Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE XIV
Tracy rentra dîner. Les odeurs de la salle à manger lui parurent plus désagréables et nauséabondes que jamais, et l’idée qu’il n’en souffrirait plus longtemps le remplit de joie. A la fin du repas, il ne savait plus s’il avait mangé ou non ; dans tous les cas, il n’avait rien entendu des conversations, tant il était absorbé dans ses pensées. Son cœur battait vite, et son esprit le transportait bien loin, dans la somptueuse habitation de son père qui ne lui inspirait plus aucun mouvement de révolte ; le laquais habillé de velours, cet indice vivant de l’inégalité des castes, n’excitait plus son indignation.
— Venez avec moi, lui dit Barrow après le dîner. Je vous invite à une soirée charmante.
— Parfait ; et où allez-vous ?
— A mon cercle.
— Quel cercle ?
— Le club des ouvriers mécaniciens.
Tracy tressaillit, mais il n’avoua pas qu’il y avait déjà été, et le souvenir de sa soirée à ce cercle ne l’enchantait nullement. Les théories qui l’avaient enthousiasmé lors de sa première visite au club n’avaient déjà plus d’attrait pour lui, et il envisageait une seconde visite sans le moindre plaisir. En somme, il était un peu honteux d’y retourner ; il lui était désagréable de revoir sous un jour défavorable tous ces gens qu’il avait portés au pinacle la première fois, aussi préférait-il s’abstenir d’y retourner. Il lui sembla que tout ce qu’il y entendrait viendrait contre-carrer ses idées actuelles, et il aurait bien voulu s’excuser, mais il n’osait, de peur de laisser soupçonner à Barrow son état d’âme ; alors il se décida à l’accompagner, se promettant de partir à la première occasion.
Lorsqu’on eut indiqué le programme de la séance, l’orateur annonça que la discussion porterait sur la dernière conférence : « La Presse américaine » ; mais cette annonce assombrit le disciple malgré lui, en lui rappelant trop de souvenirs. Il aurait souhaité un autre thème ; mais les débats commencèrent aussitôt, et il n’eut qu’à écouter en silence.
L’un des assistants à qui fut donnée la parole — un forgeron du nom de Tompkins — reprocha à tous les souverains et grands seigneurs leur égoïsme et leur cynisme, eux qui détiennent des dignités qu’ils n’ont jamais acquises ; il ajouta que les héritiers de ces aristocrates ne devraient pas oser regarder leurs semblables en face. N’ont-ils pas honte, en effet, de bénéficier de titres, de propriétés, de privilèges aux dépens des autres, de détenir malhonnêtement des biens qui sont autant de vols ensevelis dans le passé. Il y a là un préjudice énorme causé au peuple. S’il y avait ici un lord ou un fils de lord, dit-il, je voudrais discuter la question avec lui et tâcher de le convaincre de l’infamie de sa situation ; je chercherais à lui ouvrir les yeux en le persuadant de prendre dans le monde une place égale à celle du commun des mortels, de gagner le pain qu’il mange, et de n’attacher aucune importance au respect qu’on accorde à sa valeur artificielle. Je lui prouverais qu’un homme est le fils de ses œuvres, de son propre mérite.
Tracy paraissait suivre avec un intérêt croissant le discours qui s’adressait, on ne peut mieux, à lui-même et à ses amis d’Angleterre. Chacune de ces paroles pesait lourdement sur la conscience de Tracy ; il écoutait haletant. La compassion de cet homme pour ces millions d’Européens enchaînés et esclaves, molestés par une infime catégorie de privilégiés qui leur barraient la route, cette compassion, combien ne l’avait-il pas éprouvée lui-même ? Cette pitié manifestée par cet homme n’était-elle pas l’écho de celle qui sommeillait au fond de son cœur et qui montait à ses lèvres lorsqu’il songeait à ces malheureux opprimés ?
