucune aatie
[451],
S’avec lui suy[452], je le chastie
Et lui oste celle pensée
Qui en son cuer estoit entrée,
Et lui donne advis et mémoire
Decontrester, s’il me veult croire,
A mauvaise temptation,
Dont il vient à salvation.
Ainsi peus veoir clèrement
Que destinée nullement
N’a nul povoir de chose faire
Que je ne puisse tost deffaire,
Au mains s’elle ne m’est célée
Si qu’au fait ne soie appellée;
Car nul fait qui sans moy est fet
Ne puet venir à bon effet,
Mais communément en meschiet,
Et par ce meschief il eschiest
Que destinée y pren le nom
D’estre vertu et grant renom,
Car pluseurs dient et soustiennent
Que bien et mal par elle viennent
Et que nul contrester ne puet
A ce que destinée veult;
Mais tous ceulx en sont décéu,
Qui ont ceste créance eu,
Car s’il estoit au Dieu vouloir
Que destinée éust povoir
Dessus les gens si comme on dit,
Que vauldroit bon fait ne bon dit,
Ne soy à bonnes euvres traire?
Nul n’aroit mestier de bien faire
Quant bien fait ne le secourroit,
Ainçois villainement mourroit,
Et s’ensuiroit, quoy que nuls die,
Que s’uns homs à mal s’estudie,
Et emble, et tue, et fiert, et bat,
Quant il n’y puet mettre débat
Pour destinée qui l’enforce
A tous maulx faire par sa force,
Que monstré n’en doit estre au doit
Puisqu’il ne fait que ce qu’il doit:
Et Dïeu mesmes qui scet tout
N’en doit avoir vers lui courroux,
Puisque ce n’a-il mie fait,
Mais Destinée tout ce fait.
Certes mais il est autrement,
Et quiconques maintient il ment
Que[453] destinée vertus soit,
Et qui le croit il se déçoit.
Fay donc ce que je t’ay apris,
Se tu veulx avenir à pris;
Laisse le mal et pren le bien,
Quant avoir le pues aussi bien,
Et plus légièrement assez,
Car on est cent fois moins lassé
Ou beau chemin dessus nommé
Que Diligence t’ay nommé
Qui toutes gens à honneur maine,
Et cent fois y a moins de paine
Qu’ou hideux chemin de paresse
Plain de douleur et de tristesse
Où nul ne pourroit estre à aise,
Ne faire chose qui lui plaise,
N’estre en estat, ne bien nourry;
Car le chemin est si pourry
Qu’on y entre jusques au ventre,
Maleureux est cil qui y entre!
C’est un chemin ou nuls ne court,
Mais, sans faille, il est assez court{v. 2, p.20}
Tant soit-il ort et desrivé[454],
Car on est tantost arrivé,
Sans y quérir autre adresse,
Droit au manoir où il s’adresse,
C’est assavoir chez Povreté
Où l’en vient tout desbareté[455],
Nu, deschaux, et de froit tremblant
Et de très-douloureux semblant,
Le corps courbé, acrampely[456],
Affin qu’on ait pitié de ly.
Mais de tels gens, en vérité,
Doit-on avoir peu de pitié
Quant il sont en si bas dégré:
Puisqu’ils se mettent tout de gré
En si doloreuse aventure,
Que mésaise aient c’est droicture.
Se tu crois doncques mon conseil
Que je, pour ton preu, te conseil,
Cest ort chemin hideux hairas,
Ne jamais jouir ne t’y verras.
Remenbre toy des meschéans
Que tu es chascun jour véans
Qui si maleureux deviennent
Quant en ce chemin se tiennent.
Beau chastiement met en lui
Qui se chastie par autrui.
Se uns homs entre en mauvais pas
De gré, ou qu’il ne saiche pas,
(Si comme assez souvent eschiet,)
Et en ce mau pas lui meschiet,
Cellui d’après qui le regarde
Ne le suit pas, ainçois se garde
D’aler après, qu’il ne se blesse,
Et s’en va querre une autre adresse
Qu’à droit port le fait arriver.
Tout ainsi dois-tu eschiver
Tous temps le chemin et la voie
Que tu scez et vois qui avoie[457]
Toutes gens à chétiveté,
A angoisse et à povreté,
Et que chascun jour pues véoir
Qui ne leur fait que meschéoir[458],
N’en ce chemin bien n’orent oncques.
Eschive le erraument doncques,
Et met les pans[459] à la sainture,
Et si t’en cours grant aléure,
Et à main destre pren t’adresse
Au beau chemin qui tost adresse
Tous ceulx qui y vont, et agence
En tout honneur: c’est Diligence
Le beau chemin plain de noblesse,
Nuls n’y puet avoir fors léesse
Par la planté des biens qui viennent
A tous ceulx qui ce chemin tiennent.
Il est lonc merveilleusement,
Mais il n’ennuye nullement
A ceulx qui veullent avenir
Au manoir Richesse et venir,
Ainçois errent et jour et nuit
Sans ce que goute leur ennuit.
Chascun a désir qu’il se voie
En ce chemin. Droit en my-voie
A deux sentes dont l’une à destre
S’en va droit, et l’autre à senestre.
De la destre te vueil parler:
Par celle fait-il bon aler,
Car tant est vertueuse adresse
Qu’il maine à parfaicte richesse;{v. 2, p.21}
C’est Souffisance la séure
Qui ceulx qui là vont asséure
Et les fait vivre en bon espoir
Sans penser à nul désespoir,
Car tout ce qu’ils ont leur souffist.
Soit à dommage ou à prouffit,
Dieu loent sans estre lassés
Aussi tost d’un pou com d’assez.
Cils sont riche parfaictement,
Et nuls n’est riches autrement
S’il ne va parmy Souffisance,
Et fut-il ores roy de France.
De l’autre sente te diray,
La vérité n’en mentiray:
Elle va à senestre partie,
Mais c’est bien chose mi-partie
[460]
Envers celle qui va à destre,
Car nul n’y puet assouvis estre.
Celle sente a nom Convoitise
Qui les cuers enflambe et atise
D’estre convoiteux sur avoir;
Qui plus en a, plus veult avoir,
Tousjours de plus en plus convoite,
D’aler avant si fort les coite[461]!
Et quant ils viennent au chastel
De Richesse qui tant est bel,
Avis leur est que riens fait n’ont
S’encores plus avant ne vont.
D’aler oultre est bien leur entente,
Tant com leur durra celle sente,
A quelque peine que ce soit;
Mais certes elle les déçoit.
Mal en virent oncques l’entrée,
Car quant personne y est entrée,
Ne se peut d’avoir saouler,
Ains vouldroit bien tout engouler;
Ne se daignent là arrester,
Mais vont tousjours, sans contrester,
Querre meilleur pain que froment,
Dont, puis, se repentent souvent;
Car quant bien hault se sont juchiés,
A un seul coup sont trébuchiés,
De Fortune qui ne voit goute,
Qui de sa roe si les boute
Qu’en la boe les fait chéoir:
On le puet chascun jour véoir.
Quant ils se voient décéus
Et du hault au bas chéus
Où fortune les a flatis[462],
Lors ont les cuers si amatis[463]
Et si vains que du tout leur faillent,
Et ne scevent quel part ils aillent,
Tant sont honteux et esbahis,
Et se tiennent pour fols naïs[464],
Chétis, las, courbés, sans léesse,
Entrans ou chemin de Paresse,
Et s’en vont droit à Povreté,
Desconfit et desbareté,
Ne jà puis jour ne seront aise,
Ainçois languiront en mésaise,
Et en tel estat se mourront,
Et, par aventure, pourront
Faire aucun vilain maléfice
Dont il seront mis à justice.
Donc pues-tu véoir et entendre
Qu’il fait très mauvais entreprendre
Sente qui est si périlleuse,
Si forvoiant, si fortuneuse
Comme est celle de Convoitise,{v. 2, p.22}
Car nul n’y a s’entente mise
Qui en la fin ne s’en repente.
