Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
XIV
Il faut placer la Vérité avant les convenances.
Madame Truphot, Boutorgne, Siemans et Cyrille Esghourde s’étaient mis en route dès sept heures du matin, par un brouillard piquant, qui devait se dissiper certainement sur le coup de midi, au dire des guides. Il s’agissait de gagner Ponalda, un village perdu de la haute montagne, accroché au flanc roidi d’un pic perdu, au-dessus duquel, à s’en rapporter aux affirmations de l’auteur de l’Antinoüs, le gypaëte aimait tacher le bleu frissonnant du ciel de son vol immobile, de ses ailes figées dans la torpeur voluptueuse et le spasme du vide. Ce n’était pas uniquement le désir d’apercevoir quelques-uns de ces oiseaux de proie, amis des vertigineux espaces et des distances impolluées, qui avait déterminé la veuve à subir la demi-matinée de mulet que nécessitait l’ascension. Non, Cyrille Esghourde l’avait alléchée d’un possible spectacle bien plus calcinant pour elle.
La veille, au soir, longuement, il avait conté par le menu ce qui constituait pour lui le réel pittoresque de Ponalda, situé sur la route du Pic de la Mine. Certes, bien qu’il fût un artiste, ce n’était pas non plus le point de vue, ni les gypaëtes qui l’attiraient en ce coin sauvage; ce n’étaient point les pics qui attentaient à la nue, les cascades échevelées qui déroulaient, du haut en bas de la montagne, leurs floconneuses tresses d’argent; ce n’étaient point les petits bois de chênes-lièges dépouillés de leur écorce qui, avec leurs fûts rougeâtres, semblaient aligner des milliers et des milliers de troncs humains, écorchés vifs et sanguinolents, des torses suppliciés érigeant des bras tordus et noirs, comme si un Genghis Khan, un Tamerlan ressuscités, avaient laissé là, le matin même, des témoignages de leur verve en fait de massacre. Ce n’était point le torrent déferlant en bas, dans la plaine, avec un fracas de train express, encore moins l’éboulis des roches, vert-pâle, violacées, lilas tendre, safranées, toisonnées de mousses crépelées comme des chevelures de nègres, pendant que d’autres ruisselaient d’une pourpre humide et fumante, sous le premier soleil, comme si elles venaient de remplir l’office de parvis pour quelque effroyable et mystérieux égorgement nocturne. Ce n’était pas le terrifiant chaos des sommets, des gorges et des ravins, toute cette épilepsie initiale de la Nature qui s’est amusée à bouleverser, à sabouler son ménage, son domaine péniblement ordonnancé, tout ce désordre qui, en somme, démontre l’inintelligence de la Force éternelle, chavirant en partie son œuvre première en une ribote d’homme ivre, œuvrant de préférence en de continuels cataclysmes, créant par à peu-près, dédaignant la normale, la suite voulue des circonstances, pour ne tirer parti que de l’accident, c’est-à-dire du conflit ou des hasards de la matière, n’enfantant que par à coups, ne suscitant le chef d’œuvre que sans le savoir, et ne perpétrant l’homme que par mégarde pour ensuite le torturer sans relâche. Non, tout cela indifférait Cyrille Esghourde qui ne prêtait attention, lui, qu’aux décors des capitales pourries et à la ronde-bosse des croupes viriles et malléables.
Il avait donc conté à la veuve et à ses commensaux cette particularité de Ponalda:
Quelques-uns parmi les touristes qui étaient montés, certains jours, au village,—un agglomérat de masures en basalte trébuchantes et mal closes—avaient été extraordinés de n’y voir âme qui vive dans l’unique raidillon de trois cents mètres formant la rue principale. Tout y semblait mort; les portes calfeutrées ne laissaient passer aucun bruit, et nul être vivant ne s’aventurait au dehors. Pas une poule picorante, pas un chat rôdeur ronronnant dans une coulée de soleil, pas un pourceau vautré à même les fanges comme on en rencontre dans les bourgs pyrénéens, ne se montraient sur la chaussée. Quelles que fussent la sérénité et l’allégresse de l’heure estivale, si profondes en ces endroits, où l’ardeur solaire se trouve refrénée et comme blutée par la frigidité limpide des hautes altitudes, aucune femme, jeune ou vieille—les hommes étant occupés à la garde des troupeaux ou aux besognes serviles et mercenaires de la station thermale—ne filait le rouet sur le seuil des chaumines, ne faisait accueil à l’étranger pour vanter l’auberge, lui vendre quelque fruste bibelot, ou requérir la sportule, comme il est de coutume dans les lieux où déambule le pérégrin préalablement abêti par le paysage. On avait beau heurter successivement à l’huis de toutes les maisons, personne ne répondait. Des mouvements et des rires étaient seuls perceptibles derrière le chêne épais des vantaux cadenassés. Un silence goguenard, une atmosphère de réprobation, semblaient réellement peser sur le dehors, à l’approche du voyageur, dans ce hameau perdu entre ciel et terre. Cet endroit était-il donc le lieu de retraite, la Thébaïde des sages qui entendaient protester à leur manière contre la niaiserie des Béotiens déambulant l’alpenstock et le Bædeker à la main?
Mais si le touriste favorisé par le sort était tombé au moment profitable, à la bonne minute, de l’après-midi où le même fait se reproduisait chaque semaine, au pareil jour, avec une régularité infaillible et périodique, il ne tardait pas à recevoir l’explication de cette insolite désertion de l’habitant. Tout à coup, dans le haut du village, un trompettement humain exaspéré, une clameur terrible, incisait le silence pour se prolonger en trémolos et finir en point d’orgue perforant, suivi immédiatement d’un fracas de porte lancée avec violence contre un mur de pierre. Alors, une galopade furieuse résonnait sur les pavés pyriformes; un stropiat déboulait en claudicant, les bras levés, le torse gibbeux, et un goître énorme servant de pendantif flaccide à un cou de taureau rougeoyant et congestionné.
C’était l’hebdomadaire et ponctuelle ruée de l’idiot, l’effrénée et tragique randonnée de l’hydrocéphale, qui fonçait dans le village, tenaillé, possédé d’une flambée de satyriasis, et menaçant de mettre à mal toute femelle rencontrée sur sa route. Plusieurs fois, hagard et terrible, il emplissait de sa course furieuse et de sa plainte effroyable l’unique rue aux angles capricieux, battait les murs, se cognait aux portes, se précipitait au pourchas des voyageurs en déroute, les yeux injectés de filaments rouges et la bouche poissée et toute dégoulinante de salives mousseuses, en continuant à pousser des beuglements de bête affolée que le stupre tourmente. C’était le Sexe triomphant et dominateur qui passait, le Rut invincible porté à la pression des cent atmosphères de la continence, qui se déchaînait, farouche, tempétueux, immonde et cependant magnifique. Et quand l’idiot avait tapé vainement du poing à toutes les murailles, quand il s’était usé les dents à mordre au passage dans tous les chambranles hermétiquement verrouillés, il se lançait au dehors du village; de sa même course qui faisait voleter les écumes de ses lèvres, il se précipitait dans les sentiers tortueux, dans les landes caillouteuses, où il tournait en rond, en des spires affolées, dégringolant le revers des âpres pentes. Et on le voyait, de loin, rouler parfois sur lui-même pour remonter en s’agrippant des genoux et des ongles, jusqu’à ce qu’il tombât enfin, épuisé, mais pantelant encore, sur la terre qu’il embrassait de ses bras frénétiques, dans un besoin farouche d’étreintes et d’enlacements....
C’était fini. Désormais, il était calmé pour une semaine au moins. Toutes les portes des maisons s’ouvraient alors. Des femmes en sortaient, amusées, rieuses et jacassantes. Les poules et les chats réintégraient la chaussée pacifiée. On courait voir où le goîtreux était tombé.—Tiens il a été plus loin que la dernière fois... ma Doué... Et une grande fille brune, au masque tragique et impérieux—sa sœur—filait derrière les autres. Dès qu’elle avait rejoint le malheureux, elle le retournait la face au soleil, essuyait d’un mouchoir son front et ses joues tachées de glèbe, ou écorchées par les silex. Quand il avait cessé de hoqueter ses sanglots d’impuissance, quand il versait enfin dans une immobilité quasi-cadavérique, qui terminait toujours en coma d’agonie l’froyable crise où le plongeait la sédition de la Chair inassouvie, elle le veillait une heure, deux heures, assise près de ses épaules, le regard croché à la ligne céruléenne de l’horizon, comme pour demander la raison de cette épouvante et de cette fatalité aux espaces mystérieux qui doivent savoir le pourquoi des choses. Puis, dès qu’il pouvait se remettre debout, elle le soutenait par les bras et, droite, tranquille, regagnait à son côté la pauvre demeure, les yeux absents et le front dédaigneux, sous les quolibets du village enfin ressuscité.
