Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE XII
La cloche du souper sonna pour appeler les pensionnaires ; ceux-ci se ruèrent avec fracas dans l’escalier sans tapis. Les gens du Gotha ne se rendent pas ainsi à table, et Tracy n’aimait pas autrement le tapage, digne plutôt d’une réunion d’animaux que d’une assemblée humaine. Il dut convenir que cette hilarité vulgaire lui causait une certaine répulsion que seuls le temps et l’habitude pouvaient maîtriser ; et il regretta que la transition eût été aussi brusque ; il l’eût souhaitée plus progressive. Barrow et Tracy suivirent la horde barbare au milieu d’odeurs variées et nauséabondes où dominait celle du chou : ces odeurs inoubliables qu’on ne trouve que dans des gargotes d’ordre inférieur et qui vous prennent à la gorge. Tracy était profondément dégoûté, mais il ne souffla mot ; et il entra dans la salle à manger où une longue table réunissait les trente-cinq ou quarante pensionnaires. Il s’assit près de son camarade. Les conversations s’entrecroisaient gaiement d’un bout de la table à l’autre.
La nappe, des plus grossières, était parsemée de taches de graisse et de café ; les fourchettes et les couteaux à manches en os étaient en fer battu comme les cuillers ; les tasses à thé et à café en faïence épaisse et incassable. Toute la table donnait une impression de bon marché et d’une propreté douteuse. Chaque pensionnaire avait à côté de lui un bon morceau de pain, qu’il paraissait économiser de crainte de n’en recevoir pas un second. Des raviers étaient disséminés de loin en loin, à la portée des bras les plus longs, mais aucun des convives n’avait son beurrier spécial. Le beurre était passable, quoique un peu rance, mais personne ne semblait y faire attention. Le plat principal se composait d’un ragoût irlandais, sorte de rata aux pommes de terre, auquel on avait ajouté les restes de viande des repas précédents : chacun en reçut une large portion. Il y avait aussi du jambon coupé en tranches minces, et des hors-d’œuvre de moindre importance : des conserves de la Nouvelle-Orléans et autres. Le thé et le café, d’une qualité très inférieure, étaient abondamment distribués, mais le sucre noir et le lait condensé étaient strictement mesurés : un morceau de sucre et une cuillerée de lait par personne. Deux négresses faisaient le service bruyamment et apportaient ce qui ne figurait pas sur la table ; la jeune Puss les aidait ; elle distribuait le café, mais elle le faisait plutôt par amusement que par service. Elle plaisantait avec les uns et les autres, taquinait les jeunes gens avec esprit, à son avis du moins, et à celui de son auditoire, qui riait à gorge déployée à chacune de ces boutades. Elle était évidemment très appréciée du tous et devait inspirer la gaieté aux uns, la tristesse aux autres suivant les préférences qu’elle affichait hardiment.
Elle les appelait tous par leur nom, « Billy », « John », « Tom », sans recourir au mot de monsieur ; pour tous elle était « Hattie » ou « Puss ».
M. Marsh siégeait à un bout de la table, sa femme à l’autre. C’était un Américain de soixante ans, qui avait d’ailleurs le type espagnol très prononcé, avec sa figure basanée, ses cheveux noirs, ses yeux foncés, indices d’un tempérament ardent et passionné à l’occasion. Son dos voûté et son visage maigre lui donnaient un aspect maussade ; il n’était évidemment pas l’idéal du joyeux compagnon, et formait un contraste avec sa femme d’apparence si bonne, si maternelle et si avenante pour tous ses pensionnaires. On l’appelait tante Rachel et cette familiarité témoignait en sa faveur. Le regard de Tracy s’arrêta un moment sur un pensionnaire qui n’avait pas été servi. Il était pâle, d’une pâleur maladive, qui faisait désirer pour lui un bon repos dans un lit chaud, et il semblait profondément mélancolique. Les rires et les propos joyeux glissaient sur lui comme l’eau des vagues sur les rochers. Il levait à peine la tête et paraissait honteux. Quelques femmes lui lançaient parfois un regard furtif et craintif, tandis que les plus jeunes lui témoignaient des yeux leurs sympathies, sans pourtant risquer davantage. Mais la majorité des hommes n’avait qu’une grande indifférence pour lui et se souciait fort peu de ses peines et de ses chagrins. Marsh baissait la tête, mais on voyait briller dans ses yeux un éclair de malice, il regardait le jeune homme avec une satisfaction évidente. C’était bien exprès qu’il avait omis de le servir, toute la table le comprenait d’ailleurs et Mrs Marsh en paraissait très vexée ; elle comptait sur un incident quelconque pour lui permettre de remettre les choses au point, mais comme son mari ne s’apercevait de rien, elle se décida à lui faire remarquer que Nat Brady n’avait pas eu de ragoût.
