Le prétendant américain : $b roman
CHAPITRE XVIII
Cette idée fit trembler Washington, qui prit une attitude rêveuse et se mit à réfléchir. Sellers, impatient, lui demanda à quoi il pensait.
— Eh bien ! voici. Avez-vous en tête un plan qui nécessite l’intervention d’une banque anglaise pour vous avancer les fonds nécessaires à assurer le succès de votre invention ?
Le colonel, surpris, riposta.
— Comment Hawkins, vous pouvez donc scruter la pensée d’autrui ?
— Moi, je n’y ai jamais songé.
— Comment, alors, avez-vous pu le deviner ? C’est, si vous ne le savez pas, ce qu’on appelle lire dans la pensée ; j’ai en effet un projet pour lequel il me faut le patronage d’une banque anglaise. Comment pouviez-vous le deviner ? Ce serait intéressant à étudier.
— Je ne sais pas, cette idée m’est simplement venue à l’esprit ; combien faudrait-il pour nous mettre à l’aise, vous ou moi ? Cent mille dollars. Et cependant, vous comptez sur deux ou trois de vos inventions pour vous enrichir à milliards. Si vous aviez besoin de dix millions, je le comprendrais, c’est encore possible ; mais des milliards cela devient du rêve. Vous devez avoir des intentions que j’ignore.
Le duo, de plus en plus étonné, répondit à Hawkins.
— Vous raisonnez parfaitement, mon ami, et votre appréciation prouve que mon plan est extraordinairement conçu. Car vous l’avez touché du doigt, vous avez mis dans le mille, vous avez pénétré au plus profond de mes desseins. Eh bien ! je vais vous exposer la chose, vous la comprendrez tout de suite ; je n’ai pas besoin, je pense, de vous demander une discrétion absolue. Vous saurez vous-même que mon projet réussira d’autant mieux qu’il aura été tenu secret jusqu’au moment propice. Avez-vous remarqué tous les livres et les brochures sur la Russie qui traînent dans mon appartement ?
— Oui, la première personne venue peut le remarquer.
— C’est que j’ai beaucoup étudié la question. La Russie est un grand et noble pays qui mérite son affranchissement.
Il s’arrêta et reprit sur un ton des plus naturels.
— Lorsque j’aurai cet argent, je l’affranchirai.
— Sapristi !
— Qu’est-ce qui vous fait sauter ainsi ?
— Mon Dieu, avant d’émettre une idée aussi fantastique que celle-là, vous pourriez au moins préparer votre auditeur par quelques explications préliminaires. Il ne faudrait pas agir ainsi à brûle-pourpoint, il y a de quoi vous donner une attaque. Allons, continuez, maintenant que je suis remis de mon émotion ; j’écoute plein d’intérêt et de curiosité.
— Eh bien ! après une étude approfondie de la question, j’en conclus que les moyens d’action des patriotes russes, quoique relativement bons (étant donné leur civilisation arriérée), ne sont ni efficaces ni sûrs. Ils essayent de susciter une révolution intérieure, c’est toujours très long, comme vous le savez et sujet à des à-coups ; de plus c’est très dangereux. Savez-vous comment s’y est pris Pierre le Grand ? Il n’a pas commencé au grand jour, vous le savez, sous le nez des Strelitz, non ; il a débuté en cachette et s’est assuré la complicité d’un seul régiment. Quand les Strelitz ont été prévenus, le régiment était devenu une armée, les situations étaient changées, il ne leur restait plus qu’à plier bagages et à céder la place aux autres. Cette simple idée est l’origine de la plus grande autocratie du monde, mais il ne faut pas s’y fier, cette même idée peut tout perdre et je vais vous le prouver en adaptant le système de Pierre le Grand à mon but.
— C’est joliment intéressant ce que vous me dites là, Rossmore. Mais qu’allez-vous faire ?
— Acheter La Sibérie et la transformer en République.
— Encore un autre projet renversant ! Vous allez l’acheter ?
— Oui, dès que j’aurai l’argent. Peu importe le prix, je l’aurai puisque je pourrai l’avoir. Eh bien ! considérez ceci maintenant. Quel est le pays qui nourrit la population la plus nombreuse, fait preuve de plus de courage et d’héroïsme, montre les aspirations les plus nobles, les plus élevées, l’amour le plus vif de la liberté et les idées les plus libérales ? C’est bien la Sibérie.