Leur père était un ancien instituteur d’Amélie-les-Bains qui était venu mourir à l’endroit natal, une fois acquise sa minime retraite. L’hydrocéphale soldait sans doute, lui, quelque faute ou quelque tare d’un ancêtre ignoré, dans ce terrifiant processus de l’hérédité qui fait payer au dernier issu la défaillance physique de l’ascendant et fait éclater, de façon péremptoire, le Crime de la Puissance créatrice. Tous deux, le frère et la sœur, vivotaient d’un maigre bien dans la maison familiale; la fille s’étant résignée au célibat pour mieux soigner son frère qui passait ses journées, assis au coin de la vaste cheminée, à saliver sur sa blouse de toile bleue, et à râcler, d’un couteau infatigable, des morceaux d’échalas dont il faisait d’inutiles copeaux, du vermicelle broussailleux, des filaments ténus, piétinés ensuite, par lui, toutes les heures, avec passion.
—C’est des cheveux d’blonde... y sont dorés et doux comme des cheveux de blonde. Mé... j’si laid... j’si éfirme... elles voulent point d’moué... répétait-il tout le long du jour, d’une voix à peine articulée, le menton continuellement enduit de crachats gazeux que sa sœur essuyait sans trève, d’une main secourable et sans répugnance.
Il était complètement inoffensif d’ailleurs, à part ses crises périodiques, dont le village averti par la sœur se garait de son mieux. Mais il fallait le laisser sortir, le laisser galoper, se saoûler de fatigue, car si on avait calfeutré son explosion satyriaque, il se serait brisé la tête contre les murs. Et on les entourait même d’un respect vague, eu égard à la mémoire de leur père, un homme de beaucoup d’instruction, disait-on couramment. Jamais, nul besoin de délation, jamais l’idée de faire interner le possédé n’étaient venus à ces montagnards libres et noblement dédaigneux du secours ou de la délivrance qu’auraient pu leur apporter les ergastules de la ville à l’usage des fous. Ils préféraient s’accommoder du dément, qui avait droit, lui aussi, à la liberté, et qui ne leur imposait qu’une servitude pas plus désagréable en somme que les corvées d’édilité ou la sujétion pécuniaire du percepteur. On se contentait de rire de lui. Et le goîtreux, victimé par une effroyable dynamique sexuelle sans issue pour lui, corrodé à jour fixe par l’ignition génésique que la nature impose comme une loi indéfectible à tous les êtres, même à ceux dont la déchéance devrait trouver grâce à ses yeux de bourrelle ne se délectant qu’en les plus effarants forfaits, le pauvre diable d’idiot, sous la sauvegarde et le dévouement admirables de sa sœur, aurait pu continuer longtemps à faire des copeaux et à baver des glaires sur son menton en forme de rostre, s’il ne s’était point, un jour, rendu coupable d’une inconsciente et déplorable facétie.
Un après-midi, un curé, un desservant de la plaine, était monté au village avec deux ou trois collègues, au moment même où l’idiot salace galopait farouchement. Énorme, effroyablement obèse, avec une coulée de ventre quasi-liquide que ses cuisses maigres éclissaient mal, ce soutanier béarnais n’avait pu fuir assez vite et, en quelques secondes, il avait été rejoint, culbuté, toutes jupes troussées, par le Priapique.
—Laisse-moi... laisse... moi... malheureux... tu vois bien que j’suis un prêtre...
—T’es une femme que j’te dis... t’es une belle brune... une de celles qui voulent point m’aimer... tu vas y passer...
Et il avait fallu employer des fourches pour faire lâcher prise au frénétique induit en erreur par le cotillon du vicaire, et que le relent dégagé par les profondeurs de ces sortes d’individus ne parvenait point à éclairer...
L’oint du seigneur, outragé dans sa pudeur et malmené dans son épiderme, outré peut-être d’avoir subi un traitement que son évêque ou ses pairs étaient seuls en droit de lui infliger, avait regagné Luchon plein d’une juste rage. Et malgré les supplications de la sœur, il avait déposé une plainte en règle. Des gendarmes étaient accourus pour enquêter; une demande en internement, que le maire du village, menacé par l’autorité ecclésiastique, s’était cependant refusé à signer, était revenue, accompagnée d’une lettre comminatoire du sous-préfet. L’idiot cette fois était condamné à aller finir ses jours sous la bastonnade et les sévices sournois des chiourmes, si sa sœur n’avait point pris, tout à coup, pour le sauver, une décision héroïque.
Depuis quatre heures et demie, au moins, la petite bande ascensionnait, à dos de mulet. Boutorgne avait réussi à pousser sa bête à côté de celle de la Truphot, et, tout en magnifiant le paysage avec un sens de la nature réquisitionné dans le meilleur de Rousseau ou de Chateaubriand, tout en ne répugnant pas à la faute de français, il faisait son possible pour rentrer en cour près de la vieille. A deux ou trois reprises, il était descendu de son bât pour disparaître derrière des ronciers ou des roches moussues, et revenir ensuite, la face rayonnante, les lèvres enduites de l’hydromel des béatitudes, tenant à la main—à la destination de la veuve—une édelweiss, une de ces fleurs d’un blanc gras, une de ces corolles dont l’ingénuité et la grâce ont été chantées par tant de poètes, et qui semblent positivement avoir été modelées dans la stéarine ou découpées à même un vieux gilet de flanelle amidonné de suint.—Pour vous, Amélie, en souvenir de notre excursion. La veuve, touchée, coulait vers Boutorgne un regard humide et paraissait reprendre goût à son thorax en forme de carène de vaisseau. Siemans et Cyrille Esghourde marchaient derrière, et, à un moment donné, comme leurs mulets s’étaient rapprochés, on put entendre ce dernier dire à son compagnon:
—Si, si, je vous assure, je n’ai jamais vu à personne un teint pareil au vôtre... vous avez une carnation à la Rubens...
Et le Belge, redressé sur sa selle, pointait très haut la tête, se pavanait, au pas méticuleux de son porteur, de l’air satisfait d’un monsieur qui, désormais, se sait détenteur de joues pareilles à celles de Marie de Médicis.
Ils étaient arrivés à seize cents mètres d’altitude et le brouillard, qu’ils avaient dépassé, s’étendait maintenant sous leurs pieds, emplissant la vallée d’une nappe nitide, d’une sorte de mer laiteuse. Les pointes des sapins trouaient sa surface de milliers d’aiguilles qu’on aurait prises pour les clochetons d’une ville submergée et disparue. Le soleil criblait les petites vagues de la brume opaline et dense de ses sagettes lumineuses, de ses myriades de javelots d’or, et, grisé de superbe, dans un échevèlement, dans une menstrue de feu, il montait vers le zénith. Les versants dénudés s’enlevaient en jaune d’ocre sous la lumière blonde. De loin en loin, un morne désolé, avec son sol pierreux, ses monceaux de caillasses, ponctuait la ligne de crête d’une bosse de dromadaire, gris sale, hérissée par le poil fauve des herbes folles desséchées par le vent nocturne. Puis, des prés verts, des pâturages drus, comme vernissés d’une peinture trop fraîche, tachaient les pentes, ainsi que des pièces disparates ajustées sur le revers de la montagne. D’invisibles sonnailles tintinnabulaient à l’arrière des lointains boisés; des fumerolles tire-bouchonnaient dans le ciel effervescent. Des pommes de pins, mordues par le froid de la nuit, se détachaient et tombaient mollement sous la réaction de la tiédeur envahissante, tandis que la terre en langueur et pâmée, lubrifiée par les rosées matutinales, s’étirait paresseusement, et craquelait sous l’étreinte de Midi.
