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Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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V

Les infusoires du croupissement...

Trois jours après, Médéric Bourtogne trouva dans son maigre courrier une lettre de la Truphot le conviant à venir dîner à Suresnes, dans la villa où elle passait une partie du printemps et qu’elle avait rejointe depuis l’avant-veille. Venu par la gare du haut, le gendelettre devait se rabattre à droite pour gagner la maison de campagne sise à une portée de fusil de la Seine roulant le chocolat irréductible de ses eaux entre les frangées de peupliers du bois et le chemin de halage strié géométriquement, les soirs dominicaux, par les corps des pochards endormis dont le sort venait de favoriser les entreprises sur le turf voisin. Après avoir doublé la place de l’église et dépassé la vieille carcasse de chapelle encore debout au milieu d’un éboulis tenace de moëllons compissés, qui semble avoir été malmenée avec tout ce qui l’entourait par le sac implacable d’une horde victorieuse acharnée à ne laisser après elle que des décombres et des excréments, Boutorgne pénétra dans le vieux Suresnes. Il se trouva soudain prisonnier d’un extraordinaire écheveau de ruelles tortueuses et puantes qui dispersaient une pestilence de souterrain mal famé, venelles serpentines bordées de maisons dont les murailles découragées, enduites de la saumure des fumées d’usines et des urines tenaces, se trouvaient écorcées d’affiches bariolées, de couleurs à faire éclater la rétine, de placards commerciaux clamant la gloire des amers, des apéritifs les plus saugrenus, des poudrettes les mieux péremptoires et des bicyclettes à tout jamais hémiphlégiques. D’invraisemblables négoces s’abritaient en ces endroits. En nombre incalculable, des marchands de vin, aux vitres boueuses, au sol de terre battue constellé de crachats, dispensaient les litharges, les furfurols et les trois-six aussi redoutables que le venin du trigonocéphale ou les prussiates sans appel. Des pâtisseries sanieuses élaboraient des tartes aux mouches, des flans à la stéarine, des chaussons aux pommes fourrés d’une gélatine couleur de beurre d’oreille, des éclairs au cambouis et des babas spongieux dont les gamins rôdeurs, aux morves verdâtres, arrêtés un instant devant la boutique, suçaient le simili-rhum, insidieusement. Plus loin, des charcuteries s’ouvraient en contre-bas de la chaussée, la devanture vert-sombre embellie par des chapelets de boudins artificiels en bois noir durci, pareils à des poids de coucous, et d’innomables viandes, de terrifiantes salaisons suppuraient sur des papiers de dentelle bleuâtre, autour de terrines de foie gras fabriquées sans doute avec les viscères des chiens crevés roulés par la Seine voisine; le tout circonscrit par une profusion de rillettes dont les pellicules de graisse se recouvraient sous l’atteinte du soleil d’un eczéma rosissant. Des triperies défilaient avec toute leur affreuse boyauderie appendue aux crocs de fer de l’étal où le cœur, le foie, le mou des bestiaux scrofuleux laissaient suinter en filaments jaunâtres le suif déliquescent des viandes séreuses. Des papeteries venaient ensuite rayonnant sur le dehors, par la porte entr’ouverte, la tiédeur ammoniacale de l’urine de chat, et dans lesquelles de vieilles dames en bigoudis et en lunettes régnaient sur des parallélipipèdes de pains à cacheter, des feuilles de soldats coloriés ou sur les volumes visqueux des œuvres de Dumas père, tout en sortant de-ci, de-là, sur la devanture, pour fixer à nouveau, sous l’épingle de bois, le dernier numéro du Petit Scélérat illustré ou de la Lune du dimanche représentant, pour l’éducation artistique des masses, «Tolstoï excommunié par le Saint-Synode» ou bien «le Roi de Portugal au tir aux pigeons»: un colosse en redingote, frisé et abêti, non moins qu’adipeux, armé d’un fusil devant des dames en toilette rouge, qui semblaient issues d’un prospectus de la Samaritaine. Et puis, c’étaient encore des laboratoires de gaufres faites avec de la sciure de bois, travaillées par de redoutables géants au torse velu, aux bras retroussés, au capillaire erratique, des athlètes à la carrure de titans, qu’on se fût représentés volontiers occupés à forger, sur l’enclume de Vulcain, les sagettes cyclopéennes et qui pudlaient une pâte déroutante avec des gestes mous, pendant que la sueur dégoulinante de leur front accablé, en tombant sur le fer noirâtre du moule emmanché de longues tiges, rejaillissait en petites bulles tôt vaporisées.

Deux ou trois marchands de frites maniaient la boîte à sel au-dessus de leur cuvette de fer blanc, où chantait une graisse évidemment prélevée—à en juger par sa mofette—sur les laissés-pour-compte d’équarrisseurs. Et pendant des kilomètres, sur le pignon des maisons défaillantes, le Petit Scélérat, 6 pages, affirmait qu’il imbécillisait par jour une moyenne de cinq millions d’individus, Dufayel qu’il détenait la plus grande maison de publicité connue, qu’on trouvait chez lui cent mille mobiliers garantis sans punaises, durables huit jours, et absolument pour rien, et les moteurs... de Masboul-Mâchefesse—pour motocyclettes et quadricycles—qu’ils étaient les premiers du monde.

Arrêté devant un index surmontant une inscription drôle: Allez tous chez Jolicœur, marchand pêcheur, rue du Puits-d’Amour, Boutorgne fut subitement refoulé en arrière. Des théories compactes de gens arrivaient comme un raz-de-marée, menaient l’assaut de l’etroite chaussée, envahissaient la rue et s’essaimaient aux étalages pour y prélever sans doute le réconfort de leur estomac conciliant. On eût dit d’une invasion subite d’individus que la faim ou la soif a rendus forcenés. Immédiatement, les marchands parurent sur le pas des portes, jaillirent des antres obscurs, et se mirent, avec force sourires, à faire la retape pour leurs affreuses spécialités. Déjà des groupes chahuteurs d’ouvriers parisiens endimanchés gouaillaient devant eux.

La sortie des courses de Longchamps commençait et Médéric Boutorgne, dans la rue principale, tenaillé par l’envie de s’offrir l’apéritif avant les agapes de la Truphot, stationna amusé de cette foule suscitée comme par miracle. Le pont était noir, le bois par toutes ses allées vomissait des multitudes en marche; les ombrelles claires, les toilettes polychromes des femmes, les dos sombres des hommes roulaient sous la poussière dense, les cris d’appel, la galopade des voitures déferlant comme une déroute, les cornes beuglantes des autos laissant derrière eux un sillage empesté. Et subitement les trois cents mètres de chaises des limonadiers voisins du pont furent emportés d’assaut parmi un hourvari prolongé. Chaque dimanche d’été et même souvent le jeudi, la petite localité suburbaine voyait ainsi la foule agitée des parieurs s’abattre, lasse d’émotions, à la terrasse de ses cafés. C’était toutes les fois une cohue trouble, composée de tout ce que la Bourgeoisie ou le peuple comptent d’éléments divers et préalablement abrutis qui, sur la pelouse, quatre heures durant, avait répondu par de longues clameurs et des palpitations prolongées aux successifs affichages du Mutuel. Ouvriers, employés, petits bourgeois, rôdeurs, guenilleux inscrits à l’assistance publique à en juger par la navrance de leurs vêtures, composaient la clientèle ordinaire du Totalisateur, ce nouveau minotaure des menues épargnes, qui n’a pas son pareil pour abolir définitivement l’encéphale déjà fugace des petites gens du bas négoce parisien.

Toutes les variétés de faces humaines et toutes les tares civilisées étaient représentées là. Des figures crétinisées par la persistance de ridée fixe, des mufles de boutiquiers obturés à jamais, des faciès dignes de Callot ou de Ribeira, des têtes sinistres de cours d’assises se mêlaient en un indescriptible grouillement, et tous palabraient en un argot spécial, se contaient réciproquement leurs déboires et comme quoi ils avaient encore ce jour-là raté la fortune, pendant que d’impossibles stropiats, d’inénarrables camelots surgissant on ne sait d’où, des bonneteaux à l’œil torve et cauteleux truffaient la foule et nouaient ses anneaux d’engorgements propices aux pick pockets dont le savoir-faire se traduisait tout à coup par de longs remous, des imprécations et des poursuites éperdues.

Parmi les élégances des filles de music-hall et des bookmakers endiamantés qui, dédaigneux des viles promiscuités, se hâtaient vers la gare voisine, passaient des spirales continues de bicyclistes échauffés, venus de Versailles ou du bois. Ceux-ci ne s’arrêtaient un moment devant la stimulante absinthe que pour transsuder à l’aise sous le maillot et exhiber, en des dialogues semés de mots techniques, le paupérisme de leur entendement. Et des terrasses dont les cafés obstruaient la rue jusqu’à la chaussée, montait une rumeur sourde coupée de strideurs et de vociférations, car des gens discutaient avec passion, en brandissant des journaux de couleur, sur l’issue du prochain handicap, ou sur le brio d’un jockey célèbre qui n’avait pas son pareil pour rafler, chaque réunion, à la pelouse par un beau coup, deux ou trois mille louis de ses paris. Puis un relent d’alcool mêlé à une odeur chaude de peau humaine que la moindre brise rabattait s’éployait sur ces troupeaux frais-tondus. Des individus s’invectivaient, des femmes que la fièvre des paris avait rendues particulièrement épileptiques s’agrippaient à la tignasse en se réclamant des sommes, pendant que les garçons de café, placides, veillaient seulement à ce que la verrerie ne fût point mise à mal. Du côté du vieux Suresnes ronronnait le grésillement des fritures, appuyée au bord de l’eau par la cacophonie des orgues de barbarie et le piaulement des crins-crins déchaînant des mélodies éperdues. Des tramways vacarmeux passaient saturés de voyageurs agglutinés les uns aux autres, durant que le flot des turfistes attardés dégorgés par le bois coulait impitoyablement. De temps en temps un sergent de ville ou un mouchard en civil cueillait quelqu’un au bord de la rangée de chaises et des cris, des menaces s’élevaient de la foule! oui! oui enlevez-le, c’est un voleur, à l’eau... à l’eau... à mort... Souvent aussi une noce irréductible, une noce du dimanche, qui se repayait le lendemain de l’hyménée un tour de bois, une noce que véhiculait une tapissière à rideaux de calicot rayé s’empêtrait dans les groupes. Les messieurs de la suite de la mariée, les pommettes turgescentes, et s’évertuant à tirer sur des cigares éteints empouacrés de salive grasse, répondaient aux quolibets de la rue en riant très fort et en se tapant sur les cuisses. Et l’épousée dont des phalanges audacieuses trituraient les hanches, à chaque cahot de la voiture, tressautait sur son banc, tout en manifestant sa joie d’aimer selon la loi, par de larges sourires adressés à la cantonade. Entre cette foule de parieurs et cette voiturée de gens trop gais, c’était l’éternel antagonisme, la profonde mésestime de l’amour et du jeu, qui s’avèrent ridicules l’un et l’autre, et que ne peut cependant pas réconcilier dans un grotesque identique, la profitable et commune sanction légale.

