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Le prétendant américain : $b roman

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CHAPITRE II

Quelques jours avant l’expédition de cette lettre, le colonel Mulberry Sellers était assis dans sa bibliothèque ; cette pièce lui servait en même temps de salon, de galerie de tableaux et d’atelier selon les circonstances. Il paraissait vivement absorbé par la confection d’un petit objet qui ressemblait à un objet mécanique.

Le colonel était un homme d’âge mûr, aux cheveux blancs, mais il paraissait jeune encore, alerte et pas du tout tassé par l’âge. Sa chère épouse était assise à côté de lui et tricotait paisiblement avec son chat sur les genoux. La pièce était spacieuse, claire et confortable, bien que meublée simplement et garnie de quelques bibelots de médiocre valeur. Mais les fleurs et ce je ne sais quoi de l’air ambiant trahissaient dans la maison la présence d’une personne active et pleine de goût.

Les chromos eux-mêmes accrochés aux murs ne choquaient pas la vue et décoraient harmonieusement ce salon ; il était difficile de détacher son regard de ces images. Les unes représentaient la mer, d’autres des paysages, certaines étaient des portraits. On y reconnaissait des Américains de haute marque, décédés ; même une main hardie avait gravé au bord de plusieurs de ces portraits le nom des ducs de Rossmore. Au bas de l’un d’eux, figurait le nom de Simon Lathers duc de Rossmore actuel. Pendue à un mur, on apercevait une carte de chemin de fer délabrée du Warwickshire, sur laquelle figurait le nom ronflant de « Domaine de Rossmore ». Au mur opposé, une autre carte constituait la décoration la plus importante de la pièce ; cette carte paraissait énorme. Elle représentait jusqu’alors la Sibérie, mais on avait cru bon de faire précéder ce nom du mot « Future ». On apercevait sur cette carte des annotations à l’encre rouge, des indications de villes et de leur population, là où n’existaient encore ni villes ni habitants. Une de ces villes imaginaires destinée à quinze cent mille âmes portait le nom barbare de « Libertyorloffskoisanliski » ; une autre plus importante encore (la capitale sans doute) s’appelait « Freedomovnaivanovich ».

La maison qu’occupait le colonel (son hôtel comme il l’appelait) était assez grande ; on y voyait encore un léger soupçon de couleur, juste assez pour faire supposer qu’elle avait été jadis badigeonnée. Située dans les faubourgs de Washington, elle avait dû être construite en pleine campagne, au milieu d’une cour, assez mal entretenue ; elle était entourée d’une palissade en piteux état dont la porte restait presque toujours fermée.

Des plaques variées ornaient l’entrée de cette demeure ; celle qui tirait le plus l’œil portait l’inscription suivante : « Colonel Mulberry Sellers, avocat au barreau et avoué ». Les autres indiquaient au passant que le colonel était en même temps hypnotiseur, médecin des maladies mentales, magnétiseur, etc., etc. ; bref, un homme universel.

Un superbe nègre à cheveux blancs, en lunettes et gants de coton blanc, se présenta, fit un profond salut et annonça :

— M. Washington Hawkins.

— Grand Dieu ! fais-le entrer, Daniel, fais-le entrer.

En un instant, le colonel et sa femme furent debout, accueillant le nouvel arrivant avec des transports de joie. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, auquel ses cheveux blancs et son air déprimé donnaient l’apparence d’un vieillard.

— Eh ! bien, Washington, mon ami, vous voilà donc ! Nous sommes bien contents de vous revoir, je vous assure ; vous savez que vous êtes chez vous ici, vous avez un peu vieilli, il me semble ; mais à part cela, toujours le même, n’est-ce pas, Polly ?

— Mais certainement ; comme vous ressemblez à votre regretté père ! mais, mon Dieu, d’où venez-vous ? Il y a au moins…

— Quinze ans que je suis parti, madame Sellers.

— Comme le temps passe ! hélas !

Sa voix trembla, un sanglot étrangla cette dernière parole, et les deux amis, silencieusement émus, la virent essuyer furtivement une larme du coin de son tablier.