Siemans, conquis par le charme et la grâce de l’heure, étendit la main et fit arrêter les mulets. Avec le geste et l’onction d’un grand-prêtre, il donna l’ordre aux autres de descendre puis, assis à l’extrême bord d’un palier surplombant le précipice, il tira l’ocarina de la poche de son veston et, une flamme mystique dans les yeux, célébra le paysage en jouant le Ranz des vaches. Quinze jours durant, il avait répété ce morceau: une surprise qu’il réservait aux camarades pour la première circonstance profitable.
Trois cents mètres plus haut, comme on s’était remis en route, Cyrille Esghourde tira le Belge par la manche, et lui montrant un sommet qui perforait le brouillard lactescent d’un cône héliotrope:
—Le pic de la Mirandole, devant vous, ami...
—Ah! vraiment, et quelle hauteur a-t-il? questionna Siemans en toute candeur.
—2830 mètres, affirment les guides... il faudra en faire l’ascension, répondit Esghourde en contenant mal un accès d’hilarité.
Un quart d’heure plus tard, on était arrivé. Bien avant que les autres eussent quitté le bât de leurs montures et dégourdi leurs membres dans l’indécision et le malaise des premiers pas, Cyrille Esghourde avait disparu, filant dru, au pas accéléré de ses petites jambes, vers le village proche.
Dix minutes s’écoulèrent; il revenait enfin, la figure déconfite, et la mimique en désarroi.
—Ah! bien vous savez! dit-il, nous n’avons pas de chance; nous sommes refaits!
—Bah! et comment cela? questionna la veuve.
C’était un véritable désastre, comme il voulut bien le conter. Avoir ascendé pareille altitude pour être à ce point désillusionnés, il y avait de quoi invectiver tous les dieux: l’Olympe et la Jésulâtrie. Pouvait-on imaginer malchance pareille? Voilà, il revenait du pays qu’il avait trouvé animé et vivant, avec des femmes plein l’unique rue, bien qu’on fût un jeudi, jour où se produisait immanquablement le débuché du fou. Il s’était enquis, avait-on enlevé le malheureux pour l’incarcérer dans un cabanon, sous l’éternelle menace de la douche, seul mode d’argumentation qui lui soit intelligible? Les vieilles femmes interrogées s’étaient gaussées de lui, se réintroduisant dans leurs maisons sans vouloir lui répondre. Une jeune fille, prolixe et fûtée, que son bon air avait conquise sans doute, lui avait seule expliqué pourquoi le village était désormais tranquille, parfaitement assuré de ne plus voir se reproduire jamais la ruée farouche du goîtreux.
Pour sauver son frère de la mort certaine qu’allait lui infliger l’asile d’aliénés, pour lui éviter la fin effroyable des érotomanes préalablement garrottés dans la camisole de force, et taraudés vifs par le jet pointu des douches, comme seul remède, la sœur avait consenti à se sacrifier, à s’immoler, elle, dans un holocauste admirable et sans précédent digne d’être chanté, jadis, par les grands Tragiques grecs, qui traduisirent l’Impératif terrible de la Fatalité.
Elle s’était donnée à lui, tout simplement, dans un inceste quasi-divin, acceptant l’immonde contact, les baisers terrifiques, toute l’horreur de cette lubricité de cauchemar, de cet accouplement d’enfer, pour le racheter, le rédimer, au bord du gouffre et l’apaiser, en berçant sa chair de monstre désormais assouvi, contre son sein palpitant d’une fraternité sublime.
—Fichtre de sort, il n’y a pas à dire, c’est beau, clama Médéric Boutorgne. Je vais fabriquer avec ça trois actes pour le Français ou pour Antoine. Sûr, il y a là un effet final, un coup de théâtre à faire éclater le bois des banquettes.
Cyrille Esghourde crut bon de controverser. Il émit, d’un ton pincé, quelques aperçus doués de vraisemblance pour mieux cacher la mésestime en laquelle il tenait, sans doute, un inceste qui n’était pas perpétré exclusivement par deux individus de sexe mâle.
—Ça ne passera pas mon cher. Pour forcer le public des agents de change et des salons à accepter pareille chose, il faudrait exciper du mobile chrétien. Pour conquérir les suffrages des intellectuels, il faudrait commander la pièce à un Russe, à un Allemand ou à un Polonais. Si Jésus ou la mentalité du nord n’intervient pas dans l’affaire, vous êtes fichu. Dans cet ordre d’idées je vous mettrai, si vous le voulez, en rapport avec un père Jésuite. Celui-ci, qui est un admirable humaniste, unira habilement les deux esthétiques. Il n’y aura qu’à belgifier un peu sa prose. Il ne prend pas cher; c’est d’ailleurs lui qui fournit Sienkiewitz, ainsi vous voyez.
—Dites donc, Esghourde, il ne faut pas blaguer mon pays, interrompait d’une voix rogommeuse Siemans, qui avait le mot de belgifier sur le cœur. N’oubliez que nous avons, nous aussi, des notoriétés littéraires. Après tout, c’est nous qui vous avons donné Ruysbroeke l’admirable et Francis de Croisset.
—Sans compter Maëterlinck, ajouta en s’inclinant l’auteur de Mémé, soucieux d’éviter une préjudiciable dispute.
—Maëterlinck... le cinématographe des limbes... le Ripolin des âmes... le cornac des préexistences et du lymphatisme incorporel... conclut Médéric Boutorgne qui citait les définitions d’un ami.
Mais la Truphot était nerveuse. Peut-être avait-elle eu des intentions quant à l’idiot. Sa personnelle littérature, malgré la récente progression de son talent, malgré toute l’envergure de son érudition alimentée aux meilleures fréquentations, n’était pas encore à la hauteur du débat engagé. Elle ne pouvait pas intervenir brillamment. Une lancination autre la travaillait d’ailleurs: voir de près le couple consanguin... et s’il se pouvait, diable! ce serait là un spectacle ravageant, assister un peu à leurs comportements. Depuis qu’elle avait quitté Paris, depuis les derniers incidents de Suresnes, elle souffrait de ne plus frôler de pittoresques amours, et surtout de ne plus pouvoir en ordonnancer tout près de sa couche. Elle proposa donc de donner congé aux guides jusqu’à trois heures, et d’aller prosaïquement déjeuner, car elle mourait de faim. Ensuite, on se rendrait à la maison de l’Inceste.
Sur les trois heures, ils en sortaient désillusionnés. Ils n’avaient trouvé là qu’un idiot qui ressemblait maintenant à tous les idiots du monde, et qui n’était pas très différent, en somme, de quelques-unes de nos gloires sociales qui circulent avantagées du respect de leurs congénères. Il se tenait avec plus de simplicité, voilà tout. Il était bossu, c’est vrai, mais Ésope, Scarron et le maréchal de Luxembourg, étaient bossus, eux aussi. Maintenant, il ne bavait plus; il portait une blouse nette, exempte de toutes maculatures et, dans son extérieur, il était certes bien plus reluisant et moins oléagineux que cette Babel d’acarus qu’on a pris l’habitude d’appeler Drumont dans les rédactions du boulevard. Quant à son parler, désormais mesuré et suffisamment articulé, il aurait été difficile de le différencier de celui de Monsieur Bertillon, par exemple. Contrairement à celui-ci, même, il ne maniait ni kustch, ni chaîne imbriquée, et ne taquinait nullement le mécanisme d’un appareil destiné à projeter en l’air les mots d’un bordereau quelconque. Il était encore goîtreux, c’est vrai; mais, après tout, l’humanité n’est pas bien sûre qu’il soit moins avantageux de porter un goître au cou que d’y porter la Toison d’or, la croix de grand-officier, ou des scapulaires. Il n’y a que des affirmations dogmatiques là-dessus et aucune dialectique nettement déterminante. Cette tétine flasque, appendue à sa glotte, lui avait été dispensée par la Nature avec la même inconséquence qu’à d’autres fut dispensé le talent; et le malheureux, à l’encontre de beaucoup parmi ces derniers, n’en faisait aucun usage désavantageux pour ses semblables. Cet ornement étant tout à fait inoffensif, il ne pouvait pas s’en servir pour idiotifier le voisin, ce qui est à considérer et suffirait à le placer—aux yeux des sages qui se plaisent à analyser et à raisonner—bien au-dessus de ceux qu’on appelle couramment les brillants orateurs ou les grands écrivains. Au surplus, circonstance adventice mais digne d’être retenue, ce goître l’avait préservé, lui, le pauvre, du farcin de l’orgueil, du charbon de la vanité ou de la morve de suffisance dont sont atteints la plupart de ses collègues en humanité, lorsqu’ils peuvent se réclamer d’un profil potable, de leur compte réglementaire de membres, d’un suffisant capillaire, d’une certaine habileté dans le discours ou l’écriture, ou bien encore lorsque le monde a décrété qu’ils étaient détenteurs d’une pseudo-intelligence capable de retenir et de leur faire réciter, sans défaillance, tous les versets du Psautier de sottise ânonné en commun.
