Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
IX
Nil immundius hoc, nihiloque immundius illud...
La réplique à cette épistole ne se fit guère attendre. Bien que Boutorgne et Siemans eussent promis à la vieille de ne point user de représailles, Honved mesura, sans délai, l’étendue de leur crédit. Sa femme fut, dès le lendemain, arrêtée pour racolage par les deux agents des mœurs déguisés, l’un en tondeur de chiens, l’autre en marchand d’habits, qui la poursuivaient depuis l’histoire de Suresnes. La chose eut lieu comme la malheureuse se préparait à pénétrer dans la Bibliothèque Nationale, afin d’y faire quelques recherches et d’y draguer le document pour le compte de son mari. L’auteur dramatique, après une nuit d’indicibles angoisses et d’affres assassines passées à courir Paris à sa recherche, ne fut avisé qu’au matin, par un bref de la Préfecture. Il pensa devenir fou et ne put jamais s’expliquer par suite de quel inconcevable phénomène il n’avait pas, sur l’heure, strangulé le Commissaire divisionnaire chargé de lui présenter, pour cette gaffe déplorable, les excuses de M. le Préfet. Sans doute la chose fut imputable à sa prostration. Une campagne de presse fut amorcée qui demandait la révocation de M. Lépine, bien plus qualifié pour commander la garde Albanaise à Ildiz-Kiosk que la police à Paris, mais ce dernier, reprenant les aveux et les excuses de son sous-ordre, mentit avec son impudence coutumière, comme il devait le renouveler plus tard, du reste, pour l’affaire Forissier. Ce n’est qu’après quinze jours qu’il consentit enfin à avouer sa méprise. Mais il se vengea. A l’occasion de l’arrivée d’un roi à Paris, une perquisition fut pratiquée au domicile de Honved, anarchiste malthusien disait la cote de la préfecture. Ses papiers furent saisis et ses manuscrits à jamais raptés par les argousins du Boulevard du Palais. Il n’évita qu’à grand’peine les compas, les appareils photographiques et les immondes attouchements du kustchique Bertillon.
L’auteur dramatique, trop intelligent pour user ses forces à lutter ainsi sans espoir de réussite, dut se résigner. Il connut enfin qu’on ne s’attaque jamais impunément au mouchard et au souteneur, rois de la rue et rois de Paris.
Les jours qui suivirent furent sans agrément à Suresnes. La veuve, terrifiée par l’idée que Honved pouvait reprendre l’offensive, et consciente qu’il avait cette fois acquis le droit de la trucider, se barricadait dans sa villa transformée en citadelle. Des cadenas dignes de l’ancienne Bastille et une chaîne transversale, pour le moins aussi grosse que celle coupant jadis l’entrée des Dardanelles, rendaient maintenant sa porte inexpugnable. Boutorgne, muni de fonds à cet effet, avait râflé la moitié de la devanture de Gastinne Renette. Il veillait, mieux armé que le Klepte à l’œil noir. Une demi-douzaine de revolvers obstruant ses poches, un Hammerless toujours à la portée de sa main, le rendaient plus redoutable qu’une tourelle de cuirassé. Mais l’ennemi ne vint point. Et le prosifère dut renoncer à l’emploi des arquebuses et des proses laborieusement composées, des proses vitupérantes qu’il avait préparées pour le recevoir en beauté.
Le Belge s’était rendu invisible car le combat n’était décidément pas dans sa manière. Sans doute avait-il décidé de profiter de la chose pour s’offrir des vacances. Sa présence auprès de la Truphot n’était plus indispensable puisque le gendelettre s’était délégué lui-même à sa besogne accoutumée. Embossé à Montmartre, il ne sortait que le soir pour vaquer à ses besognes d’amour et à ses besognes d’affaires. Car Siemans avait le génie des entreprises. Il avait installé dans une arrière-cour un fond de revendeuse à la toilette qu’il administrait dans ses heures de loisir. Avec l’argent de sa maîtresse, il avait acquis à l’hôtel des Ventes, en s’affiliant à la bande noire, ce qu’il avait pu trouver de meubles fracassants et de mauvais goût, de dentelles chichiteuses, de fourrures affichantes et de bijoux pour Caraïbes, tout ce qui compose, en un mot, le luxe des filles galantes. Et, au fur et à mesure des besoins de ces dernières, gîtées dans son rayonnement, il les leur cédait au prix fort. Il tenait ses assises à la Nouvelle-Athènes.
