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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE PREMIER

Ce matin-là, la campagne anglaise offrait un aspect radieux. Sur une hauteur se dresse une masse imposante : c’est le château de Cholmondeley qui, avec ses tours antiques et ses murs revêtus de lierre, évoque le souvenir vivant de la féodalité du moyen âge. Ce château est une des nombreuses propriétés du duc de Rossmore, chevalier de la Jarretière, grand-croix de l’ordre du Bain, chevalier de Saint-Michel et Saint-Georges, etc., etc., etc. Le duc possède vingt-deux mille acres de terre en Angleterre, tout un quartier de Londres, soit environ deux mille maisons ; pour mener son honorable train de vie, il se contente d’un revenu annuel de deux mille livres. Le père et, en même temps, le fondateur de cette noble lignée, fut Guillaume le Conquérant en personne ; le nom de la mère est passé sous silence : cette dernière, étant la fille d’un modeste tanneur de Falaise, ne figure dans cette généalogie que comme personnage secondaire et sans importance.

Par cette belle matinée, deux hommes sont assis dans la salle à manger du château, devant les restes d’un copieux repas. L’un est le vieux duc ; grand, d’une belle prestance, il a très grand air avec son front sévère encadré de cheveux blancs ; chaque geste, chaque détail de sa personne dénote un homme de race et de caractère, qui porte allègrement ses soixante-dix ans. L’autre est son fils unique, jeune homme d’aspect rêveur auquel on donnerait vingt-cinq ans, mais qui, en réalité, frise la trentaine. Les principaux traits de son caractère paraissent être la bonté, la douceur, la simplicité et la droiture ; l’énumération des titres plus ou moins ronflants qu’il porte semble un poids trop lourd pour ses épaules : il s’appelle l’Honorable Kircudbright Llanover Marjoribanks Sellers, vicomte Berkeley de Cholmondeley Castle, de Warwickshire. Le jeune vicomte est actuellement accoudé à la fenêtre dans une attitude de profond respect pendant que son père lui parle ; il prête une oreille attentive aux arguments paternels. Le duc arpente la salle en causant et cherche à convaincre son fils.

— Malgré votre douceur, mon enfant, lui dit-il, je sais parfaitement que, lorsque vous êtes décidé à faire une chose voulue par ce que vous appelez vos sentiments d’honneur et d’équité, il est inutile de chercher à vous en dissuader ; on perd son temps et sa peine. Pour moi…

— Mon père, si vous vouliez envisager la question sans parti pris, vous reconnaîtriez que je ne fais pas un coup de tête. Ce n’est pas moi qui ai inventé le compétiteur américain du duché de Rossmore ; je n’ai pas été le dénicher pour vous l’imposer. Il a surgi de lui-même ; c’est lui qui s’est placé sur notre chemin.

— Et qui, depuis dix ans, m’a fait damner avec ses lettres assommantes, ses raisonnements oiseux, ses arguments insidieux…

— Lettres que vous n’avez jamais voulu lire d’ailleurs. Et cependant, il était en droit de l’exiger. L’examen de ces lettres aurait prouvé deux choses, ou bien qu’il était le véritable duc, (dans ce cas notre situation devenait claire) ou bien qu’il ne l’était pas. De toutes façons, nous aurions su à quoi nous en tenir. Je les ai lues, moi, ces lettres, mon père, je les ai étudiées soigneusement. Les preuves semblent évidentes, les faits s’enchaînent parfaitement : je le crois en effet le véritable duc.

— Alors, moi, je suis un usurpateur, un misérable vagabond sans nom et sans foyer ? Pesez vos paroles, monsieur.

— Pourtant, mon père, s’il est le vrai duc, si le fait est réellement établi, consentiriez-vous à conserver ses titres et ses biens un jour et même une heure ?

