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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XIII

Les jours se succédaient tristes et monotones, car Barrow, malgré tous ses efforts, ne trouvait pas de travail pour Tracy. Chaque fois qu’il se présentait, on lui demandait à quel corps de métier il appartenait et Tracy était obligé de répondre qu’il n’appartenait à aucun.

— Eh bien ! il m’est impossible de vous prendre ; mes ouvriers me quitteraient si j’en employais un qui ne fasse pas partie de leur corporation.

Tracy eut enfin une bonne inspiration, celle de s’affilier à une association d’ouvriers.

— Parfait, dit Barrow, votre succès sera assuré… si vous pouvez y arriver.

— Si je peux ? Est-ce donc si difficile ?

— Mon Dieu ! oui, quelquefois c’est difficile, très difficile ; mais vous pouvez toujours essayer.

Alors il se mit à l’œuvre, mais là encore il échoua. Partout il était éconduit ; on lui conseillait de retourner dans son pays et de ne pas venir voler le pain des honnêtes gens chez eux. Tracy commençait à voir la pénurie de sa position, son découragement grandissait et la préoccupation de son avenir le glaçait d’horreur. Décidément, pensait-il, il existe ici une aristocratie de situation, une aristocratie basée sur le succès, une aristocratie qui comporte des castes. Malheureusement je n’appartiens à aucune d’elles. Je suis un « outsider ». Il était si malheureux et se sentait tellement déprimé par les événements qu’il avait à peine le courage d’assister le soir aux ébats de ses camarades. Au début, il s’était amusé de leurs jeux pendant qu’ils se détendaient les nerfs après une journée de travail fatigant, mais son esprit préoccupé ne pouvait plus les supporter et il lui semblait que sa dignité en souffrait. Ils criaient, chantaient, couraient comme des animaux échappés de leurs cages, et ils l’invitaient toujours à partager leurs jeux, l’appelant familièrement « Johnny Bull ». Il avait d’abord supporté gaiement la plaisanterie, mais peu à peu il leur montra par son attitude que leurs manières lui déplaisaient ; à leur tour ils changèrent leur attitude à son endroit. On ne l’avait jamais aimé, il n’avait jamais été populaire ; on le supportait tant bien que mal ; à présent l’aigreur se manifestait à son égard : il leur devenait antipathique. Et sa situation prenait d’autant plus mauvaise tournure qu’il ne trouvait pas d’ouvrage et ne pouvait se faire recevoir dans aucune corporation. Les coups d’épingle directs ne lui furent pas épargnés ; il devenait clair qu’une seule chose le protégeait, contre les insultes personnelles : c’était sa force musculaire. Tous ces jeunes gens le voyaient chaque matin, après sa douche froide, faire des exercices d’assouplissement, et ils en avaient conclu qu’il devait être très adroit et d’une force athlétique. Il n’en était pas moins agacé de constater qu’on ne respectait en lui que la vigueur musculaire. Un soir qu’il rentrait chez lui, il entendit une douzaine de ses camarades rire et plaisanter bruyamment ; puis, à sa vue, un silence de mort des plus désobligeants se produisit.

— Bonsoir, Messieurs, dit-il en s’asseyant.

Pas de réponse. Le sang affluait à ses tempes, mais il fit un violent effort pour se contenir. Il resta là un moment, se leva et s’en alla.

A peine était-il parti qu’il entendit un éclat de rire général. Il grimpa sur le toit, espérant que l’air frais du dehors lui rendrait du sang-froid ; il rencontra là-haut le jeune mineur plongé dans ses réflexions ; il lia conversation avec lui. Ils avaient bien des points communs : impopularité, misère, et leur infortune pouvait leur servir de trait d’union.