C’est là que la chanteuse, la grue de Montmartre, allait le trouver quand le prurit du meuble venait à la travailler et lorsque l’amant sérieux, enfin déniché, lui permettait d’espérer le somptuaire et le harnais grâce auxquels elle pourrait hausser désormais le tarif de ses culbutes. Mais Siemans, homme d’ordre et d’économie, ne consentait à entrer en pourparlers qu’avec les femmes en qui il débusquait les mêmes qualités. A celles-ci, il faisait l’avance d’un mobilier complet et disparate, prêtait à la petite semaine. Sa prescience, sa sagacité étaient telles qu’il ne perdait jamais d’argent. Il faut dire qu’il avait soudoyé trois employés du contentieux, du service des renseignements de Dufayel, qui faisaient le quartier. Il possédait grâce à eux tout un jeu de fiches, soigneusement rangées dans deux grands classeurs, qui ne le laissaient prêter qu’à coup sûr. Les femmes du quartier Bréda, pour la plupart, s’adressaient au successeur de Crépin, achetaient chez lui à tempérament les indispensables frusques et quand les payements avaient été effectués régulièrement pendant plusieurs années, chaque mois, il n’y avait rien à craindre: on pouvait consentir le crédit. On avait alors affaire à des filles qui eussent été d’admirables ménagères, d’exemplaires épouses quant à la bonne administration du foyer. Lui, Siemans, leur fournissait le luxe hurleur, le mousseux, le clinquant, l’«objet d’art», tout ce qu’elles ne trouvaient point chez le Sardanapale du boulevard Barbès, chez le Poulpe qui suce le sang des pauvres, chez celui qui prit la main après le petit crétin réalisé par Madame du Gast en si peu de jours. Le Belge avait aussi mis des fonds dans un hôtel de passes merveilleusement situé près de quatre grands cafés de nuit et de deux petits théâtres. C’était une affaire hors ligne, ses capitaux lui rapportaient là, depuis vingt-quatre mois, plus de deux cent cinquante pour cent. Il fallait bien compenser de quelque manière que ce fût les manies de gaspillage de la Truphot. Et Siemans se gardait; il n’intervenait que dans les transactions de tout repos: jamais il n’avait consenti, à l’instar de tous ses collègues, à pratiquer le recel, comme on l’en avait sollicité maintes fois. Il tenait par dessus tout à rester un garçon propre.
Présentement il avait des ennuis. Une de ses clientes, une fille d’avenir qu’il avait meublée à crédit, venait d’être assassinée rue de la Rochefoucauld. Celle-là ne paraissait pas avoir été victime de l’assassin classique, de celui qui chourine l’hétaïre pour la voler. Elle ne faisait d’ordinaire ni les cafés, ni les music-halls, ni la rue, mais se contentait de passer deux fois par semaine, à la quatrième page du journal de M. Letellier, une annonce ainsi libellée: 19, rue de la Rochefoucauld, de 8 à 11, gymnastique hygiénique pour vieillards. Elle recevait beaucoup de monde: des officiers en bourgeois, des magistrats et, disait-on, jusqu’à des évêques en civil, de passage à Paris. Un matin on l’avait trouvée sur son lit dans une pose qui paraissait naturelle étant donné son métier: à genoux sur les courtines et la figure enfouie dans l’oreiller, sans aucune trace de sang. A y regarder de près, elle avait une balle de revolver de petit calibre à la base de la nuque, dans le cervelet. Rien n’avait été dérangé en la chambre; les bijoux et la recette de la journée, des réserves d’argent sous des piles de linge de l’armoire à glace, étaient intacts. Le meurtrier avait écarté soigneusement les cheveux—on voyait encore le sillon laissé par son doigt—pour trouver la profitable place où il devait appuyer le canon de l’arme à feu, et la femme avait dû croire à une caresse qui était dans le prix convenu. La malheureuse n’avait évidemment point souffert, avait dû seulement s’étonner, quand la mort pénétra dans son encéphale, de goûter une sensation aussi inédite, une secousse pareillement térébrante comme elle n’en éprouvait point d’ordinaire dans l’exercice de sa profession. Sans doute, c’était la première fois qu’elle ressentait quelque chose. La justice enquêtait sans pouvoir suivre aucune piste sérieuse. On se trouvait là devant l’œuvre d’un maître, devant le travail d’un artiste, d’un cérébral.
