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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XIX

Pendant ce temps, le duc et Hawkins tenaient conseil et discutaient avec emballement.

— Ce qui m’étonne et me dépasse, dit le duc, c’est qu’il a son bras. D’où vient-il ?

— Oui, cela me surprend aussi. Un autre point inexplicable, il se dit Anglais. Comment l’interprétez-vous, colonel ?

— Sincèrement, je ne sais pas, Hawkins, tout cela me dépasse et me remplit d’angoisse.

— Ne croyez-vous pas que nous nous sommes trompés en extériorisant cet individu ?

— Je ne le pense pas ; comment expliqueriez-vous l’identité des vêtements ?

— Pas de doute sur les habits, c’est incontestable.

— Qu’allons-nous faire ? Nous ne toucherons pas la prime, puisqu’elle est promise contre la prise d’un Américain manchot. Notre homme est un Anglais à deux bras.

— Là n’est pas la question ; au fond nous leur donnerions plus qu’ils ne demandent.

Mais il comprit la faiblesse de son argument et se tut.

Les deux amis méditaient silencieux, lorsque le duc, le visage illuminé par une inspiration subite, déclara avec emphase :

— Hawkins, cette extériorisation est une science plus grande et plus noble que nous ne l’avions imaginé et nous avons accompli une merveille sans nous en douter ; je m’en rends compte clairement maintenant. Tout individu est soumis à la loi de l’hérédité et se compose d’atomes et de molécules ancestrales ; notre extériorisation doit être incomplète, car nous n’avons remonté qu’au commencement du XIXe siècle.

— Je ne comprends pas, colonel, s’écria Hawkins terrorisé par l’attitude et les paroles mystérieuses du duc.

— Eh bien ! oui, pour moi nous avons extériorisé l’aïeul du bandit que nous recherchons.

— Oh ! non, ne dites pas cela, c’est horrible.

— Pourtant, Hawkins, j’en suis sûr. Voyez les faits. Ce fantôme est Anglais, il parle très correctement, il est artiste, a des manières de gentleman. Je ne vois pas votre cowboy dans tout cela, qu’en dites-vous ?

— Rossmore, c’est atroce, je ne peux pas y penser.

— Nous n’avons pas rappelé à la vie un seul atome de cet homme, nous n’avons ressuscité que ses habits.

— Colonel, vous voulez dire que…

Le colonel frappa la table de son poing, d’un geste emphatique, et continua :

— Je veux dire que l’extériorisation était prématurée, que le bandit nous a échappé et que nous ne tenons que son diable d’aïeul.

Il se leva et arpenta la pièce avec fureur.

— Quelle amère déception, gémissait Hawkins.

— Je le sais, je le sais, mon cher sénateur, et personne n’en est plus affecté que moi. Il faut bien nous soumettre à l’évidence. Dieu sait que j’ai besoin d’argent, cependant je ne suis pas assez miséreux et assez déchu, pour prétendre infliger un châtiment à un homme pour un crime que ses descendants ont commis.

— Pourtant, colonel, supplia Hawkins, réfléchissez, pesez bien notre situation ; vous savez que c’est notre seule chance d’avoir de l’argent ; d’ailleurs, la Bible ne nous dit-elle pas que les crimes des aïeux et bisaïeux sont expiés par leurs descendants jusqu’à la quatrième génération ? — nous devons tirer un enseignement de ce sage précepte et nous pouvons au besoin l’adapter à notre cause.

Le colonel était frappé de la justesse de cette logique. Il réfléchit, l’air pensif, tout en marchant de long en large.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites et, quoiqu’il semble cruel du faire expier à un pauvre vieux diable le crime d’un de ses descendants, la justice exige que nous lui livrions cet homme.

— C’est mon avis, dit Hawkins tout guilleret, je le livrerais à la justice si les molécules de mille de ses ancêtres se trouvaient concentrées en son seul individu.

— C’est bien le cas présent, répondit Sellers avec un grognement, notre individu est précisément un composé de molécules de plusieurs ancêtres. En lui, on retrouve des atomes de prêtres, de soldats, de croisés, de poètes, de douces et tendres femmes, des atomes de toutes les professions qui ont existé depuis des siècles et disparu de notre planète ; aujourd’hui, par un effort de notre volonté, nous tirons ces atomes de leur sainte retraite et nous rendons responsable du pillage d’une banque un descendant de ces divers personnages : c’est une injustice flagrante.

