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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XX

Tracy travaillait lentement, car son esprit était ailleurs ; beaucoup de pensées diverses l’assaillaient. Soudain, un éclair sembla jaillir de ses yeux. Il crut qu’il avait trouvé la clef de l’énigme. J’y suis, pensa-t-il enfin, je crois comprendre maintenant. Cet homme n’a pas son bon sens ; il divague sur deux ou trois points : sans cela comment expliquer cette série de bizarreries ? Des affreux chromos qu’il prend pour des œuvres de grands maîtres, ces horribles portraits qui, soi-disant, représentent des Rossmore, les armoiries grotesques, le nom pompeux de Rossmore Towers qu’il donne à sa misérable bicoque ! Il affirme qu’il attendait ma visite. Comment pouvait-il m’attendre, moi, Lord Berkeley ? Il sait bien par les journaux que ce personnage est mort dans l’incendie du New Gadsby.

La vérité est qu’il ne sait pas du tout qui il attendait ; ses paroles me prouvent qu’il n’attendait ni un Anglais ni un artiste et malgré cela ma venue le satisfait. Il paraît content de moi ; au fond, sa tête déménage un peu, pour ne pas dire tout à fait. Le pauvre vieux, il est intéressant à observer, tout de même, comme le sont tous les déséquilibrés. J’espère que mon travail lui plaira ; j’aimerais le voir tous les jours et l’étudier de près. Et quand j’écrirai à mon père… Ah ! n’y pensons pas, cela me fait mal.

Quelqu’un vient… Remettons-nous au travail. C’est encore mon vieux bonhomme ; il a l’air agité. Peut-être mes habits lui semblent-ils suspects. (Au fond ils le sont, pour un peintre). Si ma conscience me permettait de les changer, mais c’est impossible. Pourquoi diable gesticule-t-il avec ses bras ? Il a l’air de faire des passes avec ses mains pour me suggestionner. Il n’y aurait rien d’impossible…

Le colonel pensait en lui-même : Mes passes lui produisent de l’effet, je le vois bien. Là, c’est assez pour une fois ; il n’est pas encore très solide et je pourrais le désagréger. Posons-lui deux ou trois questions insidieuses, nous verrons bien qui il est et d’où il vient.

Il s’approcha et lui dit doucement :

— Je ne veux pas vous déranger, monsieur Tracy, mais seulement regarder votre travail. Ah ! c’est beau, très beau, vous êtes un véritable artiste et votre œuvre va ravir ma fille. Puis-je m’asseoir près de vous ?

— Mais comment donc, avec plaisir.

— Cela ne vous dérange pas ? votre inspiration n’en souffrira pas ?

Tracy se mit à rire et répondit qu’il n’était pas éthéré à ce point. Le colonel lui posa une grande quantité de questions, particulièrement choisies, qui parurent étranges à Tracy ; il y répondit néanmoins d’une manière satisfaisante, car le colonel se dit avec orgueil :

— Jusqu’à présent, cela va bien. Il est solide, très solide, on le dirait vivant. C’est curieux, il me semble que je le pétrifierai facilement.

Après une petite pause, il lui demanda avec mystère :

— Préférez-vous être ici ou là-bas ?

— Où, là-bas ?

— Là-bas, d’où vous venez.

Tracy pensa immédiatement à sa pension et répondit sans hésitation :

— Oh ! sans aucun doute, j’aime mieux être ici.

Le colonel ému se dit : Il n’y a pas d’erreur, me voilà fixé sur la provenance de ce pauvre diable. Eh bien ! je suis content de l’avoir tiré de là.

Il suivait le pinceau de l’œil et pensa en même temps : Eh bien ! cela me dédommage de mon échec avec ce pauvre Lord Berkeley ; il a dû prendre une autre direction, celui-là… et ma foi, tant mieux pour lui.

Sally Sellers rentrait plus jolie que jamais. Son père lui présenta Tracy. Tous deux éprouvèrent le coup de foudre, sans s’en rendre compte, peut-être. Le jeune Anglais pensa en lui-même irrévérencieusement : Peut-être n’est-il pas aussi fou, après tout !

Sally s’assit près de Tracy et s’intéressa à son travail, ce qui lui fit plaisir et lui montra que la jeune fille était intelligente et avait des goûts artistiques. Sellers, très désireux de faire part de ses impressions à Hawkins, s’en alla, disant que si les jeunes artistes pouvaient se passer de lui, il serait bien aise de vaquer à ses occupations.

Il est un peu excentrique, mais rien de plus, pensa Tracy, et il se reprocha d’avoir commis un jugement téméraire à son endroit sans lui avoir donné le temps de se montrer sous son jour véritable.

L’étranger se sentit bien vite à l’aise et la conversation prit un tour charmant. La jeune fille américaine possède des qualités de grande valeur. La simplicité, la droiture et l’honnêteté ; elle est au-dessus des conventions et des banalités mondaines ; aussi son attitude et ses manières reçoivent-elles une aisance absolue et l’on se sent à l’aise immédiatement sans savoir pourquoi. Cette nouvelle connaissance, cette amitié fit des progrès rapides ; la preuve en est qu’au bout d’une demi-heure ni l’un ni l’autre ne pensait plus aux habits étranges de Tracy.

