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Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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XII

J’entrerai dans le ciel avec une couronne d’étrons...

Jacques Paraclet.

La salle Velpeau était trop petite pour contenir tous ceux qui avaient répondu à l’extraordinaire invitation de Jacques Paraclet. La plupart conjecturaient la fumisterie bizarre, le comportement paradoxal dont le pamphlétaire catholique était coutumier. Mais quelques imbéciles étaient accourus dans l’idée que cela pourrait bien être vrai. D’autres, des vedettes notoires se dissimulaient, cachant leur figure derrière le chapeau tenu à la main, tout pâles de joie rentrée, s’accrochant quand même à l’espoir ridicule qui leur faisait escompter la béatifique consolation de voir finir là, sous leurs yeux, celui qui les avait scalpés ou désossés dans la guerre d’indien sioux déclarée par lui, pendant vingt ans, à toute la Presse et à tous les littérateurs sensationnels. On s’était précipité comme à une première, car c’était le fait du jour dont on parlerait une semaine au moins dans les cénacles et les dîners de confrères, la chose originale qu’il faudrait commenter sous peine de passer pour un Béotien ou un provincial. A son tour, d’une manière ou d’une autre, le Sauvage était attaché au «poteau de couleur». On allait donc voir comment il crèverait; et si ce n’était qu’un gigantesque humbug, il ne pouvait s’en tirer que par un trait inimaginable et sans précédent, digne du génial banquiste qu’il était. On le savait à la hauteur et son public s’était donc mobilisé, en se pourléchant les babines, dans la conjecture de l’une ou l’autre circonstance dont l’agrément se balançait, en somme.

A quelque vingt pas de la salle, la Truphot parut vouloir se dérober.—C’est un bluff pour sûr, dit-elle, cet homme-là ne m’a fait venir que pour me taper encore d’une vingtaine de louis. Mais comme Boutorgne, Sarigue et le comte n’étaient point en cause, et n’avaient rien à redouter de ce côté, ils la poussèrent en la rassurant.

—Il y avait bien trop de monde, certainement il n’oserait pas.

Des gens débordaient de la porte, revomis par la petite pièce qui contenait six lits dont les malades, des convalescents du reste, avaient déserté devant cette subite invasion de leur home dolent. Quelques individus refoulés dans le corridor cherchèrent à les retenir au passage. Pourquoi entreraient-ils puisqu’il leur fallait, eux, rester dehors faute de place? Un hourvari, un vacarme verbal, de véritables bramellements s’entendaient, qui surexcitèrent au plus haut point la curiosité de la petite bande. En jouant des poings et des coudes, elle fit proue de vaisseau et fendit enfin la cohue.

Hirsute, debout sur son lit, la face turgescente encore sous un restant d’érésypèle qui faisait redonder ses joues, les yeux en flammes, et le capillaire embroussaillé de son estomac mis au vent par sa chemise arrachée, Jacques Paraclet trompettait d’effroyables périodes...

Il avait atteint son but. Circonscrit par la famine, sans journal pour y vociférer et l’éditeur le plus amène se regimbant désormais devant l’apport de tout manuscrit, il avait été jeté vivant—ce qui était pour lui le plus effroyable des supplices—dans le cul-de-basse-fosse du silence. Il pouvait à la rigueur consentir à crever de misère, mais il ne pouvait périr aphone; ce qui aurait été du reste à son honneur, si le moindre levain de sincérité eût jamais fait fermenter son indignation. Mais il n’en était rien. Jacques Paraclet s’était imprudemment fourvoyé dans le catholicisme, voilà tout; et la cléricaille—qui préférera toujours l’insidieux venin du trigonocéphale aux rugissements du tigre à jeun—avait fait subitement sacristies en arrière, à la vue de ce démonomane qui prétendait, à lui seul, changer le relief moral du continent affecté au lymphatique Jésus. Les brûlots dont il était le Commodore n’avaient rien incendié et lui étaient restés pour compte: de là son satyriasis blasphématoire, lorsqu’il fut trop tard pour orienter sur d’autres étoiles.

