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Le salon de Madame Truphot: moeurs littéraires

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III

Histrio!... cinœdus!...

Le surlendemain, la plaie de ses quinze louis à peu près cicatrisée, la Truphot décida d’aller passer la soirée au Cabaret des Nyctalopes, rue Champollion, où Modeste Glaviot, un de ses invités ordinaires, devait venir débiter, sur les onze heures, un monologue inédit. La ruelle, qui n’aurait déparé aucun Ghetto, s’ouvrait étroite et noire entre la rue de la Sorbonne et celle des Écoles, marinant dans une pénombre digne du moyen-âge, et donnant asile à une dizaine de bouges où s’embusquaient des théories de souillasses contrôlées par le Dispensaire. Cela s’emplissait, dès la nuit tombée, de cris de ribaudes, de querelles d’étudiants ivres, s’engorgeait à chaque minute de groupes vociférants scholars, rapins ou ronds de cuir déchaînés, en quête des maléfices de Vénus, et que déversaient, à larges coulées, les quatre ou cinq portes d’un grand café-prostibule, incendiant la rue voisine de ses quinze mètres de façade. A gauche du boulevard Saint-Michel, tout un lacis de ruelles végètent ainsi, uniquement dévolues à la prostitution, s’embellissant, tous les matins, d’une extraordinaire floraison de démêlures tombées des taudions haut perchés. Le sol s’y trouve recouvert d’un macadam persistant, d’une asphalte tenace de feuilles de choux, de pelures d’oignons ou de pommes de terre, ponctué par plus, au plein des trottoirs, du cramoisi des vomissures expectorées par les prochains pontifes de la Toge ou du Scalpel qui, venus des départements pour s’emparer de la Licence ou du Doctorat, guérir ou juger leurs semblables, adoucissent, du mieux qu’ils peuvent, les affres de l’étude par de tumultueuses soulographies. Des murs lépreux filent droit vers le ciel, interminables, implacables et purulents, troués de lucarnes chassieuses, où, de temps en temps, un bras retroussé de fille brandit une cuvette. Les façades, ascensionnées par les tuyaux et les rigoles des conduites douteuses, qui canalisent les liquides de la vaisselle et de l’amour, exsudent des humidités roussâtres et bleuies, sous la teigne tenace des moisissures, et la rue s’encombre de filles se soulageant, troussées au ras des ruisseaux, cependant que du pavé monte un tumulte de cris, de propos obscènes, d’appels infâmes et d’immondes refrains, par quoi la Magistrature, le Corps médical, la Politique et le Barreau de l’avenir affirment la délicatesse de leur âme encore juvénile et de leur savoir-vivre bien parisien.

Le Cabaret des Nyctalopes était situé au commencement de la rue et faisait concurrence à deux ou trois autres qualifiés comme lui artistiques, et dont les devantures, placardées d’affiches polychromes, affriolaient le passant. C’était une salle étroite et longue, garnie de tables claudicantes et de chaises d’osier, aux murs revêtus d’andrinople, que magnifiaient, au-dessus de la cimaise, les profils pleins de gloire des poètes et chansonniers ayant avantagé l’endroit.

Quand la Truphot et ses deux chevaliers-gardes, Siemans et Médéric Boutorgne, entrèrent, l’endroit était comble. Une épaisse fumée imprécisait les individus élaborés, pour la plupart, dans l’arrière-fond des provinces par les convulsions et les pénétrations légitimes des conjoints de la Bourgeoisie pondérée, et l’atmosphère fuligineuse faisait faloter, comme des ombres dansantes, les silhouettes des deux garçons occupés à décerner les glorias et les bocks. Le public féminin se composait uniquement de filles émanées des cafés voisins, venues là dans l’espoir d’une retape plus abondante et qui, vêtues de couleurs ophtalmiantes, s’interpellaient à chaque accalmie, fumaillant des cigarettes, tout en pratiquant le raccrochage oculaire avec un brio digne de louanges. Dès que l’histrion, debout près du piano, condescendait enfin au profitable silence, des jeunes hommes traversaient les rangées de chaises, venaient prendre la taille des prostituées, et d’une voix glorioleuse faisaient renouveler les consommations. Le couple alors s’embrassait, les mains aux genoux, débattait le prix de la coucherie; puis l’étudiant gonflé de l’orgueil si légitime d’un pareil succès auprès des femmes, paonnait devant l’assistance, se promettant, sans doute, de s’exercer ferme, durant la nuit qui allait suivre, en la science difficile d’amour dont profiterait plus tard, dans la petite ville, l’épouse à forte dot.