Marsh leva la tête, et avec une politesse affectée :
— Oh ! vraiment, dit-il, je le regrette ; je ne sais comment j’ai commis cette étourderie. Toutes mes excuses, monsieur Baxter… Barker, j’étais distrait, occupé de toute autre chose, je ne sais vraiment pas de quoi. Mais ce qui me peine, c’est que cet oubli se renouvelle à chaque repas maintenant, et je compte sur votre indulgence, monsieur Bunker, pour ne pas m’en vouloir de ces négligences. Elles peuvent porter sur tout le monde, mais surtout lorsqu’il s’agit d’une personne… comment dirai-je ?… d’une personne qui oublie de payer sa pension depuis trois semaines. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Voici votre portion de ragoût, je vous l’offre avec plaisir, et j’espère que vous serez sensible à l’aumône que je vous fais.
Brady rougit jusqu’à la racine des cheveux, mais ne dit rien et se mit à manger au milieu d’un silence général très embarrassant, car il comprenait qu’il était le point de mire de tous.
Barrow murmura à l’oreille de Tracy :
— Le vieux n’attendait que cette occasion ; il était décidé à ne pas la rater.
— Le procédé est un peu brutal, répondit-il ; puis il se dit, se proposant de transcrire cette pensée dans son journal.
— Eh bien ! dans cette maison où règne l’égalité la plus parfaite de la plus idéale des républiques, où tous les hommes sont libres, où je ne suis pas plus que mon voisin, j’ai le premier jour les yeux crevés par une inégalité flagrante. Quelques-uns parmi les pensionnaires sont considérés pour une raison ou pour une autre, tandis que ce pauvre diable est regardé de travers, traité avec indifférence, avec mépris, abreuvé d’humiliations ; la seule chose qu’on lui reproche est d’être pauvre. L’égalité devrait élever les sentiments ; du moins je me le figurais.
Après le dîner, Barrow lui proposa une promenade. Il avait une raison ; il voulait faire abandonner à Tracy son chapeau de cowboy, car il prévoyait que ce complément de toilette ne l’aiderait pas à trouver de l’ouvrage.
— Si j’ai bien compris, commença Barrow, vous n’êtes pas un cowboy ?
— Non.
— Mon Dieu ! si vous ne me trouvez pas trop indiscret, comment êtes-vous arrivé à vous procurer ce chapeau ?
Tracy, après un moment d’embarras, répondit simplement :
— Eh bien ! sans entrer dans tous les détails, je vous dirai simplement que par suite de circonstances spéciales, j’ai changé de vêtements avec un étranger, et que je voudrais le retrouver pour lui rendre son bien.
— Alors, comment ne le cherchez-vous pas ? Où est-il donc ?
— C’est précisément ce que j’ignore ; j’ai pensé que le meilleur moyen serait de continuer à porter ses vêtements, assez extraordinaires pour attirer l’attention de tous les passants.
— Ah ! je comprends. Le costume en lui-même est assez bien et ne tire pas trop l’œil, bien qu’un peu original. Mais, croyez-moi, supprimez le chapeau ; le propriétaire du costume n’en reconnaîtra pas moins son bien, et ce chapeau paraît vraiment trop étrange dans un pays civilisé. Jamais personne ne voudra vous prendre à Washington avec un accoutrement pareil.
Tracy promit de se procurer un chapeau moins extravagant, et ils montèrent sur la plate-forme d’un omnibus. A peine la voiture avait-elle fait quelques mètres que deux hommes, en les apercevant, se mirent à crier : Le voilà ! le voilà !!
C’étaient Sellers et Hawkins, tous deux si contents qu’ils en restaient pétrifiés et qu’ils n’eurent même pas la force de gagner l’omnibus. Ils résolurent d’attendre la voiture suivante ; mais comme elle tardait à venir, Washington proposa de héler un fiacre. Le colonel l’arrêta :
— Au fond, dit-il, c’est bien inutile ; maintenant que je l’ai extériorisé, je suis maître de sa volonté et je le ferai venir chez moi au moment où nous rentrerons.
Ils retournèrent ensuite chez le colonel, transportés de joie et de bonheur.
Lorsque Tracy eut acheté son chapeau, les deux nouveaux amis rentrèrent tranquillement à leur pension. La curiosité de Barrow à l’égard de Tracy était vivement excitée :
— Vous n’avez jamais été dans les montagnes Rocheuses ? demanda-t-il.
— Non.
— Ni dans la Plaine ?
— Non.
— Êtes-vous ici depuis longtemps ?
— Depuis quelques jours seulement.
— Vous n’étiez jamais venu en Amérique avant ?
— Non.
Alors Barrow pensa en lui-même : Quelles formes étranges peut prendre le sentiment romanesque de certaines gens ! Voilà un jeune homme qui a lu en Angleterre des histoires de cowboys et des récits d’aventures ! Il arrive, achète vite un costume et s’imagine pouvoir se faire passer pour un cowboy malgré son inexpérience. Puis, dès qu’il voit que sa combinaison ne réussit pas, il est tout penaud et y renonce. Son histoire d’échange de vêtements est une pure invention pour s’excuser ; il n’y a pas à s’y méprendre. De plus il est jeune, n’a jamais rien vu, ne connaît rien de la vie. Ce doit être un rêveur. Peut-être a-t-il eu raison d’employer un subterfuge, mais en tout cas, son choix était bizarre.