Eschieve doncques ceste sente
Et pren celle de Souffisance,
Et tu auras tousjours chevance
Et assez tant com tu vivras;
Assez as-tu quant ton vivre as,
Entre les gens, honnestement,
Et as souffisant vestement
Et à l’avenant le surplus:
Fol es se tu demandes plus.
Puis que tu l’as par loyauté,
Tu as plus qu’une royaulté
Sans souffisance ne vauldroit,
Se tu regardes bien au droit.
Et s’il advient que servir doies
Je te deffent que tu ne soies
Envers ton maistre courageux,
Orguilleux, fel, ne oultrageux.
Tousjours lui fay obéissance,
Et enclines à sa plaisance,
En tous estas
[465], sans rebeller,
Et ne te dois nul temps mêler
D’argüer ne de contredire
Chose que tu lui oies dire:
S’il parle à toi, si lui respons
Doulcement, sans vilain respons,
Sans rebrichier[466] et sans groucier,
Craindre le dois à courroucier.
Et si ne dois en nul temps faire
Chose qui lui doie desplaire
Pour enseignement que tu truisses[467]
Au moins puis qu’amander le puisses,
Tu le dois amer de vray cuer,
Sans lui estre faulx à nul fuer,
Et se tu l’aimes, tu feras
Son vouloir et le doubteras
En tous estas, j’en sui certaine,
Car amours est si souveraine
Que toutes vertus lui enclinent
Et de lui obéir ne finent.
C’est moult puissant vertus qu’amour!
Met-la donc en toy sans demour,
Car qui aime de cuer, il craint:
Bonne amour à ce le contraint
Qui le met en obéissance
Par sa vertueuse puissance,
Et le tient en subjection
Sans user de déception[468].
Mais s’aucun craint, ne s’ensuit mie
Qu’il ait en lui d’amour demie[469]:
Amour n’obéist pas à crainte,
Ne nullui n’aime par contrainte,
Car on craint bient ce que l’en het,
Que ce soit voir, chascun le scet;
Mais qui bien aime, craint et doubte:
De ce ne doit nuls avoir doubte.
Aimes donc ton maistre et le sers
Loyaument, et s’amour dessers[470];
Et quant ton bien aparcevra,
Vers toy fera ce qu’il devra,
Ne jà ne saura estre avers.
Et se tu le sers au travers,
Sans lui amer et chier tenir,
Nul bien ne t’en poura venir,
Ains perdras avec luy ton temps
Et si auras à lui contemps,
Ou vilment congié te donra{v. 2, p.23}
Et si diffamer te pourra
En pluseurs lieux, par aventure,
Que nullui n’aura de toy cure.
Ainsi en tous estas perdroies,
Se par amour ne le servoies.
Quiconques sert il doit amer
Son maistre de cuer, sans amer
[471],
Et de si loial cuer servir
Que s’amour puisse desservir.
Prendre doit trois conditions
De trois significations
Que briefment je te nommeray,
Et puis si les exposeray.
Premier, dos d’asne doit avoir
Se bien veult faire son devoir;
Secondement, comment qu’il voit[472],
Oreilles de vache avoir doit;
Et tiercement doit avoir groing
De pourcel, sans aucun desdaing.
Ces trois conditions estranges,
Se tu sers, pas de toy n’estranges,
Mais mect tousjours paine et estude
D’avoir les par similitude,
Quant sauras l’exposition
De leur signification
Que je te veuil dire et aprendre.
Par dos d’asne tu pues entendre
Qu’avoir dois le fais et la charge
De ce que ton maistre te charge,
Et que de toutes ses besoignes,
Sans faire obliance, tu soignes;
Tu en dois la somme porter
Pour mieulx ton maistre déporter;
Et pour bien faire ton devoir,
Lui dois souvent ramentevoir
Et avoir chier sur toute rien
Le sien prouffit comme le tien.
Après, par oreille de vache
Pues-tu entendre, sans falache[473],
Que tu dois ton maistre doubter,
Et s’il te laidenge[474], escouter
Sans ce que contre lui t’orgueilles;
Faire lui dois grandes oreilles,
Et faire semblant toutesvoies
Que tu n’ois adonc, ne ne vois.
Quant le verras de tencier chault,
Tais-toy tout coy et ne t’en chault,
N’à tort, n’à droit, ne respons point
Tant comme il est en ycel point,
Car trop s’en pourroit engaignier;
Autre chose ne puet gaignier
Servant qui respont à son maistre,
Soit chevalier, bourgois ou prestre.
Qui se tait et point ne rebelle,
C’est une vertu bonne et belle:
Ceste-cy, se tu me veulx croire,
Aras-tu tousjours en mémoire.
Par groing de pourcel ensement
Peus-tu entendre clèrement
Qu’en toy ne doit avoir danger
Ne de boire, ne de menger,
De grant disner, ne de petit:
Tous dois prendre par appétit
Et en bon gré, se tu es sage,
Sans mener despit ne haussage,
Orgueil, ramposnes, ne desdaing,
Et fay tout ainsi com le groing
Du pourcel qui partout se boute;
Tout prent en gré, riens ne déboute,
Ainçois se vit de ce qu’il treuve
Liement, sans faire repreuve[475],{v. 2, p.24}
Tout treuve bon et savoureux,
De nulle rien n’est dangereux
[476].
Par semblable, ne dois-tu estre[477]
Quant tu es à l’ostel ton maistre,
Ains te doit tout plaire et souffire,
Sans rien refuser ne despire.
A tant se tut Raison la sage;
Lors tournay un pou mon visage,
Et pour penser mieulx m’acosté;
Donc s’en vint de lez mon costé,
Uns homs saiges et plain d’avis,
Ainsi comme il me fu avis
Et il en est bien renommés,
Entendement estoit nommés.
Beaux amis, dist-il, or entens:
Se tu veux emploier ton temps
A faire ce que Raison dit,
Tu feras que sage, à mon dit.
Elle t’a cy moult sermoné,
Moult bonne exemple t’a donné:
Se tu l’as scéu retenir,
Tu en pues à grant bien venir
Selon Dieu et selon le monde;
Croy la, et j’octroy qu’on me tonde,
(Se de ce qu’elle a dit t’apens[478];)
Se tu jà nul jour t’en repens:
Et tu l’apparcevras à l’ueil;
Quant à or, plus dire n’en vueil,
Car on doit mettre son assent[479]
Autant à un mot comme à cent.
Quant j’oy un pou après pensé,
Repensé et contrepensé
A ce que Raison apris m’ot,
Et bien recordé mot à mot
Par le conseil d’Entendement,
Et que j’estoie en grant dément
De tout en mon cuer retenir,
Ès-vous un homme à moi venir
Qui bien sembloit estre advocas
Qui parler scéust en tous cas:
Moult sembloit estre sages hom
Selon droit et selon raison;
Coiffe et habit fourré portoit,
Et richement se déportoit:
Preudoms sembloit, et sans riot,
Clerc et varlet avec lui ot.
Le maistre fu Barat[480] nommés,
De ce ne fu pas mesnommés:
Son clerc avoit nom Tricherie,
Et son varlet Hoquelerie[481].
Barat s’est de lez moy assis,
Et commença par mos rassis
A parler attrempéement
Aussi comme par chastiement.
Auras-tu huy assez pensé?
Di, chaitif, qu’as-tu empensé?
Veulx-tu croire Raison la fole
Qui ceulx qui la croient affole?
Se tu la crois, chaitif seras
Tant com de son sens useras;
Nuls ne puet à estat venir
Qui se veult à Raison tenir,
Mais à grant paine se chevit
Et tousjours en souffreté vit
Sans avoir nulle chevissance.