— En effet, je n’y avais jamais pensé.
— Personne n’y pense, mais cela n’a aucune importance. Ces prisons et ces mines renferment les êtres les plus parfaits, les plus capables que Dieu ait créés. S’il vous prenait la fantaisie de mettre en vente la population, offririez-vous celle-là à un régime autocratique ? Vous perdriez votre argent. Une monarchie n’a besoin que de brutes humaines. Mais supposez que vous vouliez fonder une république.
— A mon avis cette population ferait on ne peut mieux l’affaire.
— Je crois bien. La Sibérie porte en elle-même les matériaux rêvés pour ériger une république. Tout est prêt depuis longtemps. Cette évolution s’est accomplie mois par mois, année par année. Le gouvernement ruiné a essayé de passer au crible ses milliers de sujets. L’empereur notamment entretient des espions spécialement affectés à ce travail ; dès qu’ils mettent la main sur un homme, une femme ou un enfant qui montre un caractère, une culture d’esprit ou une intelligence supérieure, vite ils l’envoient en Sibérie. C’est tout simplement admirable. C’est si bien organisé que la mentalité générale de la Russie se trouve, de ce fait, rabaissée et reste au niveau de celle du Czar.
— Ceci me semble un peu exagéré.
— C’est pourtant ce qu’on dit. Je le crois en effet exagéré et on n’a pas le droit de calomnier ainsi toute une nation. Seulement vous voyez tous les matériaux qu’on a sous la main pour organiser une république en Sibérie.
Ses paupières battaient nerveusement, sa poitrine se soulevait sous l’empire d’une forte émotion, il parlait avec volubilité, en proie à une agitation toujours croissante et finit par se lever pour donner plus d’essor à sa pensée.
— Dès que j’aurai jeté les bases de cette République, un rayon de liberté, d’intelligence, de probité et de justice éclairera le monde et éblouira l’humanité ; la masse des esclaves russes se lèvera et marchera vers l’Est, transfigurée à l’approche de ce soleil levant. Derrière cette multitude envahissante, que verrez-vous ? Un trône vacant au milieu d’un pays vide. C’est faisable, Dieu et moi nous réalisons ce rêve.
Il était soulevé de terre par son enthousiasme, son exaltation ; mais revenant à la réalité, il reprit avec sérieux :
— Je vous demande pardon, major Hawkins, je ne vous ai jamais fait entendre de telles histoires, j’espère que vous ne m’en voudrez pas. Voyez-vous, je ne suis pas responsable ; comme toutes les natures nerveuses et impulsives, j’obéis à une force aveugle. Dans le cas présent étant démocrate de naissance et par convictions, je deviens aristocrate par héritage…
Le duc s’arrêta subitement, toute sa personne se raidit et il se mit à regarder fixement par la fenêtre. Il étendit le doigt et ne put prononcer que cette exclamation :
— Regardez !
— Quoi donc, colonel ?
— Lui.
— Non.
— Aussi vrai que j’existe, ne bougez pas. Je vais concentrer tout mon fluide et faire appel à toutes mes forces. Puisque je l’ai amené jusqu’ici, je le ferai bien entrer dans la maison. Vous verrez.
Il se mit à gesticuler et à faire des passes avec ses mains.
— Tenez, voyez, je l’ai fait sourire.
C’était vrai. Tracy, au cours d’une promenade, avait aperçu les armes de sa famille sur cette misérable maison. En voyant l’écusson, il ne put s’empêcher de rire, tant on eût dit un gribouillage de chats.
— Regardez donc, Hawkins, regardez, je l’attire par ici.
— C’est parfaitement exact, et si j’avais jamais douté de l’extériorisation, je n’en douterais plus maintenant. Oh ! quelle sublime révélation !
Tracy s’approcha de la porte pour la mieux examiner ; il ne douta plus un instant qu’il se trouvât dans le quartier du prétendant américain.
— Il vient, il vient… Je vais descendre pour l’attirer à l’intérieur, suivez-moi.
Sellers, pâle, agité, ouvrit la porte et se trouva en face de Tracy. Il était si ému qu’il put à peine articuler quelques mots saccadés.