Le Belge était bien embêté. Depuis deux jours qu’il avait quitté Suresnes, il courait du Commissaire de Police au Parquet et rebondissait chez le propriétaire pour exhiber ses titres de propriété, des traites qui représentaient au moins dix fois la valeur de ce qu’il avait livré jadis à la fille galante. Il s’efforçait de récupérer les meubles le plus tôt possible, mais tout était sous scellés. Il n’était pas au bout de ses démarches et se répandait en anathèmes contre l’assassin. Cela le déroutait; il croyait avoir tout prévu pour éviter les désagréments. Et voilà qu’un scélérat anonyme compliquait ses affaires. C’était une leçon; désormais, à l’instar des négociants qui amortissent leur matériel en dix années, il majorerait ses prix du cinquième pour être garanti contre les risques d’assassinat encourus par ses clientes.
La Truphot inquiète sur le sort du Belge le réquisitionnait par dépêches mais il ne répondait point. Médéric Boutorgne, maintenant qu’il se croyait en droit de ne plus le redouter, puisqu’il avait mené si loin ses affaires, aurait eu bien besoin d’être relayé dans sa besogne, pourtant. Comme il pensait avoir interverti les rôles à jamais, il aurait volontiers, à son tour, accepté Siemans comme coadjuteur. Le camarade était vraiment mufle qui le laissait ainsi succomber à la tâche. Certes s’il avait été marié légitimement à la Truphot, il ne se serait pas fait faute de la servir à sa guise, dans la certitude de n’avoir plus rien à redouter. Mais il lui fallait présentement témoigner d’une continuelle effervescence amoureuse, conculquer des madrigaux et avoir toujours les lèvres en avant. Les dernières et récentes émotions de la vieille avaient fait lever en elle des appétits sans retenue. La prébende d’un ancien fermier-général n’eût pas rétribué la chose à sa valeur.
Un tempérament comme celui de la Truphot aurait été honoré dans la Grèce antique. Des foules en pèlerinage, des théories pérégrinantes d’artistes, seraient venues de loin pour accoster le miracle et s’ébaubir du phénomène. Bien que sa vénusté fût toujours relative et que ses grimaces de sexagénaire satyriaque eussent été pour décourager ceux qui placèrent l’éjouissement de la rétine au-dessus de tous les autres bienfaits de la vie, des poëtes sans nombre se seraient efforcés de trouver à la chose des explications ingénieuses. Eros et Cupido et Cotyto auraient été sommés sur l’heure de fournir le pourquoi d’une bienveillance et d’une protection si longanimes. Certes, les aëdes en gésine d’hexamètres n’auraient pas hésité à se porter garants, dans des odes infinies et en citant tout l’Olympe, que la Truphot, en sa jeunesse, avait été l’héroïne d’une aventure amoureuse ayant réussi à toucher les dieux. Et ceux-ci, par reconnaissance, lui continuaient le privilège de volupté bien après que la fonction eût été abolie. A Rome, sans doute, sa notoriété n’aurait pas été moindre, mais le changement des mœurs et la rareté de l’atticisme auraient bien pu l’y faire condamner, par un quelconque des derniers Césars, à gratifier le cirque de ses ébats, dans le ballet de Pasiphaë, dont parle Suétone. Il est vrai que, peut-être, le taureau n’aurait pas témoigné d’un bon vouloir équivalent à celui de Médéric Boutorgne.