Une liesse véhémente, une frairie surexcitée prenait possession de la petite localité. Des cohortes de couples copieusement absinthés, qui venaient de requérir l’enthousiasme et l’effervescence des apéritifs, se déroulaient à la queue leu leu, zigzaguant, s’arrêtant, se parlant dans le nez, se tirant par les coudes; des coulées de parieurs aux joues allumées, se traînaient par les deux routes de la gare, envahissant les raidillons escarpés comme les tentacules projetés par cette foule aux squames diaprées d’oripeaux et de frusques disparates. Des guinguettes aux tonnelles crayeuses, sur la porte desquelles venaient raccrocher des servantes à l’anatomie facilement explorable, pompaient et engloutissaient le plus gros de ces cohues enragées de mangeries et d’abondants lichages. On entendait alors les patrons et leurs aides annoncer pompeusement les commandes,—une gibelotte au deux—trois litres à seize et une friture à l’as—Et, chaud pour quatre! pendant que le choc des verres, les rires ferrailleux, le heurt des assiettes, les cris d’aise, le bruit des embrassades, et le gloussement aigu des chatouilles, conquéraient l’atmosphère apaisée du soir. Très avant dans la nuit, la litronnerie et le bâfrage duraient ainsi, se répétant chaque beau dimanche de courses, sous le relent des vins populaires, et le fumet des basses nourritures, prolongés en crises attendries de soupirs et d’éructations, dès la survenue des violonistes ambulants qui accouraient pour satisfaire au besoin de sentimentalité consécutif à toute heureuse déglutition.

Et dans le calme du bois proche et de la Seine endormie, que pointillaient d’or, de chrome ou de vert, les lucioles des bateaux amarrés, jusqu’au dernier train, les vociférations des poivrots, les chansons ordurières, les appels aigus des femmes, les paquets de clameurs des «sociétés» qui en étaient venues aux mains, perforaient le silence impuissant à triompher. Des quarterons d’individus, qui s’étaient cassés le nez à la gare close, passaient même la nuit, éboulés au fond des fossés, au milieu de débris de nourriture, de reliefs de dessert, de bouteilles à moitié vides qu’ils avaient emportés pour manger et boire encore, éperdument, toujours, pendant l’heure du trajet sur Paris.

L’antique Suresnes du bord de l’eau, frais et feuillu, au dire des vieux conteurs, n’existait plus. Le coteau déboisé et morcelé avait été décortiqué de ses frondaisons; des rails, des fils télégraphiques, des poteaux noircis et des cheminées d’usines y prospéraient, sans inquiétude, assurés désormais de l’estime et de la protection des successives édilités. Sur les hanches de la colline, s’érigeaient maintenant, à l’exclusion de tout accessoire bucolique, de nombreuses propriétés où d’anciens mercantis retirés des affaires avaient introduit leurs digestions pour y vivre en paix dans la haine de toute esthétique. Des gens profitaient et mouraient là qui, de leur vie, n’avaient fait une bonne action, ni un bon mot. La profusion de «Mon Castelet», de «Mon Nid», de «Mon Ermitage», de «Cottage des Glycines», de «Kiosque des Glaïeuls» était extraordinaire. Même chaque jour, plusieurs fois, un couple, la femme tonnelesque et le mari tel un double quintal de viande suiffeuse, menaçant tous deux de défoncer le ballast de la rue, s’introduisait dans la «Villa des Mésanges». L’architecture, l’ordonnancement des briques et des moellons sans pudeur qui consentaient à abriter ces anciennes gloires du comptoir ou du bureau, suffisait à elle seule pour que l’individu le moins soucieux de goût ou de beauté, se désespérât incontinent de n’être point venu au monde atteint de la plus irrémédiable cécité. Il y avait là des maisons normandes, des terrasses à l’italienne, des isbas russes et des castels gothiques, qui expliqueraient à la rigueur les tremblements de terre et les convulsions d’une planète qui se voit souillée de pareilles ignominies. Toutes les banlieues immédiates ou les centres suburbains bien desservis se trouvent, du reste, contaminés de la sorte par l’irréductible et agressive sottise des enrichis. Mais de cette horreur, les époques précédentes furent exonérées, semble-t-il, car, nulle part, on ne retrouve trace de monuments ou de constructions pouvant subir la comparaison avec un aussi fabuleux délire du gravat et de la truelle. C’est la rapide accession du petit bourgeois indécrottable et épateur à l’aisance et à la fortune qui nous a valu cela et qui ulcère les terroirs avoisinant la grande ville de cette roséole implacable, de ces syphilides de crépis flambant neufs, de ces gentilhommières d’ex-bandagistes, de ces wigvams d’épiciers honoraires ou d’huissiers impénitents.

—Fichtre, déjà six heures et demie; je vais me faire enlever, se dit Médéric Boutorgne en consultant sa montre de nickel, et il hâta le pas après avoir accosté un parieur flanqué d’une femme encolérée, au chignon de travers, et de trois gosses pleurnicheurs occupés à lécher avec insistance des tickets multicolores, tout ce qui restait sans doute de l’argent du père.

—Est-ce que Bajazet est arrivé, Monsieur, questionna-t-il...

—En pétant avec 77 kilos, et il rapporte 143 cinquante pour cent sous, c’était mon idée... Je voulais le jouer en partant, mais je vais vous dire... j’ai rencontré Mâchiavin qui m’a dit... Écoute... ne te presse pas. Picksilver, le lad de l’écurie d’Haugias, m’a donné Mocassin...

—Ma veine! voilà bien ma veine! lamenta Boutorgne en échappant au quidam qui, pareil à tous ces hallucinés, se préparait à lui faire entrevoir tous les facteurs de sa malchance et à lui expliquer vingt fois encore que, hormis telle ou telle surprenante conjoncture, il aurait ce jour-là violenté victorieusement la fortune.

—Ah! oui! la voilà bien ma veine! je joue Bajazet juste quand il se fait battre pour faire monter la cote et il arrive la réunion suivante...

Dans la villa de Truphot dont le père Saça, le jardinier, un vieil homme courbé qui marchait ployé en deux pour avoir, sans doute, pendant quarante ans, biné des salades et repiqué du céleris, vint lui ouvrir la porte, le gendelettre fut étonné de l’inaccoutumé silence. A l’ordinaire, la maison d’été de la vieille s’emplissait continuellement d’un bruit de vie surexcité car il lui fallait toujours deux ou trois couples, de préférence hilares, énamourés et jacasseurs.

—Chez moi, disait-elle, on décamérone et l’on ne s’ennuie jamais.

Cette fois, tout semblait dormir; nul bruit ne s’élevait de l’intérieur et le prosifère eut un instant de crainte à l’idée que la Truphot pouvait ne pas l’avoir attendu. Lui, qui apportait à la veuve l’offre d’une collaboration à la Revue Héliotrope où elle ferait la critique d’art, les Salons et les Expositions! Même, il lui avait trouvé un joli pseudonyme littéraire; elle épaulerait ses articles de cette charmante signature: Camille de Louveciennes. Certes la vieille allait être enchantée, ayant toujours désiré exhiber des écritures dans les petits fascicules à côté. Cela lui rappellerait l’heureux temps où Péladan et Moréas voulaient bien la magnifier de leur amitié, l’heureux temps où ils parlaient de créer avec elle une Revue artistique et ésotérique. Médéric Boutorgne apportait encore autre chose. Ah! cela, par exemple, c’était du nanan, il venait lui offrir de signer avec lui son prochain livre, Eros et Azraël dont la charpente était déjà debout. Ainsi, certes, Siemans serait ravalé à jamais, et la Truphot, emballée par cette carrière littéraire s’ouvrant subitement à nouveau devant elle, marcherait jusqu’à la mairie. Il n’y avait pas de raisons d’en douter. Après, Médéric Boutorgne l’emmènerait dans le Midi et en Italie, pour un an au moins, afin de laisser passer l’esclandre d’un pareil mariage non sans avoir, au préalable, procédé à l’éviction du Belge et des autres. Il propagerait le bruit dans Paris qu’il n’y avait dans leur hyménée que l’union de deux purs esprits épris d’art; qu’ils n’avaient fait que se mettre en ménage... intellectuellement, en somme, pour mieux apparier leurs rêves de pure beauté, désintéressés de toute vile contingence, ce qui était le mariage des vrais esthètes après tout. Diable, pourvu qu’elle fût là! Il se sentait, présentement, en un état de profitable excitation; le lendemain, à coup sûr, il ne ferait point miroiter les choses avec autant d’éloquence qu’en cette minute. Mais le sort l’avait toujours desservi. Certainement, le destin allait encore lui jouer quelque mauvais tour de sa façon!

Après avoir longé l’étroite courette resserrée entre la façade de la villa et le petit pavillon délabré servant de logement au concierge jardinier, courette qui aboutissait à un jardin en contre-bas de plusieurs mètres, Médéric Boutorgne se désespérait.—Ça y est, se disait-il, la Truphot a filé sur Paris.. Enfin il poussa une porte ouvrant de plain-pied sur le pavé capricieux et moussu de la petite cour, et il se trouva nez à nez avec la veuve..—Ah! le malheureux! le malheureux! il a ses bottines, clama-t-elle, à sa vue, les bras dressés, et ses mèches grises encore plus envolées qu’à l’ordinaire devant le saugrenu que présentait, pour elle, l’équipage de Boutorgne en ce moment. Celui-ci, en désarroi, considérait ses pieds, ses escarpins à 12,50; même, il n’était pas loin de leur concéder un air avantageux.—Mais oui, Amélie, répondait-il d’un air tendre, mes bottines... qu’est-ce qu’elles ont donc?... La Truphot, appelait la bonne.—Justine, vite, déchaussez-le; ah! le pauvre, c’est vrai, il ne sait pas!... Et elle poussa le gendelettre sur une chaise pendant que la femme de chambre s’acharnait après les boutons. Atterré, Médéric Boutorgne se laissait faire, non sans mauvaise grâce car il n’était pas très sûr de l’impeccabilité de ses chaussettes. Dieu fasse qu’un orteil indiscipliné et malicieux ne se soit pas avisé de tenter une randonnée au travers d’une des nombreuses reprises conditionnées par sa mère en ses heures de loisir.—C’est sûrement une épreuve, pensait-il,... les vieilles femmes ont souvent de ces idées baroques.. celle-ci avant de m’épouser veut m’évaluer à sa manière... Mais déjà la Truphot l’entraînait, le tirant par le bras au travers de l’escalier.—Surtout, pas de bruit, mon petit, disait-elle, montez le plus doucement possible... le moindre craquement ferait tout rater... Et elle poussa à demi une porte feutrée d’une épaisse tenture...

Dans la pénombre de la pièce aux rideaux tirés, donnant sur le jardin, Médéric Boutorgne aperçut un lit défait dont les draps en désordre tordus comme des linges mouillés, traînaient sur le tapis, et, dans ce lit, rougeoyait, congestionnée, la face barbue de brun d’un homme d’une trentaine d’années, aux joues caves, aux yeux cerclés d’un croissant violet, qui paraissait délirer en une fièvre violente car il agitait les bras convulsivement et proférait des phrases sans suite.