Trois sièges restaient vacants près du piano et se trouvèrent dévolus à la Truphot et à ses compagnons. Un ténor vaguement gibbeux, debout sur la petite estrade, détaillait alors, d’une voix toulousaine, les émotions que faisait toujours naître en lui la vue d’une nommée Juanita l’Andalouse. L’auteur de la chose avait, de toute évidence, fait le possible pour ne pas laisser tomber en désuétude le romantisme que Victor Hugo avait prélevé sur l’Ibérie. Mais tout ce qu’on pouvait démêler de la romance permettait de croire que les sensations intenses, que le héros déclarait éprouver, paraissaient avoir leur siège non pas tant dans sa région cardiaque que dans ses rognons. Comme le chanteur avait longuement conjoui son public, il déserta, en saluant, après avoir été, sur l’injonction de l’introducteur des pîtres, gratifié d’un triple ban:

—Un ban, pour notre ami Ventajoux, une, deux, trois...

Le déchaînement des battoirs du public, une fois éteint, le bonisseur annonçait:

—Cette fois, nous allons entendre notre camarade, mademoiselle Botzy, la sage-femme du Vatican...

Une bordée de rires sanctionna l’esprit du régisseur, qui regagna son demi avec un sourire modeste d’homme supérieur pour qui les suffrages de la foule sont sans importance et, depuis longtemps, ne comptent plus.

Mademoiselle Botzy, une jeune personne strabite, coiffée en saule pleureur, au chanfrein de jument mélancolique, attaquait bravement l’air d’Hérodiade. Son organe, en se colletant avec les notes élevées, donna en moins de deux minutes à tout l’auditoire, la prescience de ce que peuvent être les derniers sons émis, là-bas, dans les Espagnes, par le malheureux qui subit le délicieux supplice du garrot. Cela ressemblait à des cris de vieille épicière qu’on étrangle, ou à des plaintes de belette en couches.

Longtemps elle persévéra, remerciant chaque fois après les bravos d’une inclinaison de tête, qui exagérait encore le vagabondage de ses mèches rousses en irréductible sédition.

Quand elle se fut résignée à l’exode, un pianiste, visiblement atteint de lumbago, se mit à molester le clavier de son instrument monocorde et lui extirpa des sons en belligérance vis-à-vis les uns des autres, que la plus conciliante harmonie s’était énergiquement refusée à bluter, et qu’il intitula pompeusement: Marche hongroise. Ce fut l’intermède.

La chaleur de la salle se faisait plus intense, la fumée des pipes, que quelques éphèbes s’étaient décidés à sortir pour affirmer la solidité de leur estomac, semblait décourager le labeur obstiné des becs Auer luttant désespérément contre la demi-ténèbre envahissante. Des filles, surexcitées par les chatouilles et l’abus des fines, s’invectivaient en sourdine. Une grande maigre, efflanquée, à faciès de carlin, en interpellait une autre, énorme, aux indénombrables mentons, et lui criait:—Va donc, hé! avec ton miché à dix-neuf sous! A quoi celle-ci répliquait:—Tais-toi, la môme sans ovaires! Oh! la, la, ta bouche, viande d’amphithéâtre! Le garçon réclamait l’argent des consommations.—Encore une demi-heure avant Modeste Glaviot, dit Médéric Boutorgne à la Truphot. Voulez-vous que nous sortions un peu? Mais celle-ci préféra rester; Ventajoux, le ténor toulousain, assis maintenant à côté d’une femme aux joues violettes et aux yeux éraillés malgré le maquillage, l’intéressait.

A la reprise, un jouvenceau, vêtu de velours gris côtelé, le thorax prisonnier d’un gilet à la Robespierre en soie rouge coruscante, copieusement bijouté, au linge festonné et douteux, dont la science spéciale devait être très appréciée des muqueuses des dames présentes, à en juger par le murmure flatteur qui l’accueillit, se tourna vers le pupitre, fourragea un instant dans les partitions, ce qui lui permit de croupionner devant l’auditoire, et, de ses lèvres, où adhéraient encore des brindilles de tabac, laissa fluer une chanson exagérément absconse.

Le triple ban auquel il avait droit, selon la coutume de la maison, ne s’était pas encore apaisé qu’il cédait la place à un autre aëde, hirsute, d’allure plutôt paupérique celui-là, qui exhiba sans modestie une extériorité de photographe avignonnais ou de pédicure forain.

—Le fils naturel de l’archevêque de Paris et de l’Impératrice Eugénie, messieurs, proférait le Crozier de l’endroit.

Phon-Phlug, tel était le nom de guerre de ce fils des muses, que sa redingote vétuste, passée par l’usage à l’encaustique irradiant, devait faire prendre dans les asiles de nuit où il fréquentait pour un professeur de danse ou de polonais sans clientèle, et que la seule apparition du peigne, ou l’imminence d’une saponification quelconque auraient précipité sans doute dans les fuites les plus vertigineuses ou l’anévrisme sans rémission. Il odorait l’alcool, d’ailleurs, avec autant d’ingénuité qu’un chèvrefeuille ses plus suaves parfums. Et, tout de suite, il conquit son public avec deux chansons où l’acte de la défécation, ses prodromes et sa finale, était envisagé sous toutes ses formes et avait avantageusement pris la place de la copulation, de ses prémisses et de sa résultante, centres obligatoires autour desquels évoluait avant lui toute chanson contemporaine digne d’attendrissement, de vogue et de respect. Plusieurs fois il fut rappelé, au milieu d’un fol enthousiasme.