La sœur, elle aussi, était d’une simplicité à dérouter les moins exigeants. Un bonnet de linge sommait les cannelures de sa coiffure à la catalane, et sa jupe de cotonnade à stries grisâtres se gonflait sous l’emphase naissante d’une maternité héroïquement consentie. Elle paraissait être tout à fait ignorante de l’attitude qu’aurait pu lui imposer la littérature après une si magnifique abnégation de soi. Elle ne s’éployait pas en des récitatifs à l’Iphigénie, n’avait point connaissance des poses adéquates à tout emploi d’héroïne. Sans doute, elle était sans culture, car sans cela il aurait été difficile de comprendre pourquoi elle ne se hâtait pas de traduire son âme et de se raconter en des discours indéfinis, comme l’enseignent l’esthétique grecque et sa puînée, la psychologie contemporaine. Elle n’accusait la Fatalité, ni le Destin, et pourtant si, comme la fille de Clytemnestre et d’Agamemnon, chantée par Euripide, elle n’avait pas sauvé sa patrie, en apaisant la colère des dieux par sa propre mort, elle avait, en s’immolant, apaisé, pour son frère, le Sexe exaspéré, divinité bien autrement redoutable et douée d’une bien autre existence que celles de l’Hellas.
Médéric Boutorgne traduisit, d’un mode lapidaire, la déception de la petite bande:
—C’est une brute; elle ne comprend même pas la beauté de son acte!...
Puis, comme il était sans intérêt, après tout, de considérer plus longtemps cette grande brune dans ses allées et venues, que ne rehaussait aucune glose saugrenue; comme cette sœur sublime n’éprouvait nullement, devant les étrangers, le besoin de définir sa psyché, et se contentait de vaquer en toute placidité aux soins du ménage, tous sortirent de la petite pièce, à la queue leu leu.
Siemans, qui venait le dernier, n’était pas dehors que, tout à coup, Cyrille Esghourde, les bras écartés, se mettait soudainement à plonger, la tête en bas, en une sorte de frénésie, ployant plusieurs fois son petit buste à la charnière de ses reins, tout comme s’il manœuvrait à l’improviste une invisible pompe à bras.
—Cher maître... cher maître... vous ici... râlait-il d’une haleine violentée par l’émotion, et la gorge strangulée par une crise inattendue de suffoquant respect.
Il paraissait positivement vouloir disparaître sous terre, rasait le sol de son corps quasi-horizontal, offrant, sans doute, à l’inconnu, son dos à fouler, tel un eunuque à l’apparition du Padischah.
Un cher maître érigeait, en effet, son auguste personne dans l’entour immédiat. Et la Truphot dut accourir pour soutenir aux aisselles l’embasicœte qui menaçait de verser dans une syncope de ravissement.
Le bonze, surgi comme par miracle, était Georges Sirbach, auteur du Golgotha, du Labyrinthe des tortures, des Mémoires d’une cuvette et de dix autres livres tout aussi retentissants. Ce jour-là, il était accompagné de son ami, le célèbre docteur Zagolbus chargé de lui définir le cas du goîtreux au point de vue médical, et de déverser sur la chose le plus possible de substantifs grecs et de termes scientifiques. Car Georges Sirbach avait l’intention d’introduire, si possible, cette péripétie dans son livre, alors sur le chantier, Les quarante-deux jours d’un épileptique, dont l’action se déroulait à Bagnères-de-Bigorre.
Georges Sirbach, qui manœuvrait dans la Prose actuelle les grandes orgues de la Désespérance et fouillait l’anatomie sociale du scalpel crissant de l’ironie, était entré jadis dans la Lice contemporaine revêtu de l’armure niellée de deuil, du noir gorgerin larmé d’argent, d’un Samnite, d’un Andabate du Nihilisme.
Dès ses premiers heurts d’armes, la notoriété, en bonne fille soumise qu’elle est, désireuse cette fois de varier un peu ses passes, était venue s’offrir à lui, attirée par sa rancœur douloureuse de mâle désabusé. Jusqu’à trente ans passés, son humeur de révolté littéraire qui menait le rude assaut de la Raison victorieuse sur l’imbécile Espérance ne s’était donc point ralentie. Quasi seul, parmi la presse à grand tirage, il avait noblement combattu le Béhémot de l’hypocrisie, la Tarasque bourgeoise avec des ruses et des rages de gladiateur que la victoire de son escrime, enfin imposée, récompensait, du reste, à l’issue de chaque tournoi. Et Georges Sirbach avait bénéficié, lui, de ce fait miraculeux: du haut de la loge impériale où, entouré des Augustans de la critique, trône l’Opinion—plus cruelle et plus abêtie que les Césars romains—le don de la vie lui avait été fait, la grâce de ne pas mourir de faim, comme tous ceux qui luttent pour les idées libres et sont vaincus d’avance, lui avait été octroyée, royalement, dans le hourvari des buccinateurs sonnant la fanfare du succès. Plaudite Cives!
Désireux d’entériner au plus vite cette gloire nouvelle, le photographe des grands hommes chez eux s’était voituré alors jusqu’à son domicile. Et c’est à partir de cette minute qu’il prit place aux étalages de la rue de Rivoli, entre le dernier cliché de Pierre Loti ayant revêtu le burnous d’Abd-El-Kader pour recevoir son frère Yves, et celui de Rigo avec toutes ses bagues. Dans le fond d’un cabinet de travail vert-pomme, Georges Sirbach accotait à la cheminée une élégance de patron boyaudier élégiaque et, du mieux qu’il le pouvait, informait les populations, qu’en haine du lieu commun, il portait à droite. Dès lors, devant la consommation exagérée que Paris, les Amériques et les petits théâtres firent de cet alléchant portrait—auquel, sans doute, il dut son destin,—Georges Sirbach put se convaincre qu’il était, sans conteste, l’heureux manager d’une âme capable d’affronter les plus hauts sommets de l’altruisme. Il décida, soudainement, que, phénomène unique dans l’Epoque, il offrirait, aux masses éberluées, le surprenant exemple d’un homme qui vit et réalise enfin l’Esthétique dont il est le Barnum. Il n’y avait pas à dire, il se sentait incapable de différer plus longtemps le soin d’être à lui tout seul un Apostolat ou quelque chose comme un Mètre unique, un inconcevable Régulateur auquel pourraient se rapporter et se régler toutes les palpitations généreuses de ses concitoyens. Tolstoï, justement, venait d’écrire Résurrection, où il exposait les différents stades d’une intelligence et d’un cœur qui se libèrent peu à peu des liens infâmes dans lesquels la mensongère civilisation, en son œuvre de mort, les avait bandelettés. Tolstoï venait d’offrir au monde le symbole admirable du prince Nekludoff s’efforçant de racheter, du plus profond de sa gangrène, la Maslowa; rénovant, par l’offre de son nom, celle qui était devenue l’immonde fille de joie et avait été précipitée, de gouffre en gouffre, par le seul maléfice d’un de ses baisers de satisfait, jusque dans le puisard sans fond de l’hébétude et de l’amour vénal. Le patricien, redevenu un homme, accourait pour exhumer la malheureuse de la prison-léproserie, du cul-de-basse-fosse où la Justice parque les Réprouvés, et dans lequel elle avait été jetée au milieu des cris de rage impuissants, des hurlements à la mort des maudits, des vomissements de l’alcool et des propos abjects coulant comme une dyssenterie effroyable de la bouche des prostituées—cantique d’horreur et d’épouvante qui s’élève chaque jour des entrailles profondes, des ergastules de la Société pour chanter sa propre gloire. Eh bien! Georges Sirbach s’était déterminé à épouser, lui aussi, une pierreuse, à racheter, à son tour, une Maslowa, à procéder, en public, à une personnelle Résurrection. Seulement, la prostituée que Georges Sirbach avait épousée possédait trois cent mille livres de rentes acquises par une pratique et un sens judicieux du putanat portés aux dernières limites du savoir-faire.
