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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE V

Le télégramme ne reçut de réponse ni par lettre ni par dépêche ; la jeune fille ne donna pas signe de vie ; et cependant, en dehors de Washington, personne n’en parut étonné. Trois jours après, Hawkins demanda timidement, à Lady Rossmore, ce qu’elle augurait de ce silence.

— Oh ! dit-elle simplement, je n’en sais rien et ne m’en préoccupe pas. Avec elle, on peut s’attendre à tout ; elle est une vraie Sellers ; voyez-vous, une Sellers pur sang ! Soyez tranquille, il n’est rien arrivé à ma fille ; quand elle sera prête, elle écrira ou elle viendra, ni plus ni moins.

Une lettre arriva en effet au même moment : on la remit à Mrs Sellers qui la reçut avec calme, sans l’apparence de la moindre émotion. Elle essuya ses lunettes lentement, tout en causant, et décacheta tranquillement la lettre qu’elle lut à haute voix :

Kenilworth Keep, Redgauntlet Hall, Rowena-Ivanhoe College, Jeudi.

Ma bien chère maman Rossmore,

Quelle joie ! Elles me regardaient toutes du haut de leur grandeur et je le leur rendais de mon mieux, vous savez. Elles disaient toujours ironiquement qu’on peut à la rigueur se contenter d’être l’ombre d’un duché, mais l’ombre d’une ombre !… pouah ! fi donc ! Et moi je ripostais qu’il était bien piteux de ne pouvoir justifier que d’une ancienneté de quatre générations, et encore de quelles générations ! de va-nu-pieds hollandais ou de pêcheurs de morue ! belle origine ma foi !

Eh bien ! votre dépêche a déchaîné une vraie tempête ! Le porteur m’a délivré votre message justement dans la grande salle d’audience où nous étions toutes réunies, en criant : Un télégramme pour Lady Gwendolen Sellers ! Si vous aviez vu, maman chère, toutes ces pimbêches de haute naissance métamorphosées en statues de sel ! Comme d’habitude, j’étais, nouvelle Cendrillon, seule dans mon coin. Je pris la dépêche, l’ouvris, et fus sur le point de m’évanouir (oh ! si je n’avais pas été prise, ainsi, à l’improviste, j’y serais arrivée). N’y parvenant pas, j’eus une autre idée sublime ; je tirai mon mouchoir de ma poche, je me mis à sangloter et m’enfuis dans ma chambre, ayant soin de laisser tomber la dépêche derrière moi. J’ouvris un œil (ce qui me permit de les voir se précipiter toutes sur le précieux papier) et je continuai ma fuite éperdue, ravie au fond de l’âme.

Les visites de condoléances plurent chez moi, je dus les subir et me défendre des parentés invraisemblables qu’elles voulaient toutes découvrir entre elles et moi, à commencer par cette petite peste de Mac Allister qui m’avait toujours humiliée, et qui réclamait toujours la préséance sur ses camarades, à cause de je ne sais quel ancêtre noble qu’elle citait à tout propos.

Mais mon plus grand succès fut… vous ne devinerez jamais où et comment. Cette petite oie et deux autres du même calibre nous ont toujours disputé la préséance ; c’était une idée fixe chez elles ; elles voulaient être servies les premières à table, sortir les premières de la salle à manger, que sais-je encore ? Eh bien ! après mon premier jour de deuil et de réclusion (je m’arrangeai une robe de deuil), je reparus à table. Que vois-je en entrant ? Mes trois pimbêches assises patiemment, à moitié mortes de faim, attendant que Lady Gwendolen veuille bien se mettre à table ? Oh ! je viens de me payer du bon temps, je vous assure ! Et figurez-vous que pas une de mes camarades n’a osé demander comment j’avais hérité de mon nouveau nom !

Les unes se sont abstenues par un sentiment de délicatesse ; les autres par intimidation. Je les ai bien dressées, vous voyez !

Dès que j’aurai tout réglé ici, et aspiré encore quelques bouffées d’encens, je ferai mes malles et partirai. Dites à papa que je suis aussi fière que lui de mon nouveau nom. Quelle bonne inspiration il a eue ! Il est vrai qu’il a toujours des idées géniales.

Votre fille affectionnée,
Gwendolen.

