Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE XXV
Hawkins se précipita au télégraphe pour soulager sa conscience. Elle ne veut pas renoncer à ce cadavre extériorisé, c’est clair, pensa-t-il, pas une puissance au monde ne la fera céder. J’ai accompli mon devoir, à Sellers de s’y opposer s’il le peut. Et il envoya à New-York un télégramme ainsi conçu :
— Revenez, faites chauffer train au besoin. Elle veut épouser l’extériorisé.
En même temps, arrivait à Rossmore Towers un mot annonçant la visite du duc de Rossmore, récemment débarqué d’Angleterre. C’est fâcheux qu’il ne se soit pas arrêté à New-York, pensa la jeune fille, mais le mal n’est pas irrémédiable ; il pourra toujours y aller demain. Il vient sans doute embêter mon père ou lui proposer d’acheter ses droits. Tout cela m’aurait vivement intéressée autrefois, mais à présent une seule chose me passionne. Je serai obligée de dire demain à Spiral-Spinz-Spinal… non, décidément je ne peux pas prononcer ce nom diabolique… Je lui dirai donc : Ne cherchez pas à bluffer plus longtemps, ou je vous confondrai en vous nommant la personne avec laquelle j’ai parlé de vous hier soir. Je crois que cela vous ennuierait beaucoup.
Si Tracy avait pu se douter qu’il serait invité le lendemain chez Sally, il aurait pris patience, mais comme il ne le savait pas, il était dans une agitation fébrile, car son dernier espoir lui manquait sous les pieds. La lettre tant désirée n’était pas arrivée. Son père l’avait-il réellement abandonné ? Cela ne lui ressemblait pas et pourtant la réalité, la froide réalité se dressait là. Certes le duc s’était quelquefois montré sévère pour son fils, mais le fond de son caractère était la bonté et ce silence implacable le terrifiait. De toutes manières Tracy irait à Rossmore Towers ; mais alors qu’adviendrait-il ? Il n’en savait rien, son esprit obsédé ne pouvait plus rien prévoir, il ne discernait plus ce qu’il devrait dire ou taire. Il ne désirait que la présence de Sally ; une fois à ses côtés, peu lui importait le reste, il ne craignait plus rien.
Quand et comment arriva-t-il à Rossmore Towers ? Il n’aurait pu le dire, il ne savait qu’une chose, il était avec Sally, bonne, tendre, les cils humides de larmes, pouvant à peine dissimuler son émotion ; mais elle resta maîtresse d’elle-même et demeurait réservée ; causant de choses banales et tout en surveillant Tracy du coin de l’œil.
— Je me sens bien seule sans mon père et ma mère, dit-elle au bout d’un moment. J’essaye de lire, mais rien ne m’intéresse, les journaux sont pleins d’idioties. J’ai commencé un article qui paraissait intéressant, il n’en finit pas, je n’ai pu aller plus loin : je veux parler de celui qui a trait à ce docteur Snodgrass…
Tracy ne broncha pas, pas un muscle de son visage ne se contracta. Sally, stupéfaite, admirait sa force de caractère, désappointée du peu de succès de sa tentative d’investigation : elle s’arrêta si court que Tracy lui demanda en la regardant :
— Eh bien ?
— Oh ! je vous croyais distrait. Oui, cet article s’étend indéfiniment sur ce docteur Snodgrass et sur son fils de prédilection, ce Zylobalsamum Snodgrass…
Tracy restait toujours impassible.
Est-il assez maître de lui-même ! pensa Sally en continuant à le regarder dans les yeux. Elle voulait à tout prix le voir se départir de ce calme exaspérant et cherchait le moyen de toucher la corde sensible de ce cœur si désespérément muré.
— Cet article parle aussi, reprit-elle, de l’aîné, ce pauvre être que sa famille a tellement délaissé dans sa jeunesse et qui n’a reçu ni instruction, ni éducation. Élevé dans une ignorance totale, il a grandi au milieu de camarades vulgaires et dissipés, si bien qu’il est devenu lui-même ce parfait voyou et ce vaurien…
Tracy ne sourcillait pas. Alors Sally, doucement, s’approcha de Tracy qui leva les yeux sur elle : leurs regards se rencontrèrent et elle acheva sa phrase avec un calme impressionnant.
— … Appelé Spinal Meningitis Snodgrass.
Tracy parut ne prendre aucun intérêt à ce discours. La jeune fille, indignée de son indifférence et de sa froideur, s’écria furieuse :
— De quelle pâte êtes-vous donc pétri ?
— Moi, pourquoi ?