— Oh ! colonel, ne parlez pas ainsi, je me sens épouvanté et honteux du rôle que je me suis proposé de…

— Attendez, j’ai trouvé un moyen.

— Quoi, tout espoir n’est pas perdu ? Parlez vite, je meurs d’impatience.

— C’est bien simple, un enfant l’aurait trouvé. Tout a bien marché jusqu’à présent, je n’ai pas à me plaindre. Puisque j’ai pu amener mon individu jusqu’au commencement du siècle, pourquoi ne continuerais-je pas et ne l’extérioriserais-je pas jusqu’à nos jours ?

— Dieu ! je n’y avais pas pensé, s’écria Hawkins, de nouveau transporté. C’est la seule chose à faire. Quel génie vous êtes…! Perdra-t-il alors le bras qu’il a de trop ?

— Certainement.

— Et son accent anglais ?

— Complètement, il prendra l’accent de Cherokee.

— Colonel, peut-être avouera-t-il le vol de la banque.

— Ce vol de la banque… Que cela. Vous oubliez qu’il sera entièrement soumis à ma volonté : je lui ferai confesser tous les crimes qu’il a commis et soyez convaincu qu’il en a plus de mille sur la conscience. Saisissez-vous ?

— Non, pas tout à fait.

— Toutes les récompenses seront pour nous.

— Admirable conception ! Je n’ai jamais rencontré un esprit comme le vôtre, capable d’embrasser d’un seul coup d’œil toutes les particularités qui se rattachent à une idée générale.

— C’est pourtant bien facile, je vous assure… Lorsque j’ai épuisé un sujet, le suivant en découle tout naturellement et ainsi de suite. Nous n’aurons donc qu’à recueillir toutes les récompenses. Voilà un fameux revenu viager, Hawkins ! Et plus sûr que d’autres, car il est indestructible.

— C’est vrai, tout cela paraît très vraisemblable.

— Paraît ? Vous êtes bien bon ! On ne niera pas que je ne sois un financier de premier ordre et je ne me vante pas en affirmant que cette opération surpasse toutes les autres. Elle mérite un brevet.

— Le croyez-vous réellement ?

— Parfaitement.

— Oh ! colonel, que la pauvreté est donc pénible, elle paralyse les plus grandes aspirations ! Nous devrions réaliser tout de suite une partie de notre individu, le détailler. Je ne serais pas d’avis de le vendre en gros, seulement quelques morceaux… Assez pour…

— Que vous êtes nerveux et agité, mon ami. C’est un manque d’expérience de votre part, mon garçon ; lorsque vous serez rompu, comme moi, aux affaires, vous changerez, allez. Regardez-moi, mes yeux sont-ils dilatés ? Tâtez mon pouls, il ne bat pas plus vite que pendant mon sommeil. Et cependant, je vois défiler, devant mon esprit calme et impassible, une procession de personnages qui rendraient fous tous les financiers. C’est en restant maître de soi, en envisageant une situation sous toutes ses faces qu’un homme voit nettement le parti qu’il peut en tirer. Tout à l’heure, voyez-vous, vous avez agi comme un novice, trop pressé d’obtenir un succès. Écoutez-moi, votre désir à vous est de vendre notre homme, argent comptant. Eh bien ! j’ai une tout autre idée, devinez ?

— Je ne sais pas, quelle est-elle ?

— Le conserver, au contraire.

— Vraiment, je n’aurais jamais pensé à cela.

— Parce que vous n’êtes pas né financier. Admettons qu’il ait commis un millier de crimes, certainement c’est une estimation des plus modestes, car, à le voir, on peut lui en attribuer un million. Pour ne pas exagérer, prenons le chiffre de cinq mille dollars de récompense par crime, cela nous donne au bas mot combien ? Cinq millions de livres.

— Attendez que je reprenne haleine.

— C’est une rente perpétuelle, car un homme de sa trempe continuera à commettre ses crimes et à nous rapporter des primes.

— Je suis positivement ahuri.

— Ça ne fait rien. Maintenant que les choses sont mises au point, restez tranquille. Je préviendrai la Compagnie et livrerai la marchandise en temps opportun ; confiez-moi l’affaire, vous ne doutez pas du mon talent pour la mener à bien ?

— Certainement pas, j’ai une confiance absolue.