— Entrez. Entrez, M. euh…
— Tracy, Howard Tracy.
— Monsieur Tracy, merci, entrez, on vous attend.
Tracy entra, très intrigué.
— On m’attend ? demanda-t-il. Je crois qu’il y a erreur.
— Non pas, répondit Sellers qui, apercevant Hawkins, lui lança un regard de côté pour attirer son attention sur le coup de théâtre qu’il préparait. Puis, lentement, solennellement, il dit en scandant des mots : Je suis… Vous savez qui.
Mais au grand étonnement des conspirateurs, cette phrase ne produisit aucun effet sur le nouvel arrivant, qui répondit très naturellement et sans le moindre embarras :
— Non, pardon, je ne sais pas qui vous êtes. Je suppose seulement, et sans me tromper je pense, que vous êtes le propriétaire des armes qui sont au-dessus de la porte d’en bas.
— C’est juste, c’est juste, asseyez-vous, je vous en prie.
Le duc était aux cent coups, les oreilles lui sifflaient, il ne se possédait plus. Hawkins, debout dans un coin, fixait d’un air stupide la personne qu’il considérait comme l’ombre d’un défunt, et ne savait plus que penser.
— Mille pardons, cher monsieur, continua brusquement le duc, je m’acquitte bien mal des devoirs d’hospitalité. Permettez-moi de vous présenter le général Hawkins, mon ami, le général Hawkins, notre nouveau sénateur, sénateur d’un des États les plus importants de notre pays, Cherokee Strip.
Ce nom va lui donner la chair de poule, pensa-t-il, en lui-même. Il se trompait. Il acheva la présentation, fortement désappointé et surpris.
— Sénateur Hawkins, M. Howard Tracy de…
— D’Angleterre.
— D’Angleterre, non…
— D’Angleterre, parfaitement, sujet anglais né en Angleterre.
— Arrivé récemment ?
— Oui, tout récemment.
Ce fonctionnaire ment comme un arracheur de dents en chair et en os, se disait le colonel. Il veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Je vais le sonder un peu mieux et le faire jaser. Avec une ironie emphatique, il continua :
— Vous visitez notre grand pays pour votre plaisir, je pense. Vous trouvez sans doute le voyage dans nos provinces de l’Ouest…
— Je n’ai pas été dans l’Ouest et ne voyage pas pour mon agrément, je vous assure. Je voyage pour vivre ; un artiste a besoin de travailler et non de se distraire.
— Un artiste, songea Hawkins en se rappelant le vol de la banque, voilà une appellation qui n’est pas banale.
— Vous êtes artiste ? lui demanda Sellers, pensant en lui-même : je vais le pincer.
— Un artiste médiocre, oui.
— Dans quel genre ? insinua le colonel.
— Peinture à l’huile.
Je le tiens, pensa Sellers, puis reprenant tout haut :
— C’est très heureux pour moi. Pourrais-je vous prier de me restaurer quelques tableaux qui sont en mauvais état ?
— Avec plaisir, puis-je les voir ?
Il ne trahissait aucune crainte, aucun embarras devant cet interrogatoire.
Le colonel était médusé. Il conduisit Tracy devant un chromo qui avait servi de dessous-de-lampe et qui était tout maculé de taches, et dit en le montrant du doigt :
— Ce Del Sarto…
— Est-ce vraiment un Del Sarto ?
Le colonel lança un regard de reproche à Tracy sans ajouter un seul mot ; il continua comme si de rien n’était :
— Ce Del Sarto est peut-être l’œuvre unique du maître dans ce pays. Vous pouvez juger vous-même de la finesse du travail… Pourriez-vous, avant d’en entreprendre la restauration, me montrer un échantillon de votre talent ?
— Très volontiers. Je vous montrerai un de mes chefs-d’œuvre.
On apporta une boîte d’aquarelle qui appartenait à miss Sally pendant qu’elle était en pension. Tracy déclara qu’il maniait mieux l’huile, mais qu’il ferait malgré cela un essai. On le laissa seul et il commença à travailler. Mais très intrigué par ce qu’il voyait autour de lui, il céda à la curiosité et examina toute la pièce. Il n’en croyait pas ses yeux.