Gwendolen semblait ne plus se choquer de cet accoutrement, mais Tracy resta persuadé qu’elle cachait son jeu par amabilité. Il se sentit très gêné lorsque la jeune fille l’invita à dîner. Il ne pouvait accepter dans cet accoutrement et cependant depuis qu’il avait trouvé un intérêt dans l’existence, il en voulait à ses habits de l’obliger à refuser cette invitation. Il partit pourtant le cœur joyeux en lisant un regret dans les yeux de Gwendolen.

Où se dirigea-t-il ? Tout droit vers un magasin d’habillement où il choisit un complet aussi élégant que possible pour un Anglais ; tout en le choisissant il pensait :

Je sais que j’ai tort, pourtant je serais blâmable de ne pas l’acheter et deux fautes qui s’ajoutent n’engendrent pas une bonne action.

Cette réflexion lui rendit le cœur plus léger. Le lecteur appréciera la valeur de cette réflexion et la jugera à son propre point de vue.

Le vieux ménage se montra inquiet de l’attitude distraite et du silence de Gwendolen pendant le dîner. S’ils avaient tant soit peu observé, ils auraient remarqué que son visage s’éclairait lorsque la conversation roulait sur l’artiste, sur son travail. Mais ils n’y prêtèrent aucune attention et virent seulement que sa physionomie s’assombrissait par moments ; ils se demandèrent si elle était souffrante ou si elle avait éprouvé une déception à propos de ses toilettes. Sa mère lui offrit divers médicaments fortifiants, son père lui proposa du vin vieux, quoiqu’il fût dans son district à la tête de la ligue antialcoolique, mais elle repoussa aimablement toutes les attentions délicates.

Lorsqu’au moment de monter se coucher, la famille se sépara, la jeune fille choisit un pinceau entre tous en se disant : C’est celui qu’il a le plus employé.

Le lendemain, Tracy sortit tout pimpant dans son nouveau complet, un œillet à la boutonnière, don quotidien de Puss. Rêvant à l’image de Gwendolen, il travailla à ses tableaux sans relâche, mais presque inconsciemment ; il produisit merveilles sur merveilles, il ajouta plusieurs accessoires variés aux portraits de ses associés qui poussèrent des acclamations de joie et d’admiration.

De son côté, Gwendolen perdit toute sa matinée ; elle s’était dit que Tracy viendrait et, à chaque instant, elle descendait au salon mettre les pinceaux en ordre, en réalité voir s’il était arrivé. En remontant chez elle, elle constata avec chagrin que sa confection de toilette allait en dépit du bon sens. Elle avait mis tous ses soins et son imagination à composer une toilette suggestive, qu’elle confectionnait précisément en ce moment ; mais distraite comme elle l’était, elle ne fit que des bêtises et gâcha son ouvrage.

Lorsqu’elle s’en aperçut, elle en comprit la cause et cessa de travailler. N’était-ce pas pour elle un présage charmant ? Elle descendit au salon, s’y installa et attendit…

Après le déjeuner elle attendit encore ; une grande heure passa, mais son cœur battit violemment : elle l’avait aperçu.

Elle remonta chez elle précipitamment, comptant qu’on lui demanderait de chercher le pinceau égaré… elle savait bien où…

En effet, au bout d’un moment, lorsque tout le monde eut vainement cherché le pinceau, on la pria de descendre ; elle fureta partout et ne le retrouva que lorsque les autres furent allés voir s’ils le découvriraient ailleurs, à la cuisine, voire même au bûcher.

Elle tendit le pinceau à Tracy, et s’excusa de n’avoir pas tout préparé pour lui ; elle ne comptait pas absolument sur sa visite, dit-elle. Bref, elle s’embrouilla dans sa phrase et dissimula mal son mensonge. De son côté, Tracy, honteux et confus, pensait :

Je savais bien que mon impatience m’amènerait ici plus tôt que je n’aurais dû et trahirait mon sentiment. C’est précisément ce qui est arrivé ; elle l’a compris et se moque de moi, bien entendu. Le cœur de Gwendolen était partagé entre la satisfaction et le mécontentement, satisfaction de lui voir un nouveau complet, mais mécontentement de l’œillet à la boutonnière. L’œillet d’hier lui avait été indifférent, mais celui d’aujourd’hui la froissait ; elle aurait bien voulu en connaître l’histoire et savoir que cette fleur ne cachait pas un amour fâcheux ? mais comment se renseigner : Elle esquissa pourtant une tentative.

— Quel que soit l’âge d’un homme, dit-elle, il peut toujours se rajeunir de quelques années en mettant une fleur vive à sa boutonnière ; c’est une remarque que j’ai faite souvent. Est-ce pour cela que le sexe fort aime les fleurs à la boutonnière ?

— Je ne le crois pas ; la raison me paraît cependant plausible. J’avoue que je n’y avais jamais songé.

— Vous m’avez l’air de préférer les œillets : est-ce pour leur forme ou pour leur teinte ?

— Oh ! non, ni pour l’un, ni pour l’autre, répondit-il simplement, on me les donne.

On les lui donne, se dit-elle en regardant l’œillet de travers. Qui est-ce et comment est-elle ? La fleur lui fit l’effet d’un ennemi dangereux, irritant pour son regard et néfaste pour sa tranquillité. Je me demande s’il tient à elle, pensa-t-elle avec chagrin.

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