Or est fols qui a souffisance
Quant au cuer a tant de doleur;
Je le tendroie à grant foleur
Qui selon raison ouverroit:
Jamais riche ne se verroit,
Ains seroit tousjours en un point
Sans ce que il enrichist point.{v. 2, p.25}
Tousjours seroit com povre et chiche,
Dolent, subjet et serf au riche
Dont souvent s’oroit laidengier:
Ainsi vivroit en grant dangier.
Qui a le cuer pur, net et monde,
Povre est et n’a loy
[482] en cest monde,
Ne ne puet venir à estat;
Met doncques Raison en restat[483]
Et me crois, si feras que sage,
Car s’user veux de mon usage,
Tu seras tantost surhaucié,
Riche, puissant et essaucié;
Servis et honneurés seras,
Et tout à ton plaisir feras.
Tu ne feras que commander,
Chascun vendra à ton mander:
Tous temps vivras en tel conroy
Com se tu fusses duc ou roy,
Car tous auras tes aisemens.
Se tu fais mes enseignemens
Que je te vueil dire et aprendre,
Moult bon exemple y pourras prendre.
Flateur soies premièrement,
Car c’est le droit commencement
Par quoi on puet à bien venir
Et à grant estat avenir:
S’avenir y veulx, sans deffault,
De Placebo jouer te fault.
Soies en tous lieux décevant
Où tu seras, et par devant
A toutes gens fais beau semblant,
Si leur iras le cuer emblant,
Et faing que tu soies loyaulx,
Vrais en cuer et espéciaulx[484];
Aquier des amis, sauf le tien[485],
Serré par devers toy le tien.
Ne soies pas larges, mais chiches;
Ainsi seras tu tantost riches.
Quel compaignie que tu truisses,
Là ne despens riens que tu puisses[486],
Aies le cuer bault[487], et te truffes,
Et dy des gorgées et des truffes
Quant tu verras qu’il sera point,
Et met paine à le faire à point;
Par ce seras tu bien venus
En compaignie, et chiers tenus.
Après, ne te doit ennuyer
De voulentiers gens conchier[488]
En tous estas, et mettre en voie
Que tu aies de leur monnoie,
Ou soit à droit, ou soit à tort,
Ou par contrainte, ou par accort;
Et se bien me veulx apaier[489],
Acrois[490] partout sans riens payer,
Et voulentiers par tout mescompte[491],
Ne jà du péchié ne fais compte;
Ceulx qui te doivent fay contraindre,
De les mengier ne te dois faindre,
Et les mener à povreté
Sans avoir d’eulx nulle pitié:
Ne te chault s’ils perdent chevance,
Mais que tu aies leur substance;
Soies tousjours tout prest de prendre,
Mais garde-toi bien de riens rendre.{v. 2, p.26}
Je te deffens que tu ne paies
A âme chose que tu doies,
Et s’aucun te faisoit semondre
[492]
A qui il te faulsist respondre,
Ou soit à bel, ou soit à let,
Moy et mon clerc et mon varlet
Tous ensemble t’irons aidier
Ou cas qu’il te fauldra plaidier.
Se tu nous crois, tu materas
Tous ceulx à qui tu plaideras,
Sans faillir en nulle saison,
Soit droit, soit tort, maugré raison,
Tousjours à ton besoing vendrons
Et bien près de toi nous tendrons
Et te feron tost achever
Tes causes et en hault lever
Ton estat, habonder et croistre,
Tant que bien te pourras acroistre.
Après, te vueil encor aprendre
Trois choses qu’il te fault emprendre
Se tu veulx tost monter en pris
Et si sont d’assez moien pris.
La première est que tu te vestes
De bonnes robes et honnestes
Fourrées à leur avenant[493]:
Si en seras plus avenant[494],
Plus honnourés et mieulx prisiés
Et entre gens auctorisiés
Et tenus pour sage de tous,
Et fusses tu fols et estous.
La seconde chose est mentir
Soubtivement, sans alentir,
Par beaux mos polis, plains de lobe,[495]
Ce siet bien sur la bonne robe:
Par ce pourras tu faire acroire
Que mençonge soit chose voire
Et que vérité soit mençonge,
Ne qu’on y croie ne qu’en songe.
La tierce chose est vraiement
Que tu faces hardiement
Quanque tu auras empensé,
Soit bien pensé ou mal pensé;
Tu dois hardiement ouvrer
Se grant avoir veulx recovrer,
Car cil qui hardiement ne euvre
Et est honteux, riens ne recoeuvre,
Mais est povre et las en ce monde,
Et li hardi tousjours habonde
Puis que beau langage a en main.
Partout et à soir et à main
Les trois derreniers poins tiens
Et principalment les retiens
Et tu auras tousjours chevance
Combien que tout soit décevance,
Car nul ne puet chevance avoir
S’il ne met paine à décevoir
Et s’il n’est bien malicieux,
Viseux[496] et caut et engineux,
Semblant doulx et courtois vers tous,
Et en cuer faulx, rude et estous:
Et que tousjours rie sa bouche
Combien qu’au cuer point ne lui touche,
Car combien que beau semblant moustre,
Le ris ne doit point passer oultre
Le neu de la gorge, à nul fuer;
Des dens doit rire et non du cuer.
Il doit estre blaffart[497] toudis,
Et en tous fais et en tous dis
Les puissans doit aplanier[498]
Par souples mos et festier,{v. 2, p.27}
Et leur porter grant révérence,
Car on puet moult acquester en ce;
Des povres ne puet il chaloir,
Car ils ne pevent riens valoir:
Ceulx là fait bon bouter arrière,
Sans leur faire semblant ne chière,
Et du tout en tout soy retraire,
Car on ne puet d’eulx denier traire.
Or m’as tu oy raconter
Comment on puet à pris monter:
Se tu crois mon enseignement,
Riche seras parfaictement,
Et auras, tout à ton vouloir,
Tout ce que tu sauras vouloir;
Et se tu veulx croire Raison,
Tu seras en toute saison
Chaitif, mendiant, povre et las,
Car si te tendra en ses las
Que monter plus hault ne pourras.
Or fay lequel que tu vouldras
Et y pense tout à loisir:
Quant à chois es, tu pues choisir.
Se tu veulx estre povres hom,
Si me laisse et croy Raison;
Et se tu veulx riche homs estre,
Si me tien pour seigneur et maistre,
Tant com tu vivras, et me croy,
Et de Raison croire recroy.
A ce mot s’est Barat téu,
Car assez m’ot ramentéu
Ses affaires et sa doctrine
Et enseignié tout son convine;
A tant de moy se départi.
Lors pensay moult au jeu-parti
Que Barat et Raison fait m’orent
Et enchargié tant comme ils porent,
Mais le jeu si parti avoie
Que lequel croire ne savoie,
Ou Raison qu’ot à moy parlé,
Ou Barat le bien enparlé;
Mais bien croi qu’au derrain créusse
Barat, s’autre conseil n’éusse,
Car si bel m’avoit flajolé
Que tout sus m’avoit affolé.
Lors vint à moy Entendement
Pour moi donner enseignement
Auquel des deux je me donnasse
Et cuer et corps habandonnasse.
Fol, dist-il, es-tu rassoté
Qui ce que Raison t’a noté
Veulx laissier pour estre trichierres
Faulx et mauvais et décevierres,
Et croire Barat le lobeur
Qui pires est que desrobeur?
Bien es fol et oultrecuidés
Et de sens naturel vidés,
Et bien pert que tu ne vois goute
Qui veulx mettre entente toute
A toy envers Barat plaissier,
Pour Raison la sage laissier,
Car oncques nuls ne la laissa,
Ne vers Barat ne se plessa
A qui n’en meschéist après,
Sans faillir, à loing ou à près.
De ton temps véoir l’as péu
Que maint grant maistre décéu
En ont esté, et mis à honte
Pourcequ’il ne tenoient compte
De Raison ne ses fais ensuire,
Mais se penoient de la fuire,
Et adnichilloient droiture,
Contre Dieu, Raison et Mesure.