Et pour cet homme, vous entendez bien, le monde n’avait jamais été que sourires; jamais il n’avait souffert de la famine; jamais il n’avait succombé sous l’hallali des huissiers!
Mais vous croyez, peut-être,—tant la chose vous semble hypertrophiée d’énormité, si on peut ainsi s’exprimer—que le glorieux prosifère, en agissant ainsi, avait un but caché, en puissance de le faire absoudre postérieurement. Vous conjecturez, peut-être, que ce n’était là qu’un défi truculent jeté à l’odieuse civilisation, et qu’il avait l’intention, par la suite, de retourner cet Alaska réalisé, ce Klondike épousé, venu du prostibule bourgeois, contre la Bourgeoisie elle-même.
Vous pensez, sans doute, qu’il employa ce claim, dont les sables aurifères avaient été lavés, pendant vingt-cinq années, au tamis d’une cuvette sensationnelle, à frêter des révoltés, par exemple, à noliser, lui aussi, des justiciers qui devaient se conformer à ses écritures, combattre des exacteurs dans le vieux monde; vous présumez qu’il poussa contre le flanc de l’esquif social, plein de pirates en frairie et d’esclaves affamés, une torpille quelconque. Vous ne doutez pas qu’il s’efforça de laver cet or infâme de sa souillure originelle, et qu’il lui affecta un emploi généreux. Vous êtes convaincu, puisque vous n’avez jamais ouï parler du bruit fait par un de ces comportements tragiques, que Georges Sirbach, répugnant à cette outrance dans l’acte, se décida à donner plus prosaïquement ses millions aux pauvres, qu’il fonda une œuvre enfin, non pour qu’il fût parlé de lui tous les ans comme du fienteux Montyon, mais pour sauver de l’inanition et de la mort une partie de ceux qui s’en vont hululant la faim et le désespoir. Vous gifleriez, sans hésiter, comme tenant des propos attentatoires à la dignité de toute l’humanité, le Monsieur qui affirmerait, devant vous, que ce Pactole, produit par le stupre sordide, n’a pas servi à consoler des filles-mères, des parias de naissance, des bâtards, tous ceux que la lâcheté du mâle, après l’amour, condamne aux supplices de la misère et de la solitude. Eh bien! vous auriez tort, car si vous croyez cela c’est que vous accordez encore une importance, une valeur quelconque, à tout ce que peuvent écrire ou proférer les hommes notoires quand ils parlent de Pitié ou de Justice. C’est que devant les gens chargés d’honneurs, vous n’avez jamais, en vous-même, proféré cette parole de vérité sociale: Pour t’élever si haut, tu as dû descendre bien bas. C’est que, toute votre vie, vous serez dupe des pitres, des histrions, des paillasses, des grimaciers, des queues-rouges, des joueurs de tympanon, des porteurs de cymbalum, des sonneurs de tuba, des Paraclet, des Truculor, des Sirbach, des phénomènes de tout ordre qui, sur les tréteaux de la célébrité, se disloquent, bondissent, ruent, vocifèrent, en des cabrioles, des contorsions éperdues, tirent la langue, soufflent du feu, mangent du verre pilé, pour retenir le public devant la banque, devant l’entresort, et l’opérer de son argent, de son intelligence ou de sa vaillantise, avec des mots magiques plein la bouche et de la poudrette plein l’âme.
Liberté! Justice! Droit! Honneur! Civilisation! Socialisme! Anarchie! les vocables divins crépitent, fulgurent, flamboient, comme un orage des tropiques, le Sinaï s’embrase, la nue s’entr’ouvre et les grands hommes passent le licou, font les poches ou le bulletin de vote à la clientèle pâmée qui s’est hissée sur le Plateau.
Non, Georges Sirbach ne versa pas dans cette épilepsie philanthropique. Il n’était pas jeune à ce point. Les affaires sont les affaires. Il employa avec beaucoup plus d’à propos la dot de la prostituée à jouir abjectement de tous les profits bourgeois que donne l’argent. Il barbota à pleins ailerons dans le purin du bien-être, et s’ébattit, toutes squames dilatées, dans les fanges de la somptuosité. Mais un souci le lancinait: celui de placer sa respectabilité à l’abri de toutes les randonnées de la malveillance. Il fit donc râfler, chez les marchands, les antérieures photographies de sa femme, où, dans l’exercice de sa profession précédente, elle était représentée, décolletée jusqu’aux orteils—ce qui avait eu longtemps pour résultat de faire rater le bachot à nombre de rhétoriciens auxquels la remembrance de cette subjugante plastique, entrevue un jour de flane, faisait déserter Cicéron pour les endroits solitaires.
Georges Sirbach, néanmoins, déféra à l’opinion dans une certaine mesure. Il se retira de Paris, mouilla dans le petit hâvre d’une localité de la grande banlieue, et, après avoir chaussé les pantoufles de remploi, les pantoufles de tapisserie ornementées d’un cœur percé d’une flèche, il y passa quelques années à ne plus exhiber sa personne dans les lieux publics. Mais il continua farouchement à collaborer aux gazettes, où il fit paraître, comme par le passé, des chroniques de désenchantement amer, des écrits stigmatisant sans répit les scélérats de la finance, les forbans de la réaction, les flibustiers de l’industrie, les rufians des lettres et les malfaiteurs sociaux de tout acabit. Et le procédé était bon. Quand la clientèle révolutionnaire entend quelqu’un hurler aux chausses des bandits, elle ne prend jamais la peine de discuter l’aloi de son indignation; elle oublie de regarder ses mains pour s’assurer qu’elles sont sans souillures; elle oublie de lui crier: d’où viens-tu, qu’as-tu fait, toi qui nous parles de Justice, et de Vertu? Elle le sacre du coup «une belle âme». Jamais elle ne lui demandera si son passé est vierge de tout forfait, si son corps ou son âme sont exempts de toute prostitution. Non, il lui suffit, pour l’instaurer honnête homme, qu’il serve ses passions du moment. C’est ce qui fait qu’elle a été si souvent vendue à l’ennemi et le sera toujours. En possession de cette évidence, Georges Sirbach avait intelligemment décidé de ne point briser ses armes premières, mais bien d’exagérer son mode initial de combat. Il avait compris qu’il était pour lui sans profit majeur, d’aller grossir le nombre des champions rétrogrades en luttant, à son tour, pour la défense de la Religion, de la Famille et du Capital. Ces trois hypostases du monde bourgeois régnaient, chez lui, respectées, enviées et indestructibles; la suprême habileté consistait donc à paraître vouloir les démolir dans la société. Et il s’y employa en toute ardeur. Chaque fois que, dans un recoin du canapé, dans un repli du divan, il trouvait un bouton de culotte qui n’était pas à lui, un poil de... barbe oublié là depuis des années, il vitupérait le mariage, jetait l’anathème à l’argent, exaltait l’union libre et désintéressée. Aussi, après deux ou trois campagnes, sa copie se mit à atteindre des prix fabuleux. Toute la Critique fut d’accord, un jour, pour l’arbitrer, comme le plus grand ironiste, le plus parfait satirique des temps contemporains.
Quis cœlum terris non misceat et mare cœlo,
Si fur displiceat Verri, homicida Miloni, etc..
