Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE XXII
Lorsque, cinq minutes après, il s’assit chez lui, il prit sa tête entre ses mains dans une attitude de profond désespoir. Il pleura à chaudes larmes ; ses profonds soupirs vinrent rompre le silence recueilli de sa chambre.
Dire que je la connais depuis son enfance, pensa-t-il, que je l’aime comme ma fille ! Oh ! non, je ne puis supporter de la voir folle de cet infect fantôme. Comment n’avons-nous pas prévu la chose ? Mais personne ne le pouvait ; qui donc eût été plus malin que moi ? Qui se serait attendu à voir une jeune fille devenir éperdument amoureuse d’un mannequin ? (Ce mot mannequin est même trop flatteur pour lui).
Le malheur est là irrémédiable ; il n’y a rien à faire, continua-t-il en gémissant. Si j’en avais le courage, je le tuerais ; mais cela ne servirait à rien, puisqu’elle l’aime et le croit vivant.
Si elle venait à le perdre, elle le pleurerait comme un être humain, la pauvre enfant. Qui se chargera d’annoncer cette nouvelle à ses parents ? Pas moi, j’en mourrais. Sellers est le meilleur des hommes et je n’aurais pas la force de… Oh ! mon Dieu, voilà où on en arrive quand on s’occupe de ces questions diaboliques ! Sans cela, cet individu continuerait à jouir en enfer ! Comment se fait-il que cet individu ne sente pas le soufre ?
Enfin, après un instant de réflexion, il reprit :
— Eh bien ! de toute façon il faut que l’extériorisation s’arrête là. Si elle doit épouser un spectre, qu’elle en épouse au moins un qui ne soit ni un voleur, ni un cowboy. Qui sait ce que deviendra ce fantôme, si Sellers continue à le suggestionner ? C’est une perte nette de cinq mille livres pour notre association ; mais le bonheur de Sally vaut plus que cela.
En entendant venir Sellers, il reprit son calme. Le colonel s’assit et dit :
— Je dois avouer que je suis quelque peu embarrassé. Il a certainement mangé, ce n’est pas douteux, ou du moins, s’il n’a pas mangé, il a grignoté, avec peu d’appétit c’est vrai. Mais il a grignoté. Maintenant j’en arrive à me poser cette question : Que fait-il de ce qu’il mange ? Mon impression est que nous savons encore fort peu de choses sur cette découverte sublime. Le temps et la science nous éclaireront. Soyons patients et persévérants.
Mais il ne put tirer Hawkins de sa rêverie, de son abattement et il fallut une nouvelle théorie du colonel pour appeler son attention.
— J’arrive presque à l’aimer, Hawkins ; c’est l’esprit le plus audacieux que je connaisse. J’ai pour lui une profonde admiration qui dégénérera bientôt, je le prévois, en une sympathie solide. Savez-vous que je n’ai pas le courage de qualifier son caractère et de faire de lui un vulgaire voleur ? Je viens même vous demander si vous consentiriez à abandonner la prime et à laisser ce pauvre diable là où il est ?… Oui, sans l’extérioriser jusqu’à notre époque.
— Oh ! oui, de grand cœur.
— Merci, Hawkins. Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire là, lui dit le vieillard en s’efforçant de dissimuler le tremblement de sa voix. Vous me faites un immense sacrifice, un sacrifice qui vous coûte beaucoup, je le sais. Mais je n’oublierai jamais votre acte de générosité et si je vis un certain temps, je vous en dédommagerai, je vous le promets.
Sally Sellers comprit vite que sa personnalité venait de se modifier, qu’elle était devenue un être supérieur, très différent de ce qu’elle était quelques heures auparavant ; la créature sérieuse avait succédé à la rêveuse, fière maintenant de sa raison d’être en ce monde ; elle sentait disparaître le malaise, l’oppression que lui causait, par moments, son existence creuse ; sa métamorphose lui apparaissait si certaine et si complète qu’elle sentait en elle une décision qu’elle n’avait jamais éprouvée, un but qu’elle avait ignoré jusqu’alors ; son cœur changé en tabernacle d’amour renfermait des trésors de tendresse et de dévouement, que les yeux des passants et du vulgaire pouvaient découvrir.
Lady Gwendolen ! Ce nom n’avait plus rien de doux pour elle ; il constituait presque une offense pour son oreille.
— Laissons cette erreur s’engloutir dans le passé. Je ne veux plus de ce titre à l’avenir.
— Je puis vous appeler simplement Gwendolen. Vous me permettez de supprimer les formules d’étiquette et de n’employer que votre prénom, si cher à mon cœur.
Elle ôta l’œillet au même instant et le remplaça par un bouton de roses.
— Là, c’est mieux, dit-elle. Je déteste les œillets, du moins certains œillets. Mais vous pouvez…
Elle ne put achever ; il y eut une pause pendant laquelle Tracy chercha à comprendre sa pensée. Mais un trait de lumière traversa son esprit.
— Chère Gwendolen, dit-il galamment, me permettez-vous cela ?