Et combien qu’avec eulx féusse,
Jà d’eux audience n’eusse
A desdire leur voulenté,
{v. 2, p.28}
Tant ièrent espris et tempté
Par Fol-cuidier le pou séur,
Qu’estre cuidoient asséur,
Et tousjours Barat surmontoient
Pour ce que par lui hault montoient,
Et amassèrent les trésors
Qui erent très-vils et très-ors;
Car de ce qui par Barat vient,
En la fin nul bien n’en avient.
Il n’est pas bon logicien:
Belle entrée a et beau moyen,
Mais tousjours fait conclusion
A honte et à confusion;
Car tout quanque Barat aüne
[499],
En vingt ans, anientist fortune
En une seule heure de jour,
Ne nuls n’y puet mettre séjour.
Ainsi ne puet Barat durer,
Car ne le pourroit endurer
Droit qui tout adresse et aligne
Et qui ne fait riens fors à ligne,
Mais est enclin à son affaire
A tout ce que Raison veult faire.
Croi doncques Raison et la sers,
Car vraiement tu seras sers
D’une mauvaise servitude
Se tu mes en Barat t’estude.
Pluseurs par ses las sont passés,
Plus sages que tu n’es d’assez,
A qui mal en est advenu,
Tu le vois souvent et menu.
Plus sages que tu n’es? Vraiement,
Par le mien mesmes jugement
Plus saiges voir ne sont-ils mie,
Car en eulx n’a de sens demie,
Combien qu’ils aient de sens le nom
Par grant abit et par renom,
Car tels est saiges qui est fols
En ce monde, bien dire l’os,
Tel y est fol qui est bien sage,
Ce voit on par commun usage;
Car selon le dit de ce monde,
Ly homs qui de richesse habonde
Et a assez or et argent
Pour sage est tenu de la gent
Et est prisié en tous pays
Combien qu’il soit uns fols naïs;
Donc il est sage et fol ensemble
Par ce que j’ay dit[500], ce me semble:
Voire sage pour son avoir,
Et fol naïs pour pou savoir.
Et li povre, par opposite
De l’exemplaire que j’ay dicte,
Tant soit-il sage à grant devise,
Nul ne l’aime, honnoure ne prise,
Ains le tient-on pour fol et nice
Et est tenu son sens pour vice,
Car quant il dit sage parole,
Si la tiennent la gent pour fole,
Ne de riens ne puet avoir los,
Dont il est sage, et si est fols:
Fols, pour ce qu’il est povres hom:
Sage, pour ce qu’il a raison,
Et sens en soy de lui retraire
De mal faire, et à bien atraire.
Or vois-tu bien que je te preuve
Tout clèrement par une preuve
Qu’il n’a fors pure vérité
En ceste contrariété
Que je t’ay voulu cy espondre[501],
Ne nuls n’y sauroit que respondre
Pour le contraire soustenir{v. 2, p.29}
S’il se veult à raison tenir.
Soies sages et me croi doncques,
Tu ne féis si bon sens oncques.
Croy Raison et à luy te tiens
Et ses enseignemens retiens,
Et tu en vendras à grant bien.
Tu le verras ains dix ans bien,
Faillir n’y pues par nulles voies
Se par Barat ne te desvoies.
A tant se tut Entendement;
Lors commençay parfondément
A penser à la vérité
Que devant m’avoit récité;
Adonc apparceu-je de voir
Que voir m’ot dit, sans décevoir,
Entendement le sages hom
Que trop mieulx vault croire Raison
Que Barat; si m’y assenti,
Car onc nuls ne s’en repenti.
Lors vint Raison, sans demourée,
Blanche, vermeille, colourée,
Faisant grant joie et bonne chière
Com celle qui n’a riens tant chière
En ce monde, comme personne
Qui de bon cuer à lui se donne.
Ami, Dieux te gart, dist Raison,
Or est-il bien temps et saison
Que tu faces ma volenté,
Quant je t’en voi entalenté;
Tout maintenant jurer te fault
Que par toi n’y aura default,
Et que de cuer me serviras,
Ne contre mon vouloir n’iras
Jamais, quoy que Barat te die,
Ne nul de ceulx de sa mesnie,
Par leur beau parler décevable.
Aies le cuer ferme et estable
A mes œuvres continuer
Sans ton courage point muer
En pensée, n’en fait, n’en dit,
Comme autrefois je le t’ay dit
Et monstré pour prendre chastoy,
Quant je fus cy parler à toy;
Mais si tost com je m’entourné,
Par Barat fus tantost tourné
Et par la force de son vent,
Tout ainsi que l’en voit souvent,
Quelque part que le vent s’atourne,
Le cochet d’un clochier se tourne.
Prens doncques en toy fermeté,
Vertu, force et estableté
A bien tenir les convenances,
Que je vueil que m’enconvenances
Pour avoir de toy séurté
Que tu me tendras loyaulté
Et que tous mes commans tendras
En quelque lieu que tu vendras.
Et saches bien que mon service
Est au monde droicte franchise;
Qui me sert, puet partout aler
Et devant toutes gens parler
Baudement, sans baissier la chière
Et sans traire le cul arrière:
Paour ne doit avoir ne honte
Devant pape, roy, duc, ne conte,
Ne devant autre justicier
Ordonné pour gens justicier,
Non voir devant homme qui vive,
Car mon sergent à nul n’estrive,
Ne sa pensée en nul endroit
Ne vouldroit mettre, fors en droit
Et en vérité maintenir,
Et s’y veult soir et main tenir.
Pour ce, vueil-je que tu deviengnes
Mon sergent, et qu’à moy te tiengnes,
{v. 2, p.30}
Sans t’en départir à nul fuer,
Et espécialment ton cuer;
Et je aussi en ton cuer seray,
Ne jà ne m’en départiray
Jusques à la mort, ne t’en doubtes,
Se maugré moy hors ne m’en boutes.
Se tu m’aimes, bien te suivra,
Et se ce non, il te fuira.
Se tu n’as l’entendement trouble,
Tu vois que mon salaire est double;
Que ce soit voir, je le te preuve
Par preuve où n’a point de repreuve.
En moi servant, premièrement,
Pues-tu vivre tout seurement,
Sans nul doubter fors Dieu mon père:
Qui ce ne croit, il le compère.
Après, quant tu trespasseras
De ceste vie, tu seras
Avecques mon père en sa gloire,
Ceste sentence est toute voire,
Et là vivras-tu finement
Sans jamais avoir finement,
Car tu dois créance avoir ferme
Que quant personne vient au terme
Qu’elle en ce monde doit mourir,
Adonc commence-elle à flourir
Et prent commencement de vie
Tout aussi tost qu’elle dévie,
Car elle ist de vie muable
Et entre en vie pardurable.
Tout donc pues tu veoir clèrement
(S’en toy a point d’entendement)
Que mon loyer se double bien
Quant on en reçoit double bien,
C’est assavoir honneur parfait
Au monde, par œuvre et par fait,
Et paradis en la parfin
Qui durera tousjours sans fin.
N’il n’est nul autre bien, sans faille,
Qui le mendre de ces deux vaille;
Or te gard donc de les perdre
Et te veuilles du tout aherdre
A mes euvres si bien ensuivre
Que tu les aies à délivre,
Et laisse Barat et ses euvres,
Car saches que se tu en euvres
Et en son service remains,
Tu perdras le plus pour le mains.
Car ces deux biens dessus nommés
Qui tant sont beaulx et renommés
Par son service auras perdus
Et tu mesmes seras pendus
Corporelment, par aventure,
A grant angoisse et à laidure.