Qui, dans son indignation, ne serait tenté de confondre ciel et terre, si Verrès condamnait le brigand, et Milon l’homicide? si Clodius dénonçait les adultères? Si Catilina accusait Céthégus, etc.?.. Il n’y a que Juvénal pour verser dans une ire aussi enfantine à propos de pareilles misères. C’est ce que pensa Georges Sirbach en se restituant à Paris. On le vit acheter incontinent un hôtel avenue du Bois, acquérir une seigneurie en Seine-et-Marne, engorger ses antichambres d’une domesticité en culottes de panne et en boucles d’argent, instituer à l’égard de Son Anarchisme un protocole dont rougiraient les chefs d’État. Et, à la suite d’avantageux traités passés avec les gazettes et les gros éditeurs, il continua à basculer un dévoiement de proses d’un subversisme sous-jacent, que surexcitait, cette fois, le laxatif d’une verve ragaillardie, le ricin d’un enthousiasme qui n’a plus à craindre désormais d’être licencié par les directeurs de journaux, au lendemain de quelque éclat. Puis, comme l’importance de ses comptes de dépôt dans les banques le mettait, pour la vie, à l’abri de toute mésaventure, et que, puissance sociale, il en imposait à son tour aux autres puissances sociales, et n’avait point ainsi à redouter les lois scélérates, son courage ne connut point de bornes. Il se mit à charger à boulets rouges la couleuvrine du roman-pamphlet, la caronade de la pièce à thèse, préconisant la reprise individuelle et le meurtre politique, tirant sans défaillance, en pointeur inviolable, sur la Propriété, la Famille et le Capital, collaborant à ses moments perdus au Régicide, petite feuille qui vécut quelques mois, juste le temps de faire coffrer ses rédacteurs, et de les faire impliquer dans le fameux procès des Trente, hormis lui, naturellement.
L’argent va à l’argent, chacun sait ça, mais plus il est infâme, plus il radie un magnétisme attractif qui aimante vers lui les filons monétaires en désarroi. L’or appelle l’or, comme le dépotoir les déjections éparses: c’est pourquoi, juste en ce moment, Georges Sirbach s’enrichit d’une hoirie nouvelle.
Un littérateur célèbre, qui, associé à son frère mort avant lui, avait exploité pendant vingt-cinq années une marque de fabrique cotée très haut à la Bourse du succès, venait de trépasser, à son tour. Les derniers jours de ce grand écrivain avaient été pénibles. Dès la disparition de son puîné, il avait commis une lourde faute: celle de s’acharner à vivre pour démontrer inconsidérément, mais de façon définitive, que ce n’était point lui qui détenait le talent de la rubrique commune. A partir de cette époque, en effet, nulle œuvre recevable n’avait succédé à la série des livres documentés élaborés en commun. Et on avait vu le malheureux, désireux de faire figure malgré tout, s’acharner, sous prétexte de Mémoires, à colliger les notes de son blanchisseur, les ragots de son perruquier, les mots de sa ventouseuse, les puériles anecdotes qui avaient trait à son existence de vieux garçon solennisant les moindres événements de son privé, de sa vie de célibataire égotiste qui ne peut pas se résigner à n’être plus une vedette sensationnelle. Tombé dans le bric-à-brac et la frénésie du bibelot, il encombrait la presse de ses commentaires sur le XVIIIe siècle qu’il avait presque réussi à faire haïr, allant, dans son impuissance de raté enrichi, de l’exégèse de la Guimard, par exemple, à celle du Japonais Outamaro; roulé d’ailleurs par tous les juifs de Paris qui tenaient emporium de curiosités. Couramment, on lui vendait, à des prix fabuleux, pour des Boulle ou des Riesener, tous les similis fabriqués rue Traversière ou rue Amelot. Il se ruinait pour acquérir des laques et des cloisonnés que le bazar de l’Hôtel-de-Ville entrepose d’habitude. C’était un alarmant échantillon du gendelettre célèbre retourné à l’enfance qui, à l’instar des catins périmées, ne peut pas consentir à s’effacer, à disparaître, et, la figure maquillée et rechampie, s’en vient faire la fenêtre, aux heures du soir, pour raccrocher encore le client, le lecteur, avec des grimaces séniles et les minauderies de ses fanons pendants.
Pendant dix années, chaque dimanche, il avait réuni dans son grenier d’Auteuil une basse-cour de littérateurs, qui picoraient autour de lui, avec des gloussements d’aise, les rogatons et les vieux détritus d’une conversation de fossile inane et prétentieux. Depuis longtemps déjà, il projetait de ne point décéder sans s’être, au préalable, confectionné un trépas plein d’inattendu, qui longtemps encore—à défaut d’autre chose—assurerait à son nom la voluptueuse publicité. Comme bien vous pensez, il ne pouvait se dissoudre à l’instar d’un simple mortel; il ne pouvait être récupéré par le néant sans tapage prolongé. Par testament, il décida donc la création d’une Académie libre, dite Académie Goncourt, devant faire pièce aux Coupolards de l’Institut et perpétuer ainsi, à travers les âges, sa mémoire auguste de Gonfalonier littéraire. Pareil à une vieille fille asthmatique et onaniste qui, en mourant, laisse toute sa fortune à ses chats ou à ses serins favoris, il légua tout son avoir—soit 6.000 francs de rente pour chacun—à ceux qui avaient assisté sa vieillesse d’une oreille longanime et de caresses intéressées.
«Il restitua à la Nature la forme que celle-ci lui avait prêtée», comme dit Bossuet, juste au moment où son œuvre allait être enfin glorieusement couronnée. Il avait, en effet, passé les trois dernières années de sa vie dans les cabinets de chalcographie, afin de doter ses futurs académiciens d’un costume qui leur assurerait le respect des foules et contrebalancerait celui des quarante vieillards de la Sainte Périnne des lettres. Ses légataires, on s’en doute, étaient décidés à accepter n’importe quel déguisement, n’importe quel chienlit, pour encaisser la monnaie. Longtemps, il hésita entre un bonnet de talapoin, des babouches à pointe recourbée, une robe de mandarin en soie violette adornée de dragons griffus, de flamants roses, ou de fleurs de lotus, et l’habit de cour du Régent. La question de l’épée l’angoissait aussi. Il mourut comme il venait de donner enfin la préférence à la longue canne de jade des lettrés du Nippon sur la brette en verrouil du XVIIIe siècle. Mais le Destin ne s’était pas trop acharné sur cet homme. Il avait eu le temps de fixer le protocole de réception des futurs récipiendaires!
Georges Sirbach fut naturellement un de ses élus. Et sur le champ, en égard à cette conjoncture, la compassion de ce dernier pour la détresse humaine devint surprenante et démesurée. Douillettement embossé dans la citadelle imprenable de sa fortune, qui, malgré le succès de ses proses, sentait toujours le bidet mal essuyé et le périnée effervescent, coulant, lui, des jours exempts de deuil et de tristesse, cela dans un faste renouvelé des collecteurs d’impôts de l’ancien régime, il dénonça sans faiblir les puissants et les satisfaits à la vindicte des meurt-de-faim. Tout en détachant ses coupons et en signant l’ordre d’expulsion de ses locataires impécunieux, il écrivit ceci, un jour de l’an dernier: Ah! elle est bien trop lâche la misère pour oser brandir le poignard et secouer la torche sur la joie des heureux!
Il faut être impartial et ne rien celer de ce qui peut être à la décharge de ce Révolté. Georges Sirbach, contrairement à Truculor, avait réussi à inoculer à sa femme l’amour rédempteur de la vérité. Lors d’un procès célèbre, qui se déroula en août-septembre 1899, la conjointe, désireuse d’égaler son mari, accourut bellement à la rescousse de la civilisation en péril. Et tous les lecteurs d’un journal, Le Crépuscule, qui tirait alors à 100,000, purent savourer un article étançonné de son parafe, où elle exhortait les Dames de.. France à s’unir, dans un effort final, pour faire triompher le Droit et la Justice[3].
A la suite de cette tartine, les leçons de syntaxe furent très demandées dans le Marbeuf, les beuglants et parmi ces dames des Music-Halls. Nulle parmi les filles galantes n’ignorait plus qu’avec des michés rémunérateurs, quelque sagacité dans l’élimination des amateurs contaminés—ce qui permettrait d’atteindre la cinquantaine—et surtout beaucoup d’acharnement à pratiquer l’entôlage pour amasser la forte dot, après s’être payé sur le tard, au sortir de la maison chaude, un petit homme dans la littérature, on pouvait espérer collaborer aux journaux répandus et apporter sa contribution à l’Ethique contemporaine.