Hawkins prit la lettre, y jeta un coup d’œil :

— Jolie écriture, dit-il, caractère égal et plein d’entrain, va droit son chemin ; charmante nature, c’est visible.

— Oh ! tous les Sellers sont comme cela, ou, du moins, ils ressembleraient tous à ce portrait, s’ils étaient plus nombreux ; jusqu’à ces pauvres Latherses qui auraient eu le même caractère s’ils avaient été des Sellers, des Sellers pur sang, veux-je dire ! Évidemment, ils avaient beaucoup de sang Sellers dans les veines, mais l’alliage les a forcément un peu gâtés !

Huit jours plus tard, tandis que Washington descendait déjeuner mélancoliquement, une vision charmante s’offrit à ses yeux. Il se trouva en présence de la plus jolie fille qu’il eût jamais rencontrée. C’était Sally Sellers, la nouvelle Lady Gwendolen, qui venait d’arriver la nuit précédente. Elle lui parut remarquablement bien habillée ; sa robe, d’une coupe irréprochable et de ton harmonieux, était garnie avec un goût parfait. Quoique vêtue d’une robe de matin très simple, il trouva la jeune fille délicieuse et comprit en la voyant pourquoi l’intérieur pauvre et modeste des Sellers avait un petit cachet d’élégance qui faisait plaisir à l’œil. Sally Sellers était la magicienne, la fée bienfaisante qui laisse un peu d’elle-même partout où elle passe, et qui transforme tout ce qu’elle approche d’un coup de baguette.

— Major Hawkins, je vous présente ma fille, qui revient auprès de ses vieux parents mêler sa douleur à la leur, et les aider à supporter cette lourde épreuve. Elle adorait le duc défunt ; je puis même dire qu’elle l’idolâtrait.

— Mais, mon père, je ne l’ai jamais vu !

— Ah ! c’est vrai ! je me trompe ; je vous confondais avec votre mère…

— Moi, j’idolâtrais cet individu, ce pauvre idiot ?

— Non, c’est moi au fait ! Pauvre cher ami, nous étions d’inséparables cama…

— Mon Dieu ! Mulberry Sellers… (je veux dire Rossmore) ! au diable ce nom qui m’écorche la langue ! Je vous ai entendu non pas une fois, mais cent fois, mille fois, dire que si ce pauvre père !…

— Je pensais en effet à… (ma foi, je ne sais plus à quoi je pensais ; au fond cela n’a pas d’importance) je me rappelle seulement que quelqu’un l’adorait et cela, j’en suis sûr…

— Mon père, je vais donner une bonne poignée de main au major Hawkins pour sceller ainsi notre amitié qui ne date pas d’aujourd’hui. Je me rappelle très bien vous avoir vu autrefois, major Hawkins, alors que j’étais petite fille, et je suis enchantée de vous retrouver à la maison comme ami de la famille.

Tout en lui parlant, elle le regardait bien en face, de ses jolis yeux clairs qui illuminaient son visage.

Enthousiasmé de sa franchise et de son amabilité, il lui déclara que loin de l’avoir oubliée, il se souvenait d’elle aussi bien que de ses propres enfants, et pour le lui prouver, il essaya de lui rappeler quelques détails de ce temps passé ; pour agrémenter son compliment un peu emphatique et embarrassé, il ajouta que sa prodigieuse beauté l’avait stupéfié, qu’il n’en revenait pas et se demandait même si elle était bien l’enfant qu’il avait connue autrefois. Cette déclaration gagna le cœur de la jeune fille qui voua au major une sincère amitié.

A vrai dire, la beauté de cette délicieuse créature était d’un type peu ordinaire, et elle mérite que nous consacrions quelques lignes à sa description. La vraie beauté ne consiste pas uniquement à avoir des yeux, une bouche, un nez réguliers ; elle réside dans un ensemble de traits, d’expression, de coloris qu’on rencontre rarement. Telle était bien Lady Gwendolen Sellers ; quiconque la regardait un instant ne pouvait plus se lasser de l’admirer.

La famille étant au complet depuis l’arrivée de Gwendolen, on décréta que le deuil officiel allait commencer ; il commencerait chaque jour vers six heures (heure du dîner) et se terminerait à la fin du repas.