Après tout, cette femme était enviable qui connaissait la pérennité du désir, et notre morale fausse incline seule à la blâmer. Le monde et la conscience abusive dont il se réclame valent-ils qu’on se prive d’une joie ou d’un agréable frisson? Un reste d’éducation imbécile, un substrat de préjugés tenaces et de niaises conventions nous font seuls blâmer ces choses. Si la Nature a décidé que certaines fibres, dans un individu en décrépitude, vibreraient jusqu’à l’anéantissement final, n’est-ce pas aller contre la Nature—le pire égarement d’après la Société—que de se soustraire aux dites vibrations? Et la Truphot n’eût-elle pas mis à jour une beauté héroïque si, au lieu de se cacher de son mieux, dédaignant à l’improviste l’hypocrisie bourgeoise, elle se fût tout à coup et sans contrainte offerte avec cynisme dans tout l’emportement de sa salacité déchaînée et splendissime? Elle était une force qui ne voulait point céder à la déchéance immuable des êtres, une révolte admirable de la Vie contre la Mort. Mais elle n’avait pas idée de cela, non plus que Siemans, Boutorgne et les autres qui, de leur mieux, sans l’assouvir jamais, lui notifiaient le plaisir d’amour. Ceux-là, après tout, étaient-ils excusables aussi. Il y a de si sales métiers dans la Société, qu’on ne peut pas dire que celui d’homme entretenu soit le plus abject. Ces derniers vivent de leur corps, mais donnent de la joie au moins à des individus de sexe contraire et parfois pareil. Parmi les hommes que révèrent leurs semblables, parmi ceux qui s’en vont munis de tous les profits ou de tous les honneurs civilisés, combien y en a-t-il dont la vie n’ait pas été vouée exclusivement à la pire malfaisance? Combien y en a-t-il qui exploitent autrui dans son corps ou dans son âme tout en lui faisant pleurer des larmes de sang, sans jamais lui valoir une consolation ou un apaisement quelconque? Oui combien sont-ils, parmi les enrichis, les parvenus, les glorioleux, les respectés, les puissants, ceux dont les comportements à l’arrière des décentes surfaces ne réhabiliteraient pas par comparaison les marlous de tout ordre? Avez-vous pensé déjà à ce que les façades muettes et sévères des maisons de Paris pouvaient recéler d’horrifiantes infamies, de crimes invisibles en une seule heure du jour ou de la nuit? Ah oui! si toute la ténèbre empoisonnée qui s’extravase, tous les pensers démoniaques, qui grouillent sous la calotte cranienne des meilleures bipèdes, des plus honnêtes gens, pouvaient être mis à jour, d’un seul coup, il y aurait de quoi suffoquer la Lumière et convaincre le Soleil de l’inanité de son effort, quand la Terre fait un pareil usage de la chaleur et de la vie qu’il lui dispense. Aussi lorsqu’on voit les Augures, les Oracles, les autocrates de tout acabit, les archevêques, les grands politiques, les «hommes du jour» et les philanthropes s’en aller les mains rouges de sang, ou la bouche poissée de purulents mensonges, astreints, pour conserver leur prestige, aux plus immondes turpitudes ou à la quotidienne prostitution, on n’a plus le courage d’en vouloir aux pauvres petits entretenus. Et nul, après avoir seulement un peu réfléchi, n’aurait le droit de haïr le Maquerellat, si celui-ci consentait à se tenir tranquille et n’estimait pas profitable à sa cause de promulguer une morale sous laquelle succombent les quelques gens de cœur qui s’obstinent bien inutilement à déambuler encore dans l’actuelle civilisation.
Maintenant, la veuve déclarait que toutes les avanies, tous les malheurs qu’elle venait d’endurer la rendaient lycanthrope. On n’était jamais rétribué que d’ingratitude ici-bas. Sa faiblesse, qu’elle payait cher, était de n’avoir pu traverser la vie toute seule. Mais était-ce une raison pour qu’on la fît souffrir ainsi? La méchanceté des hommes, leur bassesse d’âme lui avaient gâté tout son talent. D’abord son mari n’avait jamais consenti à ce qu’elle se livrât à la littérature. Et, désormais, alors qu’elle aurait pu profiter de ses dons, elle se sentait finie. Cependant, elle aurait pu écrire tout aussi bien qu’une autre, avoir du succès, si on n’avait pas empoisonné son âme. Ce n’était pas si difficile après tout de faire une œuvre intéressante. Elle était née pour chanter l’amour en des accents jusque-là inconnus. N’était-elle pas un Tibulle féminin, comme le lui avait assuré Péladan? Mais, présentement, elle commençait à apercevoir la misère et l’inutilité de tout effort. Ah! oui, elle avait bien besoin de consolations.