Avec Phon-Phlug on venait d’épuiser les numéros vulgaires, le lot des comparses. Maintenant le devant du piano appartenait à Abel Letriste. Ah! par exemple, pour raconter celui-là, pour évoquer ce grimacier sexagénaire, il y a pénurie d’adjectifs. Tout à coup, en effet, c’est sur le bas tréteau l’envol d’une redingote mesurée au kilomètre, une mimique de derviche-tourneur coiffé d’un décalitre à bords plats, dont les girations diffusent le vertigo dans l’entour immédiat. Une voix, montée de suite au fracas des trains express en collision, chante alors les joies bucoliques, met à jour l’âme du pastour languedocien rappelant ses bœufs dans la langue d’un Paul Dupont bruxellois! Ohé, mes bœufs! ohé, mes bœufs! et finalement affirme—allusion patriotique—«Qu’au bout du champ, le coq a chassé le corbeau!» Puis, de son larynx spasmodique surgit une haleine alliacée, qui ventile la salle et suffirait à elle seule à éteindre, d’un coup, tous les phares de la côte atlantique.

On escaladait présentement les paliers successifs de la Beauté.

Un petit homme châtain, Pierre Volet, à la voix fluette et à la coiffure fignolée, qui lui succéda, débagoulinait une vaseline sentimentale, une pommade à la rose suiffeuse et rancie dans laquelle paradait, de ci, de là, le cheveu errant du solécisme:

Vous êtes si jolie,
O mon bel ange blond,
Que ma lèvre ravie
En touchant votre front
Semble perdre la vie...i...i...i...ie...

Il flûtait la chose d’un timbre inspiré, graissé de fadeur niaise, la bouche arrondie en orifice de volaille et cela détraquait, saccageait la Truphot non moins que les femmes de l’endroit qui, en sortant de là, allaient évidemment, dans l’hiatus du sexe, devenir mégalomanes... submittat asello... comme dit le satirique.

Toute l’assistance reprenait la finale, les filles accrochées au cou des hommes, la veuve accolant de son genou la rotule de Boutorgne, cependant que Siemans acquérait la chanson des mains du bonisseur pour l’interpréter, le lendemain, sur l’ocarina. Et il fallut que Pierre Volet mirlitonnât encore trois inepties du même ordre, notamment: Un poète m’a dit qu’il était une étoile, pour que la salle consentît à le laisser s’expédier vers le fiacre qui devait le convoyer à Montmartre où il chantait à onze heures, car il était très couru. Enfin, avec Xavier Largentière, un athlète timide à la face rosissante de bon géant, qui vint chanter Le Coucher de Soleil, de beaux alexandrins, propulsés par le buccin en émoi d’une voix puissante faisant fracasser la mitraille des rimes, s’envolèrent, consolateurs de toute la bêtise précédente.

C’est le dernier éclat d’un somptueux génie....
C’est l’angoisse d’un dieu, que le trépas atteint.....

—Cinq minutes d’entr’acte et nous entendrons Modeste Glaviot, le célèbre auteur des Merdiloques du déshérité, cria le directeur de la scène.

On ouvrait les portes pour aérer un peu la salle et ne pas laisser détériorer les précieuses bronches de Modeste Glaviot par un air où, positivement, la puanteur devenait pondérable. Désormais Médéric Boutorgne était décidé; il coucherait avec la Truphot au premier soir. Ah! certes, ce n’était pas par débordement libidineux qu’il consentait à la chose; on ne pouvait pas espérer de la veuve des nuits dignes de l’antique Babylone, mais enfin, cela serait toujours plus rémunérateur que la littérature. Ainsi, il gagnerait loyalement la pension qu’elle lui avait fait entrevoir et qu’il ne pouvait plus espérer, puisqu’il avait raté Madame Honved. D’ailleurs, s’il parvenait à supplanter Siemans, sa situation serait assise pour toujours, car il irait jusqu’à épouser la veuve s’il le fallait. Alors, avant peu, grâce à l’argent qui permettrait de traiter somptueusement quelques confrères choisis ou de lancer un journal, il deviendrait lui aussi un auteur notoire et coté. La fortune seule rend possible la réclame, et la réclame bien entendue, c’est la gloire; le public étant trop bête pour, lorsqu’on lui répète sans lassitude qu’un écrivain a du talent, se rendre compte par lui-même du contraire. Abrutie par tous les navets qu’on lui a appris à respecter, hystériée chaque matin par une centaine de scribomanes, comment voulez-vous que la foule soit en possession d’un procédé d’analyse quelconque? Cucufort a du génie, Nétronchin est un nouveau Balzac, Pilivert est le premier styliste de l’heure actuelle, clament les tartiniers des journaux d’affaires, et l’imbécile qui pour rien au monde ne manquerait de faire débuter sa journée par la palpitante lecture du Premier-Paris, du Bulletin politique ou des Faits-divers, tombe immédiatement en syncope admirative lorsqu’il lui arrive d’accoster la signature de ces prosifères fameux.

