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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XV

Tracy dormit plus tranquille. Il avait entrepris une mission très belle (il en était fier d’ailleurs) et avait dû lutter contre des obstacles imprévus ; s’il n’en sortait pas victorieux, ce n’était certainement pas à sa honte. Vaincu par les événements, il avait le droit de se retirer avec les honneurs de la guerre, et de retourner chez lui la tête haute pour reprendre son rang dans la société. Pourquoi pas, après tout, puisque le fabricant de chaises, enragé socialiste, le ferait lui-même ? La conscience de Tracy se sentit considérablement allégée.

Il se réveilla plus satisfait qu’il ne l’avait été depuis longtemps et impatient de recevoir son télégramme. Né aristocrate, devenu accidentellement démocrate, il retournait à son premier état. Il fut tout émerveillé en constatant que ce changement n’était pas un rêve, une utopie aussi creuse que celles dont il se nourrissait l’esprit depuis longtemps ; s’il avait pu observer lui-même, il aurait remarqué que son maintien avait pris un je ne sais quoi de fier.

Il descendit, et en entrant dans la salle à manger, il aperçut Marsh, dans la demi-clarté du hall, qui du doigt lui faisait signe d’approcher. Tracy se sentit rougir et il lui demanda avec un air de majesté offensée :

— C’est moi que vous appelez ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je veux vous parler en particulier.

— Vous pouvez me parler ici.

Marsh parut étonné et pas autrement satisfait ; il s’approcha :

— Oh ! dit-il, vous préférez que ce soit en public ? Ce n’est pas dans mes habitudes.

Les pensionnaires se groupèrent, très intrigués par le dialogue.

— Eh bien ! parlez, dit Tracy, que voulez-vous ?

— N’avez-vous pas oublié quelque chose ?

— Moi, mais non… pas que je sache.

— Vraiment ?… Réfléchissez un instant.

— Je ne saisis pas ce que vous voulez dire ; au lieu de me faire perdre mon temps, veuillez aller droit au fait.

— Eh bien ! répondit Marsh en élevant la voix, puisque vous voulez que je vous le dise en public, vous avez oublié de payer votre pension hier.

En effet, cet héritier d’une fortune d’un million de rentes avait si bien rêvassé qu’il en avait oublié cette misérable somme de deux ou trois dollars ; comme châtiment, on le lui jetait à la face devant tous ces gens qui paraissaient déjà se réjouir de sa situation embarrassée.

— C’est tout ? Tenez, voici votre argent et soyez rassuré.

Tracy porta la main à sa poche avec un mouvement de colère… mais il n’y trouva rien. Le rouge lui monta au visage. Les autres le regardaient en souriant d’un air narquois. Après une courte pause, il reprit :

— J’ai… j’ai été volé.

Les yeux du vieux Marsh jetèrent des éclairs.

— Volé ? dites-vous. Volé ? c’est votre excuse ? cela ne prend plus : c’est trop vieux. Vous me servez la rengaine de tous ceux qui ne trouvent pas d’ouvrage quand ils en cherchent et qui ne le veulent pas quand ils en trouvent. Au tour de M. Allen, maintenant ; qu’on me l’appelle au plus vite ; il a oublié, lui aussi, de payer sa pension hier soir ; je l’attends.

Une des négresses descendit en grande hâte, la figure bouleversée :

— M. Allen a disparu.

— Quoi ? disparu ?

— Oui, monsieur, disparu et il a emporté tout ce qu’il pouvait, jusqu’aux serviettes et au savon.

— Tu mens, négresse.

— C’est comme je vous le dis, monsieur ; il a pris aussi les chaussettes de M. Sumner et la chemise de M. Taylor.

Marsh, furieux, se tourna vers Tracy.

— Et maintenant, dites-moi quand vous me payerez ?

— Mais… aujourd’hui, puisque vous êtes si pressé !

— Aujourd’hui ? Vraiment ! C’est dimanche et vous n’avez pas d’ouvrage. J’aime assez cette réponse. Allons, dites-moi un peu où vous trouverez l’argent ?

Tracy sentait de nouveau la colère le gagner ; il résolut de frapper un grand coup et d’ébahir tous ces gens.

— J’attends un câblogramme de chez moi.