—Ah! la sacrée chauve-souris, hurlait-il... la v’là qui vient sur moi..., pan... Et la cuisinière qui fait bouillir son thé dans mon orbite... tenez il sort par mes narines... pas besoin de filtre... j’ai avalé les feuilles au passage... allez... y sucrez-vous... Mais... Nom de Dieu... pourquoi a-t-on allumé une lampe à alcool sous mon crâne... Et puis bon sang de bon sang... le soleil qui se décroche maintenant... il va tomber sur nous... Ah! malheur comme nous allons rôtir...—Sauvez-vous, vous autres... Oh là! là! c’qu’on grille...

Et le malheureux s’était retourné, la face dans l’oreiller, avec des mousses roses aux lèvres, mordant la toile, et envoyant tout à coup rouler les draps et les couvertures d’une détente de ses jambes affolées. Dans la chambre allait et venait un individu embelli d’une redingote oléagineuse de pion départemental, assez grand, à la membrure épaisse, d’un extérieur de gratte-papier saumâtre, avantagé des palmes académiques, qui, le haut-de-forme sur la tête, décrivait de grands gestes avec les bras, imposait les mains sur la tête du patient, marmottait des paroles extraordinaires tout en dessinant des signes cabalistiques et en paraissant implorer des forces inconnues, des divinités insoupçonnées...

—Les abascantes de l’investi sont visibles... le primissime Esprit est là-dessus formel... Il faut décharmer le canterme et par le périapte vaincre le Démiurge... Les Médioximes seuls pourront lui transmigrer l’Euthymie... Que les Psychopompes qui prétendent induire son astral en la transanimation, soient par moi, le Conjurateur, repoussés dans les dix-neuf modes de l’Inétendu où ils rayonneront dans Séphiroth...

Il reprit haleine et se précipita sur la Truphot et Médéric Boutorgne totalement médusé qu’il venait d’apercevoir:—Aidez-moi, cria-t-il, il faut placer son lit dans l’axe magnétique de la terre ou sans cela, il va se dissocier dans le Devenir... Ce qui voulait dire, sans doute, que, sans cette précaution, le malheureux allait trépasser... Maintenant la veuve et son compagnon s’arc-boutaient à la couche ravagée...

—Pas comme cela, reprenait l’homme... l’axe magnétique de la terre est dans la direction Nord-Sud... Comment, êtres inconsistants et sans fluidité, n’avez-vous pas encore reçu ce primordial Savoir?... Et il les chassa tous deux avec des gestes exorcisateurs pendant que, tout seul, il s’agrippait aux matelas sur lesquels le fiévreux continuait à trépider et à panteler sans arrêt...

Dans le corridor, Médéric Boutorgne était vert; il fallut que la Truphot le menât dans la salle à manger et lui fit avaler coup sur coup deux verres de raspail pour qu’il reconquît la salive et l’usage de ses cinq sens. Alors, elle expliqua: le pauvre diable qu’il avait vu dans le lit était un sculpteur, un ancien ami du temps de M. Truphot, perdu de vue depuis cinq années environ. Le vendredi de la précédente semaine, il y avait par conséquent neuf jours, un fiacre était venu le déposer à sa porte, grelottant déjà la fièvre. Un camarade qui l’accompagnait l’avait informée que, se sentant malade et désargenté, le manieur de glaise avait demandé à être conduit chez elle, sachant combien elle était bonne et assuré d’avance qu’elle ne le laisserait point aller à l’hôpital. Elle avait déféré et fait conduire le malade dans sa villa de Suresnes en déléguant pleins pouvoirs à une de ses bonnes pour faire le nécessaire. Quand elle était arrivée, ce matin même, elle le croyait hors d’affaire, car la servante n’avait point écrit, mais il allait, au contraire, de mal en pis, ayant perdu toute connaissance. Deux médecins requis s’étaient disputés à son chevet, devant elle. L’un diagnostiquait la typhoïde et parlait de plonger le malheureux dans des bains glacés, oui, dans des bains glacés, pour le tuer sûrement; l’autre, un petit maigre, au teint bilieux, aux cheveux roux, se portait garant qu’on se trouvait en présence d’une appendicite de la meilleure qualité et qu’il fallait faire l’opération à chaud, tout de suite, pour se concilier encore quelques chances de salut. Comme ils commençaient déjà à se traiter d’imbéciles, elle les avait mis d’accord en les jetant à la porte et mandé Morbus, le docteur ès ésotérisme, qui seul pouvait le sauver, non pas avec de la vulgaire thérapeutique mais avec des passes et des incantations.

Le gendelettre, en effet, ne devait pas l’ignorer, toutes les maladies étaient de sales tours que vous jouaient les esprits qui se ribotaient dans l’organisme conquis par eux comme de mauvais drôles dans une maison cambriolée par surprise. Il suffisait de les chasser à l’aide des pratiques d’occultisme, ou bien encore en se servant d’une goétie appropriée et on s’en tirait toujours quand le médium était assez puissant. Avec Morbus, il n’y avait rien à redouter; le malin, Astaroth, Baphomet ou les autres n’étaient pas de taille à lui résister. Dans quarante-huit heures le sculpteur serait debout, car la radiation magnétique de Morbus était péremptoire. A son entrée dans la villa, toutes les casseroles de la cuisine étaient entrées en effervescence et s’étaient mises à s’entrechoquer rageusement. Il avait fallu les arrimer avec des fils de fer pendant que le piano glapissait en des lamentations prolongées, au milieu de la déroute des servantes.

Médéric Boutorgne, à l’audition de cette glose, se sentit sur le point d’évacuer à nouveau son entendement. Eh bien! la vieille lui promettait une jolie existence quand ils seraient mariés. N’importe, il n’avait pas le choix. Il redemanda un troisième verre de raspail et, une minute après, sous le regard de la veuve qui guettait son impression, il approuva:

—Amélie avait eu raison de chasser les médicastres. Partout, la science humaine fait éclater son impuissance. Seuls l’Invisible, l’Extra-Monde sont secourables et délèguent, ici-bas, leurs pouvoirs aux initiés, aux médiums, leurs Vicaires!

Enchantée, la Truphot, d’une bourrade amicale, le remettait sur pied... A la bonne heure!

—Venez encore que je vous montre quelque chose. Avec moi, il faut toujours s’attendre à l’imprévu.. Vous n’avez pas froid, n’est-ce pas? Vous pouvez marcher encore un peu sur vos chaussettes?

Et, le faisant grimper devant elle jusqu’au second étage, elle s’engagea dans un étroit couloir de service; puis posant le doigt sur les lèvres pour lui recommander le silence, elle écarta une tapisserie masquant à l’intérieur une porte dérobée, tout en collant sa main à plat sur la bouche de Boutorgne pour étouffer d’avance un probable cri d’étonnement.

Dans la chambre meublée de pichtpin et tendue de cretonne rose, dans le lit de milieu, ce n’était plus un moribond qui s’agitait dans les bonds d’agonie. Non, cette fois, c’était un couple, sans doute apaisé par les préalables conflagrations épidermiques, qui dormait placidement enlacé. Médéric Boutorgne roulait de stupéfaction en stupéfaction. Un moment, il eut l’envie de mettre cette hallucination—car ce ne pouvait être qu’un phantasme—sur le compte du raspail. Etait-ce possible?—Parfaitement, répondit d’un plissement du front la Truphot interrogée d’un cillement d’œil. Oui, il ne se trompait pas. La comtesse de Fourcamadan dormait avec Sarigue, car le fils des croisés ayant eu l’imprudence d’amener ce dernier dîner deux fois chez lui, la comtesse, à la vue d’un amant si fatal, s’était mise à fermenter à un tel point qu’il avait fallu l’écumer au couteau de chaleur comme une pouliche de sang. Et, connaissant que rien n’était plus agréable à la veuve que ces sortes d’aventures, les deux amants étaient venus requérir l’hospitalité pendant un déplacement de l’époux. Présentement, la femme du patricien se vautrait couchée en travers de la poitrine osseuse de Sarigue. Replète et courtaude, sa tête aux cheveux parcimonieux, aux petits yeux en virgule tapis dans un emmêlement de frisettes en chèvre de Mongolie, exprimait, dans le sommeil, tout l’infini des béatitudes. Ses joues de pâleur maladive, en paraffine scrofuleuse, étaient ocellées de taches rouges, de petites plaques d’herpès que l’excès du plaisir avait poussées au cramoisi véhément. Depuis quelques mois, elle suivait un traitement de son cru pour guérir son acné. Comme elle attribuait une vertu curative à la viande de veau, chaque soir, au logis conjugal, elle ne manquait pas de s’en appliquer sur le faciès une livre et demie pour le moins. Quelquefois, dans les effusions nocturnes, il arrivait que le comte, pris de tendresse et croyant accoler son épouse, embrassait l’escalope. Et ce n’était pas le moindre sujet de leurs dissentissements. Mais ce jour-là ses joues étaient libres de tout emplâtre charnu.

De nombreuses serviettes, roulées en tampon sur la table-toilette, témoignaient du bon-vouloir de leur passion. Une odeur pointue, une touffeur alcaline, l’odeur même des accouplements, traînassait parmi la pièce. A la percevoir, les narines de la Truphot s’insurgèrent, frémirent relevées, montrèrent en palpitant le rouge douteux de leurs muqueuses où profitaient quelques poils gris. Ses yeux se fermèrent à demi et elle fut obligée de s’appuyer d’une main à la cloison, comme si elle allait défaillir, spasmée.

—Hein! mon petit, dit-elle, remise, en désignant du pouce ramené en arrière la chambre de l’adultère et de l’index tendu la pièce où se débattait le moribond, ici la Vie; là-bas, la Mort! l’éternelle antithèse! et chez moi, dans la même minute... Est-ce assez décadence et XVIIIe siècle?... On ne dira plus maintenant que je ne suis pas une artiste, bien que je ne sois plus de l’école romane et que j’aie répudié l’allure inspirée apte à vous faire sacrer telle par les imbéciles...

Alors entraînant la veuve dans le jardin où l’effort désespéré de quelques lilas atteints d’étysie avait abouti à de maigres thyrses dont les folioles, flétries et dispersées par la brise tiède, tachaient la terre d’un rose évanescent, sous un petit tilleul ceinturé d’une frange sanglante de géraniums, Boutorgne, rechaussé, se mit en devoir de lui placer son boniment. La tête penchée, en une pose d’amoureux élégiaque, il flûta la chose d’une voix attendrie...