—J’ai du talent, certes, mais quand bien même je n’en aurais pas plus que Monsieur de Montesquiou, rien ne peut m’empêcher de devenir glorieux et d’esbrouffer mon époque comme lui, si j’ai enfin de l’argent, se disait Médéric Boutorgne qui avait trop fréquenté le Napolitain pour ignorer que le retentissement d’un individu n’a rien à voir, dans la plupart des cas, avec la luminosité de son cerveau.

Il savait, d’ailleurs, que pour réussir très jeune dans la Littérature, trois choses sont nécessaires: posséder un suit de chez Masclet, un divan «profond comme un tombeau» et besogner ferme les femmes de cinquante ans. Il était en bonne voie: une partie de ces conditions était déjà acquise pour lui.

Un susurrement flatteur accueillit Modeste Glaviot à son entrée. Les femmes présentes, avachies sur leurs chaises, se redressèrent, abandonnant à peu près toutes la conversation désormais négligeable de leurs michés. Incontinent, elles minaudèrent, en des poses avantageuses, dans l’espoir d’être chacune remarquées par le pître sensationnel. La femme, en général, de quelque milieu qu’on la prélève, garde au plus profond de son viscère affectif le culte d’une Trinité sainte pour elle, l’impérissable inclination pour le Soutanier, le Grimacier et l’Officier. La seule haine qu’elle nourrisse de façon définitive, une haine capable de la porter aux pires excès est celle de l’Intelligence. Modeste Glaviot était donc au mieux avec ces dames. Et il leur adressa, avant de palabrer, un sourire circulaire et insistant, clignant de l’œil au profit de quelques-unes d’entre elles: ce dont celles-ci se montrèrent très fières et prirent prétexte pour mépriser, de l’attitude, celles qui n’avaient pas été pareillement favorisées.

Modeste Glaviot était grand, très grand, avec un teint de panari pas mûr et une tête élégiaque de Pranzini sans ouvrage. Les épaules étroites chutant en pente de toit, il se composait parfois, pour varier son personnage, un air abstrait et dolent de barde de mauvais lieu, un extérieur de satanique de petite ville, aux cheveux partagés d’une raie, à la viande émaciée, qui affole, à l’ordinaire, les sous-préfètes en ménopause, et précipite à la faillite les supérieures de maisons-chaudes qu’ont épargnées jusque-là les charmes transcendants des sous-officiers rengagés.

Ce sordide grimacier des plus basses farces atellanes avait vécu longtemps dans les milieux réfractaires, et, un beau jour, la tentation lui était venue de jaculer, lui aussi, une déjection nouvelle sur la face du Pauvre, du Grelottant et de l’Affamé, sur lequel il est de mode aujourd’hui, pour les pires requins, d’essuyer avec attendrissement les mucilages de leur nageoire caudale. La chose a été inventée, jadis, par Jean Richepin, qui chanta «les Gueux» et qui riche depuis, pourvu de tout ce que l’aise bourgeoise peut conférer d’abjection à l’artiste parvenu, fit condamner, il n’y a pas deux ans, un malheureux chemineau qui s’était hasardé à éprouver la sincérité du Maître en cambriolant son poulailler. Six mois de prison enseignèrent à ce pauvre diable qu’on peut chanter, en alexandrins monnayables, la liberté farouche, la flibuste pittoresque et les menues rapines des outlaws et trouver intolérables ces sortes de comportements lorsqu’il leur arrive d’attenter à une personnelle propriété acquise à force de génie. Il faut avoir, en effet, l’âme ingénue d’un trimardeur pour s’imaginer une seule minute que la largeur d’esprit d’un écrivain comme l’auteur des Blasphèmes, s’amusera de cette facétie et trouvera spirituel le chapardage, qui se conforme à un de ses hexamètres, et le prive indûment d’un couple de pintades. De Jean Richepin le «truc» passa à Bruant, qui le condimenta d’un piment adventice et s’en enrichit de même. Celui-là insultait, vilipendait les bourgeois, leur envoyant, pour ainsi dire, des coups de soulier dans les naseaux, à leur entrée dans son bouge; souillant leurs femelles d’épouvantables injures. Et les bourgeois béats en redemandaient, ne trouvant jamais les bocks assez chers ni l’injure assez excrémentielle. Ils avaient donc une personnalité quelconque puisqu’on se donnait la peine de les injurier! Jusque-là ils ne se croyaient pas en pouvoir d’attirer ou de détourner l’attention de qui que ce fût. Et voilà qu’on prenait la peine de les obsécrer individuellement. Avant l’histrion aux bottes de terrassier, ils n’étaient assurés que d’une chose: leur propre néant, et il se trouvait quelqu’un maintenant pour leur concéder la réalité de l’état humain. On m’abomine, on me couvre d’immondices; donc je suis! répétaient-ils orgueilleux et consolés. Les salons, les grands cercles se vidaient, les théâtres, les music-halls, les lupanars ne faisaient plus d’argent, le Tout Paris, reluisant et sensationnel, s’engouffrait, le soir, dans la salle du boulevard Rochechouart. Les hommes auraient donné jusqu’à leur dernier louis, les femmes auraient jeté leurs bijoux, pour être encore et toujours lubrifiés par ce jet cinglant d’ordures. Après cinq ou six ans d’exercice, après avoir chanté le souteneur et la fille, le purotin et la syphilis, le surin, le chancre et l’alcool, après avoir enfoncé de force jusqu’aux yeux la tête du bourgeois dans le jus du bubon social, le tenancier du beuglant s’était retiré dans la châtellenie qu’il avait acquise avec l’argent des satisfaits, venus chez lui pour se rouler dans l’odeur de sentine, dans le fumet de bagne ou de dépotoir, après lesquels soupirait leur âme nostalgique de gens comme il faut. Et, maintenant, il se vantait que pas un bourgeois n’était plus dur que lui pour les pauvres. L’année précédente, il avait fait condamner trente-deux paysans pour braconnage et, tel un seigneur de l’ancien régime ou un actuel baron juif, il venait de donner, à ses gardes-chasse, l’ordre de tirer impitoyablement sur ceux qui assassineraient ses lapins!

