Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE VIII
— Dieu me bénisse, Hawkins !
Le colonel laissa tomber le journal qu’il tenait convulsivement entre ses doigts.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Disparu !! Le jeune et charmant héritier d’un nom illustre, disparu dans les flammes qui lui assurent une gloire immortelle !
— Mais qui ?
— Mon précieux, très précieux parent Kircudbright Llanover Marjoribanks Sellers, vicomte Berkeley, héritier des usurpateurs des Rossmore.
— Non !
— C’est vrai, parfaitement vrai !
— Et quand ?
— Hier soir.
— Où donc ?
— Ici, à Washington, où il venait de débarquer, venant d’Angleterre, disent les journaux.
— Pas possible !
— L’hôtel est détruit.
— Quel hôtel ?
— Le New Gadsby.
— Mon Dieu ! Alors nous les avons perdus tous les deux !
— Qui, tous les deux ?
— Mais Pete !
— Ah ! diable ! Je l’avais oublié, mais j’espère bien que nous ne l’avons pas perdu !
— Espérons-le. Celui-là nous est indispensable ; nous pouvons perdre des centaines de vicomtes, mais pas Pete le manchot !
Ils relurent le journal attentivement et virent avec émotion qu’on avait aperçu un homme amputé d’un bras qui descendait précipitamment les escaliers dans un costume léger ; il paraissait avoir perdu la tête, disait le journal, ne voulait écouter personne et s’était précipité tête baissée dans une fausse direction, courant sans aucun doute à une mort certaine.
— Pauvre diable ! soupira Hawkins ; dire qu’il avait des amis si près de là ! Pour un peu, nous aurions pu le sauver !
Le duc releva la tête avec dignité.
— Peu importe qu’il soit mort, dit-il avec calme. De son vivant il nous échappait ; maintenant nous le tenons.
— Nous le tenons… comment ?
— Je l’extérioriserai !
— Rossmore ! ne plaisantez pas. Seriez-vous capable de faire ce que vous dites ?
— Aussi sûr que je vous vois, je le ferai.
— Laissez-moi vous serrer la main. Mon cœur défaillait, vous m’avez rendu la vie.
— Il ne me faudra pas longtemps, Hawkins ; mais rien ne presse, nous prendrons notre temps. Naturellement, certains devoirs de famille vont m’être imposés ; je ne pourrai m’y soustraire. Ce pauvre jeune homme…
— C’est vrai, vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas, de m’être montré si égoïste au moment où ce deuil cruel vous frappait. Bien entendu, il faut tout d’abord songer à extérioriser votre cousin ? c’est tout naturel.
— Oh ! mon Dieu ! je dois dire que je n’y avais pas songé. Évidemment il faudra que je l’extériorise ; mais, Hawkins, voyez comme l’égoïsme constitue le fond du cœur humain ! Je m’étais tout d’abord réjoui de me sentir débarrassé de ce cousin usurpateur… Vous me pardonnerez cette faiblesse, n’est-ce pas ? et vous l’oublierez ; vous oublierez que Mulberry Sellers a été assez lâche pour s’arrêter à une pensée qu’il n’aurait pas dû avoir. Oui, sur l’honneur, je l’extérioriserai, dût-il m’en coûter tous les ennuis possibles, dût-il surgir des milliers de prétendants rangés en ligne pour barrer la route au véritable duc de Rossmore !
— Je reconnais le vrai Sellers à ces nobles paroles… les autres sonnaient faux, mon cher ami.
— Hawkins, mon garçon, je pense à une chose, une chose importante qu’il ne faut pas oublier.
— Quoi donc ?
— Il faut garder le silence le plus absolu sur ces extériorisations. Pas un mot ne doit nous échapper à ce sujet. Sans parler de ma femme et de ma fille dont la sensibilité maladive pourrait s’émouvoir, mes nègres en perdraient la tête et décamperaient immédiatement de chez moi.
— Comme vous avez raison ! Vous avez bien fait de me le dire, car je ne sais pas tenir ma langue quand on ne me le recommande pas.
Sellers mit le doigt sur un bouton électrique, pressa et attendit en fixant la porte ; il fit encore le simulacre de sonner, tandis que Hawkins félicitait le colonel d’adopter pour sa commodité les inventions les plus récentes. Sellers abandonna la sonnette (à laquelle d’ailleurs aucun fil n’était relié) et se mit à agiter une grosse cloche placée sur sa table, en grognant contre les inventions modernes, toutes plus détestables les unes que les autres, et parfaitement écœurantes.
— Graham m’a supplié, dit-il, d’adopter son système en faisant valoir que la pose de ses piles dans ma maison serait pour lui une excellente réclame et lui vaudrait un succès assuré. Je lui ai démontré qu’en théorie son invention était parfaite, mais qu’en pratique elle serait détestable. Jugez-en vous-même ! Quel beau résultat ! Vous m’avez vu sonner deux fois, n’est-ce pas ? Eh bien, n’avais-je pas raison ?