— N’avez-vous donc aucune fibre de sensibilité ? Toutes ces histoires ne remuent donc en vous aucun souvenir ?
— Mais… non… dit-il étonné. Je ne vois pas ce qu’elles pourraient me rappeler.
— Mon Dieu, comment pouvez-vous paraître si insouciant et si calme en entendant tout cela ? Eh bien ! regardez-moi en face et répondez sans détour : N’êtes-vous pas le fils du docteur Snodgrass, le frère de ce Zylobalsamum ? (Hawkins allait entrer dans le salon, mais en entendant prononcer ces noms, il préféra se retirer à pas de loup et se promener dans la ville). Ne vous appelez-vous pas Spinal Meningitis ? Votre père n’est-il pas le docteur Snodgrass, un toqué comme toute sa famille depuis des générations, qui donne à ses enfants des noms de poisons et d’anatomie ? Répondez-moi une bonne fois et un peu vite, s’il vous plaît. Pourquoi restez-vous là comme un ahuri, tandis que vous me voyez devant vous, attendant une explication ?
— Oh ! je voudrais, je voudrais bien pouvoir vous dire… le mot qui vous rendrait le calme et le bonheur. Mais cela m’est impossible, car je n’ai jamais entendu parler de ces gens-là.
— Quoi ! c’est donc vrai ? Répétez-le.
— Je n’ai jamais entendu prononcer leurs noms.
— Mon Dieu, que vous avez donc l’air sincère en parlant ! Assurément vous ne paraîtriez pas si innocent si vous mentiez.
— Je ne peux ni ne veux mentir. Ce que je vous dis est vrai. Oh ! cessons donc de nous faire souffrir ainsi. Rendez-moi votre amour et votre confiance.
— Attendez… Encore une petite question. Dites-moi que vous avez voulu me tromper par simple vanité, que vous le regrettez et que vous ne comptez pas sur une couronne de duc…
— Assurément, je suis guéri et bien guéri ; à partir d’aujourd’hui je n’ambitionne plus quoi que ce soit.
— Oh ! Dieu merci, vous êtes bien à moi cette fois ! Je vous possède dans la beauté et la gloire de votre pauvreté et de votre honorable médiocrité ! Personne au monde ne vous ravira à moi. La mort seule nous séparera. Et si…
— Le Duc de Rossmore d’Angleterre.
— Mon père !… Le jeune homme s’éloigna de la jeune fille en baissant la tête.
Le vieillard considérait le jeune couple ; à droite il regardait Sally avec admiration, à gauche son fils avec compassion (malgré la difficulté qu’il y a à voir en même temps de deux côtés opposés sans loucher).
Devant ce tableau gracieux, ses traits s’adoucirent et il demanda à son fils avec une bonté mélangée de malice :
— Ne pourriez-vous pas m’embrasser… moi aussi ?
Le jeune homme se jeta dans les bras de son père.
— Alors, vous êtes tout de même le fils d’un duc ? lui dit Sally avec un reproche dans la voix.
— Oui, je…
— Eh bien ! je ne veux plus de vous.
— Oh ! mais vous savez…
— Non, je ne veux rien savoir, vous m’avez conté une autre blague !
— Elle a raison, allez-vous-en, Berkeley, je veux lui parler.
Berkeley s’éloigna ou plutôt il fit semblant de disparaître. A minuit la conférence durait encore entre le vieillard et la jeune fille. Mais le vieillard leva bientôt la séance.
— Je suis venu d’Angleterre, dit-il, pour vous étudier de près, mon enfant, bien décidé à rompre cette union si je me trouvais en présence de deux imbéciles ; comme il n’y en a qu’un, si vous le voulez je vous l’abandonne, vous pouvez le prendre.
— Certainement, je le prendrai si vous me le permettez. Puis-je vous embrasser ?
— Très volontiers, et vous aurez ce droit chaque fois que vous aurez été sage.
Pendant ce temps, Hawkins était revenu et avait gagné silencieusement le laboratoire, très penaud de constater la présence de son personnage imaginaire, le docteur Snodgrass.
Il apprit la nouvelle de l’arrivée de Lord Rossmore d’Angleterre… « et je suis son fils, le vicomte Berkeley et non Howard Tracy, ajouta ce dernier. »
— Mon Dieu ! mais alors vous êtes mort, s’écria Hawkins de plus en plus perplexe.
— Mort ?
— Mais, oui, nous avons vos cendres.
— Au diable, ces cendres ! J’en ai assez et les donnerai à mon père.
