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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XVI

Brady entra, apportant une boîte qu’il déposa ; puis il sortit en disant :

— Ils en terminent une autre qu’ils apporteront aussitôt finie.

Barrow tira de la boîte un tableau à l’huile d’un pied carré environ, non encadré ; il l’exposa à la lumière ; il en prit un second, tout en examinant la physionomie de Tracy. Ce dernier restait impassible et ne manifestait pas le moindre intérêt.

Barrow plaça le second tableau à côté du premier, et regarda Tracy du coin de l’œil pendant qu’il en exhibait un troisième. L’apparition du no 3 fit esquisser un sourire à Tracy ; il regarda le no 4 avec intérêt, et au no 5 il se mit à rire, d’un rire soutenu et franc qui ne s’arrêta qu’au no 14.

— Oh ! ça va mieux maintenant, lui dit Barrow ; les distractions agissent sur vous ; vous êtes sauvé.

Les tableaux étaient hideux comme coloris, monstrueux comme dessin et exécution ; ils représentaient tous le même sujet sous une forme aussi grotesque qu’imparfaite.

Figurez-vous un mécanicien habillé de vêtements criards, qui tient majestueusement une main appuyée sur un canon ; au second plan, un bateau à l’ancre qui se balance au large ; c’est déjà bizarre, mais lorsque quatorze tableaux représentent quatorze fois le même sujet, avec le même mécanicien dans une pose différente, vous voyez d’ici l’effet risible !

— Que signifient ces excentricités ? demanda Tracy.

— Eh bien ! elles ne sont pas l’œuvre d’un seul artiste, car ils se sont réunis à deux pour produire ces merveilles. L’un des collaborateurs fait les personnages, l’autre les accessoires. L’artiste en personnages est un Allemand, cordonnier de son état, très fanatique d’art ; l’autre est un marin yankee, assez simple d’esprit et qui ne sait représenter que des bateaux, un canon et ce qu’il appelle la mer. Ces croûtes leur reviennent à vingt-cinq cents chaque ; ils les vendent six dollars pièce, et ils vivent avec cela un jour ou deux en attendant une nouvelle inspiration de la muse.

— Comment ? On achète donc ces horreurs ?

— Parfaitement, et en assez grande quantité. Et ces propres-à-rien pourraient doubler, tripler leurs revenus, si le capitaine Saltmarsh était capable de peindre sur ses toiles un cheval, un piano, voire même une guitare à la place du canon. En somme, le public a une indigestion de son éternel canon. Les quatorze tableaux que vous voyez là ne sont pas les seuls dans leur genre et leurs propriétaires ne se déclarent pas tous satisfaits. L’un, un vieux chauffeur retraité, voudrait une locomotive à la place du canon ; un autre, patron d’un remorqueur, voudrait un remorqueur au lieu du bateau, etc… Mais le capitaine s’en tient là ; son talent ne lui permet pas de dessiner un remorqueur, encore moins une locomotive.

— Voilà, ma foi, une forme de vol peu banale, que j’ignorais absolument ; c’est vraiment curieux.

— Les artistes sont aussi captivants que leurs œuvres ; ce sont des gens parfaitement honnêtes et sincères. Le vieux marin, très religieux, lit chaque jour son chapitre de la Bible, qu’il cite à tout propos ; je ne connais personne de plus brave que lui, quoiqu’il jure comme un païen.

— Je voudrais le connaître, Barrow, ce brave homme.

— Vous ferez bientôt sa connaissance ; il me semble entendre son pas avec celui de son camarade. Nous les mettrons sur le terrain artistique, si vous voulez.

Les deux amis arrivèrent en effet, et donnèrent de vigoureuses poignées de main. L’Allemand avait environ quarante ans, de l’embonpoint, la tête chauve et luisante, avec une bonne figure réjouie et des manières affables. Le capitaine Saltmarsh avait soixante ans ; c’était un homme fort, grand, très droit, aux cheveux et aux favoris d’un noir de jais, à la peau basanée ; sa personne entière respirait la bonté, l’énergie et inspirait la déférence. Ses mains rugueuses et ses poignets noueux étaient couverts de tatouages ; il avait des dents d’une blancheur éblouissante. Sa grosse voix était capable de faire trembler la lumière du gaz à cinquante mètres de là.