Parallèlement à celui-là, nous eûmes aussi Séverine, dite le Puits Artésien de l’attendrissement, le Geyser lacrymal, qui déversa dans le journalisme, pendant quinze ans, les fleurs blanches de ses paupières et submergea les gazettes de plus de liquide larmiteux que la catastrophe de Bouzey ne déversa d’ondes implacables sur un département tout entier. Séverine conjuguée par Poidebard, qui approvisionna les gens de bien, les salons pitoyables et le bazar de la Charité de phrases toutes faites sur le Pauvre. Séverine, boulangiste et théiste, qui, à détailler les affres du loqueteux nourricier, gagnait en un mois plus d’argent que Stendhal n’en gagna durant toute sa vie, et qui dégoûta du Socialisme encore plus que Truculor.

Modeste Glaviot avait pris la suite pour assurer la pérennité de la vogue et ne pas laisser choir dans le discrédit les Chansonniers montmartrois.

Chaque époque a eu son épilepsie de crétinisme ou son lot de catastrophes. Le moyen âge a eu l’an mil, la querelle des «Universaux», la peste noire et Jeanne d’Arc. Les temps modernes ont innové le mal que Ricord n’a pu réduire; ils ont eu les Jésuites, le Concile de Trente, Louis XIV et le Putanat légiférant de son successeur. L’Époque contemporaine se trouva embellie par l’égorgeur corse, le père Loriquet, le Romantisme, le Choléra morbus, Monsieur Thiers et le somnambule du 2 décembre. Le second Empire nous a conditionné Dupanloup et Gallifet, le Mexique et Morny, la Montijo, Cassagnac et 1870. La Troisième République vit prospérer Mac-Mahon, vaincu à Sedan mais vainqueur au Père-Lachaise; elle toléra Drumont, le Sâr Péladan et le Sacré-Cœur, fomenta la psychologie de Paul Bourget, le nationalisme et la cathédrale de Lourdes, mais ce qui appartient personnellement aux jours actuels et ravale à jamais ces successives horreurs, c’est, sans conteste possible, les cabarets montmartrois.

Cela, c’est, à proprement parler, les accidents tertiaires de la Sottise, les gommes syphilitiques dans les méninges de Paris, la nécrose dernière du cerveau national. La chanson du père Hugo Castibelza, l’homme à la carabine, le célèbre Avez-vous vu dans Barcelone, de Musset, Béranger et sa Grand’Mère, Thérésa et sa Femme à barbe, Amiati et ses flatulences patriotiques, Paulus, lui-même, pourléchant de sa langue d’histrion punais le farcin boulangiste, étaient endurables, à la rigueur, à côté des chansonniers dits de «la Butte». Ceux-ci donneraient immédiatement à l’homme le plus sociable et le plus placide l’irréfrénable envie de changer de planète et de se faire naturaliser, sur l’heure, citoyen de Mars ou de Saturne, encore que dans ce dernier sphéroïde, qui a sept satellites, le nombre des individus, des poètes qui chantent la lune doit être sept fois plus considérable qu’ici-bas et que la vie doit y être, par eux, rendue à peu près impossible.