— Oui… mais… ne m’embrassez pas pendant que je parle, cela m’affole et me fait perdre le fil de ma phrase. Ne m’appelez pas Gwendolen, je vous en prie, ce n’est pas mon nom.
— Pas votre nom ? s’écria Tracy étonné.
La jeune fille se sentit envahie d’une crainte vague, d’une méfiance indéfinissable ; elle se dégagea de son étreinte et le regardant bien dans les yeux :
— Répondez-moi sincèrement, lui dit-elle, donnez-moi votre parole. Vous ne cherchez pas à m’épouser pour ma situation ?
Ce coup imprévu faillit renverser Tracy. Cette question était en elle-même si ingénue et si grotesque qu’il en admira la candeur et put à peine réprimer son envie de rire. Sans perdre de temps, il se mit en mesure de la convaincre que le seul charme de sa personne l’avait attiré, qu’il était épris d’elle et non de son titre ou de sa situation ; il lui déclara qu’il l’adorait ni plus ni moins, fût-elle fille d’un duc ou le rejeton d’une modeste famille. Elle observait sa physionomie avec avidité et anxiété, cherchant à lire la vérité sur son visage, à mesure qu’il parlait ; son cœur s’inondait d’un bonheur intense qu’elle cachait sous une apparence calme, froide et même austère. C’est qu’elle lui préparait une surprise destinée à produire une impression profonde sur lui ; elle voulait voir si son désintéressement était aussi sincère qu’il le disait.
— Écoutez-moi, commença-t-elle, prête à lancer sa fusée en le surveillant encore plus attentivement, ne doutez pas de mes paroles, je ne vous dirai que la vérité, Howard Tracy ; je ne suis pas plus une fille de duc que vous.
A sa grande joie, il ne broncha pas. Il s’y attendait et comprit le parti qu’il pouvait tirer de la situation.
— Dieu soit loué ! s’écria-t-il avec enthousiasme, en la prenant dans ses bras.
Dépeindre le ravissement de Gwendolen serait impossible.
— Je me sens d’une fierté à nulle autre pareille, lui dit-elle, la tête tendrement appuyée sur son épaule. Je trouvais naturel qu’en votre qualité d’Anglais vous fussiez ébloui par mon titre, et je craignais que m’aimant pour mon titre (sans même vous en rendre compte), votre amour pour moi fondît en apprenant la vérité. Aussi suis-je transportée de bonheur maintenant, en constatant que cette révélation n’a pas changé vos sentiments. Vous m’aimez donc autant ?
— Oui, c’est vous, vous seule, ma bien-aimée, qui possédez mon cœur. Le duché de votre père n’a jamais pesé pour moi dans la balance, c’est vrai, je vous le jure, ma Gwendolen chérie.
— Alors ne continuez pas à m’appeler Gwendolen, ce nom n’est pas le mien et sonne faux à mon oreille. Je m’appelle Sally Sellers, ou Sarah si vous le préférez. Dès maintenant je renonce à jamais aux rêves et visions fantasques pour redevenir moi-même, simple et honnête fille, dénuée de prétentions et de préjugés. Je vais tâcher de me rendre digne de vous. Il n’y a aucune inégalité sociale entre nous. Comme vous, je suis sans fortune, sans position dans le monde ; vous êtes artiste, je travaille plus modestement pour vivre. Notre pain est honnête. Nous ne le devons à personne, puisque nous le gagnons honorablement. La main dans la main, nous marcherons côte à côte dans la vie, nous aidant avec dévouement et affection ; nous n’aurons qu’un cœur, un esprit, nos désirs et nos aspirations resteront inséparables jusqu’à la mort. Si notre situation sociale paraît infime aux yeux du monde, nous saurons l’élever par notre simplicité, notre honnêteté et notre grandeur d’âme. D’ailleurs, Dieu merci, nous vivons dans un pays où le mérite seul compte et où un homme doit tout à ses qualités personnelles.
Tracy aurait voulu placer un mot, mais elle l’interrompit et continua :
— Je n’ai pas fini, je vais me débarrasser de mes derniers vestiges de préjugés. Je veux partir du même pied que vous, devenir la digne compagne d’un homme méritant. Mon père est persuadé qu’il est duc ; passez-lui cette lubie qui le rend heureux et ne fait de mal à personne. Depuis des générations les Sellers se rendent ridicules par ce travers, et je les aurais suivis dans cette voie si le mal avait été enraciné en moi. J’ai pu heureusement m’en affranchir. Il y a à peine quarante-huit heures, je me glorifiais d’être fille d’un simili-duc et m’imaginais ne pouvoir épouser qu’un homme de haute noblesse. Mais aujourd’hui, comme je vous remercie de votre amour, qui m’a délivrée de ce stupide préjugé et m’a guérie de ma folie. Je pourrais même jurer que jamais l’héritier d’un duché…
— Inutile, ne jurez rien…
— Quoi ! vous avez l’air tout bouleversé ! Qu’est-ce qu’il y a, qu’avez-vous ?
— Ce que j’ai, rien, rien du tout. J’allais seulement vous dire…
Mais dans son trouble, il ne trouva pas un mot. Poussé par une bonne inspiration une idée lui vint à l’esprit, très heureuse dans la circonstance actuelle.