— Nous venons d’examiner vos tableaux ; ils sont superbes, dit Barrow.

— C’est pien aimaple à fous, fit l’Allemand Handel très satisfait. Et fous Môsieur Tracy, fous afez été gontent, fous aussi ?

— Je puis dire en toute vérité que je n’ai jamais rien vu de semblable.

— Schœn ! s’écria l’Allemand ravi. Fous entendez, gapitaine, foilà un Môsieur qui abrécie nos œuvres.

Le capitaine, charmé, répondit :

— Ma foi, monsieur, nous vous sommes très reconnaissants de vos compliments ; nous commençons à nous y habituer maintenant que notre réputation est bien établie.

— Asseoir sa réputation est très difficile, capitaine.

— En effet, il ne suffit pas de savoir son métier ; il faut encore intéresser le public. Un bon mot placé au bon moment, voilà qui vous assure la popularité. Après cela, « honni soit qui mal y pense », comme dit la devise.

— C’est parfaitement vrai, reprit Tracy.

— Où avez-vous travaillé la peinture, capitaine ?

— Je n’ai jamais travaillé ; c’est un don naturel.

— Il est né afec ses ganons ; il n’a pas eu besoin de travailler, son chénie se charge de tout. S’il tormait, un binceau à la main, il beindrait un ganon. Oh ! s’il bouvait seulement vaire un biano, ou une cuitare, ce zerait le vortune, oui le vortune, par Saint-Jean !

— Il est vraiment bien regrettable que le commerce ne soit pas plus actif.

Le capitaine commençait à perdre son flegme.

— Vous l’avez dit, monsieur Tracy ; oui, cet arrêt du commerce est déplorable. Tenez, regardez ce no 11 : c’est un cocher, un superbe cocher. Eh bien ! il voudrait avoir sa voiture là, sur la toile, à la place du canon. J’ai tourné la difficulté en lui exposant que le canon constituait en quelque sorte notre marque de fabrique et que si je le supprimais, le public hésiterait peut-être à reconnaître un « Saltmarsh » dans ce tableau ; vous-même, vous en douteriez…

— Vous croyez, capitaine ! vous vous calomniez vraiment. Quiconque a vu une fois un tableau « Saltmarsh » est à l’abri de toute erreur. Réduisez-le, supprimez-en les détails que vous voudrez, le coloris et l’expression restent, on le reconnaîtra entre tous et on se dira…

— Oh ! comme ça me fait plaisir de vous entendre !

— Que l’art de Saltmarsh est un art tout spécial, que rien au monde ne lui ressemble…

— Mon Tieu ! égoutez seulement ! je n’ai chamais ententu des mots zi brécieux de doute ma fie !

— Alors, monsieur Tracy, je l’ai dissuadé de la voiture et il n’en a plus reparlé, mais il voulait à tout prix que je représente un corbillard dont il est le cocher au mois. Or, comme je ne sais pas davantage peindre un corbillard, je me trouve très empêtré. Impossible de nous entendre, vous voyez. La même complication m’arrive avec les femmes, qui veulent toutes un tableau de genre…

— Sont-ce donc les accessoires qui font d’un tableau une œuvre de genre ?

— Oui ; un canon, un chat et une spécialité de genre, cela vous donne du caractère. Nous serions très appréciés du public féminin si nous pouvions représenter tous ces accessoires. Mais ces dames n’aiment pas l’artillerie. Je n’ai malheureusement pas le don de leur plaire, continua le capitaine en soupirant, ce que fait Handel est toujours réussi à leurs yeux.

— Égoutez donc le fieux ! Il barle toujours gomme ça de moi ! interrompit l’Allemand.

— Mais regardez vous-même ! Ces quatorze tableaux ! pas deux pareils !

— Maintenant que vous me le dites, je le vois ; c’est donc une rareté à vos yeux ?

— Précisément ; et c’est en cela que consiste le talent d’Handel. Il sait merveilleusement présenter le même sujet sous des formes différentes.

