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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE VI

Les corps des frères jumeaux arrivèrent à bon port et furent remis à leur destinataire. Il faut renoncer à dépeindre la colère du vieux duc, lorsqu’il reçut ses encombrants parents ; sa rage dépassa tout ce qu’on peut imaginer. Cependant, lorsqu’il eut retrouvé un peu de calme, et repris ses esprits, il réfléchit qu’après tout, les jumeaux avaient bien, de par leur sang, quelques droits moraux, sinon légaux, à la considération publique ; il estima donc qu’il ne devait pas les traiter comme des morts ordinaires, et les déposa dans le caveau de famille de Cholmondeley avec les honneurs dus à leur rang ; il présida lui-même la cérémonie ; mais là s’arrêta sa générosité : il ne put se résoudre à orner le catafalque des armoiries de sa maison.

Quant à nos amis de Washington, ils attendaient avec une impatience fébrile que les dix jours fussent écoulés, et ils maugréaient contre le pauvre Pete pour le délai inopportun qu’il leur avait imposé. Cependant, Sally Sellers, aussi pratique et américaine que Lady Gwendolen Sellers était romanesque et grande dame, menait une vie des plus actives et tirait le meilleur parti possible de sa double personnalité. Pendant la journée, Sally Sellers, enfermée dans sa chambre, travaillait pour faire vivre sa famille ; mais le soir, Lady Gwendolen, en vraie femme du monde, représentait dignement la famille des Rossmore.

Américaine le jour, elle était fière de son travail manuel et de ses heureuses opérations commerciales ; le soir, elle se reposait de son labeur et prenait plaisir à régner sur tout un monde imaginaire, en faisant étalage de ses titres de noblesse. Dans la journée, la maison n’était pour elle qu’un modeste atelier où elle peinait pour subvenir aux besoins des siens ; le soir, elle habitait le somptueux domaine de Rossmore Towers.

En pension, elle avait appris un métier sans s’en douter ; ses compagnes avaient découvert qu’elle taillait et confectionnait ses robes ; cette occupation, en effet, lui laissait peu de loisirs, mais elle ne s’en plaignait nullement, car, comme toutes les personnes extraordinairement douées, le travail n’était pas une fatigue pour elle et le temps passé dans sa chambre ne lui paraissait jamais long. Aussi, trois jours après son arrivée chez ses parents, avait-elle trouvé de quoi s’occuper ; avant le débarquement des jumeaux sur le sol anglo-saxon et avant la venue de Pete à Washington, Sally Sellers avait du travail par-dessus la tête ; elle put donc éteindre de suite certaines dettes criardes et renvoyer les créanciers plus disposés à accepter son argent que les mauvais chromos de famille.

— Ma fille est quelqu’un, disait Rossmore au major en parlant d’elle. Elle est le portrait de son père : d’une grande activité d’esprit, prompte à agir, sans le moindre respect humain ; elle ne se laisse arrêter par rien. Tout lui réussit d’ailleurs : essentiellement pratique et américaine d’instinct, elle sait rester grande dame et l’atavisme lui donne un cachet aristocratique européen incontestable. Je me retrouve en ma fille : c’est Mulberry Sellers en tant que financier et inventeur, aux heures de travail ; le soir, une fois les affaires finies, Mulberry Sellers porte les mêmes habits, mais il devient un autre homme : le Rossmore du Gotha, le vrai grand seigneur.

Les deux amis ne manquaient pas d’aller chaque jour chercher leur correspondance à la poste restante.

Le 20 mai, ils y trouvèrent une lettre adressée à X. Y. Z. L’enveloppe portait le timbre de Washington, mais la lettre n’était pas datée. Voici quel était son contenu :

« Baril de cendres, derrière le réverbère, allée du Cheval-Noir. Si vous jouez cartes sur table, allez vous y asseoir demain matin à 10 h. 22, ni plus tôt ni plus tard. Attendez-moi. »

Les amis lurent et relurent ce mot laconique, puis le duc exprima son avis :

— Ne vous semble-t-il pas qu’il nous prend pour des policiers munis d’un mandat d’arrêt ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il nous fixe là un singulier lieu de rendez-vous, qui n’a rien d’attrayant ni d’agréable ; il a choisi cet endroit bizarre pour pouvoir nous observer à son aise ; il lui sera, en effet, facile, caché au coin d’une rue, d’étudier les individus perchés, de par sa volonté, sur le fameux baril, comprenez-vous ?