Le vieux Marsh resta bouche bée, muet d’étonnement. Cette idée était si belle, si extravagante qu’il n’en revenait pas. Lorsqu’il se ressaisit, il reprit sur un ton ironique :

— Un câ-blo-gramme. Voyez-moi cela, Messieurs et Mesdames ! un té-lé-gramme. Il attend un câblogramme, lui, cet imbécile, ce propre-à-rien, ce fainéant ! De son père, il faut croire ? A un ou deux dollars le mot ; ces gens-là n’y regardent pas de si près ! Son père est… est…

— Mon père est un duc anglais.

Tous tombèrent assis, foudroyés par la sublimité de cette idée ; puis ils partirent d’un éclat de rire homérique, à faire trembler les vitres ; mais Tracy était trop en colère pour se rendre compte de la gaffe qu’il venait de commettre.

— Laissez-moi sortir, dit-il. Je…

— Une minute, monseigneur, reprit Marsh en saluant très bas. Où donc votre Grâce veut-elle aller ?

— Chercher ma dépêche : laissez-moi passer.

— Pardon, vous resterez ici.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que je dirige une pension depuis longtemps ; je ne suis pas né d’hier et je ne suis pas de ceux qui se laissent prendre aux racontars des fainéants incapables de trouver de l’ouvrage chez eux. Je veux dire que vous ne me brûlerez pas la politesse ainsi.

Tracy s’avança vers le vieux, mais Mrs Marsh les sépara.

— Calmez-vous, monsieur Tracy, dit-elle. Et vous, Marsh, ajouta-t-elle, en se tournant vers son mari, ménagez vos expressions. Qu’a-t-il fait pour être ainsi traité ? Ne voyez-vous pas que les soucis et la misère lui font perdre l’esprit ? Il n’est plus responsable.

— Merci de votre commisération, madame ; je n’ai nullement perdu l’esprit ; je ne demande qu’une chose : qu’on me laisse courir jusqu’au télégraphe…

— Vous n’irez pas ! cria Marsh.

— … ou qu’on y envoie…

— Y envoyer !… C’est le comble ! Qui donc serait assez fou pour se charger d’un message pareil…

— Voici M. Barrow, il ira pour moi… Barrow…

Explosion de rire.

— Écoutez donc, Barrow, il attend un câblogramme !…

— Un câblogramme de son père !

— Oui ; et vous ne savez pas, Barrow ! Ce garçon est un duc, s’il vous plaît. Chapeau bas ! tous !

— Parfaitement ; il a oublié chez lui la couronne qu’il porte le dimanche et il a demandé à son papa de la lui envoyer…

— Allez donc chercher ce télégramme, Barrow ! Sa Majesté est un peu impotente aujourd’hui !

— Assez ! cria Barrow, laissez-le s’expliquer.

Puis, se tournant vers Tracy :

— Que signifie tout cela ? lui demanda-t-il sévèrement. Quelles folies venez-vous de débiter ? Vous pourriez avoir plus de sens commun.

— Je n’ai rien fait d’extravagant, et si vous voulez aller jusqu’au télégraphe…

— Oh ! je vous en prie, cessez de bafouiller ! Je suis votre ami dans la peine comme dans la joie, mais en ce moment vous perdez l’esprit et vraiment cette histoire de télégramme est grotesque.

— J’irai, moi, vous le chercher.

— Merci du fond du cœur, Brady. Je vais vous donner un mot. Allez vite et on verra bien !

Dès que Brady fut sorti, un certain calme succéda au tohu-bohu de tout à l’heure. Les autres, en réfléchissant, finirent par se dire : Peut-être attend-il, au fond, un télégramme, peut-être a-t-il réellement un père quelque part, peut-être avons-nous été un peu trop précipités dans notre jugement.

Les conversations se calmèrent peu à peu et finirent même par cesser. Les pensionnaires se séparèrent. Barrow voulut emmener Tracy, mais il refusa :

— Pas tout de suite, dit-il.

Et comme Mrs Marsh et Hattie insistaient :

— Tout à l’heure, ajouta-t-il, je préfère attendre mon câblogramme.