— Vous lui avez, sans le vouloir, rappelé les enfants — tous morts sauf le dernier ! Mais ne pensons pas aux chagrins ; la joie sans ombre, telle est ma devise ; il faut cela pour entretenir sa faute ; croyez-en ma vieille expérience, Washington. Allons, racontez-nous un peu ce que vous êtes devenu pendant ces quinze ans, et où vous avez été.

— Jamais vous ne le devineriez, colonel. J’étais à Cherokee.

— A Cherokee ? dans mon pays ?

— Parfaitement.

— Ce n’est pas possible ! Comment ! vous habitiez là-bas ?

— Oui, si l’on peut appeler vivre l’existence que nous menions dans ce trou, où l’on n’a que déceptions, découragements et ennuis de toutes espèces !

— Et Louise vivait avec vous ?

— Oui, et les enfants aussi.

— Ils y sont en ce moment ?

— Mais oui, mes moyens ne me permettaient pas de les ramener.

— Ah ! je comprends, vous avez été obligé de venir pour adresser une réclamation au Gouvernement. Ne vous inquiétez pas, mon ami, je prends la chose en mains.

— Mais je ne veux rien réclamer au Gouvernement.

— Non ? Alors vous voulez un bureau de poste ? Je vous l’obtiendrai ; soyez tranquille.

— Pas du tout ; vous êtes loin de la question.

— Voyons, Washington, pourquoi faire le mystérieux ; pourquoi ne pas me dire ce que vous voulez, et témoigner si peu de confiance à un vieil ami comme moi. Me croyez-vous donc incapable de garder un…

— Il n’y a aucun secret, mais vous m’interrompez tout le temps.

— Mais non, mon vieux ; je connais la nature humaine, et je sais que lorsqu’un homme arrive à Washington, qu’il vienne de Cherokee ou d’ailleurs, c’est qu’il a un but bien défini. Et, en règle générale, il n’obtient pas ce qu’il veut ; alors, il se retourne d’un autre côté et fait une nouvelle demande ; pas plus de succès que la première fois ; la guigne le poursuit ; mais il s’obstine à rester et finit par tomber dans une misère telle qu’il ne peut plus retourner chez lui. Bref, il meurt sur place et Washington hérite de sa dépouille.

Laissez-moi donc parler ; je sais ce que je dis. J’étais heureux, ma situation était prospère dans le Far West, vous le savez. J’avais une position unique à Hawkeye, je passais pour le premier citoyen, l’autocrate de l’endroit ; oui, l’autocrate, Washington. Eh bien ! bon gré mal gré, il me fallut céder aux instances générales et devenir ministre au Parlement. Comme tout le monde m’y poussait, à commencer par le gouverneur, je consentis à partir, bien malgré moi, je vous assure. J’arrivai donc… un jour trop tard ! Voyez, Washington, à quoi tiennent les plus grands événements !!… ma place était prise. Et j’étais là, ne sachant plus quelle tête faire ; le Président avait beau regretter ce contre-temps, le mal était fait ! Alors je dus modérer mes prétentions (ce n’est jamais une mauvaise chose pour nous) et je demandai Constantinople ; au bout d’un mois je posai ma candidature pour la Chine, puis le Japon ; un an après, je briguais, les larmes aux yeux, un emploi infime de casseur de pierres au département de la Guerre… d’ailleurs sans plus de succès.

— Casseur de pierres ?

— Parfaitement, cet emploi avait été institué à l’époque de la Révolution, lorsque les fusils à pierre étaient fournis par le Gouvernement. Et ce poste existe toujours, bien que les fusils à pierre aient été supprimés, car le décret l’instituant n’a pas été rapporté. C’est un oubli, une négligence si vous le voulez, mais le titulaire de ce poste est payé comme au temps jadis.

— Quelle histoire ! s’écria Washington après un moment de silence. De ministre aux appointements de 25.000 francs, dégringoler tous les échelons de l’ordre social jusqu’au métier de casseur de pierres avec…

— Trois dollars par semaine, voilà la vie, mon bon ami. On veut s’offrir un palais, bien heureux ensuite de se loger dans un bouge !!

Après un silence prolongé, Washington reprit d’une voix émue :

— Ainsi, vous êtes venu contre votre gré pour céder aux instances et donner satisfaction à l’amour-propre de vos concitoyens, et vous n’avez rien reçu en échange de votre dévouement ?