—Ah! si sa chère Amélie voulait! Comme on serait heureux... pas plus tard, non, tout de suite... Quelle place on se taillerait à deux dans la littérature! Déjà... elle pouvait se faire connaître dans la Revue héliothrope... La signature Camille de Louveciennes deviendrait avec un peu d’effort... une signature bientôt prépondérante parmi celles de son sexe qui ont conquis leur public... Et puis son livre, Eros et Azraël, qu’ils allaient écrire à deux, quel triomphal succès, on en pouvait escompter déjà sans trop d’optimisme. Lui y mettrait son sentiment du paganisme, sa passion, sa fougue, l’humour qui le spécialisaient au Napolitain; elle sa conception originale de la vie, son alacrité souveraine et sa facilité d’émotion...

Ils allaient perpétrer un chef-d’œuvre, certainement, le chef-d’œuvre attendu des foules lasses enfin d’apaiser leur fringale dans le restaurant à vingt-deux sous de l’esthétique contemporaine... La Truphot l’avait pris au cou, nouant autour de son faux-col, dans un bel élan d’enthousiasme, ses deux vieilles mains parcheminées que boursouflaient les ficelles violâtres de ses veines engorgées...

—Ah! merci, Médéric, je n’attendais pas moins de votre noble cœur... On a plaisir à vous aimer... Vous êtes reconnaissant au moins... Oui... Oui... C’est entendu, mais allons faire de grandes choses... Si je pouvais être Desbordes-Valmore ou qui sait? une George Sand tardive, toi alors peut-être serais-tu Musset à ton tour, dis? On a vu des choses plus inattendues, et entre nous il n’y aurait point de Pagello, va... Et elle se mit à l’embrasser à pleine bouche en des baisers qui rendaient un bruit d’ossements, mais dont l’horreur n’arriva point cependant à tempérer le délire intime de Boutorgne, en lequel une voix profonde clamait intérieurement: tu touches à la Fortune, ô favori des dieux!

Cependant la vieille semblait ne pouvoir encore tenir en place. Elle rajustait à grand renfort de tapes et de tractions sa jupe et son corsage, à l’ordinaire pleins d’hostilité et de mésestime l’un pour l’autre, qui ne pouvaient consentir à la stabilité, et dont la course à travers les escaliers avait encore outrecuidé la répulsion chronique qu’ils éprouvaient à se conjoindre. Et voilà qu’à nouveau elle tirait Boutorgne derrière elle, en le tenant par le bout des doigts.—Venez... j’ai quelque chose encore à vous montrer...

Parvenus ainsi à l’extrémité de l’allée principale qui ondoyait, bordée par des tentatives de végétation avortée, ourlée de maigres et impubères arbustes, tordus et recroquevillés, n’ayant pas cru devoir mieux faire, évidemment, que de copier la convexité dorsale de leur habituel éducateur, le père Saça, le prosifère et la veuve débouchèrent à quelques mètres d’une tonnelle faite d’un lattis de bois peint en vert, adossée elle-même à une tente de toile bise. Et de cette tonnelle, une envolée de rire frais et moqueur montait, emperlant le silence de ce jardin râpé d’une ondée de notes cristallines...

—Savez-vous ce qui se passe là? disait la veuve. Eh bien, Modeste Glaviot est en train de réussir ce que vous avez raté tout simplement... petit maladroit... Ce soir Madame Honved sera sa maîtresse... J’ai déjà préparé leur chambre à côté de celle de Sarigue... Hein? les nuits de Suresnes, quand nous écrirons cela dans mes mémoires!

Sans doute, les choses ne devaient pas aller aussi facilement que le pensait la vieille car, tout à coup, des intonations cassantes, remplaçant les rires, parvinrent jusqu’à elle et à son actuel gigolo.

Dans la tente de toile où ils s’étaient glissés à pas feutrés, le couple savoura nettement ce tronçon de dialogue. Modeste Glaviot grasseyait de sa voix molle et madame Honved lui donnait la réplique.

—Je vous assure que je suis un amant très discret, chère madame. Je n’ai jamais aimé que vous! Avec moi ce serait la sécurité parfaite. Lorsqu’on a le bonheur d’être remarqué par une femme du monde, la discrétion, n’est-ce pas? devient une règle morale. Quand bien même, sachez-le, toute la littérature affirmerait que vous êtes ma maîtresse; par la plume, par la parole et par les actes, je mettrai la littérature à la raison. J’irai même plus loin, quand bien même vous crieriez partout que je suis votre amant, je vous démentirai sans trève ni repos...

Et l’on entendit son poing qui heurtait le bois de la charmille en un geste de matassin.

Un rire arpégé s’éleva.

—Eh bien! c’est entendu. Dès que ma nature pervertie m’enjoindra de goûter à un nègre, vous pouvez être assuré que je vous choisirai la veille, pour que la transition ne soit pas trop brusque...

La Truphot et Boutorgne virent alors madame Honved sortir, le torse redressé, son érugineuse chevelure flambant dans un rais de soleil comme une coulée d’or roux, la pointe de l’ombrelle dardée en une défense répulsive vers Modeste Glaviot, contre la poitrine de l’histrion pâle de colère qui renonça cependant à la poursuivre..

Une heure durant le pître avait mis en œuvre toute sa politique et toute sa stratégie pour circonvenir la femme de l’auteur dramatique. Il avait peint son amour avec les meilleurs vers de son répertoire, allant même jusqu’à lui décerner, debout devant elle, deux ou trois de ses plus déterminants Merdiloques. Il lui avait fait entrevoir que son mari était fini, et que, jolie comme elle l’était, il ne lui fallait pas s’attarder davantage avec un homme dont l’art était inacceptable. Madame Honved l’avait laissé s’exténuer dans son discours, paraissant même l’encourager par des silences ou des rires qu’il avait escomptés favorablement; puis, selon qu’elle en avait coutume avec tous les crétins qui l’assaillaient, elle l’avait finalement exécuté sans retour possible. Maintenant, l’ombrelle rouge sur l’épaule, elle rejoignait la maison d’une allure lente et placide.

La Truphot rageait à froid. Médéric Boutorgne, réhabilité par l’échec de l’autre, se pavanait dans un sourire béat. Hé, hé! il n’y avait pas que lui qui ratait Madame Honved. Mais comment diable, était elle venue, seule, à Suresnes?

Ce que le gendelettre ignorait, c’était la machination de la vieille pour obtenir ce résultat. Elle avait joué gros jeu, très gros jeu, dans la certitude que Modeste Glaviot l’emporterait sans difficulté. Honved s’étant trouvé dans la nécessité d’aller passer deux jours à Bruxelles pour diriger la mise à la scène d’une de ses pièces, la Truphot, au courant de la chose, avait fait expédier de cette ville à sa femme une dépêche fausse—signée de lui Honved—et lui conseillant de se rendre à Suresnes où elle était invitée et d’y attendre son retour. Le truc devait bien se dévoiler tout seul, plus tard, mais cela n’aurait plus la moindre importance puisque Madame Honved serait alors la maîtresse de Glaviot et que le mari, à la rigueur, ne pouvait rien contre une vieille femme. Certainement il crierait, mais il lui serait impossible de se venger d’une façon efficace. Adresser une plainte au Parquet pour faux? c’était faire éclater son cocuage et ce n’était du reste pas dans les mœurs de l’auteur dramatique de se plaindre à la police. Même s’il s’avisait de conter la chose dans Paris, on ne le croirait pas. Pourquoi la Truphot lui aurait-elle joué des tours aussi noirs puisqu’elle n’y avait en somme aucun intérêt visible, aucun mobile discernable? Donc si quelques petits ennuis étaient présumables, ils ne balanceraient pas sa joie d’avoir enfin détruit la quiétude de Honved et d’avoir ourdi un collage de plus. Et puis n’était-elle pas belle joueuse? Si la chose avait été exempte de tout aléa elle n’aurait point éprouvé, en s’y risquant, la forte émotion de celui qui s’en remet à la chance du soin de décider.

Installé maintenant dans un rocking d’osier, les jambes étendues, Médéric Boutorgne tirait de larges bouffées d’un cigare bagué de rouge prélevé dans la provision de la vieille et il promenait sur la villa, le jardin, et tout ce qui l’entourait le sourire protecteur du Monsieur qui en sera bientôt le propriétaire légitime. On devait dîner dans la salle à manger ouvrant de plain-pied avec ses trois baies sur la petite cour, d’où l’on découvrait le bois de Boulogne, les cubes blanchâtres, le hérissement de la masse imprécise de Paris. Le jour agonisait, les frondaisons du bois, la masse des taillis qui dentelaient l’horizon par delà la Seine, se violaçaient, enlevés en crudités sombres par le ciel frotté de cendre rose, des nuages mauves s’étiraient, indolents et paresseux, ouatant l’ithyphallique tour Eiffel d’écharpes couleur d’améthyste, et le soleil sombrait en une hémorrhagie d’or et de rubis, pendant que la ferveur sereine du soir conquérait lentement les êtres et les choses. Par la fenêtre de la chambre du typhique des bouffées de paroles arrivaient.

—Que ton incorporel résiste à l’attirance du Super-Monde... Les nitidités astrales ne doivent pas encore aspirer ton entéléchie... Que l’influx de mon rayonnement diffuse dans ta dolence la luminosité du pollen cosmique et curateur...

C’était Morbus qui continuait ses passes et ses exorcismes. La cloche du dîner sonna comme il descendait enfin, très rouge, remettant en hâte la redingote qu’il avait enlevée pour gigoter bien à l’aise. Il ne pouvait pas rester, non, la Truphot lui faisait beaucoup d’honneur en l’invitant, mais après ces séances, outre qu’il était exténué, il devait se maintenir à jeun, sous peine de perdre son pouvoir de médium: car l’émanation occulte qu’il hébergeait ne pouvait entrer en contact avec de viles nourritures. Un autre jour, il se ferait un plaisir de revenir. D’ailleurs on pouvait être sans inquiétude, le malade était sauvé. Et il demanda seulement à la veuve si elle ne possédait pas, par hasard, un bout de ruban violet, un cordonnet quelconque, car il avait perdu là haut ses palmes académiques. Un mauvais tour, sans doute, de quelque esprit plaisantin. La veuve donna un vieux ruban de corset, et il partit, après avoir refait le nœud de sa rosette, en serrant les mains de Boutorgne et de Modeste Glaviot qui, venant du jardin, rapatriait à pas lents sa déconfiture.

On ne pouvait pas se mettre à table, car la comtesse et Sarigue ne s’étaient pas encore fait paraître. Puis la cloche du dîner n’avait pas ramené non plus Siemans qui était allé faire un tour durant l’après-midi. Il sonna enfin, accompagné de Molaert lui-même, qu’il amenait dîner, tous deux les bras encombrés d’articles d’escrime, fleurets, masques, plastrons, gants à crispin, sandales. Ils avaient même une boîte de pistolets de combat.

—Demain, dès la première heure, dit Siemans à Boutorgne, nous allons faire des armes; il faut que Molaert s’entraîne dur et puis quand il sera sûr de son coup, il giflera en plein café le bonhomme de la Gougnol qui est cause de tout; alors celui-ci sera bien forcé de marcher.