Boutorgne alors la remontait; il s’esclaffait, trouvait drôles et spirituelles les ordinaires pauvretés de sa conversation, se hâtant, du reste, de les noter. Puis, pour faire chorus, car il était dans sa nature de se mettre au diapason de tout le monde, il larmoyait sur son propre destin, pleurait dans le giron de la veuve. Il affirmait qu’il était à son tour poigné par une inexprimable mélancolie, une volonté de renoncement, un dégoût de tout; il se découvrait une âme à la Manfred. Oui, c’était çà une âme à la Manfred. Et il la pressait d’en finir, la suppliait de faire venir les actes pour la publication de leur prochain mariage. On s’en irait vivre à deux dans une Thébaïde, avec des fleurs, de vieux meubles qui disent les charmes désuets du passé, avec des livres, des poètes aimés; dans la douceur alanguie d’être ensemble on méditerait l’œuvre projetée, tout cela, sous un ciel gorgé d’azur, près de la mer amoureuse et lascive d’un golfe grec... non loin des fûts cannelés de rose d’un ancien temple hanté par les palombes, parmi l’harmonieux cantique, le prurit fervent de la terre d’Hellas exaltée par le Soleil et la Beauté. Une villa à Sunium! Pouvoir dater ses lettres de Sunium, y songeait-elle? Cela serait le noble exil de deux êtres qui réprouvent la laideur moderne, l’exode serein de deux cœurs trop délicats qui retournent enfin vers la glorieuse Consolatrice, vers la Grèce, toujours divine, vers la Mamelle sainte de Beauté et d’Harmonie. Mais la vieille hésitait, elle répondait par des phrases dilatoires. Rien ne pressait encore; dans un mois ou deux on verrait: à l’heure actuelle elle avait trop de soucis, trop d’affaires en suspens. Elle voulait pouvoir apporter à son cher Médéric une pensée libérée de toutes sollicitations secondaires. Et le gendelettre, afin de se consoler et de confirmer la veuve dans l’idée que jamais elle ne dénicherait un mari aussi bien doué que lui sous tous les rapports, témoignait d’une frénésie de jouvenceau que la vieille enfournait sans protester et, pour la Revue héliotrope, écrivait articles sur articles signés Camille de Louveciennes, imperturbablement. Dans le dernier, comme tous les crétins qui n’ont rien dans l’esprit, il avait dit la beauté de Venise, sur un mode à faire crever de jalousie Maurice Barrès lui-même et il projetait une exégèse des primitifs italiens à effacer Monsieur Huysmans.
D’un autre côté, la maison devenait à peu près intenable, car l’insurrection des bonnes n’avait été apaisée que pour un temps. Elles se levaient à onze heures, hurlaient dès qu’on leur commandait quelque chose, volaient comme des missionnaires, sans compter qu’il fallait leur donner la pièce à chaque instant devant leurs menaces éhontées. Elles s’autorisaient à des quolibets sur le gendelettre, ricanaient au nez de la vieille, et venaient même frapper à leur porte pendant la nuit en leur demandant, avec ironie, s’ils n’avaient besoin de rien. Le père Saça, lui, était toujours couché, le dos en forme d’hameçon, déclarant qu’il avait l’épine dorsale brisée en deux endroits, au moins. On devait le nourrir de poulet et de gelée de viande, car il n’acceptait plus d’autre aliment, l’abreuver de liqueurs et lui fournir de l’argent pour faire le piquet avec un vieil ami qui, tous les jours, venait le voir et partager les bons morceaux.