— Vous dites des absurdités, mon cher, des stupidités. Et maintenant, écoutez la confession que je vais vous faire, s’il vous est agréable de lui donner ce nom. Je n’ai jamais lu ces lettres, parce que l’occasion ne s’en est jamais présentée. Je connaissais leur existence du vivant de mon père et du père du compétiteur actuel ; ceci remonte donc à quarante ans. Les ancêtres de cet individu ont été en relations avec les miens il y a environ cent cinquante ans. La vérité est que l’héritier du nom partit pour l’Amérique en même temps que le fils des Fairfax ; il disparut dans les landes de Virginie, s’y maria et donna le jour à une génération de sauvages. Il ne donna jamais de ses nouvelles. On le considéra donc comme mort. Son frère cadet hérita de lui, puis mourut ; c’est alors que le fils de ce dernier commença ses réclamations dans une lettre qui existe encore ; mais il mourut avant d’avoir reçu une réponse. L’enfant de cet individu grandit (vous voyez que bon nombre d’années s’écoulèrent) et il continua à invoquer des arguments irrésistibles. Chacun des héritiers se passa la consigne, y compris le dernier imbécile actuel. Tous plus miséreux les uns que les autres, aucun d’eux ne fut capable de se payer une traversée en Angleterre et d’intenter un procès. Il en a été autrement des Fairfax qui ont conservé leurs titres et fait valoir leurs droits tout en habitant le Maryland. Somme toute, la situation se résume à ceci : moralement, cet Américain sans sou ni maille est le vrai duc de Rossmore ; légalement, il n’a plus aucun droit. Êtes-vous content maintenant ?

Après un moment de silence, le jeune vicomte, les yeux fixés sur l’écusson de la haute cheminée, reprit d’une voix triste :

— Le blason héraldique de notre maison porte la devise Suum cuique, à chacun son bien. Votre révélation franche, mon père, donne à cette devise un éloquent démenti. Si ce Simon Lathers…

— Ne prononcez pas ce nom odieux, s’il vous plaît. Depuis dix ans, il empoisonne ma vie ; je n’entends partout que ce Simon Lathers, Simon Lathers ! Et maintenant pour le graver irrévocablement dans ma mémoire, qu’avez-vous résolu ?

— Je pars pour l’Amérique à la recherche de ce Simon Lathers. Je me substituerai à lui, en lui cédant ma place.

— Comment ? Lui abandonner vos droits à ma succession !

— C’est mon intention.

— Vous feriez cette chose insensée sans examiner les revendications de cet individu ?

— Oui, reprit le jeune homme avec un peu d’hésitation.

— Ma parole, vous devenez fou, mon fils. Dites-moi, avez-vous vu encore ce socialiste idiot, ce Lord Tanzy de Tollmache ?

Le jeune vicomte ne répondant rien, son père continua :

— Oui, vous en convenez, vous fréquentez ce renégat, la honte de sa famille et de la société, qui considère les privilèges de la noblesse comme des biens usurpés, les institutions aristocratiques comme des vols, les inégalités de condition comme une infamie sociale. Il prétend aussi que le seul pain honnête est celui qu’un homme a gagné à la sueur de son front ! Bah !!

Et ce disant, le vieux gentilhomme prit sa tête dans ses belles mains blanches.

— Vous avez adopté ses idées, n’est-ce pas ? demanda-t-il sur un ton ironique.

La rougeur qui monta au front de son fils prouva que le coup avait porté ; le jeune homme répondit avec dignité :

— Parfaitement, et j’en conviens sans honte. Vous savez du moins maintenant pourquoi je renonce à mon héritage. Je désire rompre avec une existence et un passé que je considère comme iniques ; je recommencerai ma vie d’homme délivrée des colifichets qui nous paraissent indispensables ; je réussirai ou j’échouerai, selon ma valeur personnelle. Je partirai pour l’Amérique où tous les hommes sont égaux et ont les mêmes chances de succès ; je mourrai ou je vivrai, l’un ou l’autre.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !

Les deux hommes se regardèrent un moment silencieux, puis le père reprit en secouant la tête :

— Il est fou ! vraiment fou !

Un nouveau silence et le duc continua, comme s’il prenait son parti de cette folie :

— Bien, soit ! j’aurai du moins une consolation ; ce Simon Lathers viendra prendre possession de ses biens, et je pourrai alors me payer la fantaisie de le noyer dans l’abreuvoir. Pauvre diable ! lui toujours si humble, si poli, si respectueux dans ses lettres ! si plein de déférence pour notre grande maison et notre famille ! si fier de sentir couler dans ses veines le sang de notre race, si désireux de nous voir reconnaître sa parenté ! et en même temps si pauvre, si misérable, si méprisé et si ridiculisé aux yeux de son entourage américain par ses revendications absurdes ! Mon Dieu ! quelles lettres que les siennes ! sont-elles assez plates, obséquieuses !… Eh bien ? Qu’y a-t-il ?