Mais les mouvements de Tracy avaient été épiés ; et, quelques minutes plus tard, ses persécuteurs arrivèrent lentement sur le toit et se promenèrent de long en large d’un air benêt. Puis ils firent des remarques désobligeantes, qui visaient tantôt Tracy, tantôt le mineur. Cette bande était menée par un garçon trapu, à cheveux rasés, appelé Allen, toujours prêt, à table comme ailleurs, à lancer des quolibets et qui se montrait particulièrement hostile à Tracy. Il y eut d’abord des chuchotements, puis des sifflements, des plaisanteries, et des allusions trop directes pour ne pas les reconnaître.

— Combien faut-il pour faire une paire ?

— Généralement il en faut deux ; mais quelquefois il n’y a pas assez d’étoffe avec deux pour une paire complète.

Rire général.

— Que disiez-vous des Anglais tout à l’heure ?

— Oh ! rien, les Anglais sont très bien, seulement je…

— Que disiez-vous d’eux ?

— Je disais seulement qu’ils ont un bon estomac.

— Meilleur que d’autres ?

— Oh ! oui, bien meilleur !

— Que digèrent-ils donc mieux ?

— Les injures !

Nouveau rire général.

— On a de la peine à les amener à se battre, n’est-ce pas ?

— Non ; ce n’est pas difficile.

— Vraiment ?

— Non, ce n’est pas difficile ; c’est impossible.

Nouvelle hilarité générale.

— Celui-ci n’a pas de sang dans les veines, pour sûr !

— Ce n’est pas étonnant.

— Pourquoi ?

— Vous ne savez donc pas le secret de sa naissance ?

— Non ; y a-t-il un secret ?

— Mais certainement.

— Quel est donc ce secret ?

— Son père était colporteur de cire.

Allen se rapprocha de Tracy et du jeune mineur et demanda à ce dernier :

— Le temps ne vous dure pas trop sans amis ?

— Non ; pas autrement.

— Vous vous trouvez bien ainsi ?

— Cela suffit à mon bonheur.

— Un bon ami est précieux quelquefois comme défenseur, vous savez. Qu’arriverait-il, dites-moi, si j’arrachais votre cape et vous donnais un soufflet ?

— Je vous prie de me laisser tranquille, monsieur Allen ; je ne vous fais rien.

— Répondez-moi. Qu’arriverait-il ?

— Ma foi ! je n’en sais rien.

— Laissez ce garçon, répondit Tracy d’un ton calme et résolu ; je le sais, moi, ce qui arriverait.

— Oh ! vraiment ? Amis, voilà Johnny Bull qui offre de nous répondre. Voyons un peu !

Il fit voler la cape du jeune homme et lui appliqua un soufflet ; mais avant d’avoir pu demander son reste, il reçut la réponse et se trouva étendu de tout son long sur le toit. On cria, on se bouscula.

— Faites un cercle ! faites un cercle ! et commençons la lutte ; nous allons voir ce que ce galopin sait faire.

On dessina un cercle à la craie sur le toit et Tracy se sentit aussi fier de se battre contre cet ouvrier que s’il avait eu un prince pour adversaire. Au fond, il en était un peu surpris lui-même, car malgré toutes les théories qu’il professait depuis un certain temps, il ne se serait jamais cru le courage de se mesurer avec un individu aussi commun que cet ouvrier. En quelques instants les fenêtres et les toits du voisinage furent remplis de curieux ; les hommes se rangèrent et la lutte commença. Mais Allen n’arrivait pas à la cheville du jeune Anglais, qui lui était bien supérieur en force et en adresse. Il mesurait à peu près ses distances, mais à peine debout il retombait à terre, aux applaudissements frénétiques des spectateurs. Enfin on dut l’aider à se relever et Tracy refusa de l’humilier plus longtemps. Le combat était terminé. Des camarades emportèrent Allen très endommagé, le visage tout contusionné et sanglant, tandis que Tracy se vit entouré, acclamé et félicité par les autres qui le remercièrent d’avoir rendu service à la pension en clouant le bec à cet Allen toujours prêt à railler et à injurier tous ses camarades.

