Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires
IV
Si le duel dure encore de nos jours, c’est qu’il est en somme le seul moyen, pour la Société, de restituer l’honneur aux flibustiers, escrocs, parjures, faussaires, entretenus, proxénètes qui font son plus bel ornement.
Huit jours après, exactement, La Truphot se donna à Médéric Boutorgne. Il avait bien pensé au lendemain de l’avanie et de l’affront qui lui avait été fait, à déserter pour toujours le petit cénacle et sa tenancière, mais il fallait vivre, songer enfin à se faire une situation, et il n’avait pas les moyens, lui, le raté, d’avoir de la rancune. La rancœur qui se traduit par des actes de vengeance, c’était bon pour les arrivés. Du reste il serait toujours temps, plus tard, de faire payer cher à la veuve, lorsqu’il l’aurait épousée, lorsqu’elle serait bien à lui et à lui seul, la bile noire, l’amertume qu’avait extravasées en lui ce comportement. Et puis, il n’en était pas à ses premières rebuffades; il n’avait même connu que cela dans la vie, le pauvre! On verrait, quand il serait riche à son tour, le genre humain paierait cela, sûrement. Mais quand elle lui eût avoué enfin son amour, cette révélation heureuse lui coula une douce chaleur dans les moëlles. Il lui parut que son âme s’irradiait, s’illuminait a giorno. Positivement, il avait des girandoles de lumière à l’intérieur de son individu.
Pour le quart d’heure, il s’ébrouait sur le trottoir, l’estomac soulevé comme par un virulent ipéca, aux souvenirs de la nuit. Ah! ce n’avait pas été drôle, mimer tous les gestes du plus fol amour, de la plus déréglée passion, sur cette carcasse vétuste. Besogner cette larve; gigoter profitablement sur cette lémure, sans laisser percer une ombre de répulsion qui pouvait le perdre à jamais; embrasser frénétiquement ces lèvres qui semblaient s’écraser sous les siennes comme la peau d’une vieille nèfle juteuse; se sentir à chaque étreinte la face balayée des mèches grises poissées par l’effort et la sueur d’un ahan sénile, non, il y avait de quoi donner la nausée à un fossoyeur habitué à triturer des cadavres. Certes, les deux vers de Juvénal s’imposaient. Servus erit minus ille miser, qui foderit agrum... etc... Et, voilà pourtant où l’avait acheminé la littérature! Pourquoi n’avait-il pas embrassé la profession de son père? oui, pourquoi ne s’était-il pas fait rond-de-cuir lui aussi? Il aurait stagné quelques heures par jour dans un croupissoir quelconque, et moyennant cela, libre, vers cinq heures exempt de tout souci, il aurait pu faire des femmes dans le Luxembourg, des femmes qui ne lui auraient pas, au milieu de la danse de Saint-Guy passionnelle, soufflé au visage, à travers la carie de leur dernière molaire, une haleine caséeuse de vieille érotomane, une senteur d’évier ou de mollusque corrompu.
Mais peut-être s’accoutumerait-il à cela, puisqu’on s’accoutume à tout. La Nature, une bonne mère, qui a créé les hommes pour un tas de sales besognes, n’a-t-elle pas décrété l’annihilation lente mais certaine du primordial dégoût qu’éprouvent ses créatures pour différentes choses. A l’aide du temps, elle modifie l’opinion première et défavorable; l’accoutumance se fait progressivement, et les êtres accomplissent alors presque sans répugnance ce qu’elle leur avait ordonné de faire et devant quoi ils s’étaient préalablement cabrés. On s’habitue à tout est un cliché révéré par la Civilisation. La Nature, qui a prévu l’universalité des cas, se serait trouvée prise en défaut, risquant par surcroît de voir s’écrouler son œuvre entière si elle n’avait pris soin d’effacer, peu à peu, dans le cœur des hommes, la répulsion spontanée pour une multitude de faits, et si elle ne les avait acheminés, par une progression savante, à la tolérance et même à l’amour final du caca. Sans cela est-ce qu’on pourrait mentir, flibuster son semblable, faire l’amour et se reproduire, accomplir en un mot les saletés qui constituent la vie et que réprouve le cœur ou l’intelligence. Je m’y ferai, tout naturellement; l’initiation seule, sans doute, sera douloureuse, songea Médéric Boutorgne. D’ailleurs la fois prochaine, puisque la vieille ne déteste pas licher, je me collerai un peu d’alcool dans la peau, et alors j’imposerai à mon imagination—car tout est affaire d’imagination—de me faire travailler, non plus sur la Truphot, mais sur Cléopâtre ou Aspasie. Pourquoi n’achèterai-je pas une photographie de Cléo de Mérode? poursuivit-il; je la placerai subrepticement au chevet du lit, au-dessus de l’oreiller, pendant les minutes néfastes, et comme cela l’illusion sera parfaite. Il n’y aura qu’à s’abstraire, en pensée, ce qui n’est pas très difficile, en somme.