Cette question s’adressait à un valet de pied superbe dans sa livrée rouge flamboyant, en culottes courtes et boutons d’or, qui se tenait devant son maître dans une attitude impeccable, un plateau d’argent à la main.

— Voici des lettres, Monseigneur.

Le duc les prit, et le laquais disparut.

— Tiens ! une lettre d’Amérique ! elle vient de cet individu, naturellement. Mais diable ! quel changement ! Ce n’est plus l’enveloppe jaune, crasseuse, achetée chez l’épicier du coin comme les précédentes ! Non, une enveloppe convenable, largement bordée de noir (il ne peut porter que le deuil de son chat ou de son chien, puisqu’il n’a plus de famille), un beau cachet rouge à nos armes ; rien n’y manque, même la devise ! L’écriture de cet ignare a changé. Il se paye sans doute un secrétaire maintenant, qui a, ma foi, une belle écriture ! Sapristi, la roue de la fortune a tourné en faveur du cousin d’Amérique. Quelle métamorphose !!

— Lisez-la, je vous prie, mon père !

— Oui, cette fois, je la lirai, elle me paraît plus intéressante.

14.042, 16e rue, Washington, 2 mai.

Monsieur le duc,

J’ai le pénible devoir de vous annoncer la mort de notre illustre chef de famille, l’Honorable et très puissant Simon Lathers, lord Rossmore, décédé dans sa propriété des environs de Duffet’s Corner dans l’État d’Arkansas. Je vous annonce aussi la mort de son frère jumeau ; tous deux ont été écrasés par une roue d’usine. Cet horrible accident est dû à l’incurie de ceux qui conduisaient la machine. Cet irréparable malheur s’est produit il y a cinq jours, sans qu’un seul représentant de la famille ait pu fermer les yeux à notre chef vénéré et lui rendre les honneurs dus à son rang. Les corps des deux infortunés frères sont en ce moment conservés dans la glace ; leurs dépouilles mortelles vous seront prochainement envoyées par le premier bateau pour qu’elles trouvent chez vous, dans le mausolée familial, la place et les honneurs qui leur sont dus ; dès maintenant, je fais poser nos armes sur ma porte ; je suppose que vous en ferez autant pour les portes de vos différentes résidences.

Je dois aussi vous rappeler que ce malheur me rend seul héritier des titres, biens et propriétés appartenant à notre défunt cousin, et je me vois, à mon grand regret, dans l’obligation de vous réclamer tout ce que vous détenez illégalement.

En vous assurant de ma parfaite considération et de mes sentiments de meilleure parenté, je suis

Votre dévoué cousin,
Mulberry Sellers, Lord Rossmore.

— C’est à se tordre ! Enfin cette fois la lettre est drôle. Berkeley, vrai, son outrecuidance dépasse les bornes, elle est sublime, ma parole !

— Non, cette lettre n’a rien de plat ni d’obséquieux.

— Mais il ne connaît pas la valeur des mots. Des armes ! les armes de ce pauvre hère et de son jumeau. Et il m’envoie leurs squelettes, par-dessus le marché ! Non, vrai ! l’autre prétendant était un parfait crétin ; mais celui-ci est un fou. Quel nom d’abord ! Mulberry Sellers ! Simon Lathers ! Quels noms harmonieux ! Vous partez ?

— Avec votre permission, mon père.

Le vieux duc resta seul quelque temps à réfléchir et se dit à lui-même, en pensant à son fils :

— C’est un garçon charmant, adorable ; qu’il fasse ce qu’il voudra : mes remontrances ne serviraient à rien. Au contraire, elles envenimeraient la situation. Toutes mes observations et celles de sa tante ont échoué ; j’espère bien que l’Amérique se chargera de ramener à la raison ce jeune freluquet, et que la vache enragée qu’il y mangera fera du bien à sa mentalité détraquée. Un jeune lord anglais qui renonce aux privilèges de sa naissance pour devenir un homme ! C’est à crever de rire !!

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