Ce fut avec chagrin et résistance que le grand homme d’État se persuada de la présence réelle du vicomte Berkeley, vivant, en chair et en os devant lui. Il finit par admettre qu’il ne pouvait plus s’agir de l’extériorisé que Sellers avait cru tirer de la tombe.
— Je suis si heureux, vraiment, si heureux pour Sally, pauvre chère petite ! Nous vous croyions le voleur de la banque de Tahlequah, décédé puis ressuscité par Sellers. Mais quel désappointement va avoir le malheureux colonel !
Et il dut raconter toute l’affaire à Berkeley, qui lui répondit tranquillement :
— Eh bien ! le prétendant sera bien obligé de surmonter cette déception, ce sera d’ailleurs chose facile.
— Pour le colonel… Il s’en consolera le jour où il aura inventé un autre miracle pour remplacer celui-ci. D’ailleurs il s’en occupe dès maintenant. Mais dites-moi donc, qu’est devenu selon vous l’homme que vous représentiez ?
— Je n’en sais rien, j’ai sauvé ses habits. C’est tout ce que j’ai pu faire. Quant à lui je le crois mort.
— Alors vous avez dû trouver vingt ou trente mille dollars dans ses habits, tant en argent qu’en billets ou chèques ?
— Non, je n’en ai trouvé que cinq cents et quelques. J’ai emprunté ces « quelques dollars » et déposé les cinq cents à la banque.
— Qu’allons-nous en faire ?
— Les rendre à leur propriétaire.
— C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais dans tous les cas, attendons l’avis de Sellers. Et, à propos, cela me rappelle qu’il me faut courir après lui pour lui expliquer qui vous n’êtes pas et qui vous êtes, autrement il arrivera en coup de vent pour empêcher sa fille d’épouser un fantôme. Pourtant, supposons que votre père soit venu rompre votre mariage.
Là-dessus, Hawkins partit préparer Sellers à la nouvelle extraordinaire.
Pendant la semaine qui suivit, Rossmore Towers fut le théâtre de fêtes et de réjouissances nombreuses. Les deux ducs étaient de nature si différentes qu’ils sympathisèrent sur l’heure. Sellers déclarait le duc de Rossmore l’être le plus extraordinaire qu’il eût jamais rencontré, l’essence même de la bonté, la douceur, l’amabilité, la patience, la charité personnifiées cachées sous les dehors d’une extrême froideur et d’une profonde indifférence ; en somme, un caractère absolument double, fermé aux intelligences peu observatrices et compréhensible seulement pour un psychologue expérimenté.
Le mariage fut célébré tranquillement à Rossmore Towers ; on s’abstint du grand tralala qui eût été de mise en Angleterre, s’il avait fallu convier suivant l’usage la milice et les sociétés de tempérance et autres dont l’un des ducs était le président.
La corporation d’artistes peintres et Barrow assistèrent à la cérémonie ; on avait également invité le ferblantier et Puss ; mais le ferblantier était malade et Puss, sa fiancée, le soignait. Il était convenu que les Sellers iraient passer quelque temps en Angleterre chez leurs nouveaux parents ; mais au moment de prendre le train qui quittait Washington, le colonel avait disparu…
Hawkins, qui accompagnait la bande jusqu’à New-York, promit de donner en route la clef de cette énigme. Or, cette énigme s’expliquait par une lettre que Sellers avait laissée à Hawkins, dans laquelle il promettait de rejoindre sa femme plus tard en Angleterre.
— La vérité est, mon cher Hawkins, ajouta-t-il, qu’il vient de surgir à mon esprit une idée si merveilleuse qu’elle ne me laisse même pas le temps de dire adieu aux miens. Le devoir d’un homme consiste à montrer de l’énergie et de la décision, au mépris de ses affections les plus chères et de ses convenances personnelles ; avant tout, il doit sauvegarder son honneur. Le mien est menacé. Lorsque je croyais mon succès assuré, j’ai offert à l’empereur de Russie, peut-être un peu prématurément, une somme importante, pour l’achat de la Sibérie. Depuis, un incident m’a montré que mon système pour acquérir de l’argent, l’extériorisation des esprits sur une grande échelle, pèche encore par certains côtés. Or, sa majesté impériale peut accepter ma proposition d’un moment à l’autre ; si cette éventualité se présente, je me trouverai dans une situation bien douloureuse, étant dans l’impossibilité de payer. Je ne pourrai pas acheter la Sibérie, et ce fait une fois connu, mon crédit en souffrirait terriblement.
