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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE XVII

Lorsque Tracy se trouva seul, il perdit sa gaieté factice et toute l’horreur de sa situation se dressa devant lui. Être dans la misère et se voir secourir par un faiseur de chaises, c’était déjà humiliant. Comment avait-il pu commettre la gaffe de se proclamer fils de duc devant cette bande grossière et incrédule ? Il n’en avait retiré qu’une humiliation de plus. Ces souvenirs lui causaient une douleur plus atroce encore. Et il se promit de ne jamais plus jouer au grand seigneur devant un auditoire aussi mal disposé.

La réponse de son père était un camouflet qu’il ne pouvait digérer. A n’en pas douter Lord Rossmore, persuadé que son fils avait trouvé du travail en Amérique, voulait le laisser manger de la vache enragée et mettre en pratique ses beaux principes socialistes. C’était l’explication la plus plausible de cette dépêche sèche, qu’il ne pouvait digérer. Certainement le télégramme serait suivi d’un autre plus affectueux, le priant de rentrer au foyer paternel ; brûlerait-il ses vaisseaux et écrirait-il à son père pour lui demander son billet de retour ? Oh ! non, il ne le ferait jamais, ou du moins pas encore. Le télégramme désiré viendrait sûrement. Chaque jour il entrait dans un bureau de poste différent demander s’il n’y avait pas de dépêche pour Howard Tracy. On lui répondait invariablement, non. A la fin, en le voyant entrer, les employés secouaient la tête sans attendre sa question, tant ils étaient fatigués de ses visites réitérées. A la fin il n’osa plus se présenter dans les bureaux.

Il était arrivé au paroxysme du découragement, car malgré toutes les recherches de Barrow il n’avait aucune chance de trouver du travail. Un jour, pourtant, il se décida à dire à Barrow :

— J’ai une confidence à vous faire, je suis tellement écœuré de moi-même que je me considère comme un être abject, orgueilleux et ridicule. Je vous ai laissé vous éreinter à me chercher de l’ouvrage et je n’ai pas su saisir l’occasion qui s’est présentée. Pardonnez-moi ce stupide amour-propre, dont je jure de me corriger et si ces étranges artistes veulent un autre associé, je suis leur homme.

— Comment, vous savez peindre ?

— Pas aussi mal qu’eux, certes ; sans être un génie, je ne me compare pas à eux ; en somme je me déclare un amateur de force moyenne ; je sais manier le pinceau, mais, en tout cas, mon talent si modeste qu’il soit plane à cent piques au-dessus de celui de ces barbares.

— Holà ! quelle veine. Si vous saviez comme je suis content de ce que vous me dites ! Travailler, c’est le bonheur de la vie ; peu importe ce qu’on fasse, pourvu qu’on travaille ; le travail est la planche de salut dans les moments critiques de l’existence. Allons, venez avec moi, nous allons chercher ces artistes ; votre idée me réconforte.

Les deux flibustiers étaient sortis, mais leurs armes s’étalaient avec emphase, dans leur petit atelier. Canons à droite, canons à gauche, canons derrière ; on se serait cru à Balaclava.

— Voici le cocher mécontent, Tracy. Allez-y, changez la mer en pelouse, le bateau en corbillard ; donnez à ces artistes une idée de votre talent.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Rentrés sur ces entrefaites, les artistes prodiguèrent leur admiration à Tracy.

— Mon Dieu, quelle merveille et comme le cocher va être content, n’est-ce pas, André ?

— Oh ! c’est sblendide, sblendide, M. Tracy ! Pourquoi vous n’avez bas dit, vous êtes un artiste sublime ! Lieb Gott ! si vous aviez été à Paris, vous seriez un brix de Rome, ni blus ni moins.

Les conditions furent vite réglées. Tracy était admis comme collaborateur à part égale ; sans perdre un instant, il prit son pinceau et donna à ces embryons d’art un cachet tout particulier. Avec lui, l’artillerie disparut pour céder la place à des emblèmes de paix et de prospérité commerciale, chats, chevaux, voitures, saucisses, remorqueurs, locomotives, pianos, guitares, rochers, jardins, fleurs, paysages. Il représenta tout ce qu’on lui demandait, et plus les commandes étaient grotesques, plus il avait de plaisir à les exécuter. Tout le monde se déclara content, les associés, les clients ; le beau sexe commença à affluer dans la boutique et les affaires devinrent très prospères. Tracy reconnaissait qu’on éprouve une satisfaction intime à travailler, quelque modeste que paraisse la besogne, et il conçut alors un sentiment de sa dignité personnelle qu’il ignorait jusqu’alors.

Le membre honoraire de Cherokee se sentait très découragé. Depuis longtemps il menait une existence tuante, partagée entre des alternatives de brillants espoirs et de cruelles déceptions. Les brillantes espérances étaient fondées sur Sellers, le magicien qui croyait toujours tenir le moyen infaillible d’attirer chez lui le cowboy, le jour même avant le coucher du soleil. Les sombres déceptions venaient de cette attente crispante de prophéties qui tardaient à se réaliser.