Le long d’un kilomètre de boulevard, les façades de leurs cabarets brasillent dès la nuit tombée et s’occupent à raccrocher diligemment le crétin désœuvré. C’est là qu’on élabore le tégument d’imbécillité qui, comme une lèpre squameuse s’élance, sur Paris. Il y en a pour tous les goûts; il y en a qui besognent dans le sentimental ou l’élégie, comme Pierre Volet, Edmond Teulet, qui perpètrent Son Amant, Vous êtes si jolie, les Stances à Manon, fournissant ainsi aux faiseuses d’anges périphériques le meilleur de leur clientèle. Comment voulez-vous, en effet, que résiste un pauvre modillon ou une petite main ravagés au sortir de l’atelier par de telles harmonies? Un grand nombre d’entre eux se monopolisent dans l’esprit, à l’instar de Rivarol, et réhabilitent sans le savoir les macaques ou les cynécophales qui ne toléreraient pas une minute l’existence parmi eux d’individus d’aussi outrageante bêtise que par Monsieur Fursy par exemple. D’aucuns sont philosophiques à l’égal de Sully-Prudhomme dont la pensée prédomine, comme on sait, sur celle de Jamblique ou de Spinoza, et beaucoup découvrent la nature à l’imitation de Lucrèce ou de Monsieur de Bouhélier. Mais la totalité est patriote, antisémite et ultra-réactionnaire, vous le pensez bien. Le meilleur de leur profit consistant à pratiquer, moyennant rémunération, le fouissage des épouses délaissées ou des catins ayant du vague à l’âme, à force de manger du blanc, comme dit le peuple, ils sont devenus royalistes. Quand un vieillard bénévole a été abusé par les voyous de l’Œillet blanc, dont la mentalité et l’éducation seraient répudiées comme inférieures par les aborigènes de l’Oubanghi; quand le chef de l’État est tombé dans le traquenard à lui tendu par l’armorial qui, depuis que la Nation refuse de l’entretenir, ne vit plus que de baccara, de maquignonnage et de la prostitution de ses femmes ou de ses concubines, cela leur fournit un thème de plaisanteries que rien ne peut exterminer et que les vieux repasseront aux jeunes, sans découragement. Tant qu’on n’interdira pas à ces drôles de se servir des vocables français qu’ils transforment en un inénarrable brabançon, ils blagueront le nez des juifs, le chapeau de Monsieur Loubet, ou le chef hispide de Monsieur Pelletan sans jamais pouvoir trouver autre chose.

De même que vous ne pouvez pas vous arrêter en Bretagne devant un éventaire de papetier sans mettre le nez sur un excrément versifié de Théodore Botrel, ce Cadoudal de la syntaxe en insurrection, qui lance contre la République les bataillons épais de ses barbarismes, il est impossible, à Paris, d’empêcher la contamination de vos oreilles par leurs insanités. Pourquoi n’édicte-t-on pas une loi spéciale, un règlement prophylactique? Oui, pourquoi ne ferait-on pas un délit du continuel attentat à la mentalité publique? Quiconque exhibe sa fesse sur le boulevard, et contrevient ainsi à la pudeur évidemment liliale et à la morale indéfectible de ses semblables, risque six mois de prison. Ces individus sont-ils donc moins coupables lorsqu’ils nous font voir, d’un bout de l’année à l’autre, les parties honteuses de leur entendement? En les tolérant avec une pareille bénignité, on forcera chaque citoyen, soucieux de propreté et d’antisepsie, à ne plus sortir qu’en traînant derrière soi un canon Maxim du dernier modèle, capable d’exterminer enfin cette engeance exécrable. Quelques-uns déjà, certes, se sont vus acculés à des extrémités pareilles. Et si Monsieur Cochefert, ex-chef de la Sûreté, avait eu pour un décime seulement de perspicacité, il n’aurait pas fait buisson creux dans l’affaire de l’homme coupé en morceaux, il y a deux ans: le cadavre intercis ne pouvant être, en effet, que celui d’un chansonnier montmartrois, qu’un malheureux, poussé à bout et plein d’une juste rage, s’était trouvé dans la nécessité de découper en rognures vengeresses, à peine plus grosses que des jonchets ou des «pommes paille».

Modeste Glaviot s’était fait ce soir-là une tête adéquate à son boniment, une tête de Christ blennorrhagique. Et la suppuration de la pièce majeure des Merdiloques du Déshérité fut en tous points louangeable. Cela sortit sans effort, fut évacué d’une voix pâle qui laissait écouler, comme une cholérine opiniâtre, les filaments séreux des octomètres réfractaires à toute prosodie.

M.... v’là l’hiver, j’ai plus d’ribouis
Nib de phalzar, mes arpions fument
Sous la pluie. L’naz piss du cambouis
M... j’suis à jeun d’puis la Commune.

Pendant deux cents vers, cela continuait ainsi, praliné à chaque seconde par le mot de Cambronne. M. Huysmans reprochait jadis à Virgile de heurter à chaque hexamètre un dactyle contre un spondée; avec Modeste Glaviot, cet inconvénient de la métrique latine n’était point à redouter. A la chute du vers, l’ultime soupir du dernier carré venait conjoindre le mot d’Ubu qui ouvrait le vers précédent. Car si Modeste Glaviot était un imparfait latiniste, il était, en revanche, un remarquable latriniste. Au siècle précédent, sa langue eût été capable de faire accourir tous les porte-cotons inoccupés de l’ancienne monarchie, désireux de ne pas perdre leur savoir-faire. Et après l’avoir ouï seulement trois minutes, un geste s’imposait: la main cherchait machinalement la ficelle du tout à l’égout, pour déterminer le déclanchement de la chasse d’eau. A force de prononcer le mot infâme sa bouche, d’ailleurs, en avait pris des hémorrhoïdes.