Tu y perdras, bien dire l’os,
Se tu le sers, corps, âme et los
Qui sont trois très souverains biens,
Et si ne te puet donner riens
Fors plaisance d’acquerre avoir
Sans point de conscience avoir,
Car tousjours son servant atise
D’avoir sur l’autrui convoitise,
Et quant son servant a assez
D’avoir et trésors amassés
Et il cuide vivre asséur,
Lors lui vient aucun méséur
Qui tout met ce dessus dessoubs:
Par nuls n’en puet estre ressoubs,
Ne nul de son meschief ne pleure,
{v. 2, p.31}
Mais chascun, de fait, lui queurt seure,
Et tel, espoir, ne le vit oncques
Qui en dit moult de mal adoncques
Et en a le cuer esjoy
Pour le mal qu’il en a oy,
Et n’en fait fors chanter et rire,
Et souvent par ramposne
[502] dire:
Trop estoit riche devenu,
Tout estoit du deable venu
Et au deable tout s’en ira
Tout ainsi chascun s’en rira
Et n’aura nuls de lui pité,
Ains sera vilment despité
Et de Dieu et du monde ensemble.
Donc pues tu voir, ce me semble,
Que Barat fait mauvais servir
Puisque l’en ne puet desservir
Fors que honte, angoisse et doleur,
Et que qui le sert fait foleur.
Met le doncques en non chaloir,
Et m’aimes qui te puis valoir
En tous cas, vers Dieu et le monde,
Et aies le cuer pur et monde.
Aies en toy humilité,
Loyaulté, foy et vérité,
Et se humble es de contenance,
Gardes qu’il n’y ait décevance,
De cuer le soies et de fait,
Car tel humble et loyal se fait
Devant la gent, qui ne l’est mie
Ne n’a d’humilité demie,
Mais sa chiere humble et encline
Fait acroire à ceulx qu’il encline
Qu’il est preudoms, par son semblant.
Ainsi leur va leurs cuers emblant
Par sa simple papelardie
Qui est pleine de renardie
Et de faulseté, car soubs l’ombre
De la simplesse où il s’aombre,
Deçoit tous ceulx qui le regardent
Qui du faulx semblant ne se gardent;
Si avuglés les a sans doubte
Que nulluy de luy ne se doubte,
Mais jurroit chascun fermement
Qu’il est preudoms parfaictement,
Combien qu’en faulseté habonde.
Tout ainsi deçoit-il le monde,
Mais Dieu ne puet-il decevoir:
Cellui en scet bien tout le voir,
Car il voit tout à descouvert
Le mal qu’en son cuer a couvert;
Jà si ne le saura répondre[503]:
Devant lui l’en fauldra respondre
Quant il son jugement tendra
Que sentence à chascun rendra
Par rigueur, selon le forfait
Qu’il aura au monde forfait.
Ou milieu du trosne sera,
Les plaies à chascun monstrera,
Les cloux, la couronne et la lance:
Lors sera chascun en balance,
Là n’aura roy ne empereour
Qui n’ait en son cuer grant paour.
Là tendra-on aussi grant compte
D’un savettier comme d’un conte,{v. 2, p.32}
Et de ceulx qui vestent les rois[504]
Comme des prelas et des rois,
Mais que loyaulx aient esté,
Prenans en gré leur povreté,
Et la seurté de Souffisance,
Et qu’ils aient éu créance
En Dieu, telle qu’il appartient
Et comme Crestienté tient.
Là ne pourra nuls pour avoir
Vers mon père sa paix avoir
Qu’il n’ait ce qu’aura deservi
Selon ce qu’il aura servi:
Tuit cil qui seront d’Adam nés
Auront paour d’estre dampnés,
Jà si justes ne sauront estre.
Mais Dieu fera aler à destre
Mes gens que il congnoistra bien,
Qui n’ont entendu fors à bien
Au monde, et selon moy vescu;
Là leur seray-je bon escu,
Car Dieu tretous les béneira.
Ainsi mes gens départira
D’avec les gens Barat, sans doubte,
Qui seront tous en une route
Dolens à senestre partie;
Là iert la chose mi-partie,
Car mes gens qu’à destre seront
Tons ensemble joye feront
Et auront parfaite léesse
Exemps de dueil et de tristesse.
Et les gens Barat, d’autre part,
Dont mon père aura fait depart
D’avec les miens, par leur foleur,
Grant pleur, grant cri et grant doleur
Adonc tous ensemble menront
Quant ils condempnés se verront
Et tournés à perdition
Sans espérer rédemption.
Or ne te fay pas donc hessier[505]
De moi prendre et Barat laissier,
Rens toy à moy tout en ceste heure,
Sans querre y terme ne demeure,
Fay moy tost hommage mains joinctes,
Et selon mes œuvres t’apointes
Si com je t’ay cy-devant trait,
Et persévères sans retrait,
Car qui aujourd’uy bien feroit
Et demain ne perséverroit,
Tout ce ne vauldroit un festu.
Lors me dit Raison: Que fais-tu?
Il me semble que tu n’oies goute.
Dame, dis-je, je vous escoute,
Car tant me plaist à vous oïr
Que tout me faites resjoïr
Des grans biens que vous m’aprenez,
Et pour ce à tort me reprenez,
Car vous m’avez dit et apris
Que qui veult avenir à pris,
Il doit oïr et bien entendre
Avant qu’il doie response rendre,
Et qu’à parler si à point preigne
Et par avis, qu’il ne mespreigne:
Et que de parler ne se haste,
Ne que nuls n’en doit avoir haste{v. 2, p.33}
Qu’avant n’y ait trois fois avis;
Et pour ce, dame, il m’est avis
Se je vous ay laissié parler
Sans reprendre vostre parler
Que je n’ay fait cy nullement
Fors selon vostre enseignement
Auquel faire je sui tenu.
C’est voir, tu l’as bien retenu,
Ce dit Raison, et à cuer mis:
Si en seras à honneur mis
S’ainsi le veulx continuer
Sans ton courage point muer.
Puisqu’estre veulx de mes complices,
Garde bien que tu acomplisses
Mes commandemens, sans retraire,
Que tu m’as oy cy retraire.
Je respondi: Voulentiers, dame,
Tout sui vostre de corps et d’âme;
En vous ay mis tout mon courage,
Tenez et je vous fay hommage
Et me rent jointes mains à vous,
Comme le vostre, à nus genouls;
Et si vous ay enconvenant
Que bien vous tendray convenant
En tous les lieux où je seray,
Ne jamais chose ne feray,
Que je puisse, qui vous desplaise.
Lors Raison se baisse et me baise
Et en baisant s’esvanouy.
Plus parler ne la vis, n’oy,
Mais bien dedens moy la senti,
N’oncques puis je ne m’assenti
De faire à nulluy desraison
N’autre chose contre raison,
A tout le mains que je péusse
Ne que congnoissance en éusse.
Quant dedens moi senti ainsi
Raison la sage que j’aim si
Que tousjours en mon cuer demeure,
Lors vindrent à moy, sans demeure,
Un moult simples homs et sa femme;
Bien sembloient gens sans diffame
Et sans estre de mal tempté:
Bon-cuer et Bonne-voulenté
Se faisoient-ils appeller.
(Tels noms n’affierent à céler.)
Chascun moult bel se maintenoit;
Bonne-voulenté si menoit
Un enfant bel et doulx et gent
Et gracieux à toute gent,
(En tous cas ert de bon affaire,)
Nommé fut Talent-de-bien-faire;
Bon-cuer le preudom fut son père
Et Bonne-voulenté sa mère.
Tous trois de lez moy s’arrestèrent
Et moult bel semblant me monstrèrent;
Bon-cuer premier m’araisonna
Et moult bel salut me donna
Par doulx parler, com simples hom:
Amis, dist-il, puisque Raison
As avec toy acompaignie,
Tu m’auras en ta compaignie
Tous temps, et avec toi seray,
Ne jamais jour ne te lairay;
Ma femme et mon fils que vois cy
Ne te lairont jamais aussi;
Nous trois te conduirons ensemble
A la voie, se bon te semble,
Que Raison t’a dit et apris
{v. 2, p.34}
Qui fait gens avenir à pris;
Et se tu nous veulx croire et suire,
Tous prets sommes de toy conduire
Et d’aprouver en vérité
Ce que Raison t’a endité;
Et sans nous trois ne pues-tu faire
Chose qui puist à Raison plaire,
Car ne saroies assener
[506]
Au chemin qui te doit mener
Au noble chastel de Richesse
Qui tant parest plain de noblesse.