— Oh ! que vous êtes belle ! dit-il avec éloquence. Je deviens fou quand je vous vois si belle.
C’était bien trouvé, bien imaginé, bien amené. Il reçut immédiatement la récompense qu’il méritait.
— Voyons, où en étais-je ? Ah ! oui, le duché de mon père est pure invention. Regardez plutôt les horribles chromos pendus aux murs. Vous les avez sans doute pris pour des portraits authentiques d’ancêtres des Rossmore ? Eh bien ! ce n’est pas ça du tout. Ces chromos vous représentent des portraits d’Américains célèbres, tous modernes : il les a vieillis de quelque mille ans au moyen des inscriptions qu’il y a ajoutées. L’André Jackson que vous voyez là est sensé représenter le dernier duc, le plus beau joyau de la collection. Cet idiot qui porte un crêpe au bras représente, soi-disant, le jeune héritier lord Berkeley : en réalité, c’est tout bonnement un cordonnier.
— Vous en êtes sûre ?
— Certainement. Il n’aurait pas cette physionomie stupide.
— Pourquoi ?
— Parce que sa conduite au milieu des flammes qui devaient l’asphyxier a été celle d’un héros ; elle dénote chez lui une générosité et une élévation de sentiments incontestables.
Tracy, agréablement flatté par les compliments prodigués par une bouche qu’il trouvait de plus en plus exquise, ne se possédait plus de joie.
— C’est bien fâcheux, dit-il avec douceur, que ce héros n’ait pu connaître l’heureuse impression qu’il produirait sur la plus délicieuse jeune fille du…
— Oh ! je peux presque dire que je l’aimais, car je pense à lui tous les jours. Son esprit rôde sûrement autour de moi.
Tracy trouva cette dernière remarque excentrique et en conçut presque de la jalousie.
— C’est fort bien de penser à lui, de l’admirer, mais il me semble que…
— Howard Tracy êtes-vous jaloux d’un mort ?
Il eut honte. Au fond il se sentait jaloux, et pourtant, il était bien le héros défunt ; les compliments, cette admiration tendre, ne s’adressaient pas à d’autre qu’à lui. Mais à tout bien considérer le défunt était un autre aux yeux de Sally, et, dans ce cas, ces sentiments ne lui étant pas destinés, il avait le droit de se sentir jaloux. Une querelle devait nécessairement résulter de cette divergence d’opinions, mais elle ne fit que les rapprocher davantage. Comme gage de leur réconciliation Sally déclara qu’elle bannissait à tout jamais lord Berkeley de sa mémoire, ajoutant :
— Pour qu’il ne soit plus un sujet de discussion entre nous, je vais me contraindre à détester ce nom, comme tous ceux qui l’ont porté ou le porteront.
Ceci parut un peu radical à Tracy, mais il renonça à la prier d’être plus modérée dans ses sentiments et plus charitable, ne voulant pas donner lieu à une nouvelle discussion. Il préféra prendre un sujet de conversation moins brûlant.
— Je pense que vous n’êtes pas partisan de la noblesse, de l’aristocratie en général, maintenant que vous avez abandonné votre titre.
— Distinguons. Je ne désapprouve que la noblesse factice comme la nôtre et la trouve parfaitement ridicule.
Cette réponse tomba juste à point pour fixer les idées du malheureux jeune homme. Elle arrêta sur ses lèvres une réflexion déplacée et une sortie violente contre la noblesse ; il rentra donc chez lui plus satisfait, avec la certitude que la jeune fille accepterait une vie modeste comme aussi une situation brillante. Ce qu’elle ne voulait pas, c’était du bluff, du « toc » en aristocratie.
Il se dit qu’il pouvait avoir la jeune fille et l’héritage.
Sally se coucha heureuse et savoura son bonheur pendant plusieurs heures ; mais au moment où elle s’endormait d’un sommeil enchanteur le démon qui veille en nous et nous ronge, prêt à empoisonner les plus douces joies, murmura traîtreusement à son oreille :
« Cette question, d’apparence insignifiante, ne cachait-elle pas un dessous secret ? Pourquoi l’avait-il posée ? »
Le démon perfide l’avait mordue et pouvait se retirer à présent : le poison allait produire son effet.
Pourquoi, en effet, Tracy lui aurait-il posé cette question, s’il n’avait pas cherché à l’épouser pour sa situation ? Ne s’était-il pas montré satisfait lorsqu’elle avait expliqué quelles espèces d’aristocraties elle détestait ? Hélas ! il court après un nom. Ce n’est pas moi, pauvre moi, qu’il veut. Elle s’acharna à cette idée, désolée et en larmes. Elle chercha bien à retourner son thème, à se raisonner, mais les arguments se présentaient tous sans valeur à son esprit et les heures passèrent pleines d’angoisse pour elle. Enfin elle s’assoupit à l’aube et tomba dans un de ces sommeils de plomb qui vous laissent au réveil la tête brisée et l’esprit oppressé.