Puis, comme quelques louis qu’il avait soutirés à la veuve, en avancement d’honoraires, tintinnabulaient au fond de ses grègues, il décida de s’offrir une journée pleine de délices. Il irait d’abord au bain, pour propulser en dehors de son épiderme le ferment tenace et malodorant que la plastique de la Truphot y avait implanté, après il irait déjeuner dans un restaurant de journalistes, près du boulevard, et ne mettrait pas moins de dix francs à son repas pour sidérer ses confrères en déroute devant un tel luxe. Ensuite, l’après-midi, il se rendrait à Longchamps, placer un louis, à cheval, sur Bajazet dans le handicap final: un désir tenace qu’il avait depuis longtemps, et à six heures, au Napolitain, il combattrait, plein d’audace et à voix assurée cette fois, les idées de M. Lajeunesse qui abusait un peu trop de la tribune aux harangues. Oui, le jaspin de M. Lajeunesse commençait à l’horripiler. Et il était d’accord en cela avec presque toute la ménagerie à gens de lettres. S’expliquait-on un pareil succès avec une prose catarrheuse de jeune homme poussif? une phrase qui toussait, crachait, hoquetait, ahannait, hachée d’incidentes se traînant dans la phrase comme des culs-de-patte, une prose où quinze épithètes étaient nécessaires pour formuler le trait balourd.
Il réalisa exactement ce programme, mais il fut tapé de cent sous, à l’issue du déjeuner; Bajazet se trouva battu outrageusement et le soir, au Napolitain, M. Lajeunesse, outré de sa controverse et mal embouché, comme à l’ordinaire, le traita de fœtus de singe et de bâtard d’hamadryas, ce qui fit rire la docte assemblée aux dépens de Boutorgne qui, comme toujours, n’arriva point à la réplique.
Sur les huit heures, il se décida mélancoliquement à rejoindre, pour dîner, un restaurant à trente-deux sous de la rue Montmartre, où le patron, un homme de plus de soixante-dix ans, affirmait que Wagner, le grand Wagner, avait dîné sous l’Empire, dans les heures noires qui précédèrent l’appareillage pour la fortune et la gloire. Même on y montrait sa table. Il frôla sur le trottoir un vieillard sans doute affamé, vêtu d’innomables haillons, aux gestes tremblotants de quasi-paralytique, dont les paupières sanguinolentes semblaient avoir été rongées par des myriades de mouches ou par un demi-siècle de larmes, qui vendait un illustré, exclamant par à coups d’une voix cassée et suppliante:
—Demandez la Vie en rose!... la Vie en rose!...
Comme Médéric retraversait le boulevard, deux bras énormes, surgis d’un fiacre, les bras de Siemans, s’agitèrent à sa vue en geste de télégraphe Chappe, pendant qu’une voix aiguë de castrat le hêlait itérativement.