Qui sans nous y vouldroit aler
Il ne feroit que reculer
Jusqu’à tant qu’il se fust bouté
Droit au chemin de Povreté
Qui tant parest boueux et ort.
Lors lui dis: Sire, je m’acort
A vous trois, et si vous requier
Que vous me vueilliez convoïer
Ou chemin que je tant désir,
Si m’acomplirez mon désir:
C’est au chemin de Diligence
Que je ne say où l’en commence
A y entrer, qu’onques n’y fuy,
Dont dolent et courroucié suy.
Tu y entreras tout en l’eure,
Dist Bon-cuer, or tost, sans demeure,
Lieves sus et si t’apareilles;
Il fauldra bien que tu t’esveilles
Tel fois que tu dormisses bien,
Se tu veulx avenir à bien:
En ce chemin faut traveillier,
Pou dormir et souvent veillier.
Par trop dormir pues-tu bien perdre,
Nuls ne s’en scet à quoi aherdre[507]
Se n’est à robe dessirée
Qui n’est pas chose désirée
De personne qui honte craint;
Pour ce est saige qui se contraint
A souffrir un pou d’abstinence
Dont on vient à telle excellence
Que on a des biens a planté.
Lors parla Bonne-volenté:
Beaux fils, dist-elle, à moi entens,
Il te fault employer ton temps
Tout autrement que tu n’as fait,
Et si bien maintenir ton fait
Que tu puisses acquerre avoir
Sans chose de l’autrui avoir;
Et me croy moi et mon seigneur,
Si en vendras à grant honneur.
Tu n’y verras jà le contraire,
Amis, dist Talent-de-bien-faire,
Croy ma mère que tu os cy,
Et mon père Bon-cuer aussi;
En leur conseil met tout assens
Et les aimes, si feras sens:
Lieves sus tost, sans plus d’atente,
Si te menrons droit à la sente
Du beau chemin de Diligence;
Et ne met point de débat en ce,
Car tu en pues venir à pris,
Si comme Raison t’a apris.
A ce mot respondi en l’eure:
Sire, voulentiers, sans demeure;
Jà par moy n’y aura débat;
Vostre conseil pas ne débat,
Ains le vueil du tout acomplir.
Lors me commençay à vestir
Et me chaussay appertement,
Puis dis: C’est fait, alons nous en,
Véez moy cy tout apresté.{v. 2, p.35}
Lors ala Bonne-voulenté
Tantost alumer la chandelle,
Car moult estoit le cuer chault d’elle
Que fusse entré en Diligence
Le beau chemin plain d’excellence;
Puis dist doulcement, sans hault braire,
A son fils Talent-de-bien-faire:
Tien, dist-elle, mon enfant doulx,
Ceste chandelle devant nous
Porte, si que plus cler voyons
Tant qu’en Diligence soions;
Or tost, n’y ait plus séjourné.
Dame, véez me ci attourné,
Dist Talent-de-bien-faire adoncques.
Désobéissant n’en fut oncques,
A la voie se mist devant,
Pié à pié l’alasmes suivant.
Tous quatre ensemble tant errasmes
Que nous en Diligence entrasmes,
Où je onquesmais entré n’avoie
Pour ce que aler n’y savoie.
En ce chemin grant et ferré
N’éusmes pas grantment erré
Que nous trouvasmes un chastel,
Onques personne ne vit tel
Se ce ne fust cellui meismes;
Et quant à la porte venismes
Et nous cuidasmes ens entrer,
Adonc nous vint à l’encontrer
Cellui qui la porte gardoit,
Qui moult fellement regardoit
Et moult estoit mal engroigné
Et, par semblant, embesoigné.
Moult lourdement me print à dire:
Qu’est-ce que voulez-vous, beau sire?
Voulez-vous entrer sans congié
Si tost que vous l’avez songié?
Nul n’entre ou chastel de céans,
S’il n’est à moy obédiens
Et à ma femme que veez cy.
Ay! sire, pour Dieu mercy!
Ce dist lors Talent-de-bien-faire,
Ne vous vueille à tous deux desplaire,
Il n’y vueil pas, sans vous entrer.
Lors a prins Bon-cuer à parler:
Sire, dist-il, il est bien digne
D’entrer léans sans long termine,
Car je le sçay pour vérité.
C’est mon, dist Bonne-voulenté,
Sire, n’en soie en doubtance,
Car je sçay bien qu’il a béance,
Grant voulenté et grant désir
D’acomplir tout vostre plaisir
Et de la dame de vos biens,
Car sans ce ne vauldroit-il riens;
Dictes que voulez-vous qu’il face,
Et il le fera sans fallace.
Lors dist le portier doulcement:
Puisque de son assentement
L’avez jusques ci amené,
Il sera moult bien assené
Ne il ne le pourroit mieulx estre.
Adonc me prist par la main destre
Et me commença à preschier
En disant: Mon amy très chier,
Puisque tu es céans venu,
Tu seras désormais tenu
De moy et ma femme obéir,
Se tu veulx Richesse véir,
Qui demeure assez près de cy
En son bel chastel seignoury.
A elle ne puet nuls aler
Sans à ceulx de céans parler
Et toute leur voulenté faire
{v. 2, p.36}
Et persévérer sans retraire;
A moy fault parler tout premier
Qui suis de ce chastel portier,
Qu’on clame chastel de Labour
[508],
Où l’en besongne nuit et jour;
On m’appelle par mon nom Soing
Qui maine les gens par le poing,
Entre moy et Cure ma femme,
A monseigneur et à madame
Qui de céans ont le demaine,
Qu’on appelle Travail et Peine:
Si que, beaux amis, se tu veulx,
Nous te menrons tout droit à eulx,
Mais moult t’y fauldra endurer
On tu n’y pourras jà durer,
Car on te feroit hors chacier,
En l’eure, sans toy menacier,
Se n’y faisoies ton devoir.
Je ne te vueil pas décevoir,
Demourer pues, ou retourner;
On dit souvent qu’à l’enfourner
Font li fournier les pains cornus[509].
Sire, dis-je, n’en parle nuls,
De retourner n’est pas m’entente
Pour nulle durté que je y sente:
Jà ne m’en verrez remuer
Pour froit, pour chaut, ne pour suer;
Bon-cuer et Bonne-voulenté
Le vous ont assez créanté,
Et Talent-de-bien-faire aussi,
Qu’amené m’ont avec eulx cy,
Et se defaillir m’en véez,
Jamais, nul jour, ne me créez.
Lors me menèrent Soing et Cure
Ens ou chastel grant aléure.
Là avoit bien plus de cent mille
Ouvriers ouvrans par la ville,
Dont chascun faisoit son mestier
Si comme il lui estoit mestier;
Là n’ot homme ne femme oiseux.
Tant estoit ce chastel noiseux
De férir et de marteller[510]
Qu’on n’y oïst pas Dieu tonner;
Qui de trois jours n’eust sommeillé
Si fust-il là tout esveillé.
Quant les ouvriers vy et oy,
J’en eu le cuer tout esjoy
Et me fut tart que je m’y veisse
Et que je aussi comme eulx feisse.
Soing et Cure me regardèrent
Talentif[511], si me demandèrent
Se je vouloie demourer
En Labour et y labourer:
Oïl, dis-je, pour Dieu mercy!
Moult me plaist à demourer cy;
Au chastellain bien parleray
Et à sa femme, quant j’aray
Icy esté jusques au soir.
