Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
VI
La couche de la Truphot et ses tumultueuses délices retinrent très tard le gendelettre à Suresnes. Comme il l’avait promis, il réfréna pour presque rien l’insurrection des bonnes fédérées en une intention commune de chantage. Le préposé au sécateur fut plus difficile à réduire, lui. Couché et circonscrit par une multitude de pots de tisanes, strapassé de sinapismes et constellé de ventouses, il ne répondait au prosifère que par des gémissements taraudants, des glapissements prolongés. Sa femme, pour lui, maniait l’éloquence émolliente: le vieux était déjà perclus de rhumatismes, une pareille secousse allait le confiner pour toujours sur le fauteuil des paralytiques... Avec des soins, surtout avec de l’argent pour faire une saison dans le Midi, peut-être, cependant, à la rigueur, s’en remettrait-il... Et puis, si on voulait bien lui donner une place de concierge dans un des immeubles de Madame Truphot, à Paris... Là il y avait les étrennes et il n’aurait plus besoin, tous les matins, dès cinq heures en été et sept heures en hiver, de vaguer dans la rosée. La nécessité d’un second matelas à son lit se faisait sentir aussi; d’un autre côté, il avait une ardoise, une dette de 65 francs, à l’Espérance: la déveine tenace de tout un hiver à la manille. Médéric Boutorgne promit qu’on examinerait sérieusement la situation du vieux, à condition pourtant qu’il se tînt coi et ne soufflât mot de ce qui s’était passé dans la maison.
Parti vers 4 heures et demie, le gendelettre rata Siemans au café de la Rotonde. Il s’était commandé un bock et, énervé, avait filé dès que l’orchestre de tsiganes, s’éveillant pour l’apéritif, avait suppuré sa première valse. Il savait où rejoindre son rival. Il n’avait qu’à se rendre sur les six heures rue des Écoles devant les boîtes à loyers; il était sûr d’y trouver le Brabançon qui, pour rien au monde, n’aurait manqué de faire là, par les après-midi conciliants, une heure de footing, inspectant les façades, le jambon rose de sa face tout épanoui à la certitude de posséder cela un jour. Médéric Boutorgne se croyait autorisé à penser, d’ores et déjà, que, peut-être, Siemans spéculait un peu à la légère. A qui reviendraient les maisons? En l’état actuel des choses, cela ne pouvait faire doute.
Siemans, le bien laité, aux nageoires sagaces,
Siemans, l’ichtyomorphe, jadis pauvre alevin,
De sa belge laitance accourue de Louvain,
Humectait la Truphot aux soixante ans salaces.
Comme avait écrit un confrère. Eh bien! Siemans humectait désormais sans profit, car l’ocarina du sire ne pouvait rivaliser avec sa prose, à lui Boutorgne, qui donnerait, un jour, lustre et notoriété à la veuve. Cet imbécile avait laissé investir sa vieille maîtresse et, quand elle serait défunte, il n’encombrerait guère les guichets du fisc pour y verser des droits de succession, bien sûr.
Il était six heures un quart quand le gendelettre arriva devant les maisons convoitées. L’ocariniste ne s’y trouvait point. Longtemps, à son tour, il se promena devant les façades odieusement rectilignes, devant les balcons soutenus par des cariatides aux gorges déplorables, dont la plastique consolerait celles des malheureuses qui, dans les maisons Tellier sous-préfecturales, dispensent la volupté coupable aux notaires anacréontiques; longtemps il croisa devant les porches béants, qui semblent être des entrées de tunnel, où des nymphes lampadophores, en drapé grec, s’épucent dans leur péplum en simili-antique. Plus longuement encore il savoura l’architecture néo-béotienne de ces immeubles impressionnants—les plus beaux de la rue—qui, un jour, seraient à lui.