Aussi, un soir, désireux d’avoir enfin une journée de liberté, lui qui assumait tout seul la charge de la vieille et tenait tête au domestique, Boutorgne pria sa mère de lui dépêcher une lettre où elle l’informerait qu’elle était souffrante. Il reçut le télégramme libérateur, partit et vagua dans Montmartre, en quête d’un ami avec lequel on pourrait, le soir même, se livrer à une petite orgie. Siemans fut introuvable, rue Pigalle. Il avait des histoires avec les héritiers de la fille galante qui ne voulaient point reconnaître ses créances. Le gendelettre, alors, se décida à grimper la rue Lepic, encombrée à cette heure de la matinée par les marchandes au panier, harengères, vendeuses de lacets, négociants en cresson et petits camelots barrant les trottoirs pendant que les boutiques dégorgeaient, vomissaient des étalages de viandes, d’épiceries, de beurres, de volailles, aux tonalités et aux senteurs confondues. Les façades étroites des débitants crevaient de pléthore, semblaient éclater comme des ventres trop gonflés qui répandaient leurs intestins de légumes, leurs boyaux de charcuteries diverses, pendant que la rue tout entière clamait la gloire de la boustifaille. Des relents insidieux de fromages traînassaient, dominant la fadeur des quartiers de bœuf éventrés, d’un rouge brun, ou l’odeur pointue des éventaires de fruitiers. Une fourmilière humaine s’activait, flairant au travers de la voie déclive les denrées étalées, se ruant sur les mangeailles, grouillant, s’écartelant, se disloquant dans les rues voisines, toujours renforcée par des coulées adjacentes de ménagères ou d’hommes en pantoufles, porteurs de cabas.
Vue du terre-plein de la place Blanche, c’était une fresque extraordinaire, d’une vie énorme, un assaut gigantesque vers la joie de manger, une artère excessive, une aorte monstre, charroyant, le long de ses boutiques lie de vin, le sang et la nourriture de tout un coin de cité.
A l’angle de la rue de Maistre, un groupe de gens dessinait un cercle placide et amusé, d’où partaient des rires et des encouragements à une présumable bataille, car deux cannes s’enlevaient au-dessus des têtes, à l’intérieur du cercle, et retombaient rythmiquement. Le gendelettre s’approcha et, parvenu au premier rang des curieux, tout en jouant des coudes, sa stupéfaction fut profonde.
Sarigue et le comte de Fourcamadan se torgnolaient là, en tout loisir et toute sécurité, circonscrits d’une triple haie d’individus exhilarants et épanouis d’aise par ce spectacle toujours consolateur et très fréquent dans Montmartre.
—Le comte Gaspard de Fourcamadan est un escroc! vociférait Sarigue en présidant de son mieux à l’envolée et à la chute de son rotin sur les épaules armoriées.
—Cet homme sort du bagne, Andoche Sarigue est un assassin! piaillait le comte d’une voix de matou asexué.
Il avait la figure résillée de rouge, un œil déjà violet; les revers arrachés de son veston pendillaient lamentables, et il reculait, se sentant le moins fort, pendant que les boucles frisottantes de sa chevelure huilée de bardache napolitain lui coulaient sur le nez.
—Ah! ça personne ne viendra donc nous séparer, implora-t-il, en dardant sur l’entourage peu secourable des regards éperdus.
Le prosifère dut se précipiter entre eux. Mes chers amis, voyons? vous... un gentilhomme et un artiste se colleter ainsi comme des portefaix... Ah! non vous m’affligez..
Le comte de Fourcamadan s’était accroché à son bras tout heureux du secours imprévu.
—Vous m’emmenez, n’est-ce pas Boutorgne? Ah! oui vous m’emmenez, je vous conterai la chose...