Lui aussi disait son fait à la Société, travaillait pour la Révolution sainte. Il déversait tout cela sur le Pauvre qu’il enfouissait vivant dans cette poudrette verbale. Après avoir subi les affres de la faim qui, comme un épieu rougi, perfore les entrailles; après avoir enduré, depuis l’origine du monde, le gel qui, pareil à un bistouri, fouille les muscles ou rugine les os par les nuits des interminables hivers; après avoir cru à la pitié des Riches, au dévouement et à la sincérité des bateleurs ou des charlatans qui s’offraient pour le sauver, après avoir toléré la Charité, ce louche anesthésique de la Misère grâce à quoi, à travers les âges, on a pu pratiquer sur lui les plus douloureuses opérations sociales, le Pauvre devait endurer encore les lamentations de Modeste Glaviot.

Avec lui ce n’était plus l’argot corrosif de Bruant, la trouvaille qui fige les moelles, la goutte de stupeur et d’effroi qui tombe, avec le terme, sur les nerfs de l’auditoire; non, c’était je ne sais quelle excrémentation, quel flux anal de glaires, de brais argotiques, un dévoiement de langue liquoreuse, qui n’arrivait point à se solidifier autour du noyau de cerise que formait le mot de Waterloo, revenant inexorablement pour ponctuer la chose. Le vocable éclatait, crevait infâme dans la stéarine aqueuse de cette forme, comme ces bulles de gaz qui viennent crever au ventre ballonné des chiens roulés par le fleuve, durant les nuits d’été. Et ce banquiste prétendait chanter la Misère humaine! Ce queue-rouge s’emparait du Famineux, de l’éternel spolié qui s’en va hurlant sa détresse et dont les râles d’agonie ont pour mission, ici-bas, de porter à son apogée la jouissance de l’assouvi, et il le rendait paterne et bafouilleux; puis à grands coups de poing sur les côtes squelettiques, il soutirait, pour ensuite les prolonger dans son public de filles, de bourgeois amorphes et d’imbéciles diplômés, les sonorités effroyables. Le thorax résonnant et vide de ceux qui meurent d’inanition, où les viscères affamés se sont dévorés eux-mêmes, servait à ce bobèche vaseux de tympanon et de grosse caisse—si on peut ainsi parler. Toute sa clientèle en digestion riait, s’ébrouait d’aise. Personne ne se levait, ne se précipitait paroxyste et déchaîné devant l’effroyable blasphème, pour faire justice du grimacier soufflant la malepeste de son âme au visage du Pauvre qui, quoi qu’on fasse «sera roi un jour», comme dit le Poète, après avoir lubrifié ce monde souillé sous les incendies forcenés d’une Jacquerie vengeresse qui, au passage, arracheront des bravos aux planètes moins infâmes que la nôtre—si toutefois il en existe.

Naturellement, tous les trois vers, il évoquait Jésus, le fadasse bateleur dont les niaises dissertations, les blandices sentimentales et la morale de petit homme aimé des femmes ont pour toujours rivé les chaînes des malheureux. Et Jacques Paraclet n’avait pu résister récemment à l’envie de lui décerner le titre de dernier poète catholique. Cette sympathie se conçoit: après lui n’était-ce pas l’homme qui, le plus souvent, avait écrit le mot devant lequel se cabrent les typographes?

—Comme il a du talent, et puis quel bel homme! exclamait la Truphot admirative.

—C’est presque du génie, surenchérissait Boutorgne qui, bifurquant de suite, s’empressa d’ajouter, dans sa hâte de réussir: n’est-ce pas, dites, ce sera pour ce soir? Et, d’un air entendu, il clignait la paupière après s’être saisi des mains de la veuve, pendant que celle-ci, acquiesçante, lui tapotait les joues, d’une petite claque amicale, en disant:

—Non, mais voyez-vous, le petit polisson!

Siemans faisait semblant de ne rien entendre, ayant pour principe de ne jamais s’opposer aux frasques de la vieille qui devaient, pensait-il, hâter d’autant sa désagrégation finale. Il ne craignait nullement qu’elle lui échappât, rivée qu’elle était à lui par plusieurs années de coucheries et de sales juxtapositions d’épiderme. Il avait conservé, rue Pigalle, une petite chambre de 300 francs dont la Truphot payait le loyer, où il allait dormir quand elle s’offrait un extra. Toujours, il trouvait à point un prétexte pour se faire disparaître avec décence. Il est vrai que le lendemain il extorquait un ou deux louis en surplus de ses émoluments ordinaires: ce qui lui permettait, en ces sortes de circonstances, de lever une femme au Rat mort et de se décrasser un peu du contact de la vieille. Déjà, il était debout:

—Ah! fichtre, il est onze heures et demie, et mon oncle de Schaerbeck qui arrive par le train de minuit cinq. Vous savez bien le télégramme reçu ce matin; je ne veux pas vous traîner avec moi à la gare du Nord; je file. Modeste Glaviot vous reconduira. Et il se mobilisa lourdement sur le dehors après avoir serré la main de l’histrion qui attaquait alors son deuxième merdiloque.