Au moment où nous en sommes de notre récit, Sellers était bien obligé de convenir de la défectuosité de sa combinaison et de l’état de découragement de Hawkins. Il fallait agir et empêcher ce pauvre ami de perdre le nord, car Hawkins se sentait à bout de courage. Miné par ses préoccupations, le pauvre diable avait une physionomie sombre où se lisait le désespoir. Il fallait le distraire à tout prix. Sellers réfléchit un instant et prit un parti.

— Euh, dit-il, d’un air important et suggestif, nous sommes tous deux déçus de cette extériorisation qui ne réussit pas comme nous le voudrions, vous en convenez, n’est-ce pas ?

— En convenir ? Je crois bien que j’en conviens !

— Parfait ! Eh bien ! scrutons le fond de notre état d’âme ; ni votre cœur, ni vos affections ne sont en cause, en d’autres termes vous ne désirez pas voir l’extériorisé pour lui-même, vous en convenez, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, certainement.

— Parfait, nous faisons des progrès ; somme toute, ce sentiment n’est pas dû à l’échec de l’extériorisation, il ne vient pas non plus du chagrin que nous cause la personne de l’extériorisé. Eh bien ! ajouta le duc sur un ton de triomphe, la logique pure et simple nous amène à cette conclusion : notre déception vient uniquement de la perte d’argent qui en résulte, avouez que je suis dans le vrai.

— Bien certainement, je vous l’accorde et de grand cœur.

— Très bien, quand on connaît la source du mal, on connaît aussi le remède, c’est bien notre cas ; ce qu’il nous faut avant tout, c’est de l’argent.

Ces mots furent lancés avec une telle assurance et une telle persuasion que Hawkins sentit immédiatement sa confiance renaître.

— Uniquement de l’argent, dites-vous, répondit-il. Vous ne me raconterez pas que vous avez le moyen de…

— Washington, me croyez-vous donc réduit aux ressources que je divulgue au public et à mes intimes ?

— Mais… je…

— Admettez-vous qu’un homme bien doué et pétri d’expérience ne garde pas dans son sac quelques trésors cachés pour les mauvais jours, lorsqu’il a, comme moi, autant de cordes à son arc ?

— Oh ! vous me faites déjà du bien, colonel.

— Avez-vous jamais pénétré dans mon laboratoire ?

— Mais non.

— Ah ! vous voyez bien que vous ne soupçonniez même par l’existence de mon laboratoire ! Allons, venez avec moi, je vous y montrerai une petite invention dont je n’ai guère parlé qu’à une cinquantaine de personnes. Je procède d’ailleurs toujours de la même façon ; j’attends que l’idée soit mûre ; quand tout est bien prêt, je crie : lâchez tout.

— Colonel, je vous assure que vous m’inspirez maintenant une confiance aveugle. Il me semble, lorsque vous parlez, qu’il n’y a plus rien à ajouter, encore moins à critiquer.

Le vieux duc était profondément touché et satisfait.

— Je suis heureux que vous ayez confiance en moi, Washington, il y a tant de gens qui en manquent.

— J’ai toujours cru en vous, et j’y croirai toujours.

— Merci, mon garçon, vous ne vous en repentirez pas, je vous assure.

En entrant dans le laboratoire, le duc continua :

— Vous vous croyez en présence d’une boutique de cordages, ou même d’un hôpital ; en réalité il y a là des mines de Golconde qui échappent aux regards. Regardez là. Que vous représente cet objet ?

— Je n’en sais vraiment rien.

— Naturellement, et c’est la grande découverte que j’ai faite, c’est le phonographe mis à l’usage de la marine. Vous y enregistrez tous les jurons, les gros mots nécessaires en mer. Vous savez comme tout le monde qu’en service les marins ne procèdent qu’à coups de jurons ; aussi le capitaine qui sacre le plus fort, est-il le plus apprécié ; en cas de danger, le sort d’un bateau peut donc dépendre de l’intensité des jurons du capitaine. Mais un bateau est grand, le capitaine ne peut se trouver partout à la fois et bien souvent on a vu un navire se perdre, parce que les ordres du capitaine n’avaient pas été entendus partout (dans les tempêtes par exemple). Eh bien ! j’admets qu’un bateau ne puisse avoir plusieurs capitaines, mais il peut toujours avoir plusieurs phonographes à jurons qu’on place sur tous les points du navire. Vous le voyez, cet instrument devient une bouée de sauvetage. Figurez-vous une violente tempête et une centaine de mes instruments jurant et sacrant à l’unisson, quel spectacle splendide. Le bateau traverse les lames majestueux et ferme comme par une mer d’huile.

— Voilà une idée géniale, mais comment préparez-vous cet instrument ?

— Je le charge tout simplement.

— Comment ?

— Vous n’avez qu’à vous placer devant et à jurer dedans.

— Cela suffit ?

— Oui, parce que chaque mot enregistré est conservé pour toujours. Dès que vous tournez la manivelle, l’instrument redit vos paroles et même si dans une violente tempête le phonographe est renversé, il continue à jurer. Cela produit un fameux effet sur les marins, je vous assure.