Ce dont il ne se vanta point, c’était d’une scène affreuse dont ils avaient été victimes près des cafés du pont. Ils s’étaient heurtés subitement à la femme de Molaert qui avait dû, pour ne pas périr de faim, utiliser sa maternité en se plaçant comme nourrice dans une famille bourgeoise. A la vue de son mari elle avait laissé là l’enfantelet qu’elle poussait dans une petite voiture et s’était jetée les ongles en avant à la face du Belge. Tout en prenant les consommateurs des terrasses à témoins, elle l’avait traité de sale entretenu, de marlou, etc.

—Si ce n’est pas une indignité, hurlait-elle, moi qui suis d’une bonne famille, dont le père est commandant de la garde civique à Molenbeck, je suis obligée de vendre mon lait, pendant que ce cochon, mon mari, vit aux crochets d’une gaupe...

Les deux hommes avaient dû fuir sous une averse de huées et devant l’approche des torgnoles, car la foule avait pris parti pour la femme. Siemans et Molaert en étaient blêmes encore.

Comme le couple Sarigue ne descendait toujours pas, la Truphot monta frapper à leur porte en les traitant de paresseux. Au bout d’un quart d’heure, on les vit venir, les yeux battus, les joues vernissées par la salive et les succions d’amour, mais très dignes l’un et l’autre. Alors une scène inénarrable eut lieu. A leur vue, la veuve entra en ébullition; une flambée de pourpre irradia sa face parcheminée, cependant que des frissons secouaient son buste maigre. La tête penchée en avant, elle avançait et dérobait le cou, cherchant sans doute à ramener du fond de sa gorge une salive que l’émotion avait fait disparaître. Et tout à coup, elle se précipita, se rua sur eux, les flairant, les frôlant avec des délices visibles, leur prenant les mains, les approchant pour les réunir, après avoir dessiné dans l’air un geste qui commandait le silence. Alors, debout devant eux elle se mit à détailler d’une voix volubile quoique chevrotante tous les défauts du comte de Fourcamadan. Leur sort l’attendrissait, elle, qui voulait voir tout le monde heureux; elle qui ne pouvait souffrir, près de soi, le marasme sentimental des gens ayant mal convolé. Et son émoi était tel que ses phrases s’entrecoupaient d’une abondante larmitation. Oui, le mari était joueur, coureur et quelque peu aigrefin. Par surcroît, il avait des maîtresses, toutes les souillons des petits théâtres montmartrois qu’il entretenait avec l’argent soutiré à sa belle-mère. Certes, la comtesse qui était jeune ne pouvait consentir à lier pour toujours sa vie à celle d’un si triste monsieur. Par miracle, elle avait rencontré Sarigue, un cœur généreux et chevaleresque qui avait beaucoup souffert, mais que le malheur avait ennobli. Dignes, ils étaient l’un de l’autre. Et, elle, la Truphot, aurait la consolation d’avoir coopéré à réparer une monstrueuse iniquité du sort, de leur avoir donné le bonheur. Oui, leur mère leur avait octroyé la vie sans savoir; elle les gratifiait du bonheur, ce qui était bien davantage... Désormais, s’ils n’étaient point des ingrats, ils n’oublieraient pas sa maison...

Elle fit une pause, pendant laquelle elle étancha son ruissellement, puis brusquement questionna:

—Voulez vous être fiancés par moi? Voulez-vous, devant nous tous, prendre l’engagement définitif d’être l’un à l’autre jusqu’à la mort, en attendant que j’aide de tout mon pouvoir au divorce que nous sommes assurés d’obtenir?...

La comtesse et Andoche Sarigue, enchantés de leur essai préalable, se regardèrent. L’oariste entre ces deux futurs époux fut très court. Un sourire marqua la bonne opinion qu’ils avaient l’un de l’autre et la haute estime en laquelle ils tenaient leur savoir et leur entraînement réciproques. Spontanément, lui, d’une voix chaude, et elle, la fiancée, d’une voix timide, répondirent oui.

La paranymphe, alors, se dressa sur les pointes, se recueillit un moment et fit sur leur tête circuler ses bras osseux, en un geste de bénédiction digne de l’antique. Puis elle leur donna la double accolade, durant que Boutorgne, Siemans, Modeste Glaviot et Molaert venaient, à tour de rôle, féliciter les deux amants, que la Truphot avait promis l’un à l’autre avec non moins de dignité que son mari pouvait en avoir mis jadis à distribuer l’hyménée légal.

En ce moment, Justine, la bonne, dépêchée près du malade revint dire qu’il était très tranquille, apaisé désormais, les paupières closes et les doigts roulant les draps de son lit, d’un geste machinal et continuel.

Le dîner auquel Madame Honved, qui préparait son départ, n’assista pas, fut morne bien qu’un peloton de bouteilles de crus notoires constituassent un abreuvoir stimulant. Siemans, seul, était à nouveau placé devant sa fiole de lait cacheté, car il ne buvait que du lait pour ne pas abîmer son teint ni la roseur de ses branchies. La veuve et Modeste Glaviot paraissaient maintenant accablés. Aussi, dans l’espoir d’écarter l’idée qui pourrait leur venir à l’un et à l’autre d’atténuer l’amertume de leurs pensées en s’appariant et en couchant ensemble, Boutorgne déclencha une faconde inaccoutumée. Il donna la réplique à la comtesse de Fourcamadan que ses dislocations passionnelles avaient mise en veine, à l’encontre de Sarigue, et qui citait des calembours de son mari,—la seule chose qu’elle regretterait de lui, affirmait-elle. Tous deux réhabilitaient le vaudeville que l’Odéon, du reste, venait de rénover. Mais ils tombèrent d’accord pour honnir le drame ibsénien. La comtesse énonça qu’elle n’avait jamais pu supporter la pièce de Bjornston, où «je vous le demande un peu, sept jeunes femmes viennent affirmer à la queue leu leu qu’elles ont perdu la foi» et le gendelettre lui donna raison. Il voua «le génie fuligineux du Nord» à la réprobation des artistes et des gens de goût. Puis tous deux, par ricochet, se mirent à esquinter Verlaine et à exalter Rostand et Alfred Capus, deux talents bien français au moins ceux-là, et qui avaient réalisé ce tour de force de conquérir le public, de lui nouer les entrailles d’une émotion de bon aloi, en répudiant la langue française et tout esprit inventif. Boutorgne, aussi, avait trouvé un solécisme dans Baudelaire et un autre dans Mallarmé. Glorioleux il les signala. L’auteur des Fleurs du mal avait écrit dans sa préface: «Quoi qu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris.» Mallarmé dans les Fenêtres parlait «d’azur bleu». Molaert fut, lui aussi, très verbeux. Il expliqua que le sort l’ayant uni à une femme sans culture, à un être fruste, à un «tas quasi informe de vile matière», qui ne comprenait point l’ascèse des pures intelligences vers les sublimités mystiques, il avait dû s’en séparer. La Providence, alors, l’avait fait entrer en conjonction avec Madame Gougnol, un noble esprit, qu’il avait ramené à Dieu, après lui avoir ouvert les yeux sur les splendeurs chrétiennes.

Tous les deux désormais voulaient vivre d’une existence liliale, dans la contemplation sereine des mystères catholiques, purifiant, rédimant leurs corps souillés, par la flamme ravageante et délicieuse que coulerait en leur être la continuelle lecture, la patiente méditation des textes inspirés. Certes, leurs corps étaient toujours peccables; ils n’étaient point arrivés à conquérir d’un coup l’abstraction des basses attirances, mais avant peu, ils n’auraient plus d’autre contact que les effusions purement spirituelles. Déjà, Madame Gougnol avait chassé la volupté des rapprochements sexuels: elle n’éprouvait plus d’autre joie que d’apaiser son ami encore tenaillé, lui, par l’esprit du mal et les affres de la concupiscence charnelle. Si l’un d’entre eux avait pu sortir ainsi du cycle scélérat où le Malin tient l’humanité prisonnière, c’était une preuve manifeste que Dieu veillait et leur avait conféré la Grâce. Sa guérison à lui n’était qu’une affaire de temps, et ils entreraient sûrement dans la gloire sereine des prédestinés. Ce ne serait plus alors que l’embrassement de deux esprits victorieux, le coït immarcescible des âmes.... Et il citait Ruysbroëke l’admirable, évoquait sainte Thérèse, Marie d’Agréda, saint Alphonse de Liguori, Angèle de Foligno. Mais, comme il finissait d’élucider son ichtyomorphie à l’aide de saint Thomas d’Aquin, la femme de chambre survint, terrifiée.

—Madame! madame! il est mort! cria-t-elle, effondrée tout à coup sur une chaise, dans une crise nerveuse, pendant que des pleurs convulsifs glougloutaient sur sa grosse face ridée. On courut voir. En effet, le pauvre diable de typhique était trépassé, et, maintenant, la bouche crispée, ses paupières ouvertes montrant la sclérotique jaunâtre des yeux révulsés, il s’agrippait aux draps qu’avait roulés en boudins, pendant une heure, son tic acharné de moribond.

Cela jeta un froid. Modeste Glaviot, Sarigue et la comtesse parlaient de s’en aller et complotaient même leur départ à l’anglaise, d’autant plus que l’endroit était contaminé et que le coli-bacille devait pérégriner bien à l’aise dans cette maison sans antisepsie. Cependant la Truphot fut à la hauteur des circonstances. Elle exigea qu’on la laissât seule après qu’on eût apporté deux bougies, le rameau de buis et le grand crucifix de sa chambre. Alors, elle tomba à genoux et pria longuement, puis quand elle se fut relevée, sanglotante et toute émérillonnée par les larmes, elle manda Siemans et lui enjoignit de courir à l’église, de s’adresser à l’abbé Pétrevent, son confesseur, de le prier de venir et de lui rapporter de l’eau bénite. Elle voulait que le défunt reçût le sacrement pour n’avoir rien à se reprocher. Car Dieu est une Entité très formaliste, il exige que les nouveau-nés, pour être rachetés, soient saupoudrés de sel et traités telle une entrecôte, et il n’accueille les morts, dans les dortoirs de l’au-delà, que si ces derniers ont été préalablement assaisonnés d’huile et accommodés ainsi qu’une escarole. Mais Siemans préféra charger Boutorgne de la commission, dans la crainte de rencontrer la femme de Molaert qui avait déclaré «qu’elle saurait bien les retrouver», lorsqu’ils galopaient tous les deux. Justement, comme le prosifère ouvrait la porte, une femme exagérément mamelue, coiffée d’un bonnet tuyauté auquel pendait un grand ruban outre-mer, en tablier blanc à poches que gonflait l’hypertrophie de deux énormes mouchoirs ayant dû servir dans la journée à torcher l’enfançon, surgit à l’improviste et irrupta dans la maison. Elle vociférait avec un fort accent belge.—Où est-il ce sale maq.... cette ordure qui m’a jetée dehors pour se faire entretenir par une guenuche... Je veux l’étrangler... sayes-tu... Il fallut que la Truphot, dont la maigre natte grise s’était dénouée dans son émotion et coulait derrière son dos, à peine plus grosse qu’un lacet de soulier, lui expliquât qu’il y avait un mort dans la maison, lui promît de s’occuper d’elle et lui donnât vingt francs pour qu’elle consentît à s’expédier dans les lointains.