Et il lui détailla toute l’affaire. Sarigue lui avait pris sa femme. Oh! cela n’était pas niable: il était cocu. Mais d’autres l’avaient été avant lui, et le seraient bien après. Puisque Molière, Napoléon et Hugo n’y avaient pas échappé il n’y avait aucun déshonneur à cela. Il s’en serait consolé facilement. Mais voilà, Sarigue l’avait fait jeter dehors par sa belle-mère laquelle trouvait enfin une aide et un point d’appui pour réussir cette combinaison qui lui souriait depuis longtemps déjà. Sarigue avait donc tenté cette randonnée non pas tant sur la personne de la comtesse que sur son avoir. Oui, ce qui l’avait séduit par dessus tout, c’étaient les 8.000 livres de rentes du ménage, la maigre provende dont on vivotait chichement. Lui, le comte n’avait que sa noblesse, son blason indéniable et son talent d’auteur dramatique qui, avant peu, bien sûr, finirait par conquérir les scènes du boulevard. On avait beau dire, trois de ses actes étaient reçus au Gymnase et il en avait quatre aussi d’acceptés au Vaudeville. Jadis les gentilshommes se faisaient verriers, lui avait préféré se faire écrivain dans l’espoir de reconstituer un jour, avec les droits d’auteur fabuleux, l’hoirie familiale dissipée par le feu comte, son père. Mais comme jusque-là, il n’avait pu apporter quoi que ce fût au ménage, sa belle-mère—qui n’était plus par les Boisrobert—sa belle-mère qui avait une âme de boutiquière sordide avait louché sur la rente mensuelle de deux cents francs dont Sarigue était détenteur. C’était toujours ça. Le père de celui-ci, huissier en Tunisie, avantageait, en effet, sa progéniture d’une pareille munificence et la mère de la comtesse, cette vieille harpie—qui n’était plus du tout sa cousine par les Montlignon, mais bien la veuve d’un marchand d’huiles de Béziers décédé dans la déconfiture—avait escompté l’héritage du recors tunisien qui devait revenir à Andoche Sarigue un jour ou l’autre. Bref, sa femme l’avait plaqué là, lui poussant, un beau soir, la porte au nez et le jetant sur le pavé avec ses hardes. Ah! il était frais, maintenant! A quarante ans passés, il fallait se refaire une situation. Et tout cela, pour avoir commis l’imprudence d’amener ce sale individu dîner une fois chez lui! Si encore il s’était contenté de la femme seule, cela pouvait aller, mais ce scélérat avait tout piraté: la matérielle, les rentes, la villa sur les bords de l’Oise. Il s’était installé en maître dans la place chaude et tous les jours, deux ou trois fois, contait le drame d’Algérie à sa belle-mère, une vieille liseuse de romans. Désormais, lui, le comte de Fourcamadan devrait retourner à sa vie de bohème, reprendre les expédients du passé, faire d’affreux métiers, car son actuel emploi de critique dramatique à l’Aurige de Montmartre ne le nourrissait pas. Il ne détenait plus qu’une ressource: le suicide, un homme de son rang ne pouvait consentir à déchoir deux fois.
Planté devant Boutorgne, il s’empara d’un de ses boutons, pendant que son poing droit, dardé en l’air, menaçait les dieux.
—Oui, mon cher, en un seul jour, j’ai perdu une femme, un enfant, une fortune et une maison de campagne..... tout ça pour avoir été trop confiant.....
Il se répandit encore en récriminations. Sarigue n’avait-il pas eu l’audace, le matin même, de lui dépêcher deux témoins: un pontife du journalisme et un tartinier de moindre encolure qui étaient venus lui demander, au saut du lit, une réparation par les armes. Le comte de Fourcamadan, qui cousinait avec les Montmorency, ne pouvait pas croiser le fer avec un homme qui avait fait cinq ans de bagne et se trouvait par cela même disqualifié. Non, lui portait une fleur de lys, en verrouil, dans son blason, l’autre la portait sur l’épaule. C’était ce qui les différenciait. Il avait eu beau l’expliquer aux seconds de Sarigue, ceux-ci s’étaient emportés. Le pontife, à qui son altitude imposait la retenue dans le discours, avait fait un signe à son compagnon:
—Je vous donne licence de qualifier ce Monsieur comme il le mérite, avait-il proféré; et l’autre l’avait alors traité de lâche, lui disant qu’il était comte «comme ses pieds», et que sa mère avait dû le procréer d’un marmiton, derrière une porte, un soir d’orage. Sa femme de ménage, appelée à la rescousse, en désespoir de cause, les avait expulsés à coups de tisonnier, et deux heures après, alors qu’il sortait pour porter sa copie à son petit canard, l’amant de sa femme lui était tombé sur le dos, la canne haute. Il allait porter plainte et le faire renvoyer à Cayenne. Cela ne traînerait point.