— Ah, je vois, mais qui les charge ? Le capitaine ?

— Oui, s’il veut, ou bien je les fournis tout chargés. Je puis prendre un artiste à 75 livres par mois qui gravera facilement cent cinquante phonographes en cent cinquante heures. Et un spécialiste le fera mieux qu’un capitaine inexpérimenté. Tous les bateaux du monde seront munis de phonographes par mes soins. Car je les chargerai dans toutes les langues, Hawkins ; je vous le déclare, ce que je fais là sera la plus grande œuvre moralisatrice du siècle. Dans cinq ans les phonographes se chargeront à la machine, et vous n’entendrez plus un mot choquant sortir d’une bouche humaine sur un navire. Toutes les églises du monde ont dépensé des millions en cherchant à abolir ces vocabulaires grossiers de la marine, eh bien ! songez donc à l’immortalité qui s’attachera à mon nom lorsque j’aurai accompli cette réforme noble et élevée par mes propres moyens et sans l’aide de personne.

— C’est vrai, c’est admirable. Mais comment donc avez-vous pu avoir cette idée ? Votre imagination est géniale. Comment donc, m’avez-vous dit, chargez-vous l’instrument ?

— Oh ! c’est bien facile. Si vous voulez qu’il soit fortement chargé, vous parlez dedans, bien en face ; si vous le laissez ouvert tout bonnement, il se chargera de lui-même, c’est-à-dire qu’il réalisera tous les sons émis autour de lui, dans un rayon de six pieds. Je vais vous le faire marcher, j’ai eu précisément hier une séance de chargement. Allons, bon, on l’a laissé ouvert, c’est trop fort ; je pense d’ailleurs qu’il n’a guère eu l’occasion d’enregistrer de vilains propos. Pressez le bouton et attendez.

Le phonographe commença à chanter :

Il y a une maison, bien loin, bien loin,
Où l’on a du jambon et des œufs trois fois par jour.

— Diable, ce n’est pas ça, quelqu’un a dû chanter ici.

La voix nasillarde reprit plaintivement avec des alternatives de douceur et de miaulements de chats en colère :

Oh ! comme gémissent les pensionnaires
A l’appel de la cloche du dîner.
Ils donnent à leur patron…

(Bruits d’une bataille de chats au milieu de laquelle les derniers mots se perdent).

Trois fois par jour

Nouvelle et terrible bataille, la voix plaintive hurle de nouveau : Arrière que diable ! (bruit de projectiles lancés).

— Ma foi tant pis, laissez-le aller.

J’ai quelque part ici des bordées d’injures à l’usage des marins ; je ne sais où les trouver, mais vous comprenez le mécanisme de l’instrument.

— Oh ! oui, admirablement, répondit Hawkins avec conviction. Mais il y a une fortune là-dedans !

— Rappelez-vous, Washington, que la famille Hawkins en aura sa part.

— Oh, merci, merci, vous êtes toujours aussi généreux ! Ah, c’est bien la plus grande invention du siècle !

— Ah ! c’est que nous vivons dans des temps merveilleux. Les éléments sont gros de forces inconnues et cela depuis l’origine ; mais nous sommes les premiers à savoir les capter, les utiliser. Voyez-vous, Hawkins, tout a son utilité, rien ne devrait se perdre en ce monde. Prenez le gaz des égouts, par exemple ; jusqu’à présent il n’a pas été employé, personne n’a essayé de s’en servir, personne, vous le savez comme moi, n’est-ce pas ?

— Oui, mais je ne vois pas bien… je me demande pourquoi on…

— Pourquoi on le recueillerait ? Je vais vous le dire. Voyez-vous cette petite invention-là, je l’appelle un décomposeur. Si vous me trouvez une maison produisant par jour une certaine quantité de gaz, je tiens le pari qu’au moyen de mon décomposeur, je lui en ferai donner cent fois plus en moins d’une heure.

— Grand Dieu, pourquoi donc ?

— Pourquoi ? écoutez et vous me comprendrez de suite. Rien ne peut rivaliser avec ce gaz comme éclairage et comme économie ; au fond, il ne coûte pas un centime. Vous avez un gros tuyau de plomb auquel vous adaptez mon décomposeur et le tour est joué. Les tuyaux à gaz ordinaires suffisent ; ils constituent la seule dépense. D’ici à cinq ans, major Hawkins, pas une maison ne sera éclairée différemment. Tous les médecins à qui j’en parle recommandent mon système ; les plombiers en font autant.

— Mais n’est-ce pas très dangereux ?

— Oui, évidemment, mais tout est dangereux, le gaz de houille, les bougies, l’électricité ; ce n’est donc pas là un obstacle.

— Et ce gaz éclaire bien ?

— Oh ! supérieurement.

— Avez-vous fait un essai probant ?

— Mon Dieu, non, pas tout à fait. Et puis, Polly a peur, elle ne veut pas me laisser l’installer ici, mais j’essaye de le faire adopter chez le Président ; chez lui ce sera facile. Je n’ai pas besoin de cet appareil ; vous pouvez le proposer à un hôtel et en faire l’essai, si vous voulez, Washington.

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