Toute la maisonnée finit par se réfugier dans le salon, après avoir décidé que les deux bonnes passeraient la nuit près du mort et le veilleraient à tour de rôle. La cuisinière devait leur préparer du café véhément; de plus une demi-bouteille de rhum Saint-James et un paquet de cigarettes leur seraient attribués, car les bonnes, chez Madame Truphot, qui n’était pas une bourgeoise selon qu’elle aimait à le déclarer souvent, avaient le loisir de fumer le pétun comme leur maîtresse après chacun de ses repas. Mais elles furent en partie exonérées de cette corvée. Au chevet du décédé elles trouvèrent Madame Honved qui veillait silencieuse. Malgré tout son désir de quitter cette sentine, elle n’avait pas cru devoir se dérober devant cet hommage à la douleur humaine et à la majesté de la mort.

Le salon, qui attenait à la salle à manger et ouvrait aussi sur le jardin, était, comme toutes les autres pièces, meublé de vieilleries et de rogatons d’un bric-à-brac sans discernement. Des guéridons Louis XVI, pieds-bots et vermiculés, faisaient face à des consoles Louis Philippe, d’un acajou semé de dartres; des fauteuils pompadour en faux aubusson alignaient leurs marquises en casaquins, que les mouches et les mites avaient variolées; un canapé hargneux s’embossait dans un angle pour mieux travailler la croupe du visiteur de ses pointes sournoises dissimulées sous une soie enduite de tous les sédiments humains. Une vieille tapisserie, acquise pour cinq louis à l’Hôtel des Ventes, devant laquelle, sans doute, des générations et des générations de hobereaux et de bourgeois avaient flatulé et mis à jour, à la fin des repas, toute l’imbécillité congénitale dont ils étaient détenteurs, pendait lamentable, et évacuait sa scène flamande, par la multitude polychrome de ses ficelles désagrégées. Puis c’était un invraisemblable fouillis d’abat-jour en dentelles huileuses, de lampes dignes de la préhistoire, un chaos de terres cuites atteintes de maladies de peau, dont la plastique avait succombé dans les successifs déménagements, qui se poussaient partout, haut-dressées sur des selles. Et derrière tout cela, les chiens de Madame Truphot, Moka, Sapho, Spot et Nénette, qui couchaient dans la pièce, circulaient hypocritement, flairant le pied des meubles et levant la patte sur les étoffes suppurentes et dans les coins d’ombre propice.

On avait fait apporter des liqueurs et des cigares. Ce n’était pas une raison parce qu’il y avait un mort dans la villa pour faire chacun une mine qui ne le ressusciterait pas, bien sûr. D’ailleurs, après une pareille émotion il fallait du montant, un peu d’alcool et le cordial d’un papotage en commun. Quand la camarde a passé quelque part, les hommes éprouvent à l’ordinaire un besoin de se rassembler comme pour mieux se défendre contre l’ennemi commun. Il leur semble qu’ainsi réunis et surtout en disant des choses profitables sur son compte, la Mort hésitera de longtemps à choisir l’un d’entre eux. Pourquoi viendrait-elle les prendre puisque—affirment-ils—ils ne la craignent pas, au contraire? Ce serait pour elle une piètre victoire d’emporter une victime que la chose comblerait de joie. En lui décernant des aménités, ils espèrent confusément la désarmer, car l’infatigable Raccrocheuse ne peut vraiment pas, sans indiscrétion, se montrer démunie de toute urbanité avec des êtres qui ont d’elle une opinion si favorable. Le premier, Molaert, qui avait ouvert dans Paris un cours spécial où il enseignait à quelques grandes bourgeoises et à cinq ou six femmes de hauts fonctionnaires de la République le symbolisme des gestes du prêtre à l’autel, le premier, Molaert fut en mesure d’obéir à ce sentiment. Il parla d’un ton de voix cafard, qui avérait de façon formelle qu’il avait dû passer le meilleur de sa jeunesse à surveiller la blennorrhagie des cierges dans quelque sacristie du Brabant, ou à se faire épouser dans les jésuitières par les professeurs de chattemites du pays marollien. La mort, dit-il, est la récompense du croyant, l’acte le plus probant, par lequel Dieu manifeste sa bonté. Tout a été dit sur elle par les pères de l’Église et il serait ridicule de vouloir y ajouter. Cependant son caractère n’est réellement compris que dans les couvents et les cloîtres où on la salue comme la glorieuse, la sublime Salvatrice qui libère la créature de ce monde effroyable et la précipite dans le giron de Dieu. Dans la vie laïque, dans la Société ouverte, même parmi les plus pieux, elle est encore honnie et redoutée parce qu’elle tranche les vaines attaches qui unissent les êtres entre eux. Lui, Molaert, ne craignait pas la mort, non; il la désirait même comme une récompense à lui dévolue pour avoir vécu dans la règle parfaite de Jésus. Il ne désirait qu’une chose: qu’elle attendît quelques mois encore, afin qu’il pût briser tout à fait la vile enveloppe de sa corporalité, qu’il pût se maintenir dans la pure extase spirituelle du chrétien, n’escomptant plus d’autre joie que le commerce perpétuel avec son Créateur. Oui, dans peu de temps il aurait éliminé pour toujours la basse sensualité que le limon de son origine avait fait perdurer jusque-là en lui... Cependant, il s’angoissait à la pensée que le malheureux défunt avait pu mourir en état de péché mortel... Ces sculpteurs, cela vit toujours avec d’affreux modèles; cela n’a pas de mœurs et ils ne connaissent Jésus que pour en faire de honteuses reproductions en plagiant l’académie des individus les plus déplorables. Au moyen-âge, au moins, la mort subite ou sans confesseur n’impliquait pas forcément la perte du salut, puisque tout le monde se confessait, communiait à peu près chaque matin et que les prêtres veillaient jalousement sur leur troupeau. Ce qu’on pouvait risquer de pire, c’était le purgatoire, tandis qu’en l’heure présente où l’Église se trouvait honnie pour vouloir, quand même, dans son abnégation admirable, sauver les hommes malgré eux; quand elle succombait sous les coups des Dioclétiens de sous-préfectures, la porte du paradis ne devait pas s’ouvrir souvent... Ah! non! C’était à frémir...

—J’étais athée à vingt ans, mais depuis que le bonheur m’a visité, je ne suis pas loin de croire, dit Médéric Boutorgne, en coulant vers la Truphot un regard mouillé. Je n’adopte pas tout entier certes, le credo de Monsieur Molaert, poursuivit-il après un léger arrêt et en cédant au besoin de faire un calembour avec un mot de Renan qu’il n’avait pu comprendre, pour moi, Dieu n’est pas, il se fait... comme le camembert et le livarot.....

Et il s’esclaffa, se laissant tomber sur une chaise, les paumes battant les rotules, rendu hilare jusqu’aux larmes par son propre esprit.

La veuve fronçait le sourcil.—Voyons, il ne serait jamais sérieux, même dans les minutes les plus graves. Elle n’aimait pas qu’on plaisantât sur un sujet aussi élevé.

Modeste Glaviot, debout, une main passée dans l’entournure du gilet, s’affirma panthéiste et déterministe en même temps.

—Dieu est dans tout: dans moi, dans vous, dans Madame Truphot, dans la terre du jardin, dans l’air du ciel et jusque dans l’âme de Nénette qui dort, là-bas, en jappant dans un rêve. Oui, il était partisan d’un panthéïsme sans dualité, assez voisin du matérialisme, en somme, affirmait-il, mais qui avait conservé quand même un brin de spiritualisme, le rien de sentiment sans lequel on ne peut point vivre. Pour lui, la Conscience et la Force primordiales qui avaient ordonnancé l’Univers, s’étaient absorbées, résorbées dans leur œuvre. Attenter à quoi que ce soit qui existât, c’était faire souffrir cette Conscience, cette Déité si on voulait la nommer ainsi.

Donc, si Dieu était dans tout et si tout était en Dieu, on ne mourait pas. La formule actuelle de la personnalité s’effaçait pour faire place à une autre formule aussitôt suscitée après la disparition de la première. Ainsi quand je récite, ajoutait il, quand je dis mon œuvre, j’emploie, tour à tour, ces deux forces universelles qui sont la Pensée et le Verbe; j’utilise ces forces qui m’ont élaboré, moi, pour me déterminer ainsi, selon leur vouloir préconçu, et sans que j’aie la possibilité de me déterminer autrement. Je ne suis pas libre, en effet, de n’être point poète et d’agir dans un sens différent. Si je viens à disparaître, je ne meurs donc pas pour cela; je cesse d’user du monde dans le sens et le mode où vous m’avez constaté, voilà tout, mais le monde, l’œuvre universelle continuera à user de moi. Plongé dans l’immense creuset où se retrempent les Apparences et où bouillonnent les Causes, j’y puiserai une nouvelle Forme sous laquelle, derechef, je serai convoqué. Mais je devrai, encore et toujours, œuvrer pour la Pensée et pour le Verbe, puisque je fais partie du lot de créatures que ces deux Forces ont choisies et modelées pour arriver à leur but terminal, pour accomplir leur fin, ici-bas...

Ce n’était pas très clair, cependant toute l’assemblée approuvait de la tête.

—Il ne m’appartient pas de m’effacer, non... acheva-t-il, en envoyant sa main en l’air, comme pour marquer la grandeur en même temps que l’effrayante fatalité d’un pareil destin.

Sarigue, qui devait opiner à son tour, s’exhiba sentimental quoique païen. La Mort, pour lui également, n’existait pas puisqu’un seul baiser suffisait à donner la Vie. Il n’y avait que l’agonie de douloureuse et l’agonie c’était de ne point être aimé. D’ailleurs, il regrettait l’Olympe favorable aux amours, les dieux du passé, bons enfants, en somme, que les franches lippées passionnelles mettaient en joie, les dieux de l’Hellas et de la latinité qui versaient dans les querelles du traversin, les chichis de l’adultère, les potins de l’alcove ou du privé, tout comme les hommes... Dans ces temps bénis, on honorait les amants; on les glorifiait en public; on leur permettait même de s’égorgiller un peu. La passion ne déférait à aucun code, ne s’endiguait d’aucune mesure. Le philosophe, sur l’Agora obstrué de foule, pouvait recouvrir de son manteau deux jeunes êtres accouplés, de sexe différent ou identique, sans encourir, de la part de l’Héliaste, le reproche de complicité immorale. Hier, même, il avait lu une fort jolie chose, qui résumait de façon parfaite l’antiquité amoureuse. Et il cita sa lecture: Dans la sylve profonde de Délos clamant les gloires de l’Été, souvent le promeneur, qui errait en se récitant les vers de Moschus ou de Bion, croyait entendre le pivert frapper plusieurs fois de son bec acéré l’écorce des bouleaux argentés. Erreur! C’était l’œgipan qui, avant d’étreindre l’hamadryade, sur le tronc des chênes, essayait sa jeune vigueur...