Convaincu qu’il était perdu sans retour, il avait alors machiné de toutes pièces la présente scène, en se décidant tout à coup à reconquérir un auditoire, ne fût-ce que pour quelques instants, et au prix de n’importe quel subterfuge. Un érésypèle assez conciliant s’étant impatronisé dans sa personne, il en avait profité pour lancer des invites à assister à son agonie: assuré qu’on viendrait toujours, qu’il pourrait donner ainsi sa représentation d’adieu, et, comme il le disait: se dresser une dernière fois aux yeux de tous, sur ses tropes paroxystes, comme Attila sur son bûcher de boucliers... Maintenant, il les tenait.

La Truphot et ses compagnons avaient manqué l’amorce de l’olynthienne, mais il en restait encore de quoi satisfaire bien des gens.

Présentement, l’outlaw fulgurait et fracassait comme un tonnerre éperdu, ramassant son public épeuré, malgré tout, d’un bras véhément qui semblait échappé à la camisole de force, et il jetait d’effarants blasphèmes qui éclataient telles des fougasses, tels des coups de mine.

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...Il est vraisemblable qu’à un instant précis de la fuite du Temps à travers les âges, et dans la nuit d’un désert, les ancestrales femelles, dont vous êtes issus, se sont accouplées à des chacals, afin de vous fournir l’âme toute de sordide bassesse que nous vous connaissons...

Il est à présumer aussi que, grâce à votre besoin de vous reproduire et de proliférer, la planète va voir s’accroître trop rapidement le lot de putréfiences dont la véhiculation, concurremment avec celle des gens de cœur, lui est assignée; et qu’elle s’arrêtera un jour, immobile et éperdue dans l’espace, se refusant à translater plus longtemps un tel surcroît d’immondices autour de son centre solaire...

Car vous êtes les borborytes et les bousiers des plus pestilentiels cloaques, et la prospérité de votre fourmillement vermiculaire est l’indice des immédiates décadences...

Vous ignorez la justice, le désintéressement et la générosité, toutes ces menues étoiles qui trouent la nuit de l’âme humaine et l’autorisent encore à croire qu’elle ne s’est pas introduite indûment dans l’harmonie du monde, et qu’elle n’est pas la parfaite saleté destinée à polluer un ordre de choses jusqu’à elle admirable...

Vous tous qui m’écoutez, bourgeois, artistes, intellectuels, entretenus, écrivassiers ou imbéciles de tout poil ou de tout lustre, vous n’êtes que des eunuques, des tueurs de faibles, des Surhumains de l’abjection, des égorgeurs de vaincus, et votre aplatissement devant le Puissant n’est comparable qu’à l’allure rampante du lombric, quand cet intéressant annélide conjecture tout proche le talon implacable qui va lui faire épandre, par écrasement, les sales viscosités dont son corps est empli...

La plupart d’entre vous se réclament de la qualité d’écrivains et, pour satisfaire la fringale de beauté qui torture, à n’en pas douter, les masses contemporaines, ils ouvrent toute grande la braguette de leur âme, puis éjaculent la gravelle et l’albumine de leurs concepts: c’est ainsi qu’on vous doit des livres! Quelquefois, aussi, comme énonciateurs d’Idéal, vous prenez l’Époque à la cravate pour l’entraîner avec vous dans le pourrissoir d’équarrisseur où achèvent de se désagréger les charognes phosphoreuses qui doivent, dites-vous, remplacer les chevaux du fils de Clymène et traîner sur le monde, jusqu’au plus prochain Eridan, le flamboyant Soleil de Vérité et d’Amour que vous êtes occupés à attiser...

Tous, d’ailleurs, avec ponctualité et sans lassitude, vous attentez à la langue française, cette seule et dernière Idole qui nous reste à étreindre dans la déroute de tout. Et il faut avouer que c’est un insondable problème pour la raison humaine de comprendre comment il se peut faire que les mots, ces choses adorables où frémissent et chantent les âmes confondues de quatre races, ne voient pas immédiatement s’abolir tout leur sens au seul contact de vos sordides plumes!

Rien qu’à vous dévisager, l’immédiate sensation qui surgit et s’impose induit à se demander, étant donné ce que sont les hommes, comment les poux peuvent encore les supporter; aussi, une immense pitié, de suite, saute et s’installe dans l’âme, en faveur de ces acarus diligents et déshérités réduits, pour conquérir leur nourriture, à implanter leurs suçoirs en de tels épidermes...

Nul ne saurait contester que vous avez dépassé l’outrepassable et suborné l’ignominie, que le souffle de vos poitrines et la transsudation de vos âmes ressusciteraient, par simple contact, les charniers et les croupissoirs abolis et lubrifiés depuis dix mille ans. Quiconque vous approche, gens de lettres de nos jours, reconnaît et confesse que votre seule présence infuse une vigueur nouvelle à l’excrément qui s’apaise et que, jalouse d’égaler la vôtre, sa puanteur, noblement stimulée, dévergonde aussitôt et devient hystérique. Cela c’est le secret et l’explication de l’horrible odeur de certains soirs d’ici-bas...

Tels que vous êtes, cependant, votre exécrable infamie, dont la description impossible confond d’impuissance le Verbe humain, est pourtant la seule chose qui maintienne le monde en équilibre et diffère, pour quelque temps encore, l’abolition de notre habitacle.

A considérer, comme en ce moment vos faces, écarquillées et sanieuses, se congestionner d’attention rentrée; à voir vos cous se gonfler sous la cravate et décharger vraisemblablement les matières viscides de leurs multiples écrouelles: indice certain de la constriction angoissée de vos individus, il n’est point ridicule de diagnostiquer que vous attendez de moi encore l’effroyable et surprenant postulat accoutumé, seul explosif capable de secouer votre torpeur, comme le coup de savate dans les gencives de la prostituée est seul capable de la sortir pour un temps de sa passivité coutumière et de lui restituer ainsi un semblant d’état humain. Eh bien! je dirai donc qu’il n’est plus niable, en effet, que la Hideur et le Crime, sur lesquels la Vie repose, sont une condition indispensable de son existence et de sa durée, et que, de cette proposition, vous êtes la démonstration péremptoire.

Oui, si la fin de notre planète fut cent fois déjà vaticinée et plus de fois encore tout près de se réaliser, de par l’accomplissement d’un phénomène cosmique, vous fûtes toujours, vous autres, les Archanges breneux qui la sauvâtes à l’instant délectable désiré par tous les cœurs soucieux de voir enfin le Mal s’abolir, et qui aspirent, depuis tant de siècles, à l’avènement du Néant, cet Absolu du Bien. Je dis donc que les comètes, les comètes de beauté, les comètes belliqueuses empennées de lueurs, accourues du fin fond de l’Infini à seule fin de nous occire, ont, tout à coup, reculé d’épouvante, à la seule idée de gagner à votre contact le chancroïde infâme dont vous êtes atteints!...

· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Comme son souffle ne pouvait pas le porter plus loin, Jacques Paraclet fit une pause d’une seconde; sa poitrine se gonfla d’une haleine ainsi que la voile d’une yole se gonfle de vent, et il bascula enfin sa péroraison.

—Aussi, l’ultime espérance qui nous reste à nous autres, épris de l’impérieuse justice, c’est de penser que la terre, lasse à son tour d’errer sans profit dans le sein mystérieux de l’éther frémissant, lasse de battre son quart avec ses six compagnes autour de son inexorable marlou, de son incorruptible soleil, sans autre salaire que de vous continuer, finira bien un jour, un jour proche, par acquérir l’horreur de vos sales pieds, et qu’un hoquet de dégoût, un spasme d’infini vomissement, venu du plus profond du sphéroïde, le projettera dans les distances, le fragmentera en vingt éclats infâmes et purulents, capables à eux seuls de contaminer tout l’Absolu!...

Six infirmiers précédés d’un chef de service accouraient enfin pour maîtriser et recoucher Jacques Paraclet qui écumait des salives rosâtres.—Ah! bien, fit l’homme en tablier blanc, ce gaillard-là me dira encore qu’il agonise. On va lui signer son exeat et vite, et mettez-moi tout ce peuple dehors.

L’auditoire, malgré sa volonté de blaguer, était quand même aplati par cette conflagration d’inconcevables anathèmes, cette torrentielle chevauchée de périodes ruées comme des cavales crachant du feu par les naseaux. Nul ne se sentait le souffle congruent à riposter en équivalence. Seul, le petit Troussenoir, du Diogène, eut le sentiment de la situation et sauva l’honneur de l’assistance.

Il jeta au milieu de la salle son chapeau mou aux bords graillonneux, qui, en moins de deux minutes, fut rempli de billon lancé à la volée.

—La quête, Messieurs... la quête... n’oubliez pas l’artiste...


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