— Comment, rien ? Et le colonel arpenta la pièce à grands pas pour calmer ses nerfs surexcités. Rien ? Mais, vous n’y songez pas, Washington ! Comptez-vous pour rien l’honneur de faire partie du corps diplomatique du premier pays du monde ?

A son tour, Washington était mort d’étonnement ; ses regards ébahis et l’expression de stupeur de son visage en disaient plus que toutes les paroles qu’il aurait pu prononcer. La blessure du colonel était cicatrisée ; il se rassit joyeux et content ; et se penchant en avant :

— Que pouvait-on bien accorder, reprit-il, à un homme dont la carrière illustre n’avait pas de précédent dans l’histoire du monde ? à un homme qui, porté par l’opinion publique, avait passé par tous les échelons de la carrière diplomatique, depuis le poste unique d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la cour de Saint-James, jusqu’à celui de consul dans un rocher de guano des îles de la Sonde, avec un traitement payable en guano (cette île, d’ailleurs, disparut dans la convulsion d’un tremblement de terre la veille du jour où ma nomination allait être signée) ? En souvenir de ce fait unique et mémorable, il me fallait une récompense grandiose ; elle me fut accordée. La voix du peuple, le suffrage universel qui prime les lois et tient en tutelle les Gouvernements, me nomma membre inamovible du Corps diplomatique, et représentant de toutes les puissances de la terre auprès de la cour républicaine des États-Unis d’Amérique. Puis on me ramena chez moi aux lueurs d’une retraite aux flambeaux.

— C’est merveilleux, colonel, tout simplement merveilleux !

— C’est la plus belle position officielle du monde.

— Je le crois, c’est la plus imposante.

— Vous l’avez dit. Songez un peu à l’étendue de mon pouvoir : je fronce les sourcils ! la guerre est déchaînée ; je souris, les nations en chœur mettent bas les armes.

— C’est horrible, cette responsabilité écrasante !

— Oh ! la responsabilité ne m’a jamais effrayé ; j’y ai toujours été habitué !

— Et quel casse-tête, mon Dieu ! êtes-vous obligé d’assister à toutes les séances ?

— Moi ! L’Empereur de Russie préside-t-il les conseils des Gouverneurs de ses provinces ? Assis chez lui, il dicte ses volontés.

Washington se tut, puis après un profond soupir :

— J’étais fier de moi il y a un instant, reprit-il, mais combien je me trouve peu de chose maintenant ! Colonel, la raison qui m’amène à Washington, la voici : je suis le délégué congressiste de Cherokee.

Le colonel bondit et exprima bruyamment sa joie.

— Serrez-moi la main, mon ami ; quelle nouvelle ! Je vous félicite de tout mon cœur. Je l’avais bien prédit ; j’avais toujours dit que les plus hautes destinées vous attendaient. Vous en êtes témoin, Polly ?

Washington ne revenait pas d’une telle explosion d’admiration.

— Mais, colonel, ne me félicitez pas si chaleureusement. Ce petit oasis, microscopique, perdu et inhabité, n’est qu’un point minuscule dans l’univers. Il me fait l’effet d’une pauvre petite table de billard.

— Taisez-vous donc. Le fait de votre élection prouve votre influence.

— Mais, colonel, je n’ai même pas une voix !

— Qu’est-ce que cela fait ? Vous pouvez pérorer tout à votre aise.

— Mais non, car il n’y a que deux cents habitants.

— C’est bon, c’est bon !

— Ils n’avaient même pas le droit de m’élire, car notre pays n’étant pas reconnu comme territoire, aucun acte officiel du Gouvernement ne relatait notre existence.

— Plaisanterie que tout cela ! J’arrangerai tout en un rien de temps.

— Vraiment ! Oh ! colonel, que vous êtes bon ! Je vous retrouverai donc toujours le même ami fidèle ! et, ce disant, des larmes de reconnaissance perlèrent aux yeux de Washington.

— Je considère la chose comme faite, mon cher. Une bonne poignée de mains, et je vous promets qu’à nous deux, nous ferons de la belle besogne.

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