— Mon Dieu ! colonel, vous connaissez ce que je pense de vous. Pour moi, vous avez la science infuse sur tous les sujets ; si cet homme vous avait connu comme je vous connais, il s’en serait rapporté à votre jugement et aurait renoncé à ses piles électriques, à toutes ses autres inventions grotesques.
— Vous avez sonné, Monsieur Sellers ?
— Non, M. Sellers n’a pas sonné.
— Alors, c’est M. Washington ? Je n’ai pas rêvé.
— Non plus.
— Bon Dieu ! Alors qui est-ce ?
— C’est Lord Rossmore.
Le vieux nègre leva les bras au ciel.
— Miséricorde ! j’ai encore oublié ce nom ! Arrive, Jinny, arrive vite !
Jinny arriva.
— Écoute les ordres du maître et essaye de te rappeler ce nom que j’oublie toujours !
— Moi prendre les ordres du maître, me prends-tu pour ton nègre à toi ! Le maître a sonné pour toi et pas pour moi.
— Ça ne fait rien du tout, qu’il sonne pour l’un ou pour l’autre.
— C’est bon ! Va-t’en, nous allons régler cela à la cuisine.
Le bruit de la dispute parvint aux oreilles du lord :
— Voilà l’inconvénient, dit-il, des vieux domestiques qui ont été autrefois vos esclaves et sont devenus vos amis.
— Oui, ils font partie de la famille.
— C’est vrai ; ils deviennent même quelquefois les maîtres du logis. Ces deux nègres sont parfaitement honnêtes et bons, affectueux et fidèles, mais ils font ce qui leur plaît et se mêlent à la conversation. Bref, ils mériteraient d’être pendus.
Cette sortie contre les vieux serviteurs n’avait pas, au fond, grande importance, car il savait parfaitement qu’il n’y pouvait rien changer.
— Mon but, Hawkins, était de réunir la famille pour annoncer à tous la nouvelle.
— Oh ! pas la peine de carillonner après les domestiques ; je vais les chercher moi-même.
Pendant qu’il montait, le duc poursuivit son idée :
— Oui, se dit-il, lorsque je serai maître de l’extériorisation, je suggérerai à Hawkins de les tuer ; après cela, nous verrons s’ils me résistent. Il est certain qu’un nègre extériorisé doit, par hypnotisme, garder facilement le silence ; ce silence, qui peut au besoin devenir permanent, se règle à volonté pour produire le mutisme absolu ou le demi-silence, avec permission de prononcer quelques rares paroles. On peut aussi obtenir le silence relatif avec faculté d’exprimer ses sentiments, ses émotions d’une manière plus ou moins discrète. Mon idée fondamentale est bonne, j’en réponds ; reste à la mettre en pratique.
Les deux dames entrèrent suivies de Hawkins et des nègres, qui n’avaient pas été convoqués ; ces derniers se mirent immédiatement à brosser et à épousseter, comprenant que la conversation serait intéressante ; ils en voulaient leur part, eux aussi.
Sellers annonça la nouvelle avec une majestueuse lenteur. Tout d’abord il prévint sa femme et sa fille que leurs cœurs allaient subir une nouvelle épreuve, aussi cruelle que la précédente ; puis il prit le journal et lut d’une voix tremblante, secouée de sanglots, la mort héroïque du vicomte Berkeley.
Les auditeurs furent saisis d’une douloureuse émotion. La vieille dame pleura d’attendrissement en pensant à la juste fierté de la mère du héros, si elle vivait encore, et à son chagrin inconsolable ; les nègres unirent leurs larmes aux siennes et manifestèrent leur chagrin avec la simplicité naturelle à leur race. Gwendolen, avec son caractère romanesque, profondément émue, déclara qu’un haut fait de ce genre dénotait une nature d’élite, un idéal de perfection. Elle regrettait de ne l’avoir pas connu, car la seule vue de cet homme généreux et héroïque aurait réconforté son âme en chassant à tout jamais de son esprit les pensées basses et mesquines.
— A-t-on trouvé son corps, Rossmore ? demanda la mère de Gwendolen.
— Oui ; on en a trouvé plusieurs ; le sien est certainement parmi ces cadavres, mais ils sont méconnaissables.
— Qu’allez-vous faire, alors ?
— Je vais aller en reconnaître un, et l’enverrai à son malheureux père.
— Mais, papa, avez-vous jamais vu le jeune homme ?
— Non, Gwendolen, pourquoi ?
— Alors, comment le reconnaîtrez-vous ?
— Mon Dieu ! les journaux disent qu’aucun n’est reconnaissable ; j’enverrai donc l’un des cadavres au père, n’importe lequel.
Gwendolen ne chercha pas à contredire son père ; elle savait que rien ne modifierait sa décision ; elle devinait aussi qu’il serait trop heureux de jouer un rôle officiel dans une circonstance semblable. Elle se tut donc jusqu’au moment où son père demanda un panier.
— Un panier, papa ? Pourquoi faire ?
— Il pourrait bien y avoir des cendres à ramasser !