— Très bien, chaque chose à son temps. Nous autres, vieux collaborateurs, nous agissons méthodiquement, pas d’à-coups avec nous. Alors, maintenant, qu’avons-nous à faire ? Simplement à continuer l’extériorisation pour l’amener à notre époque. Je vais commencer de suite. Je crois que…

— Lord Rossmore ! Je parie cent contre un que vous ne l’avez pas enfermé et qu’il s’est sauvé !

— Calmez-vous, ne vous mettez pas martel en tête pour cela.

— Eh bien ! et pourquoi ne pourrait-il pas s’échapper ?

— Qu’il s’échappe s’il veut, qu’est-ce que cela fait ?

— Ma foi, je considérerais sa fuite comme un malheur irréparable.

— Mais, mon cher ami, souvenez-vous donc de ceci : une fois que je le tiens, c’est fini. Il peut aller et venir librement, je puis l’amener et par le seul effort de la volonté.

— Ah ! je vous assure que je suis heureux de l’apprendre.

— Oui, je lui donnerai à faire tous les tableaux qu’il voudra et nous le mettrons à l’aise le plus possible. Il est parfaitement inutile de le gêner le moins du monde. J’espère l’amener facilement à rester tranquille, et pourtant à le voir ainsi mou et sans consistance… je me demande d’où il vient.

— Comment, que voulez-vous dire ?

Pour toute réponse le duc regarda le ciel comme pour l’interroger. Hawkins tressaillit, réfléchit un moment et, secouant la tête tristement, il regarda le bout de ses pieds.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon Dieu, je ne sais pas, mais vous pouvez constater vous-même qu’il n’a pas l’air de regretter son état primitif.

— C’est vrai, vous avez raison.

— Au fond, nous lui avons fait beaucoup de bien, mais je crois que nous apprendrons beaucoup de choses en allant progressivement sans trop brusquer le mouvement.

— Je me demande le temps qu’il faudra pour compléter son extériorisation et l’amener à notre époque.

— Je voudrais bien le savoir moi aussi, mais je ne m’en doute pas. J’ignore totalement ce détail, car je n’ai jamais extériorisé un individu en passant par toutes les conditions qu’il a traversées depuis son état d’ancêtre jusqu’à celui de descendant. Mais vous verrez, je m’en tirerai bien.

— Rossmore ! appela une voix.

— Oui, ma chérie, nous sommes dans le laboratoire ; Hawkins est ici, venez. Quant à vous, Hawkins, n’oubliez pas qu’il est pour toute la famille un individu vivant en chair et en os… Voilà ma femme qui entre…

— Ne vous dérangez pas, je n’entre pas. Je voulais seulement savoir qui peint à côté.

— Oh ! c’est un jeune artiste, un jeune Anglais, Tracy, très bien doué ; il est élève de Hans Christian Andersen, et va restaurer nos chefs-d’œuvre italiens. Vous avez causé avec lui ?

— Je ne lui ai dit qu’un mot. Je suis entrée sans savoir qu’il y avait quelqu’un. J’ai voulu être polie, je lui ai offert un biscuit (clignement d’yeux de Sellers à Hawkins), mais il a refusé (seconde œillade de Sellers) ; alors je lui ai apporté des pommes ; il en a mangé deux.

— Quoi !…

Le colonel sauta jusqu’au plafond et retomba ahuri sur ses pieds.

Lady Rossmore, frappée de stupeur, contemplait alternativement le sénateur de Cherokee et son mari.

— Qu’avez-vous donc, Mulberry ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas d’abord et fit semblant, très affairé, de chercher quelque chose sous sa chaise.

— Ah ! le voilà, dit-il, c’est un clou.

— Tout cela pour un clou ? répondit sa femme d’un ton aigre de mauvaise humeur mal déguisée, voilà bien des embarras pour un pauvre petit clou ! Vraiment vous auriez pu vous dispenser de me causer une pareille émotion. Et tournant les talons, elle prit la porte et s’en alla.

Lorsqu’elle fut assez éloignée pour ne rien entendre, le colonel dit d’une voix brisée :

— Allons nous rendre compte par nos propres yeux.

— C’est une erreur, c’est impossible autrement.

Ils descendirent rapidement et regardèrent par le trou de la serrure.

— Il mange, murmura Sellers d’un air désolé. Quel horrible spectacle, Hawkins. C’est affreux. Emmenez-moi. Je ne puis supporter cette horrible vision.

Ils regardèrent le laboratoire aussi émus l’un que l’autre.

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