Tracy était devenu maintenant un héros très populaire. On l’avait acclamé avec enthousiasme. Mais autant il avait souffert du mépris de ses camarades, autant maintenant leurs acclamations et leurs basses platitudes lui répugnaient. Il se sentait blessé dans son amour-propre sans pouvoir toutefois analyser à fond ce sentiment, et il éprouvait un profond déshonneur en pensant qu’il s’était donné en spectacle sur un toit à des gens aussi vulgaires. Mais cette considération ne lui suffit pas et il éprouva le besoin d’écrire dans son journal qu’il était tombé plus bas que l’enfant prodigue ; celui-ci gardait les cochons, mais il n’était pas leur camarade.

Cependant un remords le prit et il ajouta : « Tous les hommes sont égaux ; je ne renierai pas mes principes, tous les hommes se valent. »

Tracy était devenu, décidément, très populaire. Tout le monde lui savait gré d’avoir réduit Allen à un silence relatif, car depuis cet incident il se contentait de faire des menaces sans les exécuter. Les jeunes filles, elles aussi, environ une douzaine, lui témoignèrent leurs bons sentiments ; Hattie, en particulier, se montra pleine d’attentions à son égard et lui fit même des déclarations.

— Vous êtes tout à fait charmant, lui dit-elle avec minauderie.

— Très flatté de votre opinion, miss Hattie, répondit Tracy.

— Ne m’appelez donc pas miss Hattie, appelez-moi Puss.

Pour le coup il avait la grande cote dans la maison ! Tracy ne pouvait rêver mieux, car cette déclaration consacrait définitivement sa popularité.

Il faisait bonne contenance, mais dans son for intérieur il était dévoré de chagrin et de désespoir.

Il savait bien qu’il était à bout de ressources. Son sommeil était troublé des rêves les plus effrayants. Qu’allait-il devenir ? Il regrettait de n’avoir pas gardé un peu plus d’argent de l’inconnu. Une pensée unique le poursuivait, le hantait : Qu’allait-il devenir ?

Il se prenait alors à regretter de ne pas s’être contenté de sa situation de duc, d’avoir voulu mieux et de n’avoir pas su se rendre utile en conservant son rang. Mais il refoulait ces pensées tant qu’il le pouvait ; elles l’assaillaient de nouveau et chaque fois il s’irritait de n’être pas plus maître de lui. Cette constatation le peinait plus encore que le sentiment de sa misère ; elle l’empêchait de dormir autant que les ronflements grossiers de ces rudes travailleurs ; alors écœuré, dégoûté, il se levait vers deux ou trois heures du matin et montait sur le toit y chercher quelquefois un sommeil réparateur. En même temps que le sommeil, l’appétit s’en allait, et la vie semblait perdre tout intérêt pour lui. Enfin un jour, pris d’un accès de désespoir plus violent que les autres, il se dit — tout en rougissant à cette idée —  : Si mon père savait mon nom américain, il… Mon Dieu ! mon devoir serait de le lui dire. Je n’ai pas le droit d’attrister ses jours et ses nuits ; il me suffit d’empoisonner ma propre vie. Oui, il faut qu’il connaisse mon nom américain. Et il rédigea dans sa tête le télégramme suivant.

« Je m’appelle en Amérique Howard Tracy. »

Cette révélation ne l’engageait à rien. Son père le comprendrait comme il le voudrait : sans aucun doute, il y verrait une attention délicate et affectueuse de la part de son fils ; puis, continuant ses rêvasseries :

— Ah ! se disait-il, si mon père me demandait de revenir, je… je… ne pourrais pas lui obéir. Ne me suis-je pas imposé une mission à laquelle je ne peux renoncer sans lâcheté ? Non, non, je ne pourrais pas rentrer…

Après quelques instants de pause, il reprit :

— Mon Dieu ! peut-être devrais-je faire la part des circonstances ? Mon père est âgé ; qui sait s’il n’a pas besoin de moi pour le soutenir à la fin de sa vie ? Il faut que je réfléchisse ; au fond, ce ne serait pas bien de rester ici ; je devrais… oui, je devrais lui écrire quelques mots, lui donner ce petit plaisir. Et puis, peut-être me dira-t-il de revenir ! — Encore une pause : — Et cependant, s’il me l’écrivait, je ne sais vraiment pas… Pourtant le souvenir du « home » est si doux ! N’est-on pas excusable de désirer quelquefois le retrouver ?