C’est ainsi que se manifeste dans toute son ampleur la réconfortante équité, qu’à la moindre occasion, fait paraître notre Époque. La République ayant pour toujours supprimé le pouvoir césarien, ces dames ont abdiqué l’espoir d’épouser un Empereur, comme la Beauharnais ou la Montijo, et de gouverner ainsi notre pays. Mais les mœurs eussent été sans excuse de leur interdire l’hyménée avec les gens célèbres et de les empêcher de régenter, dans la mesure de leur savoir, l’intelligence du public. On ne voit pas pourquoi le Dispensaire ou le Joubert n’épouserait pas dans les Académies, n’écrirait pas dans les gazettes, alors que Madame Adam, Mademoiselle Lucie Faure ou la princesse Mathilde, par exemple, tinrent boutique d’esprit et ont accaparé l’industrie spéciale qui consiste à muer en immortels des Costa de Beauregard, des Faguet ou autres Thureau-Dangin. Il serait par trop imprudent, on le conçoit, de décourager toute une caste, pleine de bon vouloir, qui contribue au lustre et à l’éclat de notre patrie, maintient hors de pair, dans le monde entier, la réputation de nos lupanars, et fait accourir les étrangers, bien plus que si Descartes, Pascal, Auguste Comte et Renan, ressuscités à point pour embêter M. Izoulet, se donnaient la répartie, en public, au Café Napolitain.
Qu’on ne nous oppose pas qu’il est malséant et incivil de contrister les filles publiques retirées des affaires après fortune faite, pour la raison, qu’en somme, ce sont des femmes. Nous nous faisons gloire, tant est grande notre aberration, de ne point déférer à la morale sociale quand elle promulgue qu’un homme qui se vend peut conférer l’honneur à la femme qui l’achète. Ah! s’il s’agissait d’une pauvre et lamentable pierreuse de la rue, certes il faudrait trouver des mots qui seraient plus doux que des caresses de mère, des vocables qui seraient un opium, un baume, un dictame de réconfort, pour panser les blessures que la Vie et la Société ont faites à cette douloureuse. Mais que dire de la catin enrichie qui, toute sa jeunesse, besogna, se troussa, encaissa la semence des snobs, mit son sexe à l’encan, pour fréquenter les Caisses d’Épargne et, une fois l’âge mûr, rentrer dans le giron des classes respectées! Pour celle-là, il faudrait inventer des flagellations de feu, des knouts dont les lanières seraient des éclairs déchaînés, un bûcher fait de bouse de vache d’où sa graisse immonde, sous la flamme justicière, ruissellerait sans que jamais la mort secourable pût mettre fin à son agonie. Oui, la carrière de l’Hétaïre est belle, quand fille du peuple, chair à salacité, elle sème autour d’elle, pour venger sa classe, et le deuil et la ruine et la folie et la mort; quand, insatiable et farouche, dans une révolte superbe, elle broie les riches pour venger les siens asservis. Et si les plèbes étaient intelligentes, elles ne procréeraient des filles que dans le but unique de ravager avec elles, comme avec des brûlots, la Société qui les écrase. Mais l’autre, l’autre prostituée, qui, soumise, entasse les proies et les rapines, thésaurise et vend l’amour à faux poids pour, plus tard, acquérir de la considération, ébaubir son époque du reluisant de l’homme qu’elle s’est payé! Dans quel lointain continent d’immondices faudrait-il l’enfouir vive, celle-là, afin que sa puanteur ne vînt pas asphyxier les gens propres!...
Comme l’histoire des délectables jours que nous vivons est tissée d’une trame subtile d’événements paradoxaux, une réconciliation touchante venait d’épuiser d’un seul coup le stock d’attendrissement que détenaient encore le boulevard et le monde des lettres. Georges Sirbach faisait sa paix avec Abraham Méderheyer, juif jusque-là sans précédent dans l’infamie et la putridité. Ce tenancier de journal mondain, commensal et usurier de la plus haute aristocratie française, ne pouvait être comparé qu’à ce pou de bois qui s’accroche par grappes aux oreilles des chiens, au tiquet dont parle Toussenel, à qui la nature a refusé un orifice anal et qu’elle condamne à s’engraisser, à se gonfler de ses propres excréments jusqu’à ce qu’il en crève. A Rennes, toujours en août 1899, l’auteur du Labyrinthe des tortures avait flanqué une torgnole célèbre à ce copronyme de Ghetto, à cet insecte scatophage, qui, en son papier, butinait, comme du bran, la mentalité de l’Armorial. En l’heure présente, Abraham Méderheyer avait récupéré les bonnes grâces de Georges Sirbach en promettant, sans doute, de présenter Madame à la duchesse d’Uzès et de lui faciliter l’accès de quelques salons où régnaient les bonnes façons et non plus la sous-maîtresse. Et l’auteur du Golgotha, sollicité par l’éditeur d’un illustré, d’un pamphlet hebdomadaire, de placer le juif dans une galerie de Têtes de Turcs, qui devait paraître prochainement sous sa signature, s’y était énergiquement refusé, en poussant des glapissements d’effroi. Même, il avait proposé de résilier la commande, plutôt que de verser dans un aussi effroyable sacrilège.
Avant d’entrer dans le journalisme, Méderheyer avait tenu la comptabilité des coucheries chez une catin du second Empire, nettoyant les démêloirs, épongeant le petit meuble, déjouant à l’avance, par l’acuité de son odorat, les entreprises des clients gratinés de calomel ou voués à l’iodure, cirant les bottines et aidant les vieux messieurs à se mettre au lit. Il se portait garant auprès des amateurs que sa patronne était sans gonocoques. Abraham et le prosifère se rejoignaient donc sur le tard de la vie, dans une conjonction touchante, après des dissensions et des pugilats qui ne pouvaient, dorénavant, qu’exagérer la saveur de l’amitié finale. L’un avait débuté comme secrétaire; l’autre finissait comme mar... i.
Quelques individus doués de longévité indiscrète, des macrobes persévérants qu’on rencontrait encore, de cinq à sept sur l’asphalte, s’autorisaient au passage de chacun d’eux à d’affligeantes remarques.
—Abraham faisait les poches quand on était couché; ses doigts crochus déchiraient toutes les doublures, proférait l’un.
—Georges a une bien belle pelisse, aujourd’hui; c’est la mienne. Madame, jadis, me l’a fait laisser en gage, un matin de 69, que je n’avais pas la coupure de 25 louis pour le dessous du chandelier, ajoutait l’autre.
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Chose surprenante, la Morale éternelle, la Loi inflexible qui ordonnance la conscience des justes, l’infrangible apanage de la dignité humaine, que cet homme avait bafoués, tiraient de lui une implacable vengeance. Dans ses œuvres, les lamentations du supplicié qu’il était, malgré sa fortune, s’orchestraient sourdement. Le Rut dont il s’était enrichi lui avait déclaré une vendetta farouche, et on en pouvait démêler à travers ses livres toutes les cérébrales péripéties. La lancination continuelle des souvenirs infâmes, l’impuissante furie contre le passé, avaient implanté dans son esprit d’analyste l’aiguillon rougi et barbelé d’une endémique constupration. Il avait dédié trois cents pages à la folie furieuse de la chair, entonné pendant tout un volume le Magnificat du Sadisme et, dans chacun de ses romans, il y avait un viol, le déchirement lamentable d’une enfant par un vieillard forcené. Sa littérature traduisait sa perpétuelle hypnose: il avait, par contraste, la hantise de la virginité, des vierges sur lesquelles, par rage, sans doute, il faisait s’acharner les démoniaques lubriques sortis de son imagination. Et une douleur terrible issait de ces pages, ruisselait de ces immondes amours: tout le martyre d’un être qui ne peut pas effacer ce qui est, toute l’angoisse d’un homme, à qui le Sexe, monstrueusement symbolisé, dans le tête-à-tête coutumier, offre et dérobe en même temps son mystère, la torture d’un malheureux usant ses ongles sur le sphynx de granit, ayant besoin de tout savoir pour se racheter devant soi-même, pour se trouver une excuse ou une joie peut-être, et qui, avec des désespoirs et des râles, s’acharne à faire l’impossible clinique de la Volupté!