Dist Soing et Cure: Tu dis voir,
Or commence donc, de par Dieu.
Adonc prins ma place et mon lieu
Et m’alay tost mettre en conroy.
Ma chandelle mis devant moy
Sur la table, en un chandelier,
Pour mieulx véoir à besongnier.
Et comme je m’apareilloie
Et que je commencier vouloie,
Es-vous venir la chastellaine{v. 2, p.37}
De ce chastel, à grant alaine,
Peine qui aloit visitant
Tous les ouvriers dont je vy tant.
Les pans avoit à sa ceinture
Et moult aloit grant aléure;
De telle ardeur se remuoit
Qu’a pou que le sang ne suoit;
Nulle fois surcot ne vestoit,
Mais en sa povre cote estoit
Et aucune fois en chemise,
Quant elle l’avoit blanche mise.
En passant Peine m’apparçut,
Et pour ce que ne me congnut,
Demanda à Soing le portier:
Qui est, dist-elle, cel ouvrier
Que je voy là tout seul séoir?
Ne l’ay point apris à véoir,
Il est venu tout nouvel huy,
Je vueil aler parler à luy
Savoir s’il croire me voulra
Et s’à mon plaisir labourra.
Dame, dist Soing, vueilliez savoir
Qu’il a grant fain de vous véoir;
Tesmoingnié nous a bien esté:
Bon-cuer et Bonne-voulenté
Et aussi Talent-de-bien-faire
Dient qu’il est de bon affaire
Et qu’il d’estre oiseux n’a cure.
Lors parla moult haultement Cure
Et dist: Vraiement, se n’a mon
[512],
Et pour ce nous du cuer l’amon
Entre moy et mon mari Soing,
Avec lui serons près et loing:
Prests sommes de le vous plégier
Et de nous en bien obligier.
Lors respondi la chastellaine:
Puisqu’il est, dist-elle, en tel vaine,
Je le vueil aler essaier
Si me pourra si appaier
Comme vous dictes, or y parra;
S’ainsi le fait, il acquerra
Pour l’amour de moy moult d’avoir
Que nuls ne puet sans moy avoir.
Peine se trait lors près de moy:
Amis, ne soies en esmoy,
Dist-elle, mais fay liement
Ta besoigne, et appertement
A ta main entens sans muser
Et ne t’entens pas à ruser,
Mais si l’ouvrage continues
Que par force d’ouvrer tressues,
Car nuls ne doit céans oser
Soy alaschir ne repouser,
Car tantost seroit bouté hors.
Je respondi humblement lors:
Dame, dis-je, j’ay grant désir
De faire tout vostre plaisir,
Ne jà jour ne vous pourrez plaindre
De moy que m’aiez véu faindre,
Ne que vous face mesprenture,
En tesmoing de Soing et de Cure.
Amis, dist Peine, c’est bien dit,
Fay que le fait s’accorde au dit,
Ou tout ce ne vauldroit un ail,
Si que quant mon mari Travail
Vendra au soir, puist parcevoir
Que bien aies fait ton devoir.
Je visite nos gens au main,
Et il les visite au serain:{v. 2, p.38}
Or fay tant qu’il ne se courrouce,
Carde pou parle, tence et grouce.
A tant se tut la chastellaine
Qui moult estoit d’angoisse plaine;
A besognier commençay lors,
Entente y mis, et cuer et corps.
Ainsi besongnay sans séjour
Jusqu’à tant que je vy le jour
Par les fenestres pairoir cler:
Lors ma chandelle alay souffler,
Puis entendi à ma besoigne,
Sans querre y terme ne essoigne,
Jusqu’à heure de desjuner
Qui vault desjuner et disner
A la coustume des ouvriers.
De ceulx illec vis-je premiers
La manière et la contenance
[513],
Qui vivoient en abstinence.
N’y ot si grant ne si petit
Qui ne préist grant appétit
En pain sec, en aux et en sel,
Ne il ne mengoit riens en el
Mouton, buef, oye ne poucin;
Et puis prenoient le bacin,
A deux mains, plain d’eaue et buvoient
A plain musel, tant qu’ils povoient.
Quant je regarday cel afaire,
Grant talent me print d’ainsi faire
Combien que pas ne l’eusse apris;
Mais aux ouvriers exemple pris,
Qui mengoient, si me prist fain:
Lors fis tant que j’êus du pain
De Corbueil[514], du sel et des aulx,
Et si prins du vin aux chevaulx[515],
Puis mengay par si grant saveur
Qu’oncques ne mengay par greigneur,
Car moult me vint à gré cel ordre.
Qui me véist en mon pain mordre,
Ma manière et mon contenir,
Grant appétit l’en peust venir.
Et tout adès en besongnant
Alay illec mon pain mengant
Et beu de l’ieaue à plain musel;
Vin ne prisoie un viel fusel.
Et quant j’éu mengié et beu,
Aussi bien me sentis-je peu
Comme s’à feste éusse été
Ou j’éusse eu à grant planté
Mouton, buef, poulaille et paons,
Pastés et tartes et flaons,
Pain de bouche[516] et estrange vin
Bourgouing, Gascoing et Angevin[517],
Beaune, Rochelle, Saint-Pourçain[518]{v. 2, p.39}
Que l’en met en son sein pour sain.
Lors me pris fort à besongnier,
Je ne m’en fis pas essoignier,
Car là furent, lez mon costé,
Bon-cuer et Bonne-voulenté
Et aussi Talent-de-bien-faire
Qui regardoient mon affaire;
Soing et Cure aussi y estoient
Qui tout adès m’admonnestoient
Que j’ouvrasse à col estendu
Et que bien me seroit rendu,
Car j’en auroie bon loier.
Ainsi ouvray sans délayer
Jusqu’à la nuit noire et obscure;
Adonc alèrent Soing et Cure
Tost la chandelle appareillier
Pour jusqu’à cueuvre-feu veillier,
Car d’iver estoit la saison
Qu’on ne souppe pas, par raison,
Jusqu’à tant qu’on l’oie sonner.
Lors m’alay tost habandonner
A l’euvre, de cul et de pointe,
Je n’en fis oncques le mescointe,
Et tant besoignay que j’oy
Cueuvre-feu, si m’en esjoy,
Car lassés et vaincus estoie
De besongner, et si sentoie
Un appétit qu’on clame fain.
A ce point vint le chastellain
Travail qui me dit: Doulx amis
Bien doy amer qui cy t’a mis,
Car bien y as fait ton devoir;
Je m’en sçay bien apparcevoir.
Bien voy que tu as sans faintise
Huy en labour t’entente mise,
Et pour ce te vueil pourvéoir
Que tu puisses Repos véoir.
C’est cil qui les gens de céans
Qui en labour sont paciens
Fait aaisier à leur plaisir,
Boire, mengier, dormir, gésir
Et prendre consolation
Après la tribulation
Que ma femme leur fait souffrir
Quant à lui se veullent offrir.
Et pour ce qu’à lui t’es offert
Et grant ahan as huy souffert,
Congié te doing, en guerredon,
D’aler à Repos le preudon
Qui te fera ton corps aisier,
Ta char et ton sang appaisier
Que tu as huy moult esméu
Pour l’enhan que tu as éu.
Sire, dis-je, je m’y accort
Puisque ce vient de vostre accort:
A Repos m’en vois orendroit.
Lors me mis à voie tout droit
Vers la porte, par un sentier:
Là requis à Soing le portier
Et à Cure que par amour
Hors me méissent sans demour.
Adonc respondi li portiers:
Beaulx amis, dist-il, voulentiers,
Car tu es vains et endormis.
Lors m’ont Soing et Cure hors mis,
Qui virent que temps en estoit,
Mais trop forment m’admonnestoit
Chascun d’eulx deux de moi lever
Dès matines, pour achever
L’euvre que commencié avoie
Pour plus tost achever ma voie
D’aler ou chastel de Richesse
Où l’en ne va pas par paresse,
Non fait-on pas par diligence
Se il n’y a persévérance.