Le retour se fit dans un silence de mort, silence parfaitement en rapport avec les réflexions de Tracy ; il n’aurait d’ailleurs voulu le rompre sous aucun prétexte, malgré le frisson que lui causaient ses pensées.
— Quels arguments irréfutables ! se disait-il ; quel égoïsme vil et dégradant de détenir des honneurs auxquels on a si peu de droits ! et comme…
— Quel discours absurde nous a fait ce Tompkins ! s’écria Barrow.
Ces quelques mots tombèrent, comme un baume adoucissant sur l’âme meurtrie de Tracy ; ils atténuaient un peu la honte qu’il éprouvait, tout en calmant ses remords de conscience.
— Montez chez moi fumer une pipe, continua Barrow.
Tracy, qui prévoyait cette invitation, avait préparé un refus ; mais il était trop content maintenant de l’accepter. Était-il vraiment possible de réfuter point par point cette dissertation navrante ? Il avait hâte d’entendre Barrow, et comme il savait le moyen de le mettre sur ce sujet, il entama la discussion en ayant l’air d’approuver le discours.
— Que reprochez-vous à Tompkins ? lui demanda-t-il.
— Oh ! simplement ceci, de n’avoir pas tenu compte du facteur principal, je veux dire la nature humaine ; et de demander à un homme de faire ce qu’un autre ne ferait pas.
— Vous voulez dire que…
— Voici ; c’est bien simple. Tompkins est un forgeron ; il a une famille à soutenir ; il gagne beaucoup et travaille encore plus, car les alouettes ne vous tombent généralement pas toutes rôties dans la bouche. Eh bien ! supposons que par la mort d’un riche Anglais, il devienne duc avec cinq cent mille dollars de revenus, que ferait-il ?
— Mon Dieu ! je suppose qu’il refuserait…
— Ah ! vraiment ! Il les prendrait au plus vite.
— Vous le croiriez capable de cela ?
— Si je le crois ? Mais j’en suis sûr !
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas un imbécile.
— Alors vous croyez que s’il était un imbécile…?
— Imbécile ou non, il prendrait l’héritage ; et tout le monde en ferait autant. Moi, qui vous parle, tout le premier.
Ces paroles produisirent l’effet d’un baume réconfortant sur la conscience meurtrie de Tracy.
— Mais je vous croyais l’ennemi de la noblesse ?
— De la noblesse héréditaire, oui ; mais ça ne fait rien. Je suis l’ennemi des riches, mais si on m’offrait leurs biens…
— Vous les prendriez ?
— Oui, et j’endosserais toutes leurs charges et leurs responsabilités.
Tracy réfléchit et reprit :
— Je ne comprends pas bien votre raisonnement. Vous vous déclarez hostile à la noblesse héréditaire, et cependant si vous en aviez l’occasion, vous…
— Je m’accorderais un titre avec toutes ses charges, oui ; et il n’y a pas un membre de ce club qui n’en ferait autant ; pas un avocat, ni un médecin, ni un éditeur, ni un auteur, ni un chaudronnier, ni un fainéant, ni un président de comité ; non, pas un homme dans tous les États-Unis ne laisserait échapper une occasion pareille.
— Excepté moi, objecta Tracy doucement.
— Excepté vous ??…
Barrow put à peine répéter ces mots, tant son indignation paraissait grande. Il ne trouvait plus rien à dire ; pas une syllabe ne sortait de sa gorge. Il se leva, dévisagea Tracy d’un air outré, et répéta : « Excepté vous ?? » Puis il le regarda de nouveau de la tête aux pieds, ne trouvant pas d’autre moyen d’exprimer sa colère : « Excepté vous !! » Enfin, il s’affala sur une chaise avec un air profondément dégoûté et écœuré.
— Il s’échine, dit-il, à trouver un travail dont un chien ne voudrait pas, et il veut nous faire croire que si on lui offrait un héritage, il le refuserait ! Tracy ne recommencez pas ces plaisanteries ; ma santé, très ébranlée récemment, ne supporterait plus un choc pareil.