Il recula son siège au milieu d’un murmure flatteur et la comtesse de Fourcamadan, délirante à la pensée de posséder un tel amant, le ceintura de ses bras et culbuta sa tête sur son épaule en lui faisant embrasser tout ce qu’un érésipèle antérieur avait bien voulu lui laisser de cheveux.

La Truphot, ensuite, notifia qu’elle était chrétienne et spirite. A son avis, l’Esprit, décortiqué par la mort de son enveloppe matérielle, ne pouvait pas consentir à s’éloigner, immédiatement, des lieux et des êtres qui lui avaient été chers. Les vérités de l’occultisme s’appuyaient sur le péremptoire des vérités catholiques, pour former le Tout du Surnaturel. Morbus, en somme, ne faisait qu’apporter des réalités tangibles aux déductions des théologiens. Le Pape était mal inspiré qui refusait d’enregistrer le miracle des tables tournantes. Il y avait là une preuve manifeste de l’existence de Dieu et de la Sainte Famille, une preuve équivalente au miracle de Lourdes, puisque c’était une manifestation incontestable de l’Au-Delà. Dieu, qui voulait que les sceptiques fussent confondus, ne s’opposait pas à ce que l’Astral du trépassé continuât à séjourner encore quelque peu ici-bas et répondît à l’appel des initiés... Tout à coup elle se frappa le front d’une main inspirée. Ah! elle avait une idée. Pourquoi ne profiterait-on pas de la circonstance qui n’était point susceptible de se renouveler; oui, pourquoi n’évoquerait-on pas, de suite, l’âme à peine envolée du sculpteur, qui certes, devait rôder dans les environs?

Siemans, muet jusque-là, arriva à la rescousse. Il déclara qu’il possédait une médaille bénite, une médaille sanctifiée par Monseigneur Potron, lui-même, au triduum des missionnaires, une pièce au profil de la vierge. Si l’on venait à la jeter sur un guéridon en giration, comme il l’avait vu faire chez un ami, le dit guéridon se démenait, ruait, se cabrait aussitôt en un cake-walk désordonné, pour se débarrasser de l’effigie bénéfique qui horrifiait le Malin, lorsque celui-ci habitait sournoisement l’acajou ou le poirier noirci du meuble. C’était un moyen infaillible pour se rendre compte si l’on se trouvait ou non confronté avec une âme bienheureuse. Il confia aussi, qu’à l’exemple de l’assistance, la Mort ne lui faisait pas peur. Il l’accueillerait en brave, en honnête homme qui n’a rien à se reprocher. Il voulait seulement un grand nombre de cierges et beaucoup de chants à son enterrement, car la pompe chrétienne était ce qu’il y avait de plus beau sur la terre et il aimait follement la musique. Dans quelques années—il avait le temps encore—il commencerait à mettre de l’argent de côté afin de réaliser un projet caressé. Il voulait doter sa paroisse du brassard gratuit pour les premiers communiants pauvres. Un capital d’au moins vingt mille francs était nécessaire pour cette œuvre. Mais pour en revenir à son trépas, il désirait être enterré au Cimetière Montmartre, une nécropole bien famée, où il y avait beaucoup de grands hommes, et où l’on ne rencontrait que des morts qui se respectent. Il aurait bien aimé dormir près du général en bronze couché dans son manteau, près du général Godefroy Cavaignac qui se tenait dans la grande allée, à gauche, mais toutes les places étaient prises à ses côtés. Il avait toujours rêvé, comme monument funéraire, d’une dalle de granit gris cendré entourée de pensées et de myosotis au printemps, d’un petit portique grec en ruines où deux déesses éplorées, en drapé phrygien, soutiendraient un médaillon offert par ses amis, avec son prénom seul et cette simple inscription: A Adolphe, tous ceux qui l’ont aimé.

La Truphot menaça d’être emportée, derechef, par un Niagara lacrymal; elle se tamponna les yeux en gloussant, et cette manifestation d’attachement ravagea Médéric Boutorgne qui croyait désormais posséder victorieusement son esprit. Depuis une heure, il cherchait le moyen de mettre tout le monde dehors pour passer la nuit seul avec elle, ce qui parachèverait sa conquête. Mais son indigente imagination n’avait suscité nul expédient. La vieille que l’évocation funèbre de son amant avait remuée et reportait au mort, larmitait et se lamentait par saccades.

—C’est mon bon cœur qui m’a valu cela encore... On a beau dire, c’est trop stupide à la fin d’être pitoyable... Me voilà maintenant avec un mort sur les bras... Un cadavre qu’il va falloir faire enterrer.

Le prosifère dut la consoler pendant que Siemans montait quérir sa médaille et que l’on préparait la table.

—Il ne sert à rien de vous désoler, Amélie, lui disait-il. Ne sommes-nous pas là pour vous assister. Grâce à vous, la science psychique va faire un pas décisif. Cette mort aura donc eu, en somme, un côté profitable.

Les lampes baissées, on avait fait place nette autour de la table, pour qu’elle ne fût pas gênée dans les cabrioles et l’épilepsie que Modeste Glaviot transmué en médium allait lui conférer. La veuve, elle-même, avait désigné l’histrion en se portant garant de sa fluidité et de son ésotérisme. Molaert, avec une moue d’improbation, s’était fait disparaître. Il répugnait à l’occultisme qui, ainsi qu’il l’avait confié à Sarigue, lui apparaissait «comme les sentines, le goguenot de l’au-delà.» L’horloge de l’église proche égouttait lentement la dixième heure et, par delà les fenêtres ouvertes, les beuglements des pochards attardés et les sifflets des trains excoriaient le silence nocturne. Les lumières qui illuminaient les vitres, dans les maisons voisines, s’éteignaient une à une. C’était le moment où, ensuite de la bâfrerie du dimanche, les bourgeois se préparaient à barater leur épouse ou leur concubine, afin de parachever la liesse hebdomadaire. Justine avait tiré sur leurs tringles les anneaux grinçants des vieux rideaux de brocard encuirassés à la base par la poussière et le pissat des chiens. Tous étaient assis, encerclant le guéridon d’un pourtour de mines graves et solennelles. La comtesse poussait de petits cris effarés devant l’imminence des esprits d’outre-monde, et la Truphot avait reconquis un visage attentif et sapient de vieille sorcière, qui se pourlèche devant un sabbat attendu. Déjà ils s’étaient rapprochés, les paumes maintenant à plat sur le bord du guéridon et les yeux fixés au centre, avec, au fond d’eux-mêmes, comme venait de le commander Modeste Glaviot, «l’énergique vouloir que la table tournât

Mais, subitement, tous tressautèrent, et restèrent les mains suspendues, immobiles, et pleins d’une indicible terreur. Un à un et à intervalles réguliers des coups résonnaient dans la cloison. C’était distinct et net, précis et métallique. Aucun d’eux ne douta que ce fût l’esprit du mort qui, plein de déférence, manifestait son bon vouloir à sa façon, avant de venir se domicilier dans la table. Cet imprévu déroutant, qui n’avait pas été consigné au programme, les glaçait. Modeste Glaviot eut un redressement de son front penché qui signifiait nettement: hein, vous voyez! Mais Sarigue, compatriote d’Apulée, ne put se tenir d’aller le premier enregistrer le miracle. Il se leva et dans l’autre pièce constata la présence de Molaert qui, armé d’un fleuret, la figure zébrée de rides coléreuses, tirait au mur entre deux lampes placées par lui sur un meuble.—Coupé-dégagé; je lie en sixte... et je me fends... proférait-il, rageur... Et il boutonnait la cloison...

—Ah! fichtre, vous nous avez fait peur avec votre escrime, dit Sarigue, au moment même où Madame Honved, dont la valise attendait dans le corridor, survenait à la porte du salon, pour prendre sèchement congé de la veuve. Juste en cette minute, deux coups de sonnette, un spondée: deux appels longs et impératifs, retentirent à la porte d’entrée. La Truphot s’était dressée toute pâle sous la couperose ordinaire de son faciès, et le père Saça, le jardinier-concierge, accourait, en trottinant, prendre des ordres, son dos circonflexe sautillant dans le noir de la cour. Une inquiétude poignait la veuve. Si c’était le mari? Après une seconde d’indécision, elle se décida pourtant à accompagner le vieil homme pour parlementer à travers la porte et n’ouvrir qu’à bon escient. Les spondées et les dactyles de la sonnette avaient repris et, maintenant, c’était un carillon endiablé qui menaçait de ne point s’apaiser et déchaînait l’émoi de tous les chiens d’alentour. Seuls, ceux de la vieille, en bonne chiennerie scabreuse, s’étaient tapis sous les meubles pour y cacher leurs affres et y évacuer les liquides de l’effroi. Dans le salon, Médéric Boutorgne, le couple Sarigue, Siemans, qui venait de redescendre avec sa médaille, et Modeste Glaviot, la main en l’air, encore dans l’attitude injonctive propre à commander la sarabande du meuble possédé, se frottaient les uns contre les autres, travaillés eux aussi d’un malaise inexplicable. Enfin la veuve, accotée à l’huis, s’était mise à faire jouer le petit judas encastré dans le panneau et elle interrogeait.

—Qui est là, à pareille heure?

—Moi, Jacques Roumachol, que vous connaissez bien, Madame Truphot. Ouvrez-moi vite; je viens pour une affaire importante et j’avais peur que vous ne fussiez déjà couchée.

La vieille, en effet, connaissait ce Roumachol, un peintre qui avait dîné quelquefois chez elle, il y avait déjà plusieurs années, mais elle restait inquiète quand même, ne se hâtant pas de faire jouer la serrure.

—Êtes-vous seul, bien seul? ajouta-t-elle.

Un rire s’éleva derrière la lourde porte.

—Non, mais croyez-vous que je suis accompagné d’un escadron de cavalerie, comme le Petit-Père ou le Schah de Perse en vadrouille.

La vieille, rassurée par cette gouaille d’atelier, se décidait enfin à ouvrir. Elle tournait elle-même la clef. Alors, on vit une chose inattendue. Le père Saça fut soudain enlevé de terre comme s’il avait servi de projectile à quelque invisible catapulte, et son corps, qui se ployait aux reins, tournoya ainsi qu’un gigantesque boomerang, vira tel un de ces énormes morceaux de bois convexe qui servent aux aborigènes de l’Australie à chasser le Kanguroo. Il vint s’abattre avec un bruit crissant de feuillages écrasés au beau milieu d’une touffe de lilas, où il se mit à geindre éperdument.

—C’est lui! C’est lui, hurlait la Truphot, hispide, déchevelée, en se sauvant, les bras au ciel.

Comme elle le laissait entendre, c’était Honved qui, accompagné de Jacques Roumachol, son ami, emmené par lui dans le but unique de se faire ouvrir la porte, fonçait, tel un taureau échappé, et le revolver à la main par surcroît. Il paraissait exaspéré, hors de lui, vociférant d’effroyables choses, et son compagnon se pendait à son bras, s’efforçant de lui arracher l’arme qui, d’un instant à l’autre, pouvait produire un irréparable malheur.