Le noble comte ne mentait pas, le rapt de sa femme par Sarigue avait bien été condimenté d’un cartel inattendu. Car c’est un fait à noter, un trait précieux des mœurs contemporaines: les marlous bourgeois ne lésinent jamais sur le point d’honneur. Ils s’envoient réciproquement des témoins à tour de bras, se hâtant, du reste, de se modeler ainsi sur leurs collègues du boulevard extérieur. Ceux-ci vident leurs querelles au couteau, illuminent leurs écailles de l’éclair du surin, sont très chatouilleux sur les atteintes portées à leur lustre individuel et font tête au sergot en la suprême défense du sanglier coiffé par les chiens, qui joue du boutoir en toute beauté. Aussi leurs confrères en chapeau de soie se sont-ils empressés de ne point laisser tomber en désuétude les coutumes de la Tribu. Dans Paris, du matin au soir, circulent des Messieurs très bien qui vont portant le défi de leurs commettants ichtyoïdes. Depuis l’entretenu légal, celui qui a épousé la fille du tripier de Chicago, la milliardaire américaine, celui qui restitue les fastes du passé et traite les rois de passage comme Fouquet traitait Louis XIV: M. Boni de Castellane, par exemple, jusqu’au plus petit maqueraillon qui se respecte, tous ne barguignent pas sur l’offense et pratiquent Chateauvillard sans omission. Il est à présumer que Gastinne Renette et les salles d’escrime pourraient fermer boutique du jour au lendemain s’ils n’étaient point assurés de cette indéfective clientèle.
Boutorgne en soutenant de son mieux l’aristocrate contondu, l’introduisait chez un pharmacien où il pourrait se faire retaper, rechampir de bandelettes et de sparadrap pour, ensuite, circuler décemment dans l’apparence d’un Monsieur qui vient d’être victime d’un accident d’automobile.
—N’est-ce pas, très cher, pour tout le monde c’est un accident de voiturette, avait prié le comte, et le gendelettre en était tombé d’accord. Sur le seuil du potard, le prosifère se retourna, pour voir ce qu’était devenu Sarigue. Celui-ci était resté entouré de trois ou quatre autochtones de Montmartre, qui le complimentaient sans doute sur sa vaillance et recevaient de sa bouche le détail et le commentaire de ses exploits. Mais quand il vit Boutorgne et Fourcamadan engagés dans l’emporium à bocaux, il fit demi-tour brusquement, prit le pas de course et fila par le haut de la rue Lepic, dans la direction de son domicile, comme si, désormais, il n’avait plus un seul instant à perdre. L’amant de la Truphot alla poser alors une main protectrice et amie sur l’épaule du comte, dont un commis, armé d’une sorte de coquetier et d’une petite éponge, lotionnait les orbites.
Au café de l’Aiglon—un des centres les plus actifs du putanat montmartrois—où tous deux accostèrent peu après, Boutorgne proposa une petite débauche pour le soir; justement il était en fonds. Le comte n’aurait qu’à se coiffer d’une casquette anglaise, à endosser un cache-poussière que l’on irait quérir chez un sien ami chauffeur demeurant tout près, et il passerait aux yeux de tous pour une intéressante victime du sport. Fourcamadan paraissait enchanté. La perspective de se riboter avec des grues lui faisait oublier tous ses récents désastres. C’est cela, on prendrait au passage deux acteuses d’un théâtre de la rue Blanche à qui—cela tombait bien—il avait promis un coup d’encensoir dans son papier et on soupaillerait de compagnie. Mais, s’étant enquis si Boutorgne comptait, après la fête, s’expédier à Suresnes et ayant reçu une réponse négative, le noble comte réfléchit une minute, fronça le front comme pour donner plus d’acuité à ses concepts et changea d’avis tout à coup. Il avait trop présumé de ses forces, dit-il. Voilà qu’il se sentait envahi par une migraine à faire éclater le couvercle de son crâne, un mal de tête furibond, résultat de ses émotions du jour. Et puis, il était tout moulu, courbaturé atrocement. Il n’éprouvait aucune honte à le confesser: il n’était point fait pour les pugilats. Le matin du jour où, en duel, il avait reçu dans la cuisse la balle du prince Murat, ce qui était une blessure noble, on lui aurait demandé de faire la fête, le soir, qu’il aurait marché. Mais aujourd’hui, il était écœuré par l’odieux de ces procédés de coltineur. Il préférait rentrer, oui, se mettre à la diète et demain après deux bons massages, il n’y paraîtrait plus.
Boutorgne dut le quitter après qu’il eût plusieurs fois consulté sa montre et requis un indicateur: un train qu’il lui fallait prendre à la fin de la semaine, expliqua-t-il. Et le prosifère décida de rejoindre Irma, une vieille connaissance du quartier latin, une fille énorme, à la fressure toujours en émoi, qui pour moins d’un louis, vous précipitait, une nuit durant, en des spasmes avantageux et de la meilleure qualité.