— Parfaitement, je saisis : d’après cela, cet individu ne doit pas avoir la conscience très tranquille. Il agit comme si… Sapristi j’aurais préféré qu’il nous dise carrément et sans détours à quel hôtel il est descendu.

— Moi aussi, mon cher ; mais il nous l’a indiqué son hôtel !

— Vraiment ?

— Mais oui, et sans le vouloir, encore ! Cette allée du Cheval-Noir est un boyau étroit et solitaire qui longe le mur de l’hôtel de New Gadsby. C’est certainement là qu’il habite.

— Comment déduisez-vous cette conclusion ?

— Oh ! c’est bien simple. Pour moi, il occupe une chambre en face de ce réverbère ; il s’assoira tranquillement, chez lui, demain matin à 10 h. 22, et lorsqu’il nous aura contemplés, sur notre baril, il se dira : J’ai vu l’un de ces individus dans le train ; il filera alors jusqu’au bout du monde avec sa sacoche sous le bras.

Hawkins, désolé, faillit tomber en pamoison.

— Oh ! mon Dieu ! Tout est perdu ! Pourvu que son plan ne réussisse pas !

— Ne vous inquiétez pas ! je m’en charge.

— Et comment, s’il vous plaît ?

— C’est moi qui m’installerai sur le baril et non pas vous. Vous arriverez près de lui, lorsque vous le verrez s’approcher de moi et commencer à causer : vous aurez avec vous un agent de police en civil, et…

— Quelle imagination vous avez, colonel ! jamais je n’aurais eu une idée pareille !

— Lord Rossmore non plus ne serait pas aussi malin ; mais voilà l’heure à laquelle Mulberry Sellers doit aller à son bureau. Ma personnalité ducale va s’éclipser à partir de maintenant. Venez, que je vous montre sa chambre.

Il était environ 9 heures du soir lorsqu’ils passèrent près du réverbère en question et aperçurent l’hôtel de New Gadsby.

— Voilà, dit le colonel radieux en désignant l’établissement ; voilà, vous ai-je trompé ?

— Non… mais, colonel, cet hôtel a six étages, et je ne vois pas bien quelle peut être sa fenêtre ?

— Ceci m’est parfaitement égal ; c’est un détail ; il peut s’embusquer à la fenêtre qui lui plaira, maintenant que j’ai découvert son truc. Tenez, faites-moi donc le plaisir d’aller au coin là-bas, et de m’y attendre.

Le duc s’approcha de l’entrée de l’hôtel, se mêla à la foule grouillante des voyageurs, puis s’installa près de l’ascenseur. Pendant une heure, les gens défilèrent en masse devant lui ; tous avaient deux bras et deux jambes ; mais, à la fin, notre observateur aperçut une silhouette qui fit battre son cœur bien qu’il ne l’eût vue qu’imparfaitement et de face. Cette rapide vision lui avait permis de constater que cet individu était coiffé d’un chapeau de cowboy, qu’il portait une sacoche de cuir assez lourde et qu’une manche inerte pendait le long de son corps. A ce moment, l’ascenseur monta et notre ami, fou de joie, courut en hâte rejoindre son complice pour lui faire part de sa découverte.

— Nous le tenons, major ! nous le tenons ! je l’ai vu, j’en réponds. Peu m’importe maintenant que le bonhomme se montre par devant ou par derrière, je le reconnaîtrais entre mille ! nous pouvons dormir sur nos deux oreilles. En avant, l’agent de police et le mandat d’arrêt.

Ils firent immédiatement toutes les formalités nécessaires. A 11 h. 1/2, ils rentraient chez eux très contents de leur journée, et se couchèrent en pensant avec joie aux émotions qui les attendaient le lendemain.

Dans l’ascenseur, Mulberry Sellers n’avait pas aperçu son cousin ; il ne le connaissait pas et ne pouvait pas se douter qu’il avait devant lui le vicomte Berkeley !

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