{v. 2, p.40}
Raison me dist, (bien m’en souvient)
Que persévérance convient
En bien faire, c’est ce qui fait
L’ouvrier louer de son bienfait.
Amis, dist Soing, à Repos vas:
Plus décevable ne trouvas
Puis que tu fus de mère nés;
Repos a maintes gens menés
Ou hideux chemin de Paresse
Qui tourne le cul à Richesse:
Repos a tous ceulx décéu
Qui contre Raison l’ont créu,
Et si est prest de décevoir
Tous les jours ceulx qui recevoir
Veulent ce qu’il leur veult donner;
Tous ses biens veult habandonner
A tous ceulx qui prendre les veulent,
Mais vraiement tous ceulx se deulent,
En la fin, qui contre raison
Les prennent hors heure et saison
Sans cogente nécessité.
Bien est raison et vérité,
Sans Repos ne puet vivre nuls,
De quelque estat, gros ne menus,
Mais ceulx qui Repos croient trop
Povres en la fin sont com Job.
Or ne le vueilles mie croire,
Mais aies tousjours en mémoire
Ce que je te dy et enseigne
Et le retien en cest ensaingne.
Adonc me tira Soing l’oreille;
Cure, d’autre part, s’appareille
A moi enseigner et aprendre
Comme je doy par raison prendre
Les biens que Repos scet donner
Quant il se veult habandonner.
Amis, dist Cure, ne crois pas
Repos, se ce n’est un trespas
[519]
Quant en auras nécessité,
Car, si comme Soing t’a dicté,
Nuls ne pourroit sans Repos vivre[520]
S’il n’est ou hors du sens ou yvre.
Mais qui Repos croit à oultrage,
Il pert du tout son bon courage
Qu’il avoit, par devant, d’ouvrer
Et ne le puet pas recouvrer
Aucune fois à son vouloir,
Dont en la fin le fait douloir.
Garde donc bien qu’il ne te tiengne
Que par raison, et te souviengne
De moy à ces enseignes-cy.
Lors me tira l’oreille aussi
Comme Soing ot fait par devant
En moy mon preu ramentevant.
A tant du portier prins congié
Et de sa femme, et eslongnié
Le lieu au plus tost que je pos
Et m’en alay droit à Repos
Qui m’attendoit en ma maison,
Car il en estoit bien saison.
Ens entray, si trouvay ma femme
Qui ne pensoit à nul diffame,
Mais m’appareilloit à mengier
A lie chière et sans dangier.
Mes mains lavay et puis m’assis,
Et souspasmes à sang rassis,
Moy et ma femme, bec à bec,
Du pain et du potage avec,
Et de ce que Dieu mis y ot.{v. 2, p.41}
Quant soupé eusmes sans riot
Et la nappe si fu ostée,
Près de moy se fu acostée
Ma femme; lors luy comptay brief
Mon affaire de chief en chief:
Dame, dis-je, ne savez mie
Comme j’ay eu forte nuitie
Quant vous de lez moy dormiez
Et vostre repos preniez.
Vous n’avez pas véu à-nuit
La male gent qui tant m’a nuit
Et fait si grant adversité:
Besoing avec Nécessité,
Souffreté, Disette autressy,
Pensée la vieille et Soussy,
Desconfort et Désespérance.
Et tant m’ont fait de meschéance,
Sachié, bouté et tourmenté,
Qu’à poi qu’ils ne m’ont craventé;
Mais Raison la bonne et la sage
M’a apris la voie et l’usage
D’eschever toute adversité
Et de vivre en prospérité.
Entendement, com mes amis,
En la voie aussi m’en a mis,
Et m’ont fait de Barat retraire
Qui se penoit de moy attraire
Pour moy faire à mal habonder
Et moy honnir et vergonder,
Et aussi son clerc Tricherie
Et son varlet Hoquelerie.
Tant m’a donné Entendement
Et Raison bon enseignement,
Que je sui en foy et hommage
De Raison la bonne et la sage,
Et tousjours en moy demourra
Ne jamais jour n’en partira,
Ainsi comme elle m’a promis;
A lui faire hommage ay trop mis.
Si m’y ont moult bien aïdé
Bon-cuer et Bonne-voulenté,
Talent-de-bien-faire leur fils.
Quant à moy vindrent, je leur fis
Tout ce que il me commandèrent
Et alay où ils me menèrent.
Au chastel de Labour alasmes,
Où nous Soing et Cure trouvasmes
Qui sont de ce chastel portiers:
Ceulx me reçurent moult volentiers
Et me menèrent droit à Peine
Qui de Labour est chastellaine;
Peine me reçut sans séjour:
O moy a esté toute jour;
Travail ores, puis l’anuitier,
Vint à moy non pas pour luitier,
Mais pour dire et ramentevoir
Qu’avoie bien fait mon devoir
Et que temps estoit de venir
Mon corps aisier et soustenir.
Mais trop m’ont hasté Soing et Cure
Qui de long aisement n’ont cure,
De moy, dès matines, lever
Pour tost ma besoigne achever.
Or vous ay compté sans mençonge
Ma vision qui n’est pas songe.
Lors respondi ma femme ainsi:
Qu’est-ce que vous me dictes cy?
Vous estes, je croy, hors du sens,
Car ne me congnois en nul sens
En ce que vous m’alez disant
Et toute nuit cy devisant,
Car ce n’est tout que fantasie
Que vous dictes par frenaisie.
Quant ma femme ramposné m’ot,
Je me teus et ne sonnay mot,
{v. 2, p.42}
Car s’à lui me feusse engaignié,
Certes riens ne eusse gaignié
Et j’ay pieça du sage apris
Que nuls ne devroit prendre à pris
Nulle chose que femme die.
Soit bien, soit mal, tence ou mesdie,
Tousjours veult femme estre loée,
Et de ce que dit advoée:
De riens ne veult estre reprise,
Ains veult que l’en la loe et prise
Aussi bien du mal com du bien:
Ceste coustume say-je bien,
Et pour ce que je bien le sçay,
De la ramposne me passay,
Car contre femme se fault taire
Et toute leur voulenté faire:
Ainsi le conseil à tous ceulx
Qui ont femmes avecques eulx;
Combien que ce soit folletés
De leur faire leurs voulentés,
Encore est-ce plus grant foleur,
Selon raison, de faire leur
Nulle chose qui leur desplaise,
Car jà femme ne sera aise
Se son mary lui fait despit,
Jusqu’à tant, sans aucun respit,
Que rendu lui ait doublement,
Ou nature de femme ment.
Dont doit-on, qui bien veult eslire,
De deux maulx prendre le moins pire;
Bon se fait près d’un péril traire
Pour de greigneur péril retraire.
Lors m’appareillay pour couchier
Et mis en coste moy l’eschier
[521],
Pour tost alumer ma chandelle
Sans moy bougier, dessus ma selle.
De Soing me souvint et de Cure
Qui de fétardie n’ont cure,
Car moult estoie entalenté
De bien faire leur voulenté,
Et ferai d’ores-en-avant,
Et Dieu, par sa grâce, m’amand
De si bien vivre en Diligence
Et en bonne Persévérance,
Au gré de Travail et de Peine,
Que véoir me puisse ou demaine
De Richesse la haute Dame,
Au sauvement de corps et d’âme.
Et se je ne puis advenir
A la grant Richesse, et venir,
Qui est la mendre selon Dieu,
Je pry la Vierge de cuer pieu,
Qui le benoit fils Dieu porta,
En quoy les pécheurs conforta,
Qu’avenir puisse à Souffisance,
Car j’ay en ce ferme créance
Que qui à Souffisance adresse,
En lui a parfaicte richesse,
Ne jà ne croiray le contraire.
Icy vueil mon livre à fin traire
Appellé la Voie et l’adresse
De Povreté et de Richesse.
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