Tous deux restaient absorbés dans leurs pensées ; Tracy soupira et dit :
— Monsieur Barrow, le cas de ce jeune homme me préoccupe.
— Vous pensez à Nat Brady ?
— Oui, Brady ou Baxter, je ne sais pas bien ; le vieux patron l’a appelé de différents noms.
— Oh ! oui, il lui donne tous les noms possibles depuis qu’il se fait tirer l’oreille pour payer sa pension. Il aime ce genre de plaisanterie et se croit plein d’esprit.
— Eh bien ! d’où viennent les difficultés de Brady ? qui est-il ? que fait-il ?
— Brady travaillait dans une mine d’étain ; il n’a jamais chômé jusqu’au jour où il est tombé malade et a dû cesser. Avant cela, on l’aimait beaucoup dans la maison et le vieux avait pour lui une grande sympathie, mais vous savez comme moi que lorsqu’on homme perd son métier et, par suite, ses moyens de subsistance, on le considère d’un œil tout différent.
— Vraiment ?
Barrow regarda Tracy avec étonnement.
— Mais certainement. Vous ne l’ignorez pas, je pense ? Ne savez-vous pas que le cerf blessé est toujours achevé par ses camarades ?
Tracy pensa en lui-même, en frissonnant de dégoût : oui, dans une république où tous sont égaux et où l’insuccès est un crime, les gens prospères oppriment les faibles jusqu’à les faire mourir. Puis il dit tout haut :
— Dans cette pension, si l’on vivait en bonne intelligence et en vraie camaraderie, au lieu de se jalouser on devrait s’entr’aider.
— Que voulez-vous, répondit Barrow, c’est la nature humaine. On n’aime plus Brady depuis qu’il est dans la peine, on lui tourne le dos ; lui personnellement n’a pas varié ; il reste ce qu’il était, il a toujours sa bonne nature, mais sa présence devient une gêne pour les autres. Ils sentent qu’ils devraient lui venir en aide, et comme ils sont trop avares pour cela, ils ont honte d’eux-mêmes (et avec raison) ; c’est pour ce seul motif qu’ils en veulent à Brady ; sa présence est pour eux un perpétuel remords. C’est très humain : cela arrive constamment et partout ; ce qui se passe dans cette maison qui n’est, somme toute, qu’une infime partie du monde extérieur, se passe ailleurs, croyez-le bien. On est toujours choyé dans la prospérité ; survienne l’adversité et vos amis ont vite fait de vous tourner le dos.
Les purs et nobles principes de Tracy étaient singulièrement ébranlés ; et il se demandait avec un commencement d’angoisse s’il n’avait pas commis une grosse erreur, en jetant au vent les biens qu’il possédait pour prendre le chemin tortueux et difficile des miséreux. Mais il ne voulut pas s’abandonner à ces pensées ; il les chassa énergiquement de son esprit et prit la forme résolution de suivre la voie qu’il s’était tracée.
Extraits de son journal :
« Me voici depuis plusieurs jours dans cette ruche bizarre ; je ne sais pas trop que penser de tous ces gens. Ils ont certainement du mérite, mais leurs habitudes et leurs caractères sont difficiles à comprendre et à apprécier. Dès que j’ai arboré mon nouveau chapeau, j’ai pu remarquer en eux un changement d’attitude : le respect qu’ils me témoignaient a disparu pour faire place à une camaraderie qui frise la familiarité ; je ne puis m’y habituer, quoi que je fasse. Leur familiarité dépasse vraiment les bornes permises et va jusqu’à l’impertinence. Je pense que je m’y accoutumerai ; j’ai accompli mon vœu le plus cher, celui d’être un homme parmi les hommes, l’égal de Tom, Dyck et Harry : pourtant ce n’est pas absolument ce que j’avais rêvé et… j’ai le mal du pays, je suis obligé de le reconnaître. Une autre chose qui me manque terriblement (je dois le confesser aussi) c’est le respect avec lequel j’ai toujours été traité en Angleterre et dont, il me semble, je ne puis me passer. Le luxe, la fortune et les serviteurs qui m’entouraient ne me manquent nullement seul ce manque de déférence me choque terriblement. Et pourtant il y a ici deux hommes à qui l’on témoigne du respect ; l’un est un plombier retiré, homme d’âge moyen, d’aspect imposant et dont on recherche les bonnes grâces. Il est très solennel, s’écoute parler un anglais détestable ; on le considère comme un oracle dès qu’il ouvre la bouche à table ; pas un de tous ces chiens au chenil n’oserait l’interrompre. L’autre personnage est un agent de police ; il représente le Gouvernement. Ces deux individus sont aussi respectés et considérés qu’un duc en Angleterre. Les marques extérieures de ce respect diffèrent peut-être par la forme, mais on leur témoigne une déférence qui frise l’obséquiosité.
« Il semble que dans une république où tous se disent libres et égaux la prospérité et le succès soient les seuls dispensateurs de la considération publique. »