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On aurait pu l’ignorer et laisser à la carapace d’opprobre qui l’étreint et l’étouffe lentement le soin d’en faire justice si l’on ne s’était rappelé à temps qu’il souillait des idées nobles et leur faisait perdre peu à peu, en combattant pour elles, le pouvoir qu’elles gardent encore sur quelques âmes ingénues. Qu’il détaille les prouesses immuablement imbéciles et nous initie aux délectations cutanées des antropopithèques, des amants contemporains, en mal d’amour; qu’il fasse panteler l’adultère sur le divan d’analyse de Paul Bourget; qu’il nous conte, s’il le veut, les sursauts, et nous montre les écumes de la viande bourgeoise travaillée par la fringale du Pouvoir ou des fornications; mais qu’il ne touche pas aux saintes formules de Pitié et de Réparation sociale. Nul n’a le droit de parler à la foule d’Équité et de Justice, si son pelage n’est pas d’une hermine impolluée. Le Chabanais n’a pas le droit de nous dire qu’il sait où se trouve la Vérité. Il faut trancher net, au bord de l’autel, d’un glaive sans miséricorde, la main breneuse de l’officiant putride qui prétend s’emparer du hanap, du calice miraculeux, où gît la liqueur de miséricorde, capable de délier, peut-être, le cœur des hommes du mensonge, de la férocité et de l’égoïsme. La première œuvre qui s’impose, avant la mise en route vers la Civilisation supérieure, consiste à arracher aux épaules des drôles, des rufians, des fourbes et des ophidiens à face humaine, les paillons fallacieux sous lesquels ils se plaisent à parader. Le seul labeur qui ne saurait être différé commande de les jeter à bas de leurs tréteaux, après leur avoir, au préalable, cassé les dents pour les marquer à jamais. Et la lumière ne sera réellement douce et consolante que lorsque les excrémentiels ne pourront plus la contaminer, lorsqu’il sera interdit aux putois de diriger le combat des lions, lorsqu’il sera interdit aux alligators de sortir de la vase pour pleurer sur le destin des hommes, lorsqu’il sera interdit aux garçons de prostibule d’étancher de leur tablier visqueux le sang qui rougit les flancs magnanimes de Prométhée!
Souvenez-vous. Ce n’est pas une brute obtuse, ce n’est pas un nationaliste, ce n’est pas un être à l’entendement de bivalve, qui jamais n’a pu prendre conscience des pensers sereins, des étoiles magiques, plafonnant de leurs gemmes la mentalité humaine, que l’on évoque ici. C’est au contraire un écrivain compréhensif, qui savait ce qu’était l’honneur, puisqu’il signa jadis un article retentissant où il accusait les cabots de déshonorer la vie, de déshonorer la passion, de déshonorer la mort.
Aussi, quand cet homme-là parle de Mélancolie, de Désespérance et de Pessimisme, trois des plus nobles choses qu’il y ait sous le soleil, cela paraît aussi effroyablement douloureux et sacrilège que si l’on pouvait voir Flamidien s’emparer de la Simarre de Château-Thierry pour rendre la justice; que si l’on apprenait tout à coup que l’Arétin s’est introduit insidieusement dans le pourpoint de Roméo, et chante l’amour à sa place sous le balcon de Juliette!...
Cyrille Esghourde était venu, en courant, quelques minutes après sa rencontre avec Georges Sirbach, informer la Truphot qu’il ne redescendrait pas avec elle à Bagnères-de-Luchon. Le cher maître condescendait à le tolérer en sa présence; il l’avait même invité à dîner. Et il énonça la chose d’une voix chevrotante d’émotion, avec un redressement orgueilleux de son profil busqué. Médéric Boutorgne sentit son âme distiller un fiel noir à la pensée que lui, un écrivain et un artiste aussi, ne bénéficiait pas de la même faveur, et que l’auteur du Golgotha n’avait même pas daigné le remarquer. Une pensée néanmoins le consola. Après tout, il n’était pas à proprement parler ce qu’on pouvait appeler un confrère, puisqu’il n’avait point encore réalisé la veuve. Quand ce serait fait, quand, à son tour, il aurait un hôtel et un nombreux domestique, Georges Sirbach ne lui marquerait plus un pareil dédain. Qui l’empêcherait, d’ailleurs, de surenchérir sur lui et de l’extraordiner, s’il le voulait, par la virulence de ses théories libertaires? Si le journal qu’il était dans l’intention de fonder ne réussissait pas dans la réaction, après quelques transitions savantes, il en ferait, au bout d’un an ou deux, une feuille subversive. Une fois qu’il aurait été décoré, rien ne le retiendrait plus; il lui serait loisible de s’installer anarchiste et de jouer de mauvais tours au gouvernement. Cela serait d’ailleurs sans danger, puisqu’à l’instar de Georges Sirbach il aurait accédé au million.
La vieille femme, quand Cyrille Esghourde eût tourné les talons, trouva la chose un peu mufle.
—Nous plaquer comme ça!
—Ce garçon-là ne saura jamais ce qu’on doit aux femmes; il faut en prendre son parti, expliqua Boutorgne, d’une voix réprobatrice. Et il proposa, en manière de conclusion, de rejoindre le guide et les mulets pour redescendre immédiatement.
La Truphot, pourtant, depuis quelques minutes, donnait des signes évidents d’effervescence. La vue de l’ex-satyriaque, le sacrifice de la sœur, cette histoire, ces événements, où la chair exaspérée tenait le premier rôle, la râclaient, la ruginaient intérieurement. Ses joues flambaient maintenant à ces souvenirs sous une poussée d’incarnat; ses mèches grises, humides de la transsudation de son front, s’envolaient sous le tic de sa tête agitée par saccades nerveuses. Sa figure se plissait en myriades de petites rides, tel un ris de veau. Mais ce jour-là, le ferment qui la galvanisait toujours à la moindre occasion et ne devait s’éteindre qu’avec elle, l’avait mise en un tel désarroi, que sa plate laideur coutumière se haussait presque au tragique de la furie qui n’est pas sans beauté. Positivement, avec son torse maigre, ses bras trépidés de longs frissons qu’elle n’arrivait point à maîtriser, ses prunelles cerclées de fauve, ses épaules inquiètes et sursautantes, qui semblaient vouloir d’elles-mêmes rajuster une invisible nébride, elle ressemblait à quelque vieille ménade qui va se déchaîner. La fureur utérine était manifeste. Et ce fut Siemans qu’elle choisit, comme Agavé choisit Penthée, pour le déchirer sans doute. Stupéfait, Médéric Boutorgne les regarda filer sur l’auberge—sous le ridicule prétexte à lui donné d’y rechercher un porte-cartes égaré durant le cours du déjeuner.
Resté seul, le gendelettre se sentit envahi par le découragement. D’amères pensées investirent son esprit, et il en scanda le deuil, les yeux vides et les tempes bourdonnantes, en frappant de son alpenstock les cailloux du chemin poudreux. Sa défaite était consommée. En cet instant encore, c’était le Belge que la veuve choisissait, c’était la brute qu’elle réquisitionnait en dédaignant la littérature représentée par sa personne. Entre un garçon boucher sentant le sang frais, et Spinoza, les doigts humides encore de l’encre qui traça l’Ethique, la Femme n’hésitera pas: elle choisira la brute: car le génie est sans emploi dans l’alcôve, se dit Boutorgne. Mais ce postulat n’arriva point à le consoler. Tous ses efforts précédents étaient perdus; tous les engrais avalés, tous les baisers vomiques, son duel même, ne comptaient pas au regard de l’ingrate Truphot. Il s’était dépensé en pure perte; elle ne l’épouserait jamais. Et lui, un homme de talent, devrait crever de faim dans son âge mûr, et n’aurait même pas la chance qu’avait eue ce Sirbach de lever un traversin rembourré de billets bleus. Pourtant il ne voulait pas perdre la partie sans avoir lutté désespérément. Nietzsche démontrait qu’on pouvait faire des miracles avec la volonté. Eh bien, s’il le fallait, dans sa lutte contre Siemans, il serait le Surhomme qui ne recule devant rien. Une intelligence dressée aux meilleures méthodes, comme la sienne, ne devait jamais se courber sous l’autocratisme des faits. Son imagination susciterait des circonstances qui retourneraient l’état d’âme de la Truphot. On allait bien voir qui allait l’emporter de la destinée imbécile ou du Vouloir humain.
Et Médéric Boutorgne, dans un grand coup de son bâton ferré qui fit décrire à un caillou inoffensif une trajectoire d’au moins vingt mètres, se confirma à lui-même cette détermination irrémédiable: éliminer le Belge coûte que coûte et s’il ne pouvait y réussir, se venger impitoyablement.