— Mon Dieu ! je ne voulais pas plaisanter comme vous le croyez, Barrow. Je voulais dire seulement que si un héritage s’offrait à moi un jour…
— Ma foi… je ne me préoccuperais pas de cela, à votre place ; je vous assure que je pourrais résoudre la question pour vous ; êtes-vous d’une autre essence que moi ?
— Mon Dieu !… non.
— Êtes-vous meilleur ?
— Oh !… certainement pas.
— Êtes-vous aussi bon ? Allons ?
— Mon Dieu !… Je… la vérité est que vous me prenez tellement à l’improviste…
— A l’improviste ? Ma question est bien simple. Voyons ! comparons-nous simplement au point de vue valeur ; vous conviendrez, je pense, qu’un bon ouvrier en chaises qui gagne ses vingt dollars par semaine, qui a une certaine expérience de la vie, de ses ennuis, de ses vicissitudes, est tant soit peu supérieur à un jeune homme comme vous, qui ne sait rien faire, ne peut gagner sa vie d’une manière assurée, n’a aucune expérience et ne sait que ce qu’il a lu dans les livres ; allons, si moi je ne faisais pas fi d’un héritage, de quel droit le dédaigneriez-vous, s’il vous plaît ?
Tracy dissimula sa joie tout en remerciant intérieurement Barrow de sa dernière remarque. Mais une pensée surgit à son esprit, et il répondit avec chaleur :
— Écoutez : je ne parviens pas à saisir vos théories, vos principes, si ce sont réellement des principes. Vous êtes tout à fait inconséquent avec vous-même. Vous êtes hostile, dites-vous, à l’aristocratie, et cependant vous accepteriez un duché si vous le pouviez. Dois-je donc croire que vous ne blâmez pas un duc qui conserve sa position ?
— Certainement non.
— Et vous ne blâmeriez ni Tompkins, ni moi d’accepter un héritage ?
— Certainement non.
— Alors qui blâmeriez-vous ?
— La nation entière, la masse d’un peuple qui tolère l’infamie, l’outrage d’une noblesse héréditaire à laquelle elle n’aura jamais accès.
— Allons, vous vous perdez dans des subtilités qui ne constituent pas des distinctions.
— Non, certes ; j’y vois très clair. Si je pouvais abolir un régime aristocratique en refusant les privilèges qu’il comporte, je serais un gredin de les accepter sans chercher à renverser ce régime.
— Je crois que je commence à vous comprendre et à saisir votre idée. Vous ne blâmez pas les quelques privilégiés qui se cramponnent au bien-être des manoirs dans lesquels ils ont été élevés ; vous en voulez à la masse inepte et toute puissante d’une nation qui tolère l’existence de ces demeures ?
— C’est cela ! c’est cela ! A force de réfléchir, vous arrivez à voir clair.
— Merci !
— Ne me remerciez pas. Si vous m’en croyez, suivez mon conseil : lorsque vous retournerez dans votre pays, si vous trouvez la nation prête à abolir ces distinctions infâmes, donnez-lui un coup de main ; mais si elle n’en est pas là, et qu’il vous tombe un héritage sur la tête, ne faites pas l’imbécile… prenez-le.
Tracy lui répondit très sérieusement et avec conviction :
— Aussi vrai que je suis là, je le ferai.
Barrow se mit à rire.
— Je n’ai jamais vu un garçon comme vous. Je commence à vous croire vraiment doué d’une riche imagination. Avec vous, le rêve le plus abracadabrant devient une réalité, on finirait par croire que vous trouveriez tout naturel d’hériter d’un duc.
Tracy rougit, Barrow continua :
— Un duché ! oh, oui, prenez-le si on vous l’offre ; mais, en attendant, cherchons une situation plus modeste. Si vous trouvez une place de surveillant chez un charcutier à sept ou huit dollars par semaine, renvoyez votre héritage aux calendes grecques, et ne lâchez pas votre place.