—Ma femme! Ma femme! toute seule dans ce mauvais lieu.... Ma femme tombée dans un prostibule!...

Rentré à Paris, vingt-quatre heures plus tôt qu’il ne le pensait au départ, il avait trouvé au logis un mot de Madame Honved, épinglé à la dépêche apocryphe, et lui expliquant qu’elle se rendait à Suresnes selon ses conseils. Sans perdre une minute, devinant le traquenard, il était allé chercher Roumachol, pour forcer par subterfuge—car sans cela on l’aurait laissé dehors—la villa de la vieille et reconquérir sa femme, coûte que coûte. Près de la porte entr’ouverte du salon, il s’était enfin saisi de la Truphot, et il la secouait comme un prunier.

—Où est-elle? dites-le tout de suite si vous ne voulez pas que je vous étrangle. Et il lui fouaillait le visage de sauvages épithètes: Misérable, vous vouliez la donner à votre amant, à votre Belge saumoné pour mieux le river à vos sales jupons d’entremetteuse bourgeoise et de brehaigne frénétique...

Il se méprenait cependant sur les mobiles de la vieille, car si celle-ci faisait du proxénétisme par amour de l’art, elle était innocente du comportement trivial qu’il lui imputait et qui consiste à s’adjoindre des aides. Elle s’estimait, bien au contraire, et pour longtemps encore, apte à faire le nécessaire et même à distancer qui que ce fût sur les couettes d’amour.

Mais déjà, Madame Honved était dans ses bras et ils s’étreignaient farouchement, cette dernière l’apaisant d’un coup par cette seule protestation.

—Est-ce donc que tu n’avais plus foi en moi pour verser dans un émoi pareil?

Siemans, Boutorgne, Glaviot, Molaert et le couple Sarigue, tous les animalcules de la putréfaction, tous les protozoaires du croupissement, avaient disparu, s’étaient obnubilés comme par miracle. Un instant, sous la lumière fadasse de la lune qui s’était dégagée, on put voir l’auteur de Julius Pelican faire des efforts désespérés pour hisser l’ichtyomorphe de la Truphot pardessus le chaperon du mur. Un jupon rose traînait sur une plate-bande pelée, que la comtesse avait dû perdre dans sa fuite, puis un bruit de verre brisé et des jurons s’entendaient chez le maraîcher voisin, émanant du grimacier montmartrois, qui pataugeait et s’empêtrait, dans sa fuite, parmi les châssis de salades, les cloches à cucurbites, où il s’était imprudemment jeté en risquant les crocs du molosse ou les coups de fusil du propriétaire. Les chiens Moka, Spot, Nénette et Sapho, ayant enfin retrouvé l’usage de leur vaillantise, aboyaient à l’unisson, vitupéraient furieusement Honved qui avait attiré sa femme dans le salon et, près de la table, où l’esprit du mort, privé de l’adjuvant de Modeste Glaviot, n’avait pu s’insinuer, sanglotait de joie, laissant tomber sur ses mains les gouttes chaudes de ses larmes, rien qu’à les retrouver intacte parmi ce lupanar non autorisé. Cette scène eut même le don d’attendrir la veuve, car les spectacles de tendresse ou de passion vécue précipitaient toujours, jusqu’au déluge, l’activité de ses sécrétions intimes. Bien qu’elle eût tout intérêt à ne pas s’exhiber d’aussi près et à laisser le peintre, Honved et sa femme quitter en paix la maison, elle n’y put résister.

—Vous l’aimez donc? questionna-t-elle d’une voix passionnée, d’un timbre ravagé, où pantelait toute son âme de vieille amoureuse. Puis comme Honved ne lui répondait pas et se contentait de botter Nénette et Sapho qui s’étaient approchées trop près de ses chausses, elle pointa autour d’elle un coup d’œil circulaire, aperçut les deux bonnes qui avaient quitté la veillée du mort pour ne rien perdre de l’esclandre, la cuisinière accourue elle aussi tout en torchant une casserole, et elle se précipita sur leur sein, à tour de rôle, hululant contre leurs joues, faisant dodeliner sa tête caduque, dans l’envol des mèches grises, des épaules de l’une aux épaules de l’autre.

—Ah! mon Dieu, si j’avais su! Ce n’est pas ce qu’on croit! Je suis une honnête femme. On m’a diffamée, insultée!...

Roumachol lui-même ne put l’éviter: avant qu’il ne se fût mis en garde, elle était dans ses bras.

—Si on peut me traiter ainsi, mon seul tort est d’avoir voulu inviter Madame Honved, malgré tout. Je l’aime comme ma fille... Je l’aurais défendue comme mon enfant...

Quand le peintre fut hors de son étreinte, se secouant, luttant contre la nausée que lui avait value cette embrassade, la Truphot chercha des yeux quelqu’un encore sur le cou de qui elle pourrait tomber. Chacun, hélas! hormis l’auteur dramatique et sa femme, avait reçu son lot d’étreintes désolées, et en cette circonstance, les cinq cents poitrines d’un bataillon d’infanterie en front de bandière, sur lesquelles elle aurait ruisselé successivement, n’eussent point apaisé l’accablement attendri de la veuve. Les yeux obscurcis de larmes, n’y voyant plus très clair, elle se lança en avant, plongea des épaules, se préparant, dans son deuil effréné, à accoler une des colonnes de fonte soutenant, à la porte du salon, la plafonnée du vestibule et que la cécité de son affliction lui faisait prendre sans doute pour une personne humaine. La femme de chambre dut se précipiter et la retenir juste comme elle allait s’arracher les joues contre le métal sans aménité. Elle revint alors délirante vers Honved et sa femme qui, amusés tous deux de la scène, riaient maintenant.

—Je vous en prie, mes chers amis, ne nous quittons point en ennemis... Je vous adjure, je vous objurgue, ne me gardez pas rancune....

Certainement elle allait les investir quand Roumachol arrêta son élan en lui tendant une glace de poche, et en lui conseillant de s’expédier dans le jardin où elle pourrait se donner un coup de peigne au clair de lune... elle en avait besoin.

La sortie de Honved, de sa femme et du peintre s’effectua entre quatre gendarmes, muets et bien alignés, que Siemans et Boutorgne étaient allés quérir en leur conseillant de se placer à la porte d’entrée, et qui vinrent, comme il est décent, protéger la morale et la propriété représentées par la veuve et sa trôlée d’entretenus. Cependant ils ne se décidèrent pas à verbaliser ou à arrêter les envahisseurs, malgré toute l’éloquence et l’impeccable argumentation usagées par le gendelettre pour obtenir ce profitable résultat.

Siemans ayant fait son devoir et confié à la maréchaussée le soin de veiller sur la sécurité de la Truphot se sentit sans entrain pour rejoindre la villa. Il déclara que d’importantes affaires l’appelaient à Paris pour le lendemain; il lui fallait s’entendre avec l’architecte, donner des congés, signer des engagements de locations, car il gérait les immeubles de la veuve; d’autre part Honved et Roumachol pourraient revenir, et il était trop pacifique pour endurer deux fois la vue des armes à feu, bref il préférait rentrer à Paris par le dernier train. Et il prit délibérément le bras de Boutorgne, pour le mener lui aussi à la gare. Mais celui-ci se démena; il argua à son tour qu’il avait laissé son manuscrit dans la maison, le manuscrit d’Eros et Azraël pour lequel il devait signer un traité avec le plus gros éditeur de Paris. Il lui fallait, de toute force, reconquérir le précieux papier. Ils se retrouveraient sur les deux heures de l’après-midi au café de la Rotonde, car il ne voulait pas le faire attendre. Siemans eut un rire équivoque, tapa sur le ventre du camarade en l’appelant... sacré viveur.. et lui souhaita bonne nuit, de l’air bien tranquille d’un Monsieur dont la situation est inexpugnable et contre qui on se démène bien vainement. Puis il entra prendre son billet pendant que le prosifère dégringolait à toutes jambes la sente chantournée et rocailleuse qu’ils avaient ascensionnée pour arriver à la station du Haut-Suresnes.

Dix minutes après, il était de retour près de la veuve qu’il trouva rassérénée, assise devant une bouteille de fine et occupée à griller des cigarettes. La Prévôté était partie; la porte se trouvait libre de baudriers jaunes. Les bonnes avaient abandonné définitivement la chambre du mort et tenaient compagnie à Madame. Le père Saça, vautré sur le canapé, se faisait frictionner à l’arnica par la cuisinière, déclarait qu’il souffrait de lésions internes et qu’il était estropié pour le restant de ses jours, bien sûr. Il jura qu’il intenterait un procès à Honved et que Madame Truphot servirait de témoin, mais la vieille ayant protesté qu’elle ne voulait pas d’esclandre, il parla alors d’un viager qu’on devrait lui faire et, comme il finissait d’ingurgiter un grog, il poussa de grands cris ininterrompus, exigeant qu’on fît venir un prêtre, car ses douleurs augmentaient... Certainement il ne passerait pas la nuit... La cuisinière affirmait qu’elle avait vu rôder des fantômes dans le jardin, qu’un esprit depuis une heure s’acharnait à lui donner des coups de pied dans l’estomac, qu’elle avait les sangs tournés, et que le saisissement allait la rendre hydropique. Tous ses gages désormais devraient passer en médicaments, certes elle aimait bien Madame, mais le service de Madame était trop difficile avec des événements pareils. Elle entrerait le lendemain à l’hôpital, après avoir fait constater son état; son dévouement ne pouvait aller jusqu’à mourir de gaieté de cœur pour Madame. Boutorgne, que les incidents avaient servi, car il restait maître du champ de bataille dont la veuve était le trophée, Boutorgne victorieux de tous ses rivaux qui, pour la seconde fois, allait dormir avec la vieille et profiter de la récidive pour sceller, sans doute, leur union de définitifs serments, fut obligé de fuir avec elle devant les piaillements ancillaires servant de prélude à leurs félicités nocturnes.

—J’ai l’foie décroché, j’ai pour l’moins attrapé une bonne hernie étranglée... j’sens déjà mes boyaux couler sur mes cuisses! J’veux ma suffisance, ma goutte et mon tabac pour l’restant d’mes jours, lamentait le père Saça.

—Qu’est c’qui m’gagnera mon pain quand je vas me gonfler d’eau comme un cuvier à lessive, et que j’suis condamnée à tomber un beau jour en cacalepsie, sur mes fourneaux, à la suite des souleurs de c’soir... Faut qu’elle assure ma vieillesse, appuyait la cuisinière.

—C’est elle qu’a fait mourir l’beau jeune homme, ce pauvre sculpteur d’en haut pour en hériter, surajoutaient Justine et Rose, l’autre bonne, en coulant leurs menaces dans la cage de l’escalier.

Dans les bras de la vieille, pour qu’elle goûtât en toute béatitude les voluptés que propulsaient sa voltige amoureuse, le prosifère dut se porter garant qu’avec seulement deux billets de cinq louis, il apaiserait, le lendemain, la sédition de toute cette racaille.


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