—Cher, très cher, vous tombez bien, lui dit le comte de Fourcamadan, assis en face de l’amant en titre de la Truphot. Comme cela se trouve! nous courions justement après vous. Et le descendant des croisés expliqua: Voilà, on avait besoin de lui, parce que, Molaert, un Belge et un ami commun se battait en duel. Ce Molaert, qui se réclamait d’un hellénisme transcendantal, qui parlait le cophte et le sanscrit, par surcroît, disait-il, était venu à Paris, il n’y avait pas un an dans l’intention de prêter ses lumières à la renaissance triomphale du catholicisme, pour laquelle pendant vingt ans avait lutté Jacques Paraclet. Il avait même vécu quelques mois, hébergé par ce dernier avec sa femme grosse et son enfant, conquérant le pamphlétaire par la glorification opiniâtre de son génie. Mais Jacques Paraclet, envahi par la famine, et finalement blasé par ces louanges à domicile qui ne rayonnaient pas profitablement sur le dehors, avait dû le mettre à la porte, à la suite d’un colletage digne de portefaix, sans avoir même pu vérifier au préalable si l’helléniste, pour qui la langue d’Aristophane n’avait plus de secrets, était seulement au courant de la prononciation du thêta. Molaert sur le pavé s’était intelligemment débrouillé. La largeur de ses épaules qui ravalaient celles de Siemans et le tonnage invraisemblable de ses flancs avaient réduit à merci, en peu de minutes, la Gougnol, directrice à Montmartre d’une boîte dénommée le Théâtre Fontaine. L’épouse engrossée, ainsi que l’enfant âgé de deux ans, avaient été diligemment jetés sur le pavé par le Belge, qui s’était hâté de prendre possession de la vieille cabote et de trôner dans un intérieur où il était loisible de boire du bordeaux fameux, de manger des entrecôtes larges comme le Champ de Mars, et de répudier toute fonction autre que celle du maquerellat.
Ce catholique, qui à quelqu’un lui faisant observer que procréer, à reins que veux-tu, des enfants voués d’avance, par son absence de tout pécule et son horreur du travail, à une existence d’esclaves ou de deshérités, n’était ni humain, ni charitable, ni même paternel, répondit un jour:—Le christianisme! Mossieur, ordonne d’engendrer; ce christilâtre qui déclarait d’autre part que s’il avait écrit la prière sur l’Acropole, il n’aurait plus d’autre ressource ni d’autre expiation que le suicide ou se faire chartreux, vécut donc chez la Gougnol des jours consolateurs de toutes les disettes et de tous les déboires passés. Malheureusement l’amant sérieux qui entretenait encore la catin quadragénaire finit par trouver la chose sans agrément. Il coupa les subsides, renversant la huche. Et c’est pourquoi—le théâtre ayant fait faillite—Molaert présentement lui envoyait des témoins, afin de le sommer d’avoir à servir à nouveau la mensualité nourricière ou à trembler devant son épée.
L’Exégète belge n’avait pas cru pouvoir mieux choisir qu’en désignant comme témoins, Siemans, un compatriote, et le noble comte dont le nom jetterait sur cette affaire un lustre indéniable.
—L’adversaire de Molaert est un lâche, disait Fourcamadan; le voilà qui se dérobe piteusement. Il excipe que notre client n’est plus qualifié pour faire tenir un cartel à qui que ce soit. Alors, mon cher, nous allons porter la chose devant un jury d’honneur. Et nous vous avons choisi comme arbitre.
Enchanté de la chose, Médéric Boutorgne, faisait néanmoins le dégoûté.—Oh! vous savez, moi, je ne suis pas très calé sur Châteauvillard.—Il ne s’agit pas de cela, mon vieux, intervenait Siemans qui défendait la corporation, si le bonhomme de Madame Gougnol, ne marche pas, Molaert va lui casser la g..... et il sera dans son droit. Donc, rendez-vous, demain six heures avec son arbitre, au café Napolitain, la table à gauche de celle de Mendès...
Le lendemain, l’amant sérieux n’ayant dépêché aucun juge d’honneur et s’étant contenté d’adresser, sur les huit heures, au comte de Fourcamadan, un bleu que le garçon apporta et dans lequel il disait que toute constitution de témoins ou de tribunal, pour une rencontre avec Molaert lui semblait superflue, «puisque la pêche étant fermée, il ne pouvait choisir la ligne de fond et que, retenu par des affaires pressantes, il redoutait d’arriver en retard et d’être obligé ainsi de se passer son épée au travers du corps, comme Vatel pour avoir manqué la marée», la société se mit en devoir de rédiger, de suite, un procès-verbal de carence. Après avoir pris l’avis de notables escrimeurs présents, après avoir requis les lumières de deux ou trois fleurets célèbres du Cercle de l’Escrime ou de la salle Tabadil, la conduite de celui qui se refusait à affrêter désormais l’helléniste et sa maîtresse sur le retour fut définie comme il convenait, avec des adjectifs sans bienséance et de flagellantes épithètes. Puis Siemans et Fourcamadan portèrent la chose aux journaux avec des «prière d’insérer» contresignées par quelques-uns de leurs amis des rédactions.
Est-il utile de spécifier qu’une bonne moitié des affaires d’honneur du boulevard ont pour motif des conflits d’ordre similaire?