— C’est une belle lignée, une honorable famille, major, qui mérite d’être royalement pleurée… Gwendolen… Ah ! elle est partie ! tant pis, je voulais mon Gotha, je le chercherai moi-même, pour vous montrer quelques détails qui vous intéresseront sur notre maison. Je viens de faire des études héraldiques ; et j’ai découvert que parmi les soixante-quatre enfants naturels de Guillaume le Conquérant…, (ma chère, voulez-vous me passer le livre ?… sur le bureau de mon boudoir… c’est cela…) ; je disais donc que les Saint-Alban, Buccleugh et Grafton passent avant nous ; tous les autres représentants de la noblesse anglo-saxonne viennent bien loin derrière nous. Ah ! merci, chère amie. Tiens ! une lettre adressée X. Y. Z… admirable ! Quand est-elle donc arrivée ?

— Hier soir ; mais je dormais quand vous êtes rentré, puis je me suis occupée du déjeuner de Gwendolen, et sa présence m’a fait tout oublier.

— Quelle adorable fille ! son origine se retrouve partout dans son maintien, sa démarche, ses traits… Mais au fait, que dit-il ? C’est palpitant.

— Je ne l’ai pas lue… Rossm… M. Rossm…

— Milord ! donnez-moi ce diminutif ; c’est très anglais et très chic. Voyons, lisons la lettre.

« A vous savez qui : Je crois vous connaître. Attendez dix jours. Vais venir à Washington. »

Les deux hommes parurent très déconfits en lisant ce message. Un long silence suivit, puis le plus jeune reprit en soupirant.

— Mais nous ne pouvons attendre notre argent dix jours.

— Non : cet homme est vraiment incroyable ! Nous sommes pannés à fond, il n’y a pas d’erreur.

— Si nous pouvions seulement lui expliquer d’une manière quelconque que nous sommes pressés, que notre temps est précieux ?…

— Oui, oui ! Nous lui dirons que nous aimerions mieux le voir arriver de suite et que…

— Que quoi ?

— Eh bien, que… que nous saurons apprécier le service qu’il nous rend…

— C’est cela… et que nous lui témoignerons notre reconnaissance d’une manière…

— Parfait !… cela le fera venir. En recevant une lettre aussi bien tournée, s’il est vraiment un homme, s’il a les sentiments, la délicatesse d’un homme de cœur, il arrivera ici dans les vingt-quatre heures. Vite, du papier, une plume ; nous avons trouvé le joint.

Malgré leur belle assurance, ils rédigèrent vingt-deux messages, mais aucun d’eux ne leur plut ; ils trouvaient à chacun un vice capital, capable d’éveiller des soupçons dans l’esprit de Pete, cependant il fallait conserver à cette missive une certaine note de fierté sous peine de tomber dans des termes trop rampants. Enfin le colonel émit son avis :

— J’ai remarqué fréquemment, dit-il, dans ma carrière littéraire, que lorsqu’on a une chose à cacher, le mieux est de la dissimuler entièrement et sans détours ; c’est le meilleur moyen d’exposer ses idées et d’imposer ses théories sans que le lecteur s’en doute.

Hawkins approuva et reposa sa plume ; tous deux décidèrent qu’ils attendraient coûte que coûte les dix jours. Ils se tinrent le raisonnement suivant : puisqu’ils pouvaient compter sur les cinq mille dollars, ils trouveraient assurément à emprunter au moins de quoi patienter pendant dix jours ; à ce moment-là, les expériences d’extériorisation auraient porté leurs fruits ; alors… adieu ennuis, soucis… et le reste.

Le lendemain, à noter quelques incidents. Les restes mortels des nobles jumeaux de l’Arkansas furent embarqués pour l’Angleterre et adressés à Lord Rossmore contre remboursement, comme c’était convenu. Le fils de Lord Rossmore, Kircudbright Llanover Marjoribanks Sellers, vicomte Berkeley, s’embarqua à Liverpool pour l’Amérique afin de remettre les titres et biens usurpés par sa famille au véritable duc, Mulberry Sellers, de Rossmore Towers (district de Columbia E.-U. d’Amérique).

Les deux bâtiments devaient se croiser cinq jours plus tard, au milieu de l’Atlantique, sans se douter de cette étrange coïncidence de circonstances.

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