Maintenant, Modeste Glaviot goûtait l’ovation triomphale, et affalé sur une chaise, devant la Truphot, il s’épongeait, exténué, paraissant succomber sous le poids fatal du génie.

—Trois soliloques, chaque soir, cela me tue; désormais, je n’en dirai plus que deux.

—Cher ami, vous avez été admirable, confondant, disait la veuve qui s’était emparée d’une de ses paumes.

—Vous êtes dantesque; bien que je sache par cœur tous vos soliloques, bien que je possède à fond votre merveilleux hymnaire, chaque fois que je vous entends, cela me plonge dans un véritable spasme intellectuel, bafouillait Médéric Boutorgne, redressé et sentencieux.

—Je vous quitte une minute... une seule minute, disait le bouffon, sans même remercier des boniments laudatifs.

Et il alla se placer près de la porte, côte à côte avec le bonisseur, car le piano attaquait la marche finale et le public sortait. Lorsqu’une fille venait à passer près de lui, convoyée par son miché, il lui serrait la main, en l’interpellant de son prénom. Il les connaissait toutes. Souvent, il lui fallut se pencher, appréhendé lui-même, à la manche, par l’une d’entre elles. Il devait prendre des rendez-vous, car il répondait:

—Non, pas demain, Fernande, je suis pris, je dis des vers en famille chez Claretie.

—La semaine prochaine, c’est entendu, Rachel, je t’écrirai...

—Eh! bien, Sarah, tu as plaqué ton Brésilien. On te trouve toujours entre quatre et sept, pas?

—Tu peux compter sur moi, pour mardi, ma biche; non, pas mardi, mercredi, ce jour-là je dîne chez Léon Bloy, je t’ai dédié une pièce, tu sais...

Il paraissait positivement ne rien ignorer de leur privé, ni de leurs amants. Et il griffonnait des notes, fiévreusement, sur un calepin, se défiant sans doute de sa mémoire. Mais, tout à coup, il secoua rudement une grande blonde qui le tenait par un bouton de sa redingote:

—La barbe!... laisse-moi, Angèle, finies les amours avec toi, tu sais... depuis le permanganate...

Puis il donna un coup de coude dans les flancs du nomenclateur.

—Celle-là, comment s’appelle-t-elle? questionna-t-il, en désignant une belle fille, peu détériorée encore, aux cheveux de sombre acajou, aux bandeaux crespelés, dont le lustre vestimentaire et les joyaux de mauvais goût affirmaient la surabondance de clientèle, qui arrivait à sa hauteur au bras d’un élève du Val-de-Grâce.

—Ah! mon vieux, c’est une nouvelle, je ne la connais pas.

—Fais-la suivre par le garçon; il me faut son adresse demain... quarante sous pour Charles s’il m’indique son hôtel...

Alors, satisfait, ayant ainsi rempli avec minutie les différentes charges de sa profession, il revint prendre la Truphot et Médéric Boutorgne, tout en nouant autour de son cou un foulard de soie noire destiné à préserver son inestimable larynx contre la fraîcheur sournoise de la nuit. On sortit et, dans le fiacre qui les véhiculait tous trois, Boutorgne surexcité par la pensée que cette soirée allait enfin marquer pour lui le premier effort, le premier raid vers la fortune, puisqu’il allait œuvrer sur la Truphot, Boutorgne commentait infatigablement le talent du grimacier qui, trop loin du commun, insensible à ces basses louanges, remerciait à peine d’un léger signe de tête. La veuve, assise aux côtés de Glaviot, lui parlait à l’oreille et tous deux riaient de temps en temps, sur un mode discret, pendant que le gendelettre disert, accroché au strapontin, maintenait, avec difficulté, à chaque cahot de la voiture, l’équilibre de son discours et de son individu.

Dix minutes plus tard, le pître et Madame Truphot cynique s’engouffraient de compagnie dans l’appartement de la rue d’Assas, après avoir refermé la porte au nez de Médéric Boutorgne, non sans l’avoir gratifié, au préalable, de deux vigoureuses poignées de main et d’effusions congédiales.

—Au revoir, cher, et à demain. Merci encore de nous avoir accompagnés; avez-vous des allumettes pour redescendre?

Et resté coi, sa poitrine de poulet menaçant d’éclater dans une hypertrophie de stupéfaction, Boutorgne adhérait au paillasson sans même pouvoir exprimer sa juste indignation en termes littéraires.

—Ah! mince! Ah! mince!... répétait-il, sans se lasser, incapable de trouver autre chose.


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