Il entra dans un bureau du télégraphe et alla au premier guichet, réservé, prétendait Barrow, aux gens que l’on croit être des inférieurs ; on vous y traite, disait-il, avec un profond mépris jusqu’à ce qu’on découvre que vous êtes des gens de marque ; alors on devient pour vous d’une politesse outrée. Il y avait à ce guichet un jeune homme de dix-sept ans, occupé à lacer ses chaussures, le pied sur une chaise et le dos tourné au public. Sans bouger, il regarda par-dessus son épaule, toisa Tracy et continua son opération.

Tracy acheva d’écrire son télégramme et attendit, mais en vain ; le jeune homme ne se décidait pas à regagner sa place.

Impatienté, Tracy lui demanda :

— Voulez-vous prendre mon télégramme ?

L’autre regarda de nouveau de côté en ayant l’air de dire :

— Ne pouvez-vous donc pas attendre ?

Enfin son soulier lacé, il arriva, lut la dépêche et regarda Tracy très étonné, avec une expression de respect que Tracy ne rencontrait plus depuis longtemps ; aussi se demanda-t-il, si ce jeune bureaucrate lui témoignait une réelle déférence.

Le télégraphiste lut l’adresse à haute voix, avec une expression de satisfaction sur son visage.

— Duc de Rossmore ! Mâtin ! Vous le connaissez ?

— Oui.

— Vraiment ? Et il vous connaît ?

— Mais oui.

— Diable ! Et il vous répondra ?

— Je le crois.

— Êtes-vous sûr ? Où vous enverrai-je sa réponse ?

— Oh ! nulle part ; je passerai la prendre. Quand pensez-vous que je doive revenir ?

— Oh ! je n’en sais rien ; je vous l’enverrai, mais où ? laissez-moi votre adresse pour que je vous l’envoie dès que je l’aurai.

Mais Tracy ne voulut pas de cet arrangement : il venait de gagner le respect et l’admiration de ce jeune homme, et il ne voulait pas, en lui donnant l’adresse de sa pension, perdre en un instant sa considération ; il répéta donc qu’il reviendrait prendre sa dépêche et partit.

Il flâna tout en réfléchissant.

— Après tout, pensait-il, la considération vous fait toujours plaisir ; j’ai conquis le respect d’Allen et de quelques autres en infligeant une brossée au premier. Quoique ce sentiment caresse l’amour-propre, le respect dû à une ombre, à un vestige, paraît plus agréable encore. Il n’y a certes aucun mérite à correspondre avec un duc, et cependant l’attitude de ce jeune homme m’inspire de ce chef une certaine fierté.

Le télégramme était parti ! Cette idée seule le combla de joie ; il marchait allègrement, le cœur content. Il mit de côté tout respect humain et s’avoua à lui-même qu’il éprouvait une grande satisfaction à renoncer à son expérience et à retourner chez lui. L’attente de la réponse de son père le rendait très nerveux. Il se promena une heure, en faisant les cent pas pour tuer le temps, sans s’intéresser à ce qu’il voyait autour de lui, puis il retourna au télégraphe, demander si la réponse était arrivée.

— Oh ! non, lui répondit l’employé en regardant la pendule, « et je ne crois pas que vous la receviez aujourd’hui ».

— Pourquoi pas ?

— Mais… parce qu’il est déjà tard. On ne sait pas toujours où trouver les gens à l’autre bout du câble, et vous voyez d’après l’heure d’ici l’heure qu’il est là-bas.

— Oui, c’est vrai, dit Tracy, je n’y avais pas pensé.

— Six heures ici ; il doit être dix heures et demie ou onze heures là-bas. Oh ! sûrement vous n’aurez pas la réponse ce soir.

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