— J’admets qu’il a de grandes qualités ; je les admire, mais, sans vouloir le critiquer, il me semble que chez lui l’exécution…

La figure du capitaine se contracta pendant qu’il murmurait à voix basse : Technique, polytechnique, pyrotechnique, autrement dit : Feu d’artifice. Il y a en effet trop de couleur.

Puis il ajouta avec calme :

— Au fond, vous avez raison ; il abuse un peu trop des couleurs ; mais on aime ça en général, et vous savez, les affaires sont les affaires. Prenez le no 9, par exemple, le boucher ; il arrive à l’abattoir aussi pâle et sobrement vêtu que possible, et maintenant, voyez-le ; il est rouge comme un scarlatineux, c’est là précisément ce qui lui plaît. Je fais en ce moment une étude de saucisses, et si je peux en mettre un chapelet sur le canon, je le ferai ; mais je crains de ne pas y arriver.

— Il est certain que votre confrère, votre camarade en art, est un coloriste émérite…

— Oh ! danke schœn !

— … un coloriste extraordinaire, un coloriste que nul ne pourrait imiter en deçà ni au delà de l’Atlantique ; son coup de pinceau est unique et son procédé est si bizarre, si fantasque, si riche en effets, que je le suppose… un impressionniste ?

— Non, se contenta de répondre le capitaine ; il est presbytérien.

— Ah ! bon, cela explique tout ; il y a quelque chose de divin dans son art ; on y sent de l’âme, un je ne sais quoi d’éthéré, de vague qui semble scruter l’horizon et demander aux espaces indéfinis la raison d’être de certains cataclysmes. A-t-il jamais essayé le procédé de la détrempe ?

— Pas lui-même, mais son chien, répondit le capitaine sur un ton résolu.

— Oh ! ce n’édait bas mon gien.

— Comment, vous aviez dit que c’était le vôtre ?

— Oh ! mon gapitaine, che…

— C’était pourtant un chien blanc à la queue coupée, avec une oreille de moins et…

— C’est za ! c’est za ! c’est pien ce gien ! Il pattrait tous les audres bour l’abbédit…

— Bien, ça suffit. Je n’ai jamais vu un homme de son espèce ; mettez-le sur le sujet de son chien, et il discutera toute une année.

— Oh ! capitaine, dit Barrow, c’est une manière de parler.

— Non, non, monsieur, il l’a fait avec moi.

— Je ne comprends pas comment vous l’avez supporté ?

— Oh ! que voulez-vous, c’est son seul défaut.

— N’avez-vous pas peur de devenir aussi ergoteur que lui ?

— Oh ! non, je ne le crains pas, répondit le capitaine simplement.

Les artistes partirent. Barrow mit une main sur l’épaule de Tracy :

— Regardez-moi bien en face, mon cher. Allons, allons, c’est bien ce que je pensais et ce que j’espérais ; vous allez mieux, Dieu merci ! Votre moral est remonté. Mais ne recommencez plus un coup pareil, même pour nous monter un bateau ; ce ne serait pas prudent ; on ne vous aurait pas cru, même si vous aviez été, en réalité, fils de duc. Quelle diable d’idée avez-vous eue là ? Mais ne pensons plus à cela ; oublions cette gaffe dont vous déplorez certainement les effets.

— Oui, j’ai eu tort, j’en conviens.

— Eh bien ! n’y pensez plus ; il n’y a pas de mal ; nous la réparerons. Rassemblez toute votre énergie, ne vous découragez pas et ne jetez pas le manche après la cognée. Je suis derrière vous pour vous aider, et nous vaincrons les difficultés, vous verrez.

Lorsque Tracy le quitta, Barrow arpenta sa chambre à grands pas, absorbé dans ses réflexions :

— Je suis vraiment inquiet, se dit-il : il n’aurait jamais fait une gaffe pareille s’il avait eu tout son bon sens, mais je sais de quoi est capable un homme sans travail et découragé ; d’abord il perd tous ses moyens et le souci achève de lui tourner la tête. Il faut que je parle à ces gens. S’ils ont tant soit peu de cœur — ce dont je ne doute pas, ils seront moins durs pour lui, en apprenant que son cerveau est détraqué. Mais il faut que je lui trouve du travail. C’est le seul remède à son mal. Pauvre diable ! Si loin de chez lui, et sans un ami.

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