—Voyons deux appartements au premier cela faisait huit mille; également 8.000 au second, puis 7.000 dans les deux autres étages: le cinquième et le sixième évalués pour autant ensemble cela faisait un total de 37.000, mettons 35 qui, multipliés par 3, fournissaient un total de plus de 100 mille livres de rentes, 85 mille net, au bas mot. La Truphot en détenait pour le moins l’équivalent en biens-meubles. Fichtre, c’était une jolie affaire! Et il sentit aussitôt une chaleur d’enthousiasme serpenter de ses talons à l’occiput. Il redressa sa petite taille, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et, commisérateur, toisa les vagues passants. Cependant Siemans ne se montrait toujours point, et comme il guettait déjà le tramway qui, en désespoir de cause, devait le ramener à la gare Saint-Lazare, car il avait promis de retourner le soir à Suresnes, il vit enfin le Belge déboucher tout à coup de la voûte de la seconde bâtisse. Celui-ci, très animé, discutait avec la concierge et, les joues cramoisies, ponctuait son discours des saccades violentes de ses gros bras. Quand Boutorgne l’eût rejoint, il débonda sa colère.
—Cette bougresse de concierge ne refusait-elle pas de laisser marquer le gaz dont elle avait besoin pour son éclairage et sa cuisine au compteur de l’immeuble, de telle façon que lui, Siemans, pût, en lui faisant payer plus que sa consommation normale, se rattraper un peu sur les dépenses exorbitantes de luminaire que nécessitait la maison.—Une idée réellement lumineuse qu’il avait eue. Et puis, fichtre de fichtre! si des choses pareilles étaient permises dans une maison honnête! Ne venait-il pas d’apprendre que deux des plus anciens locataires, des locataires de sept années n’étaient pas mariés, vivaient en concubinage. Ah! il allait te les flanquer à la porte et rondement encore. Justement il les quittait, il sortait de leur parler, de leur demander comment ils avaient eu le culot de venir abriter chez lui leur dévergondage au risque de faire déménager tous les riches voisins, parmi lesquels il y avait un conseiller à la Cour, un professeur à Stanislas et un vicaire de Saint-Sulpice. Ceux-là payaient trois mille cinq de loyer, et ils étaient en droit, pour ce prix, d’exiger que l’immeuble fût convenablement habité et que les voisins menassent une vie régulière et moralisatrice. Comme cela tombait! Le conseiller à la Cour avait une grande fille qui allait prendre le voile. S’il venait à connaître la chose, il pourrait avec les autres lui faire un procès en résiliation. C’était son droit. Mais le plus drôle était qu’un des concubins—l’homme—n’avait pas voulu s’en aller à l’amiable, le menaçant de le jeter dehors, disant que cela ne le regardait pas, qu’il payait régulièrement son terme et qu’il était chez lui... Ah! oui, il était chez lui, mais pas pour longtemps. Il courait de ce pas jusqu’aux plus prochains panonceaux; il lui ferait donner congé par huissier. Eh! allez donc, ouste!
Médéric Boutorgne, comme toujours, approuva. Ce n’était pas une raison parce qu’on était au quartier latin pour vivre comme des pourceaux sans sacrement ni contrat. Et tous deux, alors, se dirigèrent vers l’huissier, vers l’usine à protêts, vers le fabricant de saisies qui assistait la Truphot, en ses habituelles procédures, et, en bonne hyène nécrophage, prenait le vent à son ordre sur le deuil et la misère.
Mais, auparavant, Siemans saisit le bras du gendelettre, lui fit traverser la chaussée, le planta sur le trottoir d’en face et d’un geste large embrassa les immeubles de sa vieille maîtresse. Son œil béat parcourut la ligne des trois façades, digéra voluptueusement la niaise prétention de ces garennes à bourgeois, pareilles à toutes celles, hélas! dont s’enlaidit la ville depuis dix ans.
—Hein! quelle fortune... Dire que si elle m’avait écouté, avec un peu d’économie, elle en posséderait le double à l’heure actuelle!
A se frotter ainsi à la richesse de la veuve, à négocier et à administrer pour elle, les deux drôles se trouvèrent investis d’une audace incroyable.