Le vieux Marsh lui-même commençait à regretter ses procédés violents ; aussi voulut-il faire des excuses à Tracy en se rapprochant de lui avec des yeux plus doux ; mais Tracy l’éloigna d’un geste digne. Un silence de mort planait sur cette maison. C’était à se demander si on assistait à un enterrement. Lorsque les pas de Brady retentirent, tous les assistants sa levèrent et regardèrent du côté de Tracy, près de la porte ; ils se rapprochèrent involontairement, mais un sentiment de discrétion les retint. Pendant ce temps, Brady remettait ostensiblement une enveloppe à Tracy qui la montra à tous pour bien les faire rougir de honte. Il ouvrit son télégramme et le parcourut ; mais il laissa tomber le papier jaune et devint blême. Il n’y lut qu’un seul mot : « Merci. »

Le loustic de la maison, un grand gaillard dégingandé et maigre, ouvrier calfat de son état, rompit le silence général de l’assistance émue : il se mit à pousser des cris comme un enfant qui perce ses dents, enfouit sa tête dans ses mains en hurlant : Oh ! papa, comment avez-vous pu être si cruel ?

Ces cris enfantins, ces gestes, et l’attitude de ce grand pitre étaient si comiques qu’ils provoquèrent un éclat de rire formidable ; toute cette bande se vengeait ainsi du fugitif regret qu’elle avait éprouvé en se reconnaissant des torts envers Tracy ; tous s’acharnèrent de plus belle après la pauvre victime comme des chiens lancés à la poursuite d’un chat blessé.

Tracy répondit par des provocations générales qui donnèrent lieu à de nouveaux incidents bruyants ; mais lorsque, changeant ses batteries, il invita chacun en particulier à se mesurer avec lui, ils se montrèrent moins braves, trouvèrent la plaisanterie moins drôle et le calme se rétablit.

Marsh allait intervenir, lorsque Barrow l’arrêta :

— Assez maintenant, dit-il, laissez-le tranquille. Vous n’avez à lui reprocher qu’un léger retard de paiement ; je me charge de tout.

La patronne lui lança un regard de gratitude et d’admiration pour la preuve de courage qu’il donnait en prenant la défense de l’étranger persécuté ; sa fille, très aguichante dans sa robe des dimanches, simple et fraîche, lui envoya un baiser du bout de ses doigts roses, lui disant avec un sourire charmeur et un ravissant mouvement de tête :

— Vous êtes le seul homme ici, le seul brave de la bande : je suis votre amie, mon cher.

— Quelle honte, Puss ! de parler ainsi ; je n’ai jamais vu une enfant terrible comme vous.

Il fallut employer toute la persuasion possible pour obtenir de Tracy qu’il déjeunât ; il s’y refusait, disant que jamais plus il ne mangerait dans cette maison où il avalait des injures avec le pain qu’on lui offrait ; qu’il aurait le courage de se laisser mourir de faim plutôt que de céder.

Il céda pourtant, et lorsqu’il eut achevé son repas, Barrow l’emmena chez lui ; il lui bourra une pipe et dit gaiement : « Maintenant, mon vieux, vous vous trouvez en pays ami ; rentrez votre fanion. Vous êtes un peu bouleversé par vos ennuis, cela se comprend, mais ne vous laissez pas trop aller à votre découragement ; n’y pensez plus, c’est le plus sûr moyen de vous remonter ; on se tue à ruminer ses ennuis, et il faut que vous conserviez tout votre moral.

— Oh ! pauvre moi !

— Allons, assez ! Pas de désespoir, s’il vous plaît, il faut que vous descendiez au bas de l’échelle, et que vous restiez gai malgré tout, comme si vous aviez trouvé le Pérou.

— C’est facile à dire, Barrow, mais comment voulez-vous que je chasse le noir de mon esprit, que je sois gai, que je m’intéresse à quoi que ce soit, quand je me sens assailli par mille calamités ? Non, non, l’idée seule de distractions me révolte. Parlons plutôt de mort et d’enterrement.

— Ah ! non, pas encore. Il y a mieux à faire pour le moment. D’ailleurs, je sais bien comment vous distraire ; j’ai envoyé chercher ce qu’il faut pendant que vous déjeuniez.

— Vraiment ? Et qu’est-ce que c’est ?

— Tiens ! la curiosité revient ! Allons c’est bon signe ; il y a encore de l’espoir.

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