Depuis quelque temps mes réflexions étaient bien sombres et amères, mais, Dieu merci, le soleil de l’espérance luit de nouveau pour moi. J’y vois clair maintenant et pourrai faire face à mes engagements sans demander une prolongation au Czar, c’est du moins ma conviction. L’idée qui me hante, la plus grande, la plus sublime que j’aie jamais conçue, me sauvera complètement.
Je pars pour San-Francisco faire une expérience concluante, basée sur un télescope merveilleux, comme toutes mes découvertes et inventions. Celle-ci s’appuie sur des lois scientifiques et pratiques ; toutes les autres bases sont d’ailleurs fausses et incomplètes.
En résumé, j’ai conçu l’idée stupéfiante de réorganiser les climats de la Terre entière, selon les désirs des intéressés, c’est-à-dire que je fournirai des climats sur commande au comptant ou à longue échéance ; je reprendrai pour un prix convenu les mauvais climats que je considérerai comme susceptibles d’amélioration et cela sans frais trop considérables ; je les louerai aux pays éloignés et pauvres qui n’auront pas les moyens de se payer un climat de premier ordre. Mes études m’ont appris que la réglementation et la reconstitution des vieux climats seraient choses faisables, et au fond je suis sûr que cela a déjà eu lieu dans les temps anciens et que mon procédé est simplement renouvelé de nos ancêtres. Partout dans l’histoire du passé je trouve le témoignage de la manipulation des climats. Prenez la période des glaces, par exemple, sont-elles causées par un simple accident ? Assurément non, elles ont été créées à coup d’argent.
J’ai une foule d’exemples que je citerai un jour.
Je vous confierai les grandes lignes de mon entreprise. Elle consiste à utiliser les taches du soleil. Une fois qu’on en est maître, rien de plus facile que d’appliquer sa puissance immense à diverses œuvres bienfaisantes pour la réorganisation de nos climats. Jusqu’à présent ces taches solaires ne causent que des malheurs et des désastres en produisant des cyclones et des tempêtes. Mais le jour où la main de l’homme s’en sera rendu maître, non seulement elles cesseront de causer des catastrophes, mais elles deviendront un bienfait pour la terre.
Tout mon plan est tracé dans ma tête. Avec lui j’acquerrai la possession totale des taches solaires. J’ai aussi en mon pouvoir la méthode qui me permettra de les employer au point de vue commercial ; mais je ne veux pas dévoiler mon secret avant d’avoir pris tous les brevets. J’espère pouvoir vendre mes droits à relativement bon compte aux pays de médiocre importance : je réserverai pour les États de premier ordre les climats les mieux organisés et facilement adaptables aux grandes circonstances de la vie, telles que les couronnements, batailles, et autres événements importants.
Il y a des milliards à gagner dans cette entreprise, aucune mise de fonds n’étant nécessaire. Je commencerai à réaliser mes bénéfices au bout de quelques jours ou quelques semaines au plus. Et ainsi je serai en mesure de payer comptant l’achat de la Sibérie et de relever mon honneur et mon crédit. Je suis parfaitement sûr du succès de mon œuvre. Aussi désirerais-je vous voir bien et chaudement équipé pour une expédition vers le Nord, prêt à partir au reçu de la dépêche que je vous adresserai à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Vous prendrez alors possession de tout le pays environnant le Pôle Nord et vous achèterez, tandis qu’ils sont encore à bon marché, le Groenland et l’Islande. Mon intention est d’y transporter les Tropiques et de convertir la zone équatoriale en forme de glaces. Il faut que toute la région arctique soit à vendre sur le marché l’été prochain, et que nous utilisions les anciens climats pour tempérer les nouveaux. Mais je vous en ai dit assez pour vous donner un aperçu de mon plan grandiose et de son caractère pratique. Je vous rejoindrai en Angleterre, vous autres heureuses gens, dès que j’aurai vendu quelques-uns de mes climats et que j’aurai conclu avec le Czar l’achat de la Sibérie.
En attendant, soyez sur le qui-vive.
Dans huit jours nous serons séparés par de grands espaces. Moi sur la côte du Pacifique, tandis que vous devinerez à l’horizon les côtes d’Angleterre. Ce jour-là, si je suis encore en vie et si ma découverte sublime a porté ses fruits, je vous en ferai part en pleine mer au moyen d’une tache solaire qui vous couvrira de son ombre ; lorsque vous verrez ce léger nuage, vous reconnaîtrez en lui un messager de mon affection et vous direz en chœur : « Voilà Mulberry Sellers qui nous envoie un baiser à travers les espaces. »
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt mars mil neuf cent six
PAR
Ch. COLIN
A MAYENNE
pour le
MERCVRE
DE
FRANCE