Chacun, in petto, pensait que de tout cet argent il serait le légataire en un avenir prochain et ils acquéraient la confiance en soi, le contentement épanoui du gros bourgeois qui se sent une puissance sociale avec laquelle il n’y a pas à barguigner.
En sortant du mouillage paludéen où, suscité par la Loi pour escorter et surveiller l’esquif des riches, avaler les plus pitoyables épaves et dépecer les moribonds et les cadavres qu’on lui jette en pâture, l’huissier, le squale sans entrailles, présidait aux ébats de ses clercs, scombres de moindre importance et très souvent affamés, qui, eux, évoluaient parmi les bancs de paperasses et la mer des Sargasses des dossiers calamiteux; en sortant de ce mouillage méphytique, Boutorgne et Siemans, après avoir un instant tenu conseil, se mobilisèrent vers la Préfecture de Police.
Il s’agissait de savoir si un individu quel qu’il fût, se réclamant de n’importe quel mobile, fût-il vingt fois péremptoire et autant de fois légitime, avait le droit de venir faire du chichi, la nuit, et les armes à la main, chez une personne de la notoriété, de la richesse et du reluisant de Madame Truphot, veuve d’un maire de la rive gauche par surcroît. Celle-ci avait beau ne point vouloir de scandale, il n’en allait pas moins, si l’on se résignait au silence, de la dignité de tous ses commensaux, qui se trouvaient du même coup déshonorés. En utilisant, la veille, la rapidité de translation du zèbre et la fugacité des étoiles filantes, ils avaient cru la mieux servir qu’en versant dans un déplorable pugilat avec l’envahisseur. Donc on allait voir. S’ils avaient peu de propension à affronter les calottes, ils étaient des gens avisés à qui le dernier mot devait rester, puisqu’ils avaient répudié le rôle de pourfendeur pour se réclamer judicieusement, le lendemain, à tête reposée, de l’indiscutable légalité. Deux juges d’instruction, à qui fut passé un carton leur notifiant qu’on venait de la part de Madame Truphot, rentière et femme de lettres, et qu’on se réclamait de la mémoire de défunt le mari, ex-maire, ex-conseiller général de la Seine, se montrèrent dubitatifs et expectants, quoique animés de la meilleure volonté à leur adresse. La violation de domicile n’était pas très caractérisée. Honved, après tout, avait seulement usé de ruse pour pénétrer dans une maison où il avait fréquenté précédemment.
Il y avait bien le délit de port d’arme prohibée, mais aucun procès-verbal—au dire de ces Messieurs—n’avait été dressé. Bref, le parquet, en tout cas, ne pouvait rien faire avant d’être saisi d’une plainte régulière et encore cela regardait il le procureur de Versailles. Déconfits, les deux compères squameux retraversaient déjà mélancoliquement la Cour de Mai, et s’apprêtaient à franchir la grille dorée, lorsque, tout à coup, Boutorgne se frappant le front eut une idée: si on allait dénoncer Honved au Préfet de Police, comme ayant, le revolver au poing, enlevé de force sa malheureuse femme qui, lasse d’être maltraitée par lui, l’avait précédemment abandonnée, et avait trouvé asile dans une maison amie où on l’entourait de soins et d’égards? Insidieusement, on ajouterait que l’auteur dramatique était bien capable de s’être porté sur sa conjointe aux pires déterminations, qu’il avait quitté Suresnes en proférant des menaces de mort à son encontre et qu’il n’y aurait rien d’extraordinaire, étant d’ailleurs anarchiste et avec un tempérament comme le sien, à ce qu’il l’eût tuée à l’heure présente. Ils affirmeraient que, depuis la veille, personne n’avait rencontré Madame Honved, que l’appartement était clos, les persiennes fermées, et, comme inquiets de l’issue de cette aventure, tous deux s’étaient présentés chez lui vers midi, ils n’avaient pas reçu de réponse: Honved, depuis qu’il était rentré n’ouvrant à personne, au dire de la concierge. Ils ajouteraient cauteleusement qu’un souci d’humanité les guidait seul dans cette démarche, et que leur plus vif désir était de voir éviter un malheur, un drame que la police pourrait prévenir, s’il en était temps encore, en surveillant ce triste individu. La chose n’aurait aucune suite, mais l’enquête de police embêterait toujours Honved. D’ailleurs après avoir reçu la visite des inspecteurs il lui faudrait déménager, car quiconque a été l’objet d’une enquête du Parquet est un homme capable de tout, d’après la mentalité contemporaine. Les voisins le lui feraient bien voir. Siemans, enthousiasmé par l’ingéniosité de son compagnon, ne crut pas pouvoir lui marquer son admiration de façon plus probante qu’en lui décochant, en toute aménité, un coup de poing qui faillit lui luxer la clavicule. D’ailleurs, toutes les portes s’ouvraient devant le Belge qui, dans l’endroit, paraissait jouir d’une considération spéciale. Beaucoup de messieurs à mine torve, assis sur les banquettes d’antichambre, se levaient à son passage et le saluaient avec courtoisie. C’est en paonnant qu’ils doublèrent la ligne redoutable des huissiers, pour eux pleins de condescendance, et qu’en moins de dix minutes ils furent autorisés à embellir de leur personne le Cabinet de Monsieur Lépine, l’homme de la Bourse du Travail, comme Monsieur Thiers est l’homme de la rue Transnonain.
Une heure après, ils s’éployaient à la terrasse du café du Palais. Médéric Boutorgne avait racolé dans le lieu deux jeunes avocats chargés par lui, à l’avance, de défendre les intérêts de la veuve. Ceux-ci, saturés de respect, l’écoutaient parler d’une violation de domicile commise, à main-armée, la nuit, par un anarchiste. Et ils ouvraient d’énormes serviettes desquelles ils extrayaient, pour les brandir sous le nez du prosifère, une invraisemblable quantité de lettres élogieuses, à eux adressées par des clients dont ils avaient fait triompher la cause, à ce qu’il en paraissait.
—Le frère Prépucien, de la doctrine chrétienne, était convaincu de dix-sept attentats à la pudeur, parfaitement caractérisés. Je plaide la cause à Lorient. Acquitté.....
—Bellencontre, l’administrateur du journal socialiste, L’Eau du Jourdain, était poursuivi pour avoir soustrait 3.000 francs à la souscription en faveur des grévistes de Monceau, alors affamés. L’imbécile avait avoué et restitué. Je prends le dossier en mains et sauve son honneur. Acquitté.....
—Métivier, l’ex Premier-Président, à la retraite, et Directeur des mines de nickel du Pôle antarctique, avait volé au moins trois cent mille au fonds de réserve. Il fallait le sauver. On invente un caissier malversateur et nous marchons contre lui en l’accusant de faux et de détournements. Le bougre fait une belle défense et allait s’en tirer quand, plaidant partie civile, je l’anéantis... Condamné... Cinq ans de réclusion, comme Loizemant.
—Je suis collé avec la femme divorcée d’un substitut. Nous tenons ce dernier par un tas de sales histoires. Si le Parquet ne veut pas suivre sur la violation de domicile, nous ferons condamner votre homme à l’aide des lois scélérates ou bien encore pour pornographie. Puisque c’est un folliculaire anarchiste il a certainement dû exciter à quelque chose dans sa vie ou écrire des inconvenances. Son affaire est sûre. Trois mois au moins, je vous promets trois mois.....
A la verbosité pontifiante de Boutorgne et surtout à l’entrain dont Siemans faisait preuve pour réitérer les apéritifs, les deux avocats, poursuivant la conversation, purent se convaincre aisément qu’ils avaient réussi sans grande peine à installer la confortante certitude du